CHAPITRE II

Il n’était pas rare de voir s’égarer dans le bureau des Frères Morlay des personnes soupçonneuses – dont les soupçons étaient d’ailleurs souvent fondés – et désireuses d’être renseignées exactement sur les faits et gestes d’autres personnes, le plus souvent dans une intention de vengeance. John Morlay les écoutait d’habitude patiemment, mais dès que le récit de ces visiteurs abordait le chapitre de la vie privée, il coupait court aux explications et dissipait tout malentendu.

C’est que les Frères Morlay, malgré leur qualité de détectives privés, ne s’occupaient, à l’inverse de la plupart de leurs collègues, que de questions commerciales et financières et ne menaient leurs enquêtes qu’entre dix heures du matin et six heures du soir, c’est-à-dire en dehors des heures où se traitent généralement les affaires passionnelles. Leurs clients ordinaires étaient des actionnaires dupés, des victimes des pirates de l’industrie ou autres escrocs sans romanesque. À vrai dire, les frères Morlay, à qui l’agence devait sa raison sociale, étaient morts depuis longtemps, et c’était le petit-fils de l’un d’eux, John Morlay, qui continuait seul à exercer, sous cette enseigne, ses talents dans cette branche plutôt morne et ingrate de la police privée.

Ce matin-là, John Morlay était assis dans son bureau, dont les fenêtres avaient vue sur Hanover Square, et ses pensées étaient à cent lieues du paisible village d’Ascot et de la châtelaine de Little Lodge, lorsque Selford, qu’il appelait poétiquement « le gardien des méditations », et qui remplissait les fonctions d’huissier et de garçon de courses, apparût sur le seuil.

« Mr. Lester demande si vous voulez le recevoir ? » dit-il.

S’il avait été franc, John Morlay aurait répondu « Non ». Mais il se borna à manifester son manque d’enthousiasme par une moue et dit :

« Faites-le entrer. »

Si John Morlay recevait son visiteur à contrecœur, ce n’est point que celui-ci lui fût antipathique. Au contraire, ce personnage toujours tiré à quatre épingles et s’exprimant avec préciosité l’amusait prodigieusement.

Julian Lester fit son entrée, plus élégant et plus solennel que jamais. Il portait un costume d’une coupe impeccable et sa cravate s’ornait d’une grosse perle. Il tenait à la main son chapeau clair qu’il posa sur la table avec le geste de quelqu’un qui place dans une vitrine un objet rare et précieux.

John Morlay jeta un coup d’œil sur sa montre.

« Dans dix minutes, je le mettrai à la porte », se promit-il.

Cependant, le visiteur retirait ses gants avec componction. Il formait un vif contraste avec le maître des lieux. John Morlay, avec sa belle prestance, son visage glabre, son teint hâlé et ses yeux bleus, pouvait certainement prétendre au titre de « beau garçon ». Son visiteur était également doué d’un physique avantageux, mais d’un type tout à fait différent. Mince et élancé, il avait le teint olivâtre, les yeux noirs et sa lèvre supérieure s’ornait d’une fine moustache de jais d’une ligne soigneusement étudiée.

« Asseyez-vous, dit John. Quel bon vent vous amène ? »

Julian prit place dans le fauteuil désigné par John et s’assit en relevant son pantalon pour en ménager le pli impeccable. Il intercepta le sourire que cette opération amena sur les lèvres du détective, et soupira :

« Vous pouvez rire, John. Vous êtes riche et les notes de tailleur ne vous font pas peur, tandis que moi… »

John sortit d’un tiroir de son bureau un coffret dont il souleva le couvercle pour le présenter à son visiteur.

« Non, merci, mon cher, je ne fume jamais de cigares. Mais, si vous permettez, je vais allumer une de mes cigarettes. »

Chaque geste, chaque mot de Julian Lester semblait calculé, étudié à l’avance. John l’observait, à moitié agacé, à moitié amusé, tandis qu’il tirait de sa poche un étui en argent et un fume-cigarettes en ambre dans lequel il plaça sa cigarette avec des soins infinis.

« Vous m’intriguez, Julian, dit enfin John Morlay. Vous ici, dans ce coin prosaïque de Londres, alors que mille réunions mondaines sollicitent votre présence…

– Réservez vos sarcasmes pour de meilleures occasions, répondit Julian Lester en rejetant d’une chiquenaude une imperceptible poussière de tabac tombée sur son pantalon. Je viens vous parler d’affaires.

– D’affaires ? Ai-je bien entendu ? s’exclama John Morlay.

– Parfaitement, confirma Julian. C’est une affaire confidentielle, et j’aimerais connaître votre tarif…

– Laissons cela, je vous prie, dit John. Mais je vous préviens que les affaires de divorces et d’espionnage ne sont pas de mon rayon. »

Julian leva la tête et envoya vers le plafond une série de ronds de fumée parfaitement réguliers.

« Il ne s’agit pas de cela. Je suis célibataire et célibataire prudent. De plus, je trouve la vie déjà assez compliquée pour ne pas la compliquer davantage par les affaires auxquelles vous faites allusion. »

Il tirait consciencieusement des bouffées de fumée de sa cigarette, les yeux fixés maintenant sur la pomme d’Adam de son interlocuteur.

« Vous connaissez la comtesse Marie Fioli, n’est-ce pas ? » dit-il à brûle-pourpoint.

John le regarda, stupéfait.

« C’est-à-dire… je ne la connais pas, ou plutôt je ne la connais que de nom, car je ne l’ai jamais rencontrée.

Julian Lester sourit.

« Mais si ! mais si ! C’est moi-même qui vous ai présenté à elle. Vous ne vous rappelez plus ? Voyons, l’avant-veille de Noël, dans un salon de thé…

– Ah ! cette petite ! s’écria John Morlay dont le visage s’illumina. Mais c’est une enfant !

– Elle vient d’avoir dix-huit ans, bien qu’elle ne les paraisse pas. Elle quitte son pensionnat dans deux jours. »

Il tira une nouvelle bouffée de fumée de sa cigarette et reprit :

« Ma mère, Dieu ait son âme, s’est mariée à dix-sept ans. Mon père avait dix-huit ans lorsqu’il l’a conduite à l’autel. Les mariages précoces sont fréquents dans notre famille…

– Et vous avez conçu l’idée de faire suivre à Marie Fioli l’exemple de votre mère et des autres membres de votre famille ? » lit John Morlay.

Julian Lester fit un geste vague de la main.

« Je n’ai pas encore pris de décision à ce sujet, déclara-t-il d’un ton parfaitement sérieux. Il y a d’abord plusieurs questions à tirer au clair. En tout cas, la petite est charmante.

– Oui, elle est très jolie », dit John pensif. Puis, en revenant à la réalité : « Ce n’est pas pour me parler d’elle, que vous êtes venu me voir, je suppose ?

– Si, répondit Julian, imperturbable. Vous n’ignorez pas que ma situation matérielle est des plus précaires. Mes rentes s’élèvent exactement à trois cents livres par an, et les articles que je publie de temps en temps dans les revues mondaines ne me rapportent pas grand-chose. Je n’ai pas de famille qui puisse se charger de me trouver un parti convenable et surtout de recueillir tous les renseignements utiles en pareille circonstance. »

John se renversa dans son fauteuil et partit d’un rire sonore.

« Je commence à comprendre, dit-il. Vous voudriez que je remplace votre famille et que je fasse une petite enquête pour savoir si la fortune de la jeune personne justifie l’intérêt que vous lui portez. »

À sa grande surprise, son visiteur secoua négativement la tête.

« Ce n’est pas l’importance de sa fortune qui m’intéresse le plus, dit Julian. Je sais qu’elle est riche et que, malgré le sans-gêne de son entourage, son avenir est assuré…

– … ainsi que celui de son futur époux, acheva John Morlay. Mais qu’entendez-vous par ce sans-gêne de son entourage ? Voulez-vous dire qu’on la prend pour une vache à lait ?…

– Exactement, bien que l’image ne convienne guère à Marie. »

Julian se leva et alla à la fenêtre. Les mains dans ses poches, il se plongea dans la contemplation de Hanover Square.

« Tout cela est peu clair, poursuivit-il. La vieille dame lui a acheté une propriété aux environs d’Ascot pour cinq mille livres. Je dis « lui a acheté », mais comme je n’ai pas vu l’acte d’achat, j’ignore si l’acquéreur officiel est la dame elle-même ou sa pupille.

– Quelle est donc cette dame ? s’enquit John.

– Mrs. Carawood, propriétaire d’une entreprise de confection qui possède des succursales dans tous les quartiers de Londres ? Vous devez la connaître de nom. »

Le détective privé acquiesça de la tête.

« Eh bien, cette Mrs. Carawood était autrefois nourrice chez la comtesse Fioli, une veuve qui possédait un hôtel particulier à Burnemouth et qui descendait d’une très grande famille. Or, la veuve mourut sans laisser de testament, du moins que je sache, car, soit dit entre parenthèses, je me suis livré à une petite enquête, ajouta-t-il d’un ton presque d’excuse. En tout cas, Mrs. Carawood, qui continue à s’occuper de l’orpheline, devint riche comme par miracle. Quatre ans après la mort de la comtesse, elle ouvrait une boutique qui a fait des petits, si j’ose m’exprimer ainsi, puisque Londres est maintenant couvert du réseau de ses filiales. Cette affaire lui rapporte gros.

– C’est navrant, observa John Morlay. Et l’enfant ?

– Je dois reconnaître qu’elle n’a pas négligé Marie, dit Julian Lester un peu à contrecœur. Dès que la petite en a eu l’âge, elle a été placée dans une excellente institution pour jeunes filles, une des meilleures d’Angleterre. Il semble que la vieille soit très dévouée à l’enfant de son ancienne maîtresse. Entre nous soit dit, c’est bien la moindre des choses, vu le profit qu’elle a tiré de toute évidence…

– Pourquoi de toute évidence ? Après tout, il n’est pas impossible qu’elle ait ouvert sa première boutique grâce à des économies réalisées sur ses gages, surtout si, comme vous le dites, elle a commencé à faire des affaires sur une petite échelle. Ce ne serait pas la première fois qu’une échoppe de marchande à la toilette serait devenue un grand magasin moderne. On a déjà vu des précédents.

– Je sais, mais ce n’est certainement pas le cas de Mrs. Carawood, déclara Julian d’un ton catégorique. Elle est illettrée, ou presque, incapable, en un mot, d’arriver par ses propres moyens. »

Un bref silence se fit.

« Admettons qu’il en soit ainsi, dit John Morlay, que voulez-vous que j’y fasse ? »

Julian parut hésiter.

« Je ne sais pas trop bien moi-même… J’aimerais avoir des renseignements, des renseignements plus précis que ceux que j’ai pu recueillir moi-même, notamment sur les affaires dans lesquelles l’argent de la petite est investi… On ne prend pas une résolution de cette gravité sans être fixé sur…

– … les possibilités matérielles qu’elle offre. Non, mon cher Lester, décidément vous vous êtes trompé d’adresse. »

Julian haussa les épaules et se dirigea vers la petite table où il avait posé son chapeau et ses gants.

« Je le craignais, dit-il, d’un air déçu. Toutefois, je tiens à dissiper le malentendu qui s’est créé dans votre esprit. Marie est une jeune fille charmante et, de toute façon, je désire l’épouser… mais il me semble que ce serait lui rendre un bien mauvais service que de l’épouser sans avoir la certitude absolue que son avenir est assuré, et quant à moi…

– Bref, le mobile de votre démarche est purement altruiste », dit John en dissimulant un sourire.

Resté seul, John essaya de consacrer toute son attention aux trois connaissements faisant partie du dossier d’une affaire en cours qu’il s’était proposé d’examiner en détail. Malgré lui, ses pensées ne cessaient de tourner autour d’une jeune comtesse, d’une maison miniature et d’une vieille dame à la tête de multiples magasins de confection. Il se surprit tout à coup en train d’ouvrir l’annuaire des téléphones à la lettre C et de chercher le nom de Carawood. Il le trouva accompagné de l’indication : magasin de confection. L’adresse était 47, Penton Street, dans le quartier de Pimlico. C’était là, sans doute, le quartier général de l’ancienne nourrice.

En quittant son bureau, à six heures, il n’avait pas la moindre intention de se rendre à Penton Street où nulle affaire ne réclamait sa présence. Pourtant, à peine dans la rue, il héla un taxi et jeta au chauffeur l’adresse du magasin de Mrs. Carawood.

Il s’attendait à trouver une grande boutique aux vitrines tapageuses et encombrées et fut agréablement surpris de se trouver devant un magasin arrangé avec goût et n’offrant à l’attention des passants que deux ou trois modèles d’une élégance discrète.

Une jeune vendeuse en noir lui déclara que Mrs. Carawood était sortie, et elle ajouta :

« Si c’est pour une affaire personnelle, je vais appeler Mr. Herman. »

Et avant que John Morlay ait eu le temps de répondre, elle disparut dans l’arrière-boutique d’où surgit aussitôt un homme jeune et grand dont le pantalon était protégé par un tablier vert. Une tignasse rousse et des lunettes à monture d’acier lui donnaient un air de clown.

« Vous désirez parler à Mrs. Carawood ? s’informa-t-il. Elle n’est pas chez elle en ce moment. Elle est allée à Cheltenham pour voir Mademoiselle la Comtesse. »

Il avait prononcé ce titre d’un air digne et plein d’orgueil, comme si un peu de la gloire de la pupille de Mrs. Carawood rejaillissait naturellement sur lui.

John Morlay jeta un regard circulaire. L’intérieur de la boutique ne démentait pas le bon goût de la vitrine.

« Voulez-vous passer dans le bureau ? » demanda Herman en désignant une tenture qui isolait un coin du magasin.

Le « bureau » était un petit cagibi meublé d’un secrétaire, de deux sièges et de quelques rayons chargés de dossiers, de papiers de toutes sortes, mais aussi d’une bonne provision de romans populaires, ce qui prouvait du moins que la maîtresse de céans n’était pas totalement illettrée.

Herman désigna une chaise au visiteur, et s’assit sur celle qui restait vacante.

« Comme je viens de vous le dire, Mrs. Carawood est partie voir la directrice du pensionnat pour lui annoncer le prochain départ de Mademoiselle la Comtesse.

– C’est bien de la Comtesse Fioli qu’il s’agit ? » demanda John Morlay.

Herman acquiesça énergiquement de la tête.

« Vous êtes… de ses amis ? demanda-t-il.

– Ami, c’est trop dire, répondit John, mais je la connais un peu.

– Oh ! je sais, Mademoiselle la Comtesse ne se familiarise pas facilement, et ce vieux Fenner a certainement tort…

– Qui est Fenner ? » demanda John un peu surpris de la loquacité de son interlocuteur. Ce n’est que plus tard qu’il apprit que, pour le factotum de Mrs. Carawood, l’amabilité envers les amis et connaissances de « Mademoiselle la Comtesse » était une règle absolue.

– Vous ne connaissez pas Fenner ? Eh bien ! c’est un révolté, dit Herman avec une moue méprisante. Il a de l’instruction, évidemment, mais c’est une mauvaise langue, et il n’a de respect pour personne.

– Se permettrait-il de médire de la Comtesse Fioli ? s’enquit John Morlay.

– Oh non ! Il n’est pas allé jusque-là. Il dit du mal des rois, des lords, mais, il faut le reconnaître, il n’a jamais prononcé une parole désobligeante à l’adresse de Mademoiselle la Comtesse. »

Habilement, le visiteur amena Herman à parler des affaires de sa patronne. Il apprit que cinq ou six de ses magasins « marchaient » très bien et qu’en général elle n’avait pas lieu de se plaindre.

« Je vois que Mrs. Carawood est une lectrice passionnée », observa John Morlay en désignant la collection des romans à bon marché.

Herman eut un large sourire.

« Je vous crois. Elle les a tous lus, sans sauter une ligne. Il y en a qui sont rudement beaux !

– Vous les avez lus, vous aussi ?

– C’est-à-dire… que je ne sais pas lire, moi. Mais Mrs. Carawood me les lit à haute voix, le soir, après la fermeture.

– Et qu’en pense Mr. Fenner ? risqua John Morlay.

– On ne lui a pas demandé son avis, déclara Herman. Lui, il trouve que ces romans, ça vous donne des drôles d’idées. Et puis après ? Tout le monde est libre d’avoir les idées qui lui plaisent, pas vrai ? »

Après avoir pris congé de l’amateur de romans au tablier vert, le détective privé, pensif, se dirigea vers une station de taxis. Il se fit conduire chez lui, jeta quelques objets dans son nécessaire de voyage, et se rendit à la gare pour prendre le train de Cheltenham. Il avait singulièrement hâte de faire la connaissance de Mrs. Carawood, ou peut-être de « Mademoiselle la Comtesse ».