I
Erika Kohut, professeur de piano, entre en trombe dans l’appartement qu’elle partage avec sa mère. La mère aime appeler Erika son petit ouragan, l’enfant, en effet, se déplace parfois avec une vélocité extrême. Elle cherche à échapper à sa mère. Erika approche de la quarantaine. La mère pourrait aisément, vu son âge, être sa grand-mère. Erika n’était venue au monde qu’après bien des années d’une vie conjugale difficile. Aussitôt le père avait transmis le flambeau à sa fille et quitté la scène. Erika apparut, le père disparut. Aujourd’hui Erika est rapide par nécessité. Comme un tourbillon de feuilles d’automne elle franchit la porte d’entrée et s’efforce de gagner sa chambre sans être vue. Mais déjà la maman se dresse devant, de toute sa taille, et l’accule. À s’expliquer. Dos au mur. Inquisiteur et peloton d’exécution en une seule personne qu’État et famille unanimes reconnaissent comme la mère. La mère enquête : pour quelles raisons Erika ne rentre-t-elle que maintenant, si tard, à la maison ? Voici trois heures que son dernier élève s’en est allé, croulant sous ses sarcasmes. Tu crois peut-être que je ne découvrirai pas où tu as été, Erika ? Un enfant doit spontanément rendre des comptes à sa mère, qui toutefois n’y croira pas, car l’enfant aime bien mentir. La mère attend encore, mais juste le temps de compter jusqu’à trois.
Un, deux… à deux déjà la fille se manifeste par une réponse qui diverge fort de la vérité. À l’instant même sa vieille serviette bourrée de partitions lui est arrachée et l’amère réponse à toutes les questions saute aussitôt aux yeux de la maman. Quatre volumes de sonates de Beethoven et une robe – une de plus – qu’à l’évidence on vient d’acheter, se partagent indignés l’espace exigu. Sur-le-champ la mère s’emporte contre le vêtement. Ce qui tout à l’heure au magasin avait l’air si séduisant, si pimpant, si soyeux, transpercé par le crochet du cintre, n’est plus qu’un chiffon fripé que la mère transperce du regard. L’argent de cette robe était destiné à la caisse d’épargne ! Le voici dépensé avant terme. Dire qu’à tout moment on aurait pu contempler cette robe, sous forme de dépôt, sur le livret du plan épargne-logement de la caisse d’épargne autrichienne, à condition d’avoir le courage d’aller jusqu’à l’armoire à linge où, caché derrière une pile de draps, le livret pointe le bout du nez. Mais aujourd’hui il a fait une virée, un retrait a été effectué, et voilà le résultat : chaque fois qu’on voudra savoir où tout ce bon argent est passé, il faudra qu’Erika enfile cette robe. Et la mère de crier : Tu aurais été récompensée plus tard, tu as tout gâché par ta faute ! Plus tard nous aurions eu un nouvel appartement, mais tu n’as pas été capable d’attendre, et tout ce qui te reste, c’est cette loque qui sera vite démodée. La mère veut tout pour plus tard. Rien sur-le-champ. Sauf l’enfant qu’elle veut à tout instant et qu’à tout instant elle veut savoir où joindre, en cas d’urgence ; maman pourrait avoir une crise cardiaque. La mère veut faire des économies maintenant, afin de pouvoir en jouir plus tard. Et voilà qu’Erika ne trouve rien de mieux que de s’acheter une robe ! Robe plus périssable encore qu’un filet de mayonnaise sur un canapé au poisson. L’année prochaine, non, dès le mois prochain, elle sera complètement démodée. L’argent, lui, ne se démode jamais.
Le but de leurs économies est d’acheter ensemble un grand appartement. L’appartement en location où elles croupissent encore pour le moment est si vétuste qu’il est tout juste bon à balancer. Auparavant elles auront tout loisir de choisir ensemble les armoires intégrées et même l’emplacement des cloisons, car leur nouveau logement sera construit selon un procédé révolutionnaire. Tout sera strictement exécuté d’après leurs indications. Qui paie, décide. La mère, avec sa minuscule retraite, décide, Erika paie. Dans cet appartement flambant neuf, bâti selon la technique de l’avenir, chacune aura son royaume, Erika ici, la mère là, deux royaumes soigneusement séparés. Mais il y aura quand meme un salon commun, où l’on pourra se rencontrer.
Si on veut. Et mère et enfant veulent toujours – en vertu de lois naturelles, car toutes deux font la paire. Ici déjà, dans cette porcherie qui s’écroule peu à peu, Erika a son propre royaume où elle règne sans partage, sous tutelle. Ce n’est qu’un royaume provisoire, car à tout instant la mère y a ses entrées. Aucune serrure à la porte d’Erika, aucun enfant n’a de secret.
L’espace vital d’Erika se résume à sa petite chambre, où elle peut faire ce qu’elle veut. Personne ne l’en empêche, cette chambre est à elle seule. La mère règne sur le reste de l’appartement, car une maîtresse de maison qui s’occupe de tout passe partout, alors qu’Erika jouit des fruits du travail de sa mère. Dans la maison Erika n’a jamais eu à torchonner : les tâches ménagères détruisent les mains des pianistes à force de détergents. Ce qui parfois tracasse la mère, lors des rares instants qu’elle s’accorde pour souffler, c’est de posséder un trésor aussi protéiforme. En effet, comment savoir exactement où tout se trouve à tout moment ? Son remuant trésor, où est-il donc encore fourré ? Dans quels lieux ne folâtre-t-il pas, seul ou en compagnie ? Ce vif-argent, cette Erika fuyante comme une anguille, dans quelles eaux ne fait-elle pas des siennes en cet instant précis ? Pourtant, chaque jour, à la seconde près, elle se retrouve là où elle doit être : à la maison. Souvent la mère est prise d’inquiétude, car tout possédant doit apprendre d’abord, et il l’apprend dans la douleur, que la confiance c’est bien, mais le contrôle c’est mieux. Le principal souci de la maman est d’attacher son trésor le plus court possible pour l’empêcher de filer. C’est à quoi sert le poste de télévision qui livre à domicile de belles images, de belles romances, préfabriquées et bien ficelées. Pour lui Erika est presque toujours là, et quand par hasard elle s’absente, on sait exactement en quels lieux elle batifole. Il lui arrive parfois de se rendre le soir à un concert, mais de plus en plus rarement. Soit elle se trouve à son piano qu’elle martèle en ruminant sur sa carrière de concertiste depuis longtemps et à jamais enterrée, soit elle se penche, tel l’esprit du mal, au-dessus de quelque répétition avec ses élèves. Là, on peut l’appeler si besoin est. Ou encore elle rejoint pour son propre plaisir, pour concerter et jubiler, des collègues qu’unit un même amour de la musique de chambre. Là-bas aussi on peut l’appeler. Erika lutte contre les liens maternels et prie maintes fois sa mère de ne plus lui téléphoner, mais cette dernière peut passer outre, car c’est elle seule qui fixe la loi. La mère fixe également la loi de l’offre et de la demande à propos de sa fille, résultat, ceux qui veulent lui parler ou la voir sont de plus en plus rares. Le métier d’Erika, la passion d’Erika ne font qu’un : c’est la musique, puissance céleste. La musique remplit tout son temps. Aucun autre temps n’y trouve place. Rien ne réjouit autant les coeurs qu’une séance musicale de tout premier ordre exécutée par des interprètes hors pair.
Lorsqu’une fois par mois Erika va au café, sa mère en connaît le nom et peut l’y appeler. Droit dont elle fait ample usage. Echafaudage maison de certitudes et d’habitudes.
Le temps autour d’Erika se plâtre lentement. Il s’effrite dès que la mère envoie un bon coup de poing dedans. En pareil cas, Erika se retrouve exposée à la risée de tous, avec, autour de son cou mince, les fragments en plâtre de sa collerette orthopédique, bien obligée d’avouer : il faut que je rentre à la maison. À la maison. Erika est presque toujours en train de rentrer chez elle lorsqu’on la croise à l’air libre.
La mère déclare : Au fond Erika me convient telle qu’elle est. On n’en tirera rien de plus. Pourtant si elle m’était restée confiée, à moi sa mère, elle aurait pu – et facilement vu ses dons – devenir beaucoup plus qu’une gloire locale. Or Erika est parfois tombée – contre le gré de sa maman – sous la coupe d’étrangers : un amour chimérique pour un homme faillit la détourner de ses études, des frivolités, vêtements et maquillage, dressèrent leurs têtes hideuses ; et sa carrière s’est achevée, avant d’avoir vraiment démarré. Néanmoins, l’on tient du solide : un poste de professeur de piano au conservatoire de la ville de Vienne. Toquade aussi subite qu’éphémère de M. le directeur, elle n’a même pas eu à s’exiler pour ses années d’apprentissage et de voyage dans quelque établissement obscur, quelque école de musique régionale où tant d’autres avant elle, poussiéreux et courbés, ont laissé leur jeunesse.
S’il n’y avait sa coquetterie. Sa fichue coquetterie. La coquetterie d’Erika donne bien du fil à retordre à sa mère, elle lui ronge les sangs. C’est la seule chose à laquelle Erika devra un jour ou l’autre apprendre à renoncer. Le plus tôt serait le mieux, car l’âge venu – on en est à deux doigts – la coquetterie devient un fardeau supplémentaire. Et l’âge est à lui seul un fardeau suffisant. Cette Erika ! Les grands maîtres de la musique ont-ils jamais été coquets ? Non. La seule chose qu’Erika doit encore sacrifier, c’est sa coquetterie. Si nécessaire, sa mère la rabotera jusqu’à lui enlever la moindre aspérité, afin que rien de superflu ne puisse s’accrocher à elle.
C’est ainsi qu’aujourd’hui la maman tente d’arracher la robe neuve aux doigts crispés de sa fille, mais ces doigts-là sont trop bien entraînés. Lâche, dit la mère. Donne-moi ça ! Ton goût effréné pour les frivolités mérite une punition ! Jusqu’ici c’est la vie qui t’a punie en t’ignorant, dorénavant c’est ta mère qui s’en chargera : elle t’ignorera, même si tu t’accoutres et te barbouilles comme un clown ! Donne-moi cette robe !
Soudain Erika se rue sur son armoire. Un horrible soupçon la saisit, qui s’est déjà vu confirmé plusieurs fois. Aujourd’hui, par exemple, encore une nouvelle disparition : son tailleur d’automne anthracite. Que s’est-il donc passé ? À la seconde même où elle fait ce constat, elle peut désigner la coupable. La seule possible. Garce, sale garce, hurle Erika furibonde à son instance supérieure, et elle plonge ses griffes dans les cheveux de sa mère – une fausse blonde un peu queue de vache aux racines grises. Même le coiffeur c’est cher, aussi préfère-t-on s’en passer. Tous les mois Erika teint les cheveux maternels avec un pinceau et du Crystalcolor. Mais à présent elle s’en prend à la chevelure embellie par ses soins. Folle de rage, elle tire dessus La mère pleure. Lorsque Erika cesse de tirer, ses mains sont pleines de touffes qu’elle contemple, muette, stupéfaite. Il est vrai que la chimie avait déjà brisé leur résistance, quant à la nature, ce n’était pas là son chef-d’oeuvre. Sur le coup, Erika ne sait qu’en faire. Finalement elle se rend à la cuisine et jette à la poubelle ces touffes blondes dont la teinture commence à virer.
À demi scalpée, la mère pleurniche au milieu du salon où sa petite Erika se produit fréquemment en privé : ici elle est la meilleure, car dans ce salon personne d’autre qu’elle ne touche au piano. La mère tient toujours la robe neuve dans sa main tremblante. Si elle compte la revendre, il faudra qu’elle se dépêche, des pavots gros comme des choux, ça se porte un an, et ensuite terminé. La mère a mal à la tête, là où justement il lui manque des cheveux. La fille revient, pleurant d’énervement. Elle traite sa mère de crapule, tout en souhaitant la voir se calmer et sceller au plus vite leur réconciliation. Avec un gros baiser. La mère jure qu’Erika perdra cette main qu’elle a osé lever sur maman pour lui plumer le chef. Erika sanglote de plus en plus fort, voilà qu’elle a des regrets, pauvre petite maman qui ne recule devant aucun sacrifice, même pas devant celui de ses cheveux ! Tout ce qu’Erika entreprend contre sa mère, elle le regrette très vite, parce qu’elle aime cette maman qu’elle connaît depuis sa plus tendre enfance. Finalement Erika cède comme on pouvait s’y attendre et verse des larmes amères. Heureuse, trop heureuse, la maman capitule, elle ne peut pas en vouloir sérieusement à sa fille. Je vais d’abord nous faire un bon café et nous le boirons ensemble. Pendant le goûter la pitié d’Erika pour sa mère redouble et les derniers restes de sa colère disparaissent avec le Kougelhof. Elle examine les clairières dans la chevelure maternelle. Mais elle ne sait qu’en dire, de même qu’elle ne savait que faire des touffes. Et elle repleure un petit coup pour remonter le moral de sa maman, parce que celle-ci n’est plus toute jeune et s’en ira un jour. Et parce que sa propre jeunesse est passée. Et aussi parce qu’à chaque instant des choses meurent, que souvent rien ne remplace.
La mère à présent explique à son enfant pourquoi une jolie fille n’a nul besoin d’apprêt. L’enfant approuve. À quoi bon toutes ces robes, ces innombrables robes accrochées dans l’armoire d’Erika ? Jamais elle ne les met. Elles ne servent à rien, si ce n’est à orner l’armoire. La mère ne peut pas toujours empêcher ces achats, mais de là à ce qu’Erika les porte ! Elle en décide seule et en maître absolu. C’est elle qui décrète dans quelle tenue Erika sortira. Je ne te laisserai pas sortir ainsi vêtue, décrète-t-elle, craignant qu’Erika n’aille dans des maisons inconnues peuplées d’hommes inconnus. Erika elle aussi a résolu de ne jamais porter ces vêtements. Il est du devoir d’une mère d’aider à prendre certaines résolutions et de prévenir toute erreur de jugement. Si l’on n’a rien fait pour favoriser le mal, par la suite on n’a pas non plus à panser les plaies. La mère préfère infliger personnellement ses blessures à Erika et surveille après le processus de guérison.
De fil en aiguille, la conversation en arrive au point où la mère crache son venin sur celles qui risquent de déborder Erika sur sa droite ou sur sa gauche. Je n’en vois pas la nécessité, il suffit de ne pas les laisser faire ! Et toi tu tolères ça ! Tu serais pourtant bien placée pour les freiner, seulement voilà, tu es trop maladroite, Erika. Lorsque le professeur est décidé à l’empêcher, aucune cadette ne sort du rang et ne brûle les étapes – au moins dans sa classe – pour lui faire, devenue virtuose, une concurrence fâcheuse. Si toi tu n’y es pas parvenue, je ne vois pas pourquoi d’autres, sorties en plus de ta propre écurie, y parviendraient à ta place ?
Erika, toujours reniflant, prend la malheureuse robe dans ses bras et la suspend en silence et sans joie dans son armoire, où elle va rejoindre les autres robes, ensembles pantalons, jupes, manteaux et tailleurs. Jamais Erika ne porte aucune de ces toilettes. Leur rôle est de l’attendre, jusqu’au moment où elle rentre le soir. Alors elle les étale, les drape devant elle et les contemple. Car : elles sont à elle, à elle ! Bien sûr sa mère peut les lui prendre et les vendre, mais pas les mettre, elle est helas trop grosse pour ces étroits fourreaux. Ces toilettes ne lui vont pas. Tout est entièrement à elle. À elle. Erika. La robe ne soupçonne pas encore que sa carrière vient d’être brutalement interrompue. Flambant neuve elle est mise au rancart et plus jamais ne quittera son placard. Erika veut seulement la posséder. La regarder. De loin. L’essayer ne la tente même pas, il lui suffit de tenir devant elle ce poème d’étoffe et de couleurs et de l’agiter avec grâce. Comme si l’animait un souffle printanier. Tout à l’heure dans la boutique Erika l’a essayée, mais elle ne l’enfilera plus. Déjà elle a oublié l’attrait subit et passager que cette robe avait exercé sur elle dans le magasin. Elle se retrouve avec une dépouille de plus, mais en tout cas bien à elle.
Douce nuit, Sainte nuit, Tout sommeille, Erika veille… Au cours d’une de ces nuits, alors que seule Erika veille, tandis que l’autre fidèle moitié de ce couple enchaîné par les liens du sang – madame mère pour tout dire – rêve dans la paix du ciel à de nouvelles tortures, il arrive parfois – rarement – à Erika d’ouvrir la porte de son armoire et de caresser les témoins de ses désirs secrets. Pas si secrets d’ailleurs ces désirs, ils clament haut et fort : Nous avons coûté tant et tant, et à quoi bon ? Et les couleurs crient elles aussi, mêlant à ce choeur une deuxième une troisième voix. Où porter ce genre de choses sans que la police vous embarque ? En général Erika met une jupe et un pull ou, en été, un chemisier. Quelquefois la mère se réveille en sursaut et comprend d’instinct : cette chipie, cette coquette, la voilà encore en train de regarder ses robes ! La mère en est sûre, car l’armoire ne fait pas grincer ses portes pour son seul plaisir.
Le drame, c’est que tous ces achats repoussent aux calendes grecques l’emménagement dans le nouvel appartement, sans compter qu’Erika risque à tout instant de se laisser prendre aux filets de l’amour et qu’un beau jour on pourrait se retrouver avec un coucou mâle dans son propre nid. Demain matin au petit-déjeuner soyons sûrs qu’Erika sera sévèrement tancée pour son insouciance. Hier, avec sa plaie au crâne et sous l’effet du choc, sa mère aurait pu y rester. Mais elle accordera à Erika un moratoire, débrouille-toi pour donner davantage de cours particuliers.
À cette morne collection, il ne manque Dieu merci qu’une robe de mariée. La mère ne souhaite pas devenir mère de mariée. Elle veut rester une mère ordinaire, et se contente de ce statut.
Mais à chaque jour suffit sa peine. Assez maintenant, il faut dormir ! ordonne la mère depuis le lit conjugal, alors qu’Erika tourne et vire toujours devant la glace. Les ordres maternels lui font l’effet de coups de pic dans le dos. Une dernière caresse à cette robe d’après-midi si pimpante avec ses petites fleurs, en bordure cette fois. Fleurs qui n’ont jamais respiré à l’air libre, pas plus qu’elles ne connaissent l’eau. La robe sort, Erika l’assure, d’une des meilleures maisons du centre-ville. Sa qualité, sa façon la destinent à l’éternité, quant à la taille, il ne dépend que d’Erika d’entrer dedans sa vie durant. Gare aux pâtes et aux sucreries ! Au premier coup d’oeil Erika avait eu une vision : Je la porterai des années sans qu’elle se démode. Elle se maintiendra des années dans le courant de la mode ! Précieux argument qui restera sans effet sur sa mère. Cette robe sera toujours au goût du jour. Que la mère examine scrupuleusement sa conscience, n’a-t-elle pas elle-même porté dans sa jeunesse une robe de cette coupe, n’est-ce pas maman ? Cette dernière nie par principe. Erika en conclut néanmoins que l’acquisition est rentable : la robe ne vieillissant pas, elle la portera dans vingt ans tout comme aujourd’hui.
Les modes changent vite. Cette robe ne sera jamais portée, bien qu’on ne puisse rien lui reprocher. Mais personne ne demandera à la voir. Ses plus belles années se seront écoulées inutilement et ne reviendront plus, ou alors dans vingt ans.
Certains élèves s’opposent résolument à Erika, leur professeur de piano, mais leurs parents les contraignent à cet apprentissage artistique. Ce qui permet à Mlle le professeur Kohut d’user également de contrainte. À vrai dire la plupart sont gentils, ils martèlent leur clavier et s’intéressent à cet art qu’ils doivent apprendre. Ils s’y intéressent même lorsque les interprètes sont des inconnus, dans le cadre d’une association musicale ou d’une salle de concerts. Ils comparent, évaluent, mesurent et comptent. De nombreux étrangers viennent chez Erika, il en vient chaque année davantage. Vienne, ville de la musique ! Dans cette ville, seul ce qui jusqu’ici a su s’imposer s’imposera encore. Sur sa panse blanche boursouflée de culture et qui continue d’enfler au fil des ans comme ces corps de noyés que l’on ne repêche pas, les boutons sautent.
L’armoire accueille la nouvelle tenue. Une de plus ! La mère ne voit pas d’un très bon oeil les sorties d’Erika. Cette robe manque de discrétion, elle n’est pas faite pour son enfant. La mère dit qu’il faut se fixer des limites, sans trop savoir ce qu’elle entend par là. Jusqu’ici et pas plus loin, c’est cela qu’elle a voulu dire.
La mère démontre à Erika, qu’elle, Erika, n’est pas un être parmi tant d’autres : elle est seule et unique. La démonstration maternelle est à toute épreuve. Aujourd’hui déjà Erika se dit individualiste. Elle prétend qu’elle ne peut se soumettre à rien ni à personne. Il est vrai qu’elle s’adapte difficilement. Erika est unique en son genre, le moule en est cassé. S’il est une chose que l’on ne saurait confondre avec d’autres, elle a nom Erika. Ce qu’elle exècre, c’est l’égalitarisme sous tous ses aspects, tel qu’il se manifeste par exemple dans la réforme scolaire où l’on ne tient plus compte des qualités personnelles. Impossible d’associer Erika à d’autres, quelles que soient leurs affinités. Aussitôt elle se distinguerait. Elle est elle-même, point à la ligne. Elle est comme elle est, elle n’y peut rien. Dès qu’Erika échappe à son regard, la mère flaire de mauvaises influences, elle veut avant tout la préserver d’un homme qui risquerait de la remodeler. Car : Erika est un être unique, mais bourré de contradictions ! Contradictions qui du reste la forcent aussi à s’opposer résolument à toute massification. Erika est une personnalité fortement marquée, et elle est seule face à la masse de ses élèves, seule contre tous, à la barre du frêle esquif de l’art. Toute schématisation de sa personnalité serait lui faire injure. Des élèves lui demandent-ils quel but elle poursuit, aussitôt elle évoque l’humanité, c’est dans ce sens qu’elle schématise pour eux le contenu du testament de Heiligenstadt de Beethoven, se hissant du même coup à la hauteur du musicien héroïque qu’elle rejoint sur son piédestal.
À partir de considérations artistiques générales et de considérations personnelles, Erika en arrive à cette conclusion mathématique : après s’être tant d’années soumise à sa mère, jamais elle ne pourrait se soumettre à un homme, CQFD. La mère est contre un mariage ultérieur d’Erika, jamais ma fille ne pourrait s’adapter, se soumettre. Elle est ainsi faite. Qu’elle s’abstienne de choisir un partenaire pour la vie, elle manque de souplesse ! Ce n’est d’ailleurs plus une jeune pousse. Et un mariage où personne ne cède finit mal. Reste donc comme tu es, dit la mère à Erika. C’est la mère après tout qui a fait d’Erika ce qu’elle est aujourd’hui. Vous n’êtes pas encore mariée, mademoiselle Erika, demande la laitière, demande aussi le boucher. Vous savez bien qu’il n’y en a pas un pour me plaire, répond Erika.
Du reste elle sort d’une famille de sémaphores plantés isolés dans le décor. C’est une espèce rare. Ils ne se reproduisent qu’avec ténacité et parcimonie, et tenaces et parcimonieux traversent l’existence. Ce n’est qu’après vingt années de vie conjugale qu’Erika se présenta en ce monde qui rendit son père fou et l’asile le garda afin qu’il ne devînt pas un danger pour le monde.
Avec un silence distingué Erika achète son quart de beurre. Elle a encore sa petite maman et donc aucun besoin de chercher un galant. À peine leur famille s’enrichit-elle d’un nouvel adulte qu’il se voit aussitôt repoussé, écarté. On rompt toute relation avec lui, dès que la preuve est faite – comme c’était à prévoir – qu’il ne vaut rien et ne peut servir à rien. Armée d’un petit marteau, la mère sonde les membres de la famille et les trie l’un après l’autre. Elle classe et écarte. Examine et rejette. Eliminant ainsi d’éventuels parasites qui ne cesseraient de réclamer ce que l’on veut garder pour soi. Restons entre nous, n’est-ce pas, Erika, nous n’avons besoin de personne.
Le temps passe, et nous passons en lui. C’est sous une cloche à fromage transparente que sont enfermées ensemble Erika, ses fines housses protectrices et sa maman. La cloche ne se soulève que si de l’extérieur quelqu’un en saisit le bouton et tire vers le haut. Erika est un insecte inclus dans de l’ambre, intemporel, sans âge. Erika n’a pas d’histoire et ne fait pas d’histoires. Cet insecte est depuis longtemps incapable de voltes et de virevoltes. Erika est prise à jamais dans le moule de l’éternité. Eternité d’ailleurs qu’elle partage allègrement avec ses chers musiciens, mais elle ne saurait, même de loin, rivaliser de popularité avec eux. Elle se bat pour une petite place qui soit encore dans l’orbite des grands créateurs. Cette place est l’enjeu d’un combat enragé, Vienne tout entière souhaite y ériger ne fût-ce qu’une cabane. Erika délimite sa place de chevalier de l’Ordre du Mérite et commence à creuser les fondations. Cette place, elle l’a gagnée honnêtement comme étudiante et interprète ! Après tout, le re-créateur est aussi une espèce de créateur. Louche quelque part. Il assaisonne la soupe, pimente son jeu d’ingrédients personnels, d’un peu de lui-même. Il lui infuse son propre sang. L’interprète aussi poursuit un modeste objectif : bien jouer. Mais lui aussi doit se soumettre : au créateur de l’oeuvre, dit Erika. Et de convenir spontanément que c’est un problème pour elle. Elle est incapable, tout à fait incapable de se soumettre. Cependant Erika et tous les interprètes ont un seul et même impératif : être meilleur que l’autre !
Papillon lourdement chargé, ELLE est entraînée dans des tramways par le poids d’instruments de musique ballottant dans son dos, sur son ventre, sans compter la serviette bourrée de partitions. L’animal sent sommeiller en lui des forces que la musique seule ne peut satisfaire. L’animal serre ses petits poings sur les poignées des étuis à violon, à flûte, à alto. Il aime orienter ses forces vers le mal et pourtant il pourrait choisir. Mais c’est la mère qui se charge du choix et ce choix couvre un vaste spectre : les mille et une manières de traire une vache nommée Musique.
ELLE enfonce ses instruments à cordes et à vent et ses lourdes partitions dans le dos ou la façade des gens. Droit dans le flanc de ces gros lards sur lesquels ses armes rebondissent comme des balles en caoutchouc. Parfois, si le coeur lui en dit, faisant passer dans une seule main serviette et instrument, elle enfonce sournoisement l’autre poing sous des manteaux d’hiver, des capes ou des lodens inconnus. Elle profane le costume national autrichien dont les boutons en corne de cerf lui adressent un sourire racoleur. À la façon d’un kamikaze elle utilise son propre corps comme arme, puis avec l’extrémité de son instrument, du violon ou de l’alto plus lourd, se reprend à cogner dans ces gens qui rentrent tout poisseux du travail. Quand le tram est bien plein, vers six heures, on peut en blesser du monde rien qu’avec de grands gestes. Mais la place manque pour de grands gestes. ELLE est l’exception à la règle dont elle a sous les yeux le spectacle écoeurant, d’ailleurs sa mère aime lui représenter qu’elle est une exception, car elle est son unique enfant et doit rester dans le bon chemin. Tous les jours dans le tram ELLE voit ce qu’en aucun cas elle ne veut devenir, ELLE laboure le flot gris des voyageurs avec ou sans tickets, de ceux qui montent ou s’apprêtent à descendre, de ceux qui n’ont rien obtenu de l’endroit d’où ils viennent et n’ont rien à attendre de l’endroit où ils vont. Ils sont moches. Certains sont mis hors circuit avant même d’être dedans.
Si le peuple en colère l’oblige à descendre à un arrêt trop éloigné de chez elle, cédant à la levée de boucliers que son poing vient de rencontrer, elle quitte docilement le wagon, mais uniquement dans l’intention d’attendre avec patience le tram suivant qui viendra aussi sûrement qu’un amen à la fin d’une prière. Ce sont des chaînes qui jamais ne se rompent. Puis, ses batteries rechargées, ELLE repasse à l’attaque. Bardée d’instruments, elle s’insère avec peine en titubant, au milieu de ces gens qui rentrent du travail, et y détonne comme une bombe. Selon les cas elle joue l’innocence et dit, excusez-moi, je descends ici. Aussitôt tout le monde est pour. Qu’elle débarrasse le plancher ! Un moyen de transport public aussi propre, aussi net, n’est pas à la disposition de gens de son espèce ! Il y a ici des usagers qui paient, et si tout le monde en faisait autant !
Ils regardent l’écolière en songeant que la musique lui a sans doute très tôt élevé l’âme, en fait elle ne lui fait lever que le poing. Parfois un jeune homme gris, chargé d’un sac marin râpé bourré d’objets repoussants, se voit bien à tort accusé, car il a davantage la tête de l’emploi. Qu’il descende rejoindre ses amis avant que le bras d’un costaud en loden ne lui en balance une.
Le peuple en colère – après tout ils ont payé – est toujours dans son droit pour ses trois schillings et peut le prouver lors d’un contrôle. Il tend avec fierté son billet composté et en retour obtient un tram pour lui tout seul. Ce qui lui évite pendant des semaines les affres de l’angoisse dans la crainte du contrôleur.
Une dame – pauvre bête comme toi sensible à la douleur – pousse un hurlement strident : son tibia, cet élément essentiel sur lequel repose une partie de son poids, vient d’être pris à partie. Dans cette cohue où l’on risque sa vie le coupable – il n’y a pas d’effet sans cause – reste introuvable. La foule est prise sous un feu croisé d’accusations, de jurons et d’insultes, de plaintes et d’objurgations. De leurs bouches écumantes s’écoulent des plaintes sur leur propre sort tandis que des accusations se déversent sur les autres. Ils sont serrés comme des sardines à l’huile, mais pour que tout baigne, il faut attendre le soir après le turbin.
ELLE envoie un coup de pied rageur dans un os dur appartenant à un homme. Un jour, une de ses camarades de classe, une fille éternellement perchée sur de petites flammes – des hauts talons merveilleux – et vêtue d’un manteau de cuir neuf dernier cri doublé de fourrure, lui demande gentiment : Qu’est-ce que tu trimbales ? Comment ça s’appelle ? Je te parle de ça, dans la boîte, pas de ta tête là-haut. Ça s’appelle un alto, répond-ELLE poliment. Qu’est-ce que c’est, un nalto ? Drôle de mot, je ne l’ai encore jamais entendu, réplique, amusée, une bouche fardée. En voilà une qui se balade avec un truc qui a un nom bizarre et dont on se demande à quoi ça sert. Et il faut que tout le monde se pousse tellement ce truc est encombrant. Dire qu’ELLE se balade avec ça en pleine rue et que personne ne l’arrête !
Ceux qui s’accrochent lourdement aux poignées du tram et les rares veinards qui font des envieux parce qu’ils sont assis, redressant leurs troncs usés, se dévissent vainement la tête. Personne à la ronde sur qui se venger des coups durs infligés à leurs jambes. Ça y est, on m’écrase les orteils, un flot de littérature ordurière jaillit d’une bouche. Qui est le coupable ? Réunion immédiate du tribunal de première instance des transports en commun de la ville de Vienne discrédité dans le monde entier, afin de prononcer un rappel à l’ordre suivi d’une condamnation. Dans tous les films de guerre on trouve au moins un volontaire, même pour une mission suicide. Mais ici on a affaire à un salopard, un dégonflé qui se planque derrière nos dos stoïques ! Toute une fournée d’artisans, de vraies faces de rat, à deux doigts de la retraite, la boîte à outils en bandoulière, gagne la sortie à grand renfort de coups de pied, de coups de coude. Na, bien fait, ils feront le trajet à pied jusqu’à la station suivante ! Lorsqu’un bélier joue les trouble-fête parmi les moutons du wagon, un bol d’air frais s’impose et de l’air, y en a dehors. Avant de cracher sa colère sur son épouse, mieux vaut s’oxygéner les poumons, sinon on risque de s’étouffer. Une vague forme de couleur indéfinissable se met à vaciller et glisse, une autre pousse un cri de goret qu’on égorge. Le brouillard “Venin-Viennois” enveloppe ce champ de foire. Quelqu’un va jusqu’à réclamer le bourreau, car voilà sa soirée gâchée avant même qu’elle ait commencé. Telle est la colère du peuple. La paix vespérale à laquelle il a droit depuis vingt minutes n’est pas encore descendue. À moins qu’elle n’ait été brutalement déchirée, déchirée comme le paquet de vie bariolé – avec mode d’emploi – que la victime a pris sur le rayon et ne peut plus dès lors reposer. Plus moyen pour cette victime de prendre discrètement un autre paquet intact sans se faire arrêter par la vendeuse comme voleur. Suivez-moi discrètement ! Cependant la porte qui mène – qui semblait mener – au bureau du directeur de la succursale est une fausse porte, finies les promotions de la semaine, à l’extérieur du supermarché flambant neuf, il n’y a rien, plus rien du tout, seulement le noir, et un client qui n’a jamais été regardant tombe maintenant dans une chute sans fin. Quelqu’un dit, dans le langage administratif habituel en ces lieux : Veuillez quitter immédiatement cette voiture ! Une touffe de poils de chamois frémit sur son occiput, car l’homme est déguisé en chasseur. ELLE se baisse cependant juste à temps pour mettre en scène un autre mauvais tour. Mais d’abord ELLE se déleste de son fatras et l’érige en barrière autour d’elle. Sa tactique : feindre de renouer un lacet afin de piéger le voisin, au passage en effet elle pince, mine de rien, le mollet de l’une ou de l’autre, qu’importe, elles se ressemblent toutes. Tiens, cette veuve-là peut être sûre d’avoir des bleus. La femme ainsi maltraitée bondit, fontaine jaillissant dans la nuit, rayonnante, inondée de lumière, focalisant enfin l’attention générale, elle évoque rapidement et avec précision sa situation familiale, situation qui (surtout si l’on tient compte de son défunt mari) entraînera, jure-t-elle, de terribles conséquences pour sa tortionnaire. Qu’on appelle la police ! La police ne viendra pas, comment s’occuper de tout ?
Un masque inoffensif de musicienne se rabat sur un visage, ELLE feint de s’abandonner subitement à ces forces envoûtantes, à cette escalade voulue de sentiments qui s’expriment dans la musique romantique, incapable de penser à autre chose. Là-dessus, le peuple se prononce comme un seul homme : non, ce n’était sûrement pas la jeune fille à la mitrailleuse. Une fois de plus le peuple se trompe.
Parfois l’un d’eux réfléchit un peu mieux et finit par désigner la véritable coupable : C’est toi qui as fait ça ! On LUI demande ce qu’elle a à dire sous le soleil éblouissant de l’entendement adulte. Elle n’ouvre pas la bouche. Les scellés posés sur le voile de son palais par ceux qui l’ont conditionnée se révèlent efficaces, ils l’empêchent de s’accuser involontairement. Elle ne se défend pas. D’autres s’en mêlent : Vous accusez une sourde-muette ! La voix de la raison affirme que quelqu’un qui joue du violon ne peut en aucun cas être sourd et muet ! Peut-être n’est-elle que muette, à moins qu’on l’ait simplement chargée de transporter le violon ! Faute de se mettre d’accord ils laissent tomber l’affaire. Le bon petit vin nouveau du week-end prochain hante déjà leurs cerveaux, détruisant des kilos de matières à réflexion. L’alcool fera le reste. Pays d’alcooliques. Ville de la musique. Cette jeune fille plonge son regard dans les profondeurs de l’âme, et son accusateur un peu trop le nez dans sa chope : de ce fait, SON regard le réduit au silence. Bousculer les gens est en dessous de SA dignité, la populace pousse, mais pas une violoniste, une altiste. Pour ces menus plaisirs elle accepte même de rentrer en retard à la maison où sa mère l’attend, chronomètre en main et la gronde. Elle supporte ces fatigues supplémentaires, bien qu’elle ait consacré l’après-midi entière à la musique et à la réflexion, à jouer du violon et à tourner en dérision ceux qui sont plus mauvais qu’elle. Elle veut apprendre aux gens la crainte et le tremblement. Sentiments dont les programmes des concerts philharmoniques regorgent.
Un abonné philharmonique saisit l’occasion que lui offre l’introduction dudit programme pour expliquer à son voisin à quel point les accents douloureux de la musique font vibrer son âme jusqu’au tréfonds. Ces mots ou d’autres, il vient juste de les lire. La douleur de Beethoven, la douleur de Mozart, la douleur de Schumann, la douleur de Bruckner, la douleur de Wagner. Ces douleurs sont à présent sa propriété exclusive, quant à lui c’est Pöschl, propriétaire d’une fabrique de chaussures ou Batzler, grossiste en matériaux de construction. Beethoven actionne les leviers de la terreur, eux en revanche terrorisent leur personnel. Une doctoresse est depuis longtemps à tu et à toi avec la douleur. Elle sonde depuis dix ans le suprême mystère du Requiem de Mozart, sans avoir jusqu’ici avancé d’un pouce, car cette oeuvre est insondable. Comment pourrions-nous la comprendre ! La doctoresse dit qu’il s’agit de l’oeuvre de commande la plus géniale de l’histoire de la musique ; pour elle et quelques autres, c’est une certitude. La doctoresse compte parmi les rares élus qui savent qu’il existe des choses réellement insondables, résistant à la meilleure volonté du monde. Il n’y a plus rien à expliquer ! La naissance d’une telle oeuvre est inexplicable ! Il en va de même de certains poèmes qu’on ne devrait pas non plus analyser. Pour ce requiem un acompte a été versé par un mystérieux individu drapé dans une pèlerine noire. La doctoresse et d’autres ayant vu ce film sur Mozart savent : c’était la Mort en personne ! Forte de ce savoir, elle fend d’un coup de dent la coque d’un des très grands et s’y faufile. Il arrive – le cas est rarissime – que l’on grandisse au contact des grands. Autour d’ELLE se presse sans cesse une masse de minables. Constamment l’un ou l’autre s’impose à SES sens. Non contente de s’approprier l’art sans le moindre bon d’achat, la plèbe s’installe dans la peau de l’artiste. Prenant ses quartiers à l’intérieur de ce dernier, elle perce aussitôt des fenêtres sur le monde extérieur pour voir et être vue. Ce balourd de Batzler tripote de ses mains moites quelque chose qui pourtant n’appartient qu’à ELLE seule. Importuns, impudents, ils mêlent leurs voix aux cantilènes. Ils suivent le thème d’un index mouillé, cherchent le second thème, et ne le trouvant pas, se contentent d’opiner du chef puis de remuer la queue à la reprise du thème principal qu’ils reconnaissent.
L’attrait essentiel de l’art réside, pour la plupart, dans la reconnaissance de quelque chose qu’ils s’imaginent comprendre. Une foule d’émotions submerge monsieur le propriétaire de boucherie. Bien qu’habitué à un métier sanglant, le voici sans défense. Stupéfait. Il ne sème pas, il ne récolte pas, il entend mal, mais il ne vient au concert que pour être vu. À ses côtés les membres féminins de sa tribu qui ont tenu à l’accompagner.
ELLE balance un coup de pied dans le talon droit d’une vieille dame.
À chaque phrase musicale elle assigne un emplacement déterminé d’avance, ELLE seule peut reléguer le moindre son perçu à la place qui lui revient. Elle enveloppe dans son mépris l’ignorance de ces moutons bêlants et les punit par là même. Son corps entier n’est qu’une chambre froide où l’art se conserve.
SON instinct de propreté est extrêmement développé. Des corps sales forment autour d’elle une forêt de résineux. Bien sûr, la saleté corporelle, les effluves redoutables s’échappant des aisselles et des entrejambes, la légère odeur d’urine de la vieille dame, la nicotine que le vieillard exsude par ses canaux veineux et par ses pores, les exhalaisons d’estomacs bourrés d’innombrables tonnes de nourritures au rabais, la fade odeur de cire montant des escarres et des croûtes de cuir chevelu, bien sûr, le relent, léger mais pénétrant pour quiconque a du nez, de filets d’excréments infiltrés sous les ongles – reliquats de la combustion d’aliments incolores, de ces stimulants gris et caoutchouteux qu’ils absorbent, mais pour stimuler quoi ? – bien sûr, tout ceci met à rude épreuve SON odorat, SES papilles gustatives… Mais ce qui L’atteint le plus, c’est leur façon de se nicher l’un dans l’autre, l’impudeur avec laquelle l’un s’approprie l’autre. Jusqu’à s’insinuer dans les pensées, les préoccupations intimes de l’autre.
Ils en sont punis. Par ELLE. Et cependant elle ne parvient jamais a se débarrasser d’eux. Elle les secoue, les déchiquette comme un chien sa proie. Mais ils fouillent en elle, importuns, examinent SON for intérieur, et osent affirmer qu’ils ne sauraient qu’en faire et que d’ailleurs il ne leur plaît pas ! Du reste ils osent tout autant affirmer que Webern ou Schönberg leur déplaît.
Sans crier gare la mère dévisse le couvercle de SON crâne, y plonge une main sûre, et fouille, farfouille. Elle chamboule tout et ne remet rien à sa place habituelle. Elle fait un tri rapide, en sort certaines choses, les examine à la loupe et les jette à la poubelle. Elle en prend d’autres, les astique à coups de brosse, d’éponge ou de torchon, et après un séchage vigoureux les revisse à leur place. Comme les couteaux d’un hachoir.
Cette vieille femme-là vient de monter, mais se garde de le signaler au contrôleur. Elle croit que sa présence ici, dans cette voiture, passera inaperçue. En fait il y a longtemps qu’elle est hors circuit et elle s’en doute. À quoi bon payer. Elle a déjà en poche son billet pour l’au-delà. Pourquoi ne serait-il pas valable dans ce tram-là.
À présent une dame LUI demande de lui indiquer une rue, et elle ne répond pas. ELLE ne répond pas, quoiqu’ELLE la connaisse bien. La dame ne cesse de fourgonner à travers toute la voiture et de déloger les gens, l’oeil aux aguets, traquant la rue jusque sous leurs sièges. C’est le genre féroce excursionniste qui a pour habitude, au cours de promenades sur les chemins forestiers, de titiller d’innocentes fourmilières à l’aide d’une mince badine, arrachant les fourmis à leur vie contemplative. C’est elle qui pousse les animaux effarouchés à cracher leur acide. Elle est de ces gens qui retournent chaque pierre par principe, ne s’y cacherait-il pas quelque serpent ? Cette dame ratisse sûrement chaque clairière, aussi petite soit-elle, à la recherche de baies et de champignons. Drôles de gens. Ils ne peuvent s’empêcher de pressurer une oeuvre d’art, jusqu’à ce qu’elle leur livre une ultime goutte qu’ils distillent à la ronde d’une voix claironnante. Dans le parc, avant de s’asseoir, ils essuient le banc avec un mouchoir. Au restaurant, ils redonnent un petit coup aux couverts avec leur serviette. Ils passent au peigne fin le costume d’un proche, en quête de cheveux, de lettres ou de taches de graisse.
Cette dame à présent s’émeut bruyamment de ce que personne ne puisse la renseigner. Ne veuille la renseigner, affirme-t-elle. Cette dame est représentative de la majorité ignare qui ne dispose que d’un seul et unique atout : la combativité, mais elle en a à revendre. Si nécessaire, elle est prête à en découdre avec n’importe qui. ELLE descend à l’endroit même où la dame voulait se rendre et toise cette dernière d’un air moqueur.
La peau de vache comprend, bout, et ses pistons se grippent de rage. L’instant d’après, en compagnie d’une amie et d’un boeuf aux haricots, elle réchauffera cette tranche de son existence, et sa vie serait prolongée de la durée de son récit, si de son côté le temps n’avançait inexorablement. Privant ainsi la dame de vivre autre chose ailleurs.
À plusieurs reprises ELLE se retourne sur cette dame totalement désorientée, avant de prendre le chemin familier menant à la demeure familière, ELLE grimace un sourire à son intention, oubliant que dans quelques minutes, pour cause de retard, ELLE sera incendiée par le chalumeau maternel et réduite à un humble petit tas de cendres. Et que tout l’art du monde ne saura consoler son âme, bien que l’on prête à l’art la vertu entre autres d’être le médecin des âmes. À vrai dire il arrive qu’il soit l’artisan du malheur.
Erika, fleur de bruyère. C’est de cette fleur que cette femme tient son nom. Avant l’enfantement, sa mère rêvait à quelque chose de craintif et de tendre. Aussi dès qu’elle vit la motte de glaise qui venait de jaillir de son corps, elle se mit sur-le-champ à la retailler sans égard, pour l’épurer et l’affiner. Un coup par-ci, un coup par-là. Tout enfant tend instinctivement vers la crasse et les excréments si personne ne l’en empêche. Pour Erika, la mère choisit très tôt un métier plus ou moins artistique, afin de rentabiliser ce raffinement si péniblement conquis pendant que les êtres ordinaires, admiratifs, entourent l’artiste et l’applaudissent. À présent Erika est affinée à souhait : qu’elle lance la musique sur ses rails et taquine la muse sans tarder davantage ! Une fille comme elle n’est pas faite pour les tâches grossières, travaux manuels ou travaux ménagers. Elle est dès sa naissance prédestinée aux subtilités de la danse classique, du chant et de la musique. L’idéal pour la mère ? Une pianiste de réputation mondiale ; et afin que l’enfant puisse s’orienter sur le chemin des intrigues, la mère flanque des panneaux indicateurs à tous les coins de rue, et pendant qu’elle y est une volée à Erika quand celle-ci rechigne au travail. La mère met en garde Erika contre la horde des envieux qui tente à tout instant de détruire ce qu’on vient de conquérir – horde presque exclusivement de sexe masculin. Ne te laisse pas distraire ! À aucune des étapes qu’Erika franchit, elle n’a le droit de se reposer, pas question de s’appuyer sur son piolet et de souffler, l’ascension reprend de plus belle. Jusqu’au palier suivant. Des animaux des bois s’approchent dangereusement et veulent la réduire, elle aussi, à l’état animal. Des concurrents aspirent à l’entraîner vers quelque récif sous prétexte de lui montrer de radieux horizons. Or chuter est facile ! Afin que l’enfant se méfie, la mère lui fait une description imagée de l’abîme. Au sommet : la gloire mondiale que la plupart n’atteignent jamais. Il y souffle un vent froid, l’artiste est seul et le dit. Tant que la mère sera là et tissera l’avenir d’Erika, l’enfant n’aura qu’un but : le sommet absolu de la célébrité.
La maman pousse par en bas, bien campée sur ses pieds enracinés dans le sol. Et bientôt Erika ne campe plus seulement sur le sol héréditaire et maternel, mais sur le dos d’un tiers évincé à force d’intrigues. Vous parlez d’une assise ! Erika s’étire sur la pointe des pieds, juchée sur les épaules de sa mère, ses doigts exercés s’agrippent en haut, au sommet, qui hélas se révélera bientôt simple saillie dans la roche, déguisée en sommet, elle fait travailler ses biceps, et se hisse, et se hisse. Le nez déjà dépasse, mais rien à l’horizon, sauf un nouveau rocher, plus abrupt encore que le premier. Cependant la célébrité, cette usine à glace, a déjà en ces lieux une succursale, elle y entrepose ses produits en blocs, réduisant ainsi les frais de stockage. Erika tire la langue et lèche un de ces blocs, s’imaginant qu’un concert scolaire égale le premier prix du Concours Chopin. Seuls quelques millimètres, croit-elle, la séparent encore des cimes !
La mère houspille Erika à cause de sa modestie excessive. Tu es toujours la dernière ! Ça ne paie pas de rester fièrement sur son quant-à-soi. Il faut toujours être au moins parmi les trois premiers, ce qui suit va droit à la poubelle. Ainsi parle la mère qui veut ce qu’il y a de mieux et n’autorise pas sa fille à s’amuser dans la rue, afin que jamais, au grand jamais elle n’aille participer à quelque concours sportif et en oublie ses exercices.
Erika n’aime guère se faire remarquer. Elle reste fièrement sur son quant-à-soi, et attend que d’autres décrochent la timbale pour elle, gémit la mère poule blessée. Elle se plaint amèrement d’avoir à se décarcasser toute seule pour son enfant et se jette, jubilante, dans la bataille. Erika, magnanime, se place à la queue, et n’y gagne même pas trois sous pour ses culottes ou pour ses bas.
La mère chante à qui veut l’entendre, amis et proches – ils ne sont pas nombreux, on a pris ses distances à temps et soustrait l’enfant à leur influence – qu’elle a mis au monde un génie. C’est de plus en plus évident, répète-t-elle le bec enfariné. Erika est un génie lorsqu’elle manoeuvre au piano, simplement on ne l’a pas encore réellement découverte. Sinon il y a longtemps qu’elle serait montée, telle une comète, haut, très haut dans le firmament. À côté, la naissance du petit Jésus n’était que de la gnognotte.
Les voisins approuvent. Ils prêtent volontiers l’oreille lorsque la petite répète. C’est comme à la radio, la redevance en moins. Il suffit d’ouvrir les fenêtres, éventuellement les portes, pour qu’aussitôt les sons entrent, envahissant comme des gaz toxiques jusqu’aux moindres coins et recoins. Indigné par le bruit, l’entourage aborde Erika à chacun de ses pas et parle de vacarme. La mère, elle, parle de l’enthousiasme des voisins conquis par l’excellence de ses prestations artistiques. Tel un crachat, Erika est portée par le maigre filet d’admiration qui ruisselle de la bouche maternelle. Plus tard elle s’étonnera lorsqu’un riverain« se plaindra. Jamais sa mère ne lui avait transmis la moindre plainte !
Au fil des ans Erika finit par surpasser sa mère en matière de condescendance. Peu importent ces amateurs, maman, leur jugement manque de finesse et leur sensibilité de maturité, dans ma profession, seuls comptent les spécialistes. La mère de rétorquer : Ne dédaigne pas l’éloge des gens ordinaires, de ceux qui écoutent la musique avec leur coeur, et qui en tirent plus de plaisir que les êtres sophistiqués, gâtés et blasés. La mère n’entend rien à cette musique, mais elle contraint son enfant à vivre sous le joug de la musique. Mère et fille vont bientôt se livrer à des surenchères vengeresses, mais de bonne guerre, car l’enfant comprend vite qu’en musique elle a dépassé sa mère. L’enfant est l’idole de la mère qui ne lui demande en retour qu’un modeste tribut : sa vie. La mère veut pouvoir exploiter elle-même la vie de l’enfant.
Si Erika n’a pas le droit de fréquenter les gens ordinaires, elle a toujours le droit d’écouter leurs louanges. Les spécialistes hélas se taisent.
Le destin – un destin dilettante, à l’oreille peu musicale – a jeté son dévolu sur un Guida, un Brendel, une Argerich, un Pollini, entre autres. Mais devant la Kohut, il est passé, en détournant obstinément les yeux. Après tout il veut rester impartial, il n’entend pas se faire duper par un gentil minois. Erika n’est pas jolie. Aurait-elle voulu l’être, sa mère le lui eût interdit sur-le-champ. En vain Erika tend-elle les bras vers le destin, il ne fait pas d’elle une pianiste. Il rejette Erika comme un vulgaire copeau. Erika ne comprend pas ce qui lui arrive, car depuis longtemps elle égale les grands.
Puis un jour, lors d’un important concert de fin d’études à l’Académie de musique, c’est l’échec d’Erika, l’échec devant les parents de ses concurrents en corps constitués et devant sa mère esseulée qui vient de dépenser ses derniers sous pour la toilette de scène d’Erika. Après elle recevra une gifle de sa mère, car même le profane intégral avait pu lire l’échec sur son visage, si ce n’est sur ses mains. De plus, le morceau qu’Erika avait choisi n’était pas fait pour entraîner les masses qui avancent avec la légèreté d’un rouleau compresseur, c’était du Messiaen, choix contre lequel sa mère l’avait pourtant résolument mise en garde. Ce n’est pas ainsi que l’enfant s’insinuera dans le coeur de ces masses que toutes deux ont toujours méprisées, l’une pour en avoir toujours été une petite partie insignifiante, l’autre par crainte de le devenir.
Couverte de honte Erika quitte l’estrade d’un pas chancelant, abreuvée de honte sa mère, la destinataire, la reçoit. Son professeur aussi, une pianiste autrefois célèbre, la gronde vertement pour son manque de concentration. Voilà une grande chance qu’elle n’a pas su saisir et qui ne se présentera jamais plus. Un jour viendra où personne n’enviera plus Erika et où personne ne voudra plus d’elle.
Que lui reste-t-il d’autre que le professorat ? Le pas est difficile à franchir pour la virtuose qui soudain se retrouve devant des débutants balbutiants ou des étudiants avancés sans âme. Les conservatoires, les écoles de musique, ainsi d’ailleurs que les professeurs particuliers recueillent stoïquement ce qui serait mieux à sa place sur une décharge publique ou sur un terrain de foot. Nombreux sont les jeunes gens qui se pressent vers l’art tout comme autrefois, la plupart d’entre eux cèdent à la pression de parents qui n’y comprennent rien et savent tout juste qu’il existe. Mais ça leur fait tellement plaisir ! Nombreux sont ceux que l’art repousse, il y a des limites à tout. Dans l’exercice de ses fonctions professorales, Erika éprouve un plaisir particulier à tracer ses limites entre sujets doués et non doués. Ce tri la dédommage de bien des choses, ne l’a-t-on pas elle-même écartée comme une brebis galeuse ? Ses étudiants ou étudiantes sont un grossier mélange de toutes sortes d’espèces qu’aucun goûteur professionnel n’a encore testé. Rares sont les roses rouges parmi eux. Il en est auxquels Erika, dès la première année, parvient à arracher quelque sonatine de Clementi, tandis que d’autres qui labourent et fouillent de leur groin les Études pour débutants de Czemy, seront largués dès le premier examen, faute de vouloir goûter le moindre gland alors que leurs parents les voient déjà se régaler de truffes.
Face aux étudiants avancés, aux valeureux qui prennent de la peine, Erika éprouve une joie mitigée. C’est dans la douleur et la sueur qu’ils accouchent des sonates de Schubert, de celles de Beethoven ou des Kreisleriana de Schumann, ces points forts dans la vie d’un futur pianiste. L’outil de travail, un Bösendorfer, secrète un entrelacs de fibres mélangées et à côté trône le Bösendorfer du maître qu’Erika seule a le droit d’utiliser, sauf lorsqu’on répète une oeuvre pour deux pianos.
Tous les trois ans, l’élève doit passer un examen pour accéder au niveau supérieur. L’essentiel du travail incombe alors à Erika : accélérer à fond, afin de faire passer au régime supérieur le moteur poussif de l’élève. Qui, bien que sollicité, ne démarre pas toujours, il préférerait s’adonner à d’autres plaisirs qui n’ont de rapport avec la musique qu’autant que le musicien distille aux oreilles d’une fille des mots mélodieux. Erika voit la chose d’un mauvais oeil et s’y oppose chaque fois qu’elle peut. Avant l’examen elle prêche souvent qu’il est moins grave de faire une fausse note que de ne pas respecter l’esprit général de l’oeuvre et donc de la trahir ; mais elle prêche à des sourds, la peur leur bouche les oreilles. Car pour nombre de ses élèves, la musique représente une ascension : des bas-fonds de la classe ouvrière aux sommets aseptisés de l’art. Eux aussi, ces garçons et ces filles, deviendront par la suite professeurs de piano. Ils craignent que leurs doigts moites dopés par la peur et soumis à l’accélération de leur pouls ne dérapent sur la mauvaise touche le jour de l’examen. Qu’Erika parle d’interprétation tant qu’elle veut, tout ce qu’ils veulent, eux, c’est faire un parcours sans fautes.
Les pensées d’Erika se tournent non sans plaisir vers M. Walter Klemmer, un charmant petit jeune homme blond qui, depuis peu, le matin arrive le premier et le soir part le dernier. Une véritable abeille, reconnaît-elle. Il est inscrit à l’institut technologique où il étudie l’électricité et ses effets bénéfiques. Depuis quelque temps il reste là et attend que tous les élèves soient passés, depuis les premiers exercices qu’exécutent des doigts hésitants, jusqu’aux derniers grondements de la Fantaisie en fa mineur, op. 49 de Chopin. Il semble avoir beaucoup de temps à perdre, ce qui est surprenant pour un étudiant en fin d’études. Erika lui demande un jour s’il ne préférerait pas travailler son Schönberg plutôt que traîner ici, improductif. N’a-t-il rien à faire, pas de cours, pas d’exercices ? On lui parle de vacances semestrielles, elle n’y a pas pensé, bien qu’elle ait à ses cours de nombreux étudiants. Les vacances de l’art ne coïncident pas avec celles de l’université, l’art à vrai dire ne connaît pas de vacances, il vous poursuit partout et du reste l’artiste n’en est pas mécontent.
Erika s’étonne : Comment se fait-il que vous arriviez toujours si tôt, monsieur Klemmer ? Lorsque l’on étudie comme vous la 33 b de Schönberg, on ne peut pas trouver plaisir au recueil de chansons La Joie par le chant, alors, pourquoi écoutez-vous ? Klemmer, le matineux, lui conte qu’il est partout possible et en toute occasion de tirer un profit des choses, fût-il minime. On peut toujours tirer parti de tout, dit ce menteur dont c’est le seul objectif. Vu sa soif d’apprendre, prétend-il, même auprès du plus petit, du plus insignifiant de ses semblables il trouve quelque chose à glaner. Mais pour progresser, il faut vite dépasser ce stade. L’élève doit sortir de la petitesse, de l’insignifiance, sous peine de voir intervenir ses supérieurs. Le jeune homme se plaît aussi à écouter son professeur, lorsqu’elle joue ne fût-ce qu’une simple ritournelle digue-dondaine, diguedon ou la gamme en si majeur. Erika dit, abstenez-vous de faire des compliments à votre vieux professeur de piano, monsieur Klemmer, et lui de répondre : Qui parle de vieillesse ou d’ailleurs de compliments ? C’est ma conviction la plus intime ! Parfois ce joli garçon demande comme une faveur de pouvoir étudier, en plus de son pensum, un morceau hors programme, il déborde de zèle. Plein d’espoir il regarde son professeur, à l’affût d’un geste. Il guette un signe. Erika le prend de haut et refrène le jeune homme en lui lançant perfidement à propos de Schönberg : De plus on ne saurait dire que vous le possédiez vraiment ! Avec quel plaisir l’élève s’abandonne à une telle pédagogue, même si elle le regarde de haut tout en gardant les rênes bien en main.
J’ai comme l’impression que ce fringant garçon est amoureux de toi, ronchonne la mère acerbe, et qui vient une fois de plus chercher Erika au conservatoire, afin que ces dames imbriquées l’une dans l’autre, bras dessus, bras dessous, puissent faire leur petite promenade dans le centre-ville. Ces dames donnent le la, le beau temps joue sa partie. Dans les vitrines il y a beaucoup de choses qu’en aucun cas Erika ne doit voir, c’est pourquoi sa mère est venue la chercher. Des chaussures élégantes, des sacs, des chapeaux, des bijoux. D’où la manoeuvre maternelle et les propos perfides visant à détourner Erika de sa route, il fait si beau aujourd’hui, faisons donc un petit tour. Dans les parcs, tout est déjà en fleurs, surtout les roses et les tulipes qui elles n’ont pas eu a s’acheter leurs robes. La mère parle à Erika de beauté naturelle qui n’a nul besoin d’artifices. Elle est belle en soi, tout comme toi, Erika. À quoi bon toilettes et chiffons ?
Mais n’est-ce pas déjà l’appel du 8e arrondissement, l’appel d’un foyer chaleureux, confortable : le cheval sent l’écurie. La mère soupire de soulagement et sans un regard pour les boutiques remorque sa fille jusqu’au couloir d’atterrissage de la Josefstädterstrasse. La mère apprécie que la promenade cette fois encore ne lui ait coûté qu’un peu de ses semelles. Mieux vaut user ses semelles, pensent les dames Kohut, que servir de paillasson.
Ce quartier, en ce qui concerne sa population, serait plutôt un quartier de vieux. De vieilles plus précisément. Par chance cette vieille femme, la mère Kohut, s’est déniché une Erikette dont elle peut être fière et qui s’occupera d’elle jusqu’à ce que la mort les sépare. Seule la mort désunira ces deux-là, la mort, c’est le havre final inscrit sur l’étiquette Erika. Parfois dans ce quartier se produit une série d’assassinats, et des petites vieilles meurent dans leurs terriers obstrués par de vieux papiers. Dieu seul sait – et avec lui le lâche assassin qui a regardé sous le matelas – où ont bien pu passer leurs livrets de caisse d’épargne. Les bijoux, leurs pauvres bijoux se sont également envolés. Et le fils unique, représentant en couverts de table, est refait. Le 8e arrondissement de Vienne est un quartier que les meurtriers affectionnent. Il n’est jamais bien difficile d’apprendre où logent ces vieilles dames. En fait, chaque maison héberge au moins l’une de ces petites vieilles, risée des colocataires et toujours prête à ouvrir gentiment sa porte à l’employé du gaz muni d’une fausse carte. On les a bien souvent mises en garde, mais elles continuent à ouvrir leurs portes et leurs coeurs, ce sont des êtres délaissés. Ainsi parle la vieille Mme Kohut à la demoiselle Kohut, afin de lui faire peur et de la dissuader de jamais laisser sa mère seule.
À part cela, on y trouve des petits fonctionnaires et des paisibles employés. Peu d’enfants. Les châtaigniers sont en fleur ainsi que les arbres du Prater. Dans la campagne viennoise les vignobles verdissent déjà. Y aller voir un jour, c’est un rêve après lequel les Kohut peuvent courir… elles n’ont hélas pas de voiture.
Mais elles prennent souvent le tram et roulent vers un terminus soigneusement choisi, où elles descendent comme tout le monde et s’élancent pour quelque joyeuse balade. Mère et fille, avec la touche des Tantes folles de Charley Frankenstein, et sac au dos. En réalité, seule la fille porte un sac à dos qui abrite aussi le petit fourbi maternel et le protège des regards indiscrets. Des chaussures de marche à semelles épaisses. Des vêtements de pluie. Tout y est, comme le veut le guide de randonnée. Mieux vaut prévenir que guérir. Les deux dames avancent allegretto. Sans chanter, car elles connaissent la musique et ne veulent pas l’offenser par leur chant. C’est comme au temps d’Eichendorff, gazouille la mère, ce qui compte, c’est l’état d’esprit, l’attitude envers la nature ! Et non la nature en soi. Les deux dames ont cette attitude, elles savent se réjouir de la nature où qu’elle se présente. Aperçoivent-elles un ruisselet qu’aussitôt elles s’y désaltèrent. Pourvu qu’un chevreuil n’ait pas pissé dedans ! Avisent-elles un gros tronc d’arbre ou un épais sous-bois, qu’elles jugent le moment venu de faire pipi elles-mêmes, et chacune à son tour monte la garde pour écarter le curieux.
C’est ainsi que les deux Kohut font provision d’énergie pour une nouvelle semaine de travail au cours de laquelle la mère n’aura que peu à faire tandis que les élèves suceront le sang de la fille. Ils t’ont encore énervée aujourd’hui, demande chaque soir la mère à Erika, la concertiste manquée. Non, ça va, répond la fille qui garde encore un vague espoir, que sa mère s’emploie alors à disséquer. Elle se plaint du manque d’ambition de l’enfant. L’enfant entend ces fausses notes depuis plus de trente ans. La fille qui feint l’espoir sait qu’elle n’a rien d’autre à attendre qu’un titre de professeur dont elle use déjà et que confère M. le président de la République. Pour bons et loyaux services. En toute simplicité, au cours d’une petite cérémonie. Un jour ou l’autre – ce n’est plus bien loin – sonnera l’heure de la retraite officielle. La commune de Vienne est généreuse, mais il n’empêche : pour une profession artistique c’est un vrai coup de foudre dans un ciel serein. Celui qui est frappé, est frappé en plein coeur. La communauté de Vienne interrompt brutalement le geste de l’ancien transmettant au cadet le flambeau de l’art. Les deux dames disent à quel point elles se réjouissent à la perspective de la retraite d’Erika ! Elles caressent de multiples projets. D’ici là on aura depuis longtemps fini de payer et de meubler l’appartement. On aura même acheté un terrain en Basse-Autriche, et on y construira. Une jolie petite maison, rien que pour elles deux, les dames Kohut. Qui fait des plans est sûr de vaincre. Qui prévoit assure ses arrières. D’ici là la mère sera bien centenaire, mais pas moins gaillarde pour autant.
Le feuillage de la forêt viennoise s’embrase le long des pentes sous l’effet du soleil.
Çà et là des fleurs printanières pointent timidement le bout du nez et se voient aussitôt cueillies et mises en sac. Bien fait pour elles. La curiosité doit être punie, Mme Kohut mère s’en charge. Comme elles feront joli ces petites fleurs, dans le vase boule vert clair de Gmünden, n’est-ce Pas, Erika ?
L’adolescente vit dans une réserve où son espèce est à jamais protégée. Protégée des influences et soustraite aux tentations. Le plaisir y est interdit, mais pas le travail. La brigade féminine – mère et grand-mère – monte la garde, arme au pied, pour la défendre contre l’homme-chasseur qui guette dehors et, si besoin est, flanquer à ce dernier une bonne leçon. Les deux vieilles, au sexe desséché, refermé, se jettent devant tout mâle qui se présente pour l’empêcher d’arriver jusqu’à leur petite chatte. Car ce jeune animal ne doit donner prise ni à l’amour, ni au désir. Les grandes lèvres silicifiées des deux vieilles happent le vide avec des claquements secs comme les mandibules d’un lucane à l’agonie, mais aucune proie ne se laisse piéger. Aussi s’en tiennent-elles à la chair fraîche de leurs fille et petite-fille qu’elles déchiquettent lentement tout en protégeant de leurs cuirasses ce sang jeune, afin que nul ne vienne l’empoisonner. À dix lieues à la ronde elles ont des espionnes sous contrat qui épient la femme en herbe dès qu’elle sort de chez elle et, à l’heure du café s’en viennent déballer tout tranquillement leurs découvertes devant ses éducatrices patentées. Les informatrices font un rapport complet autour d’un gâteau maison. Elles racontent ce qu’elles ont vu près de l’ancien barrage : la précieuse enfant avec un étudiant de Graz ! Dorénavant, plus question de laisser l’enfant s’évader de la chape familiale à moins qu’elle ne s’amende et ne renonce à l’homme.
La ferme que l’on possède regarde sur une vallée où demeurent les espionnes qui – simple habitude – armées de leurs jumelles, rendent regard pour regard. Elles ne songent pas à balayer devant leur porte, et négligent leur ménage lorsque, l’été venu, les habitants de la capitale débarquent enfin. Un ruisseau court à travers le pré. Aux yeux d’un observateur des coudriers interrompent brutalement la course du ruisseau, mais il la poursuit, invisible, dans le pré du voisin, au-delà des arbustes. À gauche de la maison, une prairie escalade les pentes jusqu’à la forêt dont on ne possède qu’une partie, le reste est à l’État. Tout à l’entour, d’épaisses forêts de conifères rétrécissent considérablement la vue, mais cela ne vous empêche pas de suivre les moindres gestes du voisin, et vice versa. Sur les chemins, des vaches montent au pâturage. Derrière, à gauche, une meule de charbonnier abandonnée, à droite, une réserve et des fraises des bois. À la verticale, en haut, des nuages, des petits oiseaux, mais aussi des vautours et des buses.
La mère autour et la grand-mère buse interdisent à l’enfant confiée à leurs soins de quitter le nid. Elles s’en prennent à SA vie qu’elles dépècent, et les voisines à SA réputation qu’elles mettent en pièces. Toute parcelle où frémit la moindre vie est déclarée pourrie puis sectionnée.
Trop musarder empêche d’étudier. En bas, près du barrage, des jeunes gens s’ébrouent dans l’eau, et son coeur L’y appelle. Ils rient bruyamment et caracolent. Là-bas, parmi les beautés rustiques, ELLE pourrait briller. Briller : c’est à cela qu’elle a été dressée. On lui a seriné qu’elle était le soleil autour duquel l’univers gravite, qu’elle n’avait qu’à attendre, immobile, et que les satellites se hâteraient de venir l’adorer. Elle sait que c’est elle la meilleure, à force de se l’entendre dire. Mais on se garde bien d’aller vérifier.
À contrecoeur, le violon qu’un bras récalcitrant soulève s’approche enfin du cou. Dehors un soleil riant invite à la baignade. Le soleil invite à se déshabiller devant d’autres, or les vieilles femmes de la maison l’interdisent. Les doigts de la main gauche écrasent sur le manche les cordes d’acier coupant. Geignant et s’étranglant l’esprit de Mozart mis à mal lutte pour s’échapper de l’instrument. L’esprit de Mozart clame sa souffrance du fond d’un enfer parce que la violoniste ne ressent rien, inlassablement il lui faut arracher à l’instrument des sons. Qui s’envolent de l’instrument en grognant et grinçant, ELLE n’a pas à redouter les critiques, l’essentiel est qu’il y ait du bruit, car c’est le signe que l’enfant, après les gammes, s’est élevée jusqu’aux sphères supérieures, tandis que son corps, sa dépouille mortelle demeurait en bas. La défroque fait alors l’objet de manoeuvres inquisitoriales, on traque le moindre indice du passage d’un homme, on la bat avec soin, la secoue avec énergie. Et la voici bien sèche, crissante et empesée, prête à être réendossée sitôt le morceau achevé. Insensible, à l’abri des sentiments et de la sensualité d’autrui.
La mère remarque d’un ton acerbe que si on LA laissait faire, elle montrerait sûrement plus d’empressement pour un jeune homme que pour le piano. Piano qu’il faut, ici, accorder tous les ans, car la rudesse du climat alpin lui détraque la voix. L’accordeur arrive de Vienne par le train, et grimpe en soufflant cette montagne où des folles auraient installé un piano à queue, à mille mètres au-dessus du niveau de la mer ! L’accordeur prédit que l’on pourra encore un ou deux ans – au mieux – labourer l’instrument puis qu’il disparaîtra, benoîtement rongé par une coalition de rouille, de moisissures et de champignons. La mère veille à ce que les cordes de l’instrument rendent des sons harmonieux et ne cesse de jouer avec la corde sensible de sa fille, moins pour la mettre à l’unisson que pour renforcer son influence sur cet instrument de chair et d’os, entêté et si peu fiable.
La mère insiste pour que, lors de ces prétendus “concerts” – douce récompense pour la sage ouvrière –, les fenêtres restent grandes ouvertes, afin que les voisins aussi goûtent au plaisir des douces mélodies. Armées de leurs jumelles et postées tout en haut, mère et grand-mère vérifient si la fermière d’à côté ainsi que sa tribu ont bien pris place sur le petit banc, devant la chaumière, pour écouter religieusement, dans l’ordre et la discipline. La fermière tient à écouler son lait, son fromage blanc, ses oeufs et ses légumes, comment s’abstiendrait-elle ? La grand-mère se félicite, notre vieille voisine trouve enfin le loisir de croiser les bras et d’écouter de la musique. Toute sa vie elle n’a attendu que ça. Et sur ses vieux jours, enfin, c’est là. Mon Dieu, comme c’était beau cette fois encore ! On dirait que les vacanciers aussi sont venus écouter Brahms. C’est, claironne joyeusement la maman, qu’on leur livre à domicile de la vraie musique toute fraîche avec leur bol de vrai lait encore tout chaud du pis de la vache. Aujourd’hui la fermière et ses hôtes se voient servir un Chopin fraîchement inculqué à l’enfant. Joue fort, rappelle la mère, la voisine devient un peu dure d’oreille. Et les voisins d’entendre une mélodie nouvelle qu’ils ne connaissaient pas encore. Ils y auront droit tant et tant de fois qu’à la fin ils reconnaîtraient le morceau les yeux fermés. Ouvrons aussi la porte, ils entendront bien mieux. Du classique, en un flot miasmatique, s’échappe par tous les orifices de la maison et se répand le long des pentes jusque dans la vallée. Les voisins se croiront aux premières loges. Ils n’auront qu’à ouvrir la bouche, Chopin, ça descend comme du petit lait. Ensuite viendra Brahms, musicien de tous les frustrés, et spécialement de la femme.
Elle rassemble rapidement son énergie, déploie ses ailes et s’abat sur les touches qui foncent vers elle comme la terre vers l’avion qui s’écrase. Toutes les notes qu’elle n’attrape pas du premier coup, elle les laisse tomber. Cette vengeance subtile qu’elle tire de ses tortionnaires – des nullités sur le plan musical – lui procure un frisson de plaisir. Aucun profane ne s’aperçoit qu’on a sauté une note, alors qu’au moindre couac les vacanciers sautent de leurs chaises longues. Qu’est-ce qui nous tombe dessus ? Chaque année ils font un pont d’or à la fermière pour être au calme à la campagne, et voilà qu’une musique bruyante ébranle les montagnes !
Les deux empoisonneuses épient leur victime, elles l’ont déjà vidée de presque tout son sang, ces araignées. Vêtues de leurs Dirndl avec des tabliers à fleurs par-dessus. Même leurs vêtements, elles les ménagent davantage que les sentiments de leur prisonnière. Déjà elles s’envoient des coups d’encensoir en songeant combien l’enfant sera restée modeste, malgré sa brillante carrière, sa réputation mondiale ! Mais de cette enfant et petite-enfant il faut provisoirement priver le monde, afin que plus tard elle lui appartienne, à lui seul, et non plus à maman et grand-maman. Aussi lui conseillent-elles de se montrer patient, plus tard seulement on pourra lui confier l’enfant.
Quel public tu as, aujourd’hui encore ! Regarde, au moins sept personnes sur les chaises longues rayées. C’est un test. Mais à peine les rodomontades abrahmscadabrantes terminées, que leur faut-il entendre ? De gros rires qui, jaillissant des gorges déployées des fameux estivants, leur répondent d’en bas comme un écho incongru. De quoi rient-ils si bêtement ? N’ont-ils donc de respect pour rien ? Armées d’un pot à lait, mère et fille s’élancent de leur cime pour demander, au nom de Brahms, réparation des rires. Les vacanciers sautent sur l’occasion pour se plaindre du bruit qui trouble la nature. D’un ton coupant, la mère réplique qu’il y a plus de paix sylvestre dans une seule sonate de Schubert que dans tous les bois du monde. Seulement voilà, cela leur échappe. Hautaine et détournant la tête, la mère, avec son beurre et le fruit de ses entrailles, reprend le chemin escarpé de son ermitage. La fille avance fièrement qui porte le pot à lait. Elles n’apparaîtront plus en public avant le lendemain soir. Les vacanciers discuteront encore longtemps de leur passe-temps favori : la belote.
ELLE se sent exclue de tout, car on l’exclut de tout. D’autres avancent, et même l’enjambent. C’est un si petit obstacle. L’excursionniste va de l’avant, ELLE reste au bord de la route, comme un papier gras qui tout au plus volette au vent. Le papier ne peut aller bien loin et se décompose sur place. Décomposition qui prend des années, des années de monotonie.
Pour rompre la monotonie, son cousin leur rend visite, avec lui un souffle de vie traverse la maison. Qui plus est, il introduit d’autres êtres vivants, des créatures inconnues qu’il attire comme la lumière les insectes. Le cousin fait des études de médecine et attire la jeunesse du village par sa vitalité, ses fanfaronnades et ses connaissances en matière de sport. Il raconte à l’occasion des blagues de carabin et on l’appelle “Zigoto”, car c’est un vrai zigue à la coule. Tel un roc il domine les flots tumultueux de la jeunesse paysanne qui l’entoure, n’aspirant qu’à l’imiter. La vie est soudain entrée dans la maison, car quoi qu’on dise, un homme apporte toujours de la vie dans une maison. Un sourire indulgent aux lèvres mais dans le fond pleines de fierté, les femmes de la maison regardent le jeune homme qui a besoin de jeter sa gourme. Elles le mettent seulement en garde contre certaines jeunes vipères qui en leur sein couvent un mariage. Le jeune homme se défoule de préférence en public, il a besoin de spectateurs, et il en a. Même SA mère à elle, pourtant sévère, sourit. L’homme, en fin de compte, doit savoir vaincre ou périr, les combats sont ses fêtes, la fille, elle, doit se livrer aux transports de la musique, quitte à se faire mal aux chevilles !
Zigoto adore porter un slip de bain minuscule et en ce qui concerne les filles, montre une prédilection pour les bikinis les plus rikiki, le dernier cri de la mode. Avec ses amis, il jauge en centimètres ce qu’une fille a à lui offrir, et se gausse de ce qu’elle n’a pas. Avec les filles du village, Zigoto joue au badminton. Il se donne un mal fou pour initier les jeunes filles à cet art qui requiert avant tout de la concentration.
Il se plaît à guider la main qui serre une raquette, tandis que la jeune fille rougit de confusion dans son bikini rikiki. Ce maillot, elle se l’est payé en économisant sur son salaire de vendeuse. La jeune fille aimerait épouser un médecin, elle exhibe sa silhouette, afin que le futur Esculape sache ce qu’il peut espérer et n’ait pas à débourser pour acheter chatte en poche. Ses bourses à lui ont été enserrées dans une pochette retenue par deux ficelles qui passent sur les hanches et se nouent de chaque côté, à gauche et à droite. Négligemment, car il s’en moque. Parfois, les noeuds se défont et Zigoto doit les refaire. C’est un minimaillot.
Mais il y a une chose dont il raffole, c’est de donner ici, dans ces montagnes où il est encore sûr de récolter l’admiration générale, une démonstration de ses récents progrès à la lutte. Il connaît même quelques prises de judo sophistiquées. Souvent il montre de nouvelles astuces. Le profane en cet art ne peut y résister et se retrouve vite par terre. Des rires tonitruants s’élèvent alors auxquels se joint, débonnaire, l’adversaire écrasé, par peur d’essuyer la risée générale. Les filles roulent autour de Zigoto comme des fruits mûrs tombés de l’arbre. Le jeune sportif n’a qu’à se baisser pour les déguster. Les filles poussent des piaillements en se surveillant du coin de l’oeil et en exploitant les avantages du terrain. Elles dévalent les collines en gloussant, et en piaillant s’étalent sur le gravier ou les chardons. Au-dessus d’elles, le jeune homme triomphe. Il saisit par les poignets la fille qui s’offre à lui et serre, serre. Il utilise une prise secrète, un effet de levier – on ne voit pas trop comment – mais vaincu par sa force et ce tour déloyal le cobaye fléchit les genoux et tombe à ses pieds. Il l’entraîne à demi, à demi elle s’abandonne. Qui pourrait résister à ce jeune étudiant ? S’il est particulièrement bien luné, il va jusqu’à autoriser la jeune fille qui rampe devant lui à lui baiser les pieds, faute de quoi il ne la lâchera pas. Et la victime consentante de baiser lesdits pieds en rêvant à d’autres baisers plus doux, car pris et donnés dans le secret.
La lumière du soleil joue avec les têtes ; de la petite pataugeoire l’eau jaillit, scintillante, ELLE s’exerce au piano, ignorant les salves de rires qui montent par à-coups. SA mère lui a instamment recommandé de ne pas y prêter attention. La mère se tient sur les marches de la véranda et rit, elle rit, une assiette de biscuits à la main. On n’est jeune qu’une fois, dit la mère, mais dans le charivari personne ne l’entend.
ELLE a toujours une oreille dehors, où Zigoto mène grand bruit avec les filles. Elle la dresse, pour entendre son cousin croquer le temps à belles dents, goulûment. Ce temps dont ELLE prend de plus en plus douloureusement conscience, comme un métronome ses doigts rythment les secondes que les touches engloutissent. Les fenêtres de la pièce où elle travaille sont protégées par des barreaux. Leur ombre est une croix brandie à la face du monde extérieur et de son agitation, comme à celle d’un vampire assoiffé de sang.
Ayant bien mérité un rafraîchissement, voici que le jeune homme plonge dans le bassin. Il vient d’être rempli, c’est de l’eau de source glacée, mais Zigoto s’y risque, à coeur vaillant, rien d’impossible. S’ébrouant comme un cachalot, il refait surface, ELLE ne le voit pas mais elle le sait. Sous les bravos, les dernières conquêtes du futur médecin se précipitent à leur tour, dans l’eau, vite, la place est rare ! Jets d’eau et jeux de mains. Il faut toujours qu’elles l’imitent, dit la mère en riant. Elle est indulgente. Même la vieille grand-maman qu’ELLE partage avec son cousin arrive à toutes jambes pour assister au chahut. L’aïeule aussi sera aspergée, car Zigoto ne respecte rien, pas même la vieillesse. Mais elle en rit, qu’il est vif, qu’il est viril son petit bonhomme. La mère remarque avec bon sens que Zigoto aurait dû se mouiller progressivement, mais elle finit par rire, et même plus que tout le monde, c’est plus fort qu’elle ; elle se tord littéralement lorsque Zigoto imite à s’y méprendre le cri d’un phoque. Tout en elle vibre et s’agite comme si des boules de verre s’entrechoquaient dans son corps. Zigoto qui ne se sent plus jette une vieille balle en l’air et veut la rattraper sur son nez, mais on ne s’improvise pas jongleur. Tout le monde se tord, on croule de rire, on pleure. Quelqu’un lance une tyrolienne, un autre des vivats dans le plus pur style montagnard. Dans un instant le déjeuner est servi. Mieux vaut se baigner avant qu’après, c’est moins dangereux.
La dernière note s’éteint, expire, SES muscles se détendent, le réveil que sa mère en personne a réglé vient de sonner. Elle se lève d’un bond au milieu d’un mouvement et l’âme débordant de ces sentiments compliqués propres à l’adolescence, elle sort en courant dans l’espoir de glaner une dernière petite miette de l’allégresse générale. Dehors on fait à la cousine un accueil digne d’elle. Tu as dû travailler tout ce temps-là ? Ce sont les vacances, ta mère pourrait bien te laisser un peu tranquille. Attention, pas de mauvaises influences sur son enfant, demande la mère. Zigoto qui ne fume ni ne boit plante ses crocs dans un sandwich au saucisson. Pourtant on passe à table d’ici un instant, mais les dames de la maison ne peuvent rien refuser à leur petit chéri qui se verse alors dans une chope une bonne rasade de sirop de framboise – dont la matière première fut cueillie par leurs soins – complète avec de l’eau de source et hop s’envoie le tout derrière la cravate. Le voilà requinqué. Qui se tape avec délectation sur les muscles abdominaux. Et sur d’autres. Mère et grand-mère passent des heures à commenter le bienheureux appétit de Zigoto. Elles se livrent à une surenchère d’initiatives culinaires et se disputent à longueur de journée pour savoir s’il préfère l’escalope de veau ou celle de porc. La mère demande à son neveu ce que deviennent ses études, et le neveu de répondre qu’il aimerait bien les oublier un moment. Il veut profiter une bonne fois de sa jeunesse et jeter sa gourme. Le jour viendra où il dira que sa jeunesse est loin.
Zigoto LA regarde droit dans les yeux et lui conseille de rire un peu. Pourquoi tant de sérieux ? Le sport lui ferait du bien, ça permet de s’amuser et ses effets sont généralement bénéfiques. Aux joies du sport le cousin éclate de rire et des miettes de sandwich jaillissent de sa gorge déployée. Il soupire d’aise. S’étire avec volupté. Tournoie sur lui-même comme une toupie, se jette dans l’herbe et fait le mort. Mais se relève aussitôt, n’ayez crainte. Car voilà le moment de montrer la fameuse prise de judo à la petite cousine qu’on aimerait égayer. Ça lui fera plaisir à cette petite et ça embêtera tata.
Et c’est parti pour la descente, ELLE fend le vent, adieu. Voyage sans retour. Elle s’affaisse de tout son long, en avant, par ici l’ascenseur ; les arbres, la petite rampe d’escalier avec son églantier, l’assistance, défilent à toute allure et sortent de son champ visuel. Attention au décollage. Sa charpente est comprimée, une poitrine velue rase sa tête, la ligne de démarcation recule, déjà apparaissent les ficelles qui retiennent le paquet de testicules. Suivies d’une vision impitoyable : un petit Everest rouge, et dessous, en gros plan, les longs poils soyeux des cuisses. Arrêt brutal de l’ascenseur. Rez-de-chaussée. Quelque part dans son dos, des os craquent, sinistres, des charnières grincent d’avoir été si rudoyées. Et voilà le travail, elle est à genoux, hourra ! Une fois de plus Zigoto a piégé une fille. Elle est agenouillée devant son cousin, enfant en vacances devant un autre enfant en vacances. Un léger vernis de larmes brille sur SON visage qu’elle lève vers une face hilare, prête à éclater. Ce voyou l’a bien eue et savoure sa victoire. Il l’écrase contre le sol de la prairie. La mère pousse un cri, en voilà des manières de traiter son enfant devant toute la jeunesse du village, une petite si douée, si admirée.
Le petit paquet rouge plein de sexe se met à osciller, il tourne, aguicheur, devant SES yeux. Il appartient à un séducteur auquel nulle ne résiste, ELLE y appuie la joue juste un instant. Sans trop savoir pourquoi. Juste sentir, une seule fois, juste toucher de ses lèvres cette boule de Noël scintillante. L’espace d’un instant, le paquet LUI est destiné, ELLE l’effleure des lèvres, ou est-ce du menton ? Sa volonté n’y est pour rien. Zigoto ignore qu’il a déclenché un véritable éboulement chez sa cousine, ELLE regarde de tous ses yeux. On dirait une préparation sous le microscope, placée là exprès pour elle. Que le temps suspende son vol, il faut savourer l’instant.
Personne n’a rien remarqué, ils se sont tous rassemblés autour des victuailles. Zigoto LA libère aussitôt et recule d’un pas. Vu les circonstances, on se passera de la cérémonie du baisepied qui d’ordinaire clôt les exercices. Il sautille sur place pour se dégourdir, saute en l’air faute de savoir quoi faire, et décampe à toute allure en riant. La prairie le happe, les dames appellent à table. Zigoto s’est envolé, d’un bond il a quitté le nid. Sans rien dire. Il a déjà presque disparu, talonné par quelques copains qui ne demandent qu’à le suivre. La course folle s’éloigne. Avec mansuétude la mère le condamne par contumace pour délit de chahut. Elle s’est donné tant de mal à la cuisine, et tout ça pour des prunes.
Zigoto ne rentrera que bien plus tard. Déjà le soir ramène le silence, Vénus se lève à l’horizon. Tout le monde joue aux cartes sous la véranda. Des papillons à demi groggy voltigent autour de la lampe à pétrole, ELLE, aucun cercle lumineux ne l’attire, ELLE est seule dans sa chambre, à l’écart de la foule qui l’a oubliée ; elle est si légère. Elle n’est un poids pour personne. Elle déballe avec soin une lame de rasoir empaquetée dans plusieurs papiers. Où qu’elle aille, elle ne s’en sépare jamais. La lame sourit comme le fiancé à sa promise, eue examine le fil avec précaution : tranchant comme un rasoir. Alors elle enfonce la lame dans le dos de sa main, à plusieurs reprises, profondément mais pas assez pour toucher les tendons. Ça ne fait pas mal du tout. Le métal entre comme dans du beurre. Un instant la fente d’une tirelire s’ouvre dans le tissu jusqu’ici intact, puis le sang péniblement contenu rompt la digue. En tout quatre entailles. Pas plus, sinon elle se saigne à blanc. Elle essuie la lame et la remballe. Pendant ce temps, le sang rouge vif coule des plaies, ruisselle, salissant tout sur son passage. Le sang ruisselle, chaud, silencieux, ce n’est pas déplaisant. Il est si fluide. Il coule sans répit. Il teint tout en rouge. Quatre fentes, d’où il jaillit sans s’arrêter. Par terre et même sur la literie les quatre ruisselets s’unissent en un fleuve impétueux ; Suis le cours de mes larmes, et bientôt le ruisseau t’accueillera. Line petite flaque se forme. Le sang coule toujours. Il coule, il coule, il coule.
Impeccable comme toujours, le professeur Erika quitte pour aujourd’hui et sans regret le théâtre de ses activités musicales. Elle s’éclipse discrètement, au son des cors, des trombones et des trilles de violon qui s’échappent de concert par les fenêtres. Et l’accompagnent. Elle effleure à peine les marches. Pour une fois sa mère ne l’attend pas. D’un pas déterminé Erika s’engage dans une voie qu’elle a déjà prise quelquefois. Ce n’est pas le plus court chemin pour rentrer, mais peut-être y croisera-t-elle le merveilleux, le grand, le méchant loup en train de se curer les dents, adossé à un poteau télégraphique en pleine campagne, sa dernière victime dépecée. Erika voudrait pouvoir marquer d’une pierre blanche ne fût-ce qu’une seule journée de sa vie ô combien à sens unique, et lancer une oeillade au loup. Elle le verra de loin entendra des bruits d’étoffes déchirées et de peaux crevées. Il sera déjà tard. L’événement émergera de la brume des faux-semblants de la musique. Erika pose un pied devant l’autre. Résolument.
Des rues, des défilés s’ouvrent et se referment, parce qu’elle se refuse à s’y engager. Lorsque par hasard un homme lui fait de l’oeil, elle regarde droit devant elle. Lui n’est pas le loup, et SON sexe ne se déploie pas, il se bouche à l’émeri. Erika se rengorge comme une grosse tourterelle, si bien que l’homme passe son chemin sans plus s’attarder. Le glissement de terrain qu’il a provoqué l’épouvante. Il chasse sur-le-champ de son esprit l’idée de profiter de cette femme ou de la protéger. Erika pointe un visage arrogant : le nez, la bouche, tout se transforme en une flèche de signalisation qui creuse son chemin et prétend afficher : on tient le cap, en avant. Une horde de jeunes lance une remarque désobligeante sur dame Erika. Ils ignorent qu’ils ont affaire à une Mme le professeur et ne font preuve d’aucun respect. Erika porte une jupe plissée à carreaux qui couvre exactement le genou, pas un millimètre de plus ou de moins. Avec un chemisier en soie qui, pour ce qui est de l’ampleur, épouse exactement son buste. Elle coince comme toujours sous le bras sa serviette à la fermeture Eclair rigoureusement tirée. Chez Erika tout ce qui peut se fermer est fermé.
Faisons un bout de chemin en tram, il nous transporte vers les banlieues. Ici la carte d’abonnement n’est plus valable et il faut qu’elle achète un billet. Elle n’emprunte jamais cet itinéraire. Ce sont des coins où l’on ne s’aventure guère à moins d’y être contraint. Et bien peu d’élèves en proviennent. Le temps d’un disque dans un jukebox, c’est le maximum qu’une musique puisse tenir ici.
Quelques bistrots crachent déjà leur lumière sur le pavé. Sous les îlots éclairés des réverbères, des groupes se disputent car quelqu’un vient de lancer une affirmation fausse. Erika est obligée de voir quantité de choses qu’elle ne connaissait pas sous cet angle. Çà et là des cyclos démarrent et leurs pétarades criblent brutalement l’air de piqûres d’aiguilles. Puis ils s’éloignent en hâte, comme s’ils étaient attendus. Au foyer de la paroisse, où a lieu une soirée, et d’où ils seront aussitôt chassés car ils troublent la paix. La plupart du temps ils montent à deux sur ces engins anémiques pour qu’il n’y ait pas de place perdue. Tout le monde ne peut pas se payer de cyclo. Ici les mini-voitures sont bourrées à craquer. Souvent une aïeule y trône fièrement au milieu des siens qui l’emmènent faire un tour au cimetière.
Erika descend. Elle continue à pied. Sans regarder ni à droite ni à gauche. Des employés verrouillent les portes d’un supermarché, devant, les dernières ménagères font tourner au ralenti leurs machines à caqueter. Une soprano a le dernier mot sur un baryton, elle se plaint, hier le raisin était joliment moisi. Surtout les grappes au fond de la corbeille en plastique. C’est pourquoi aujourd’hui on n’en a pas acheté ; la voix de casse-noisettes expose à qui veut l’entendre un ramassis de plaintes et de colère. Derrière les portes vitrées fermées, une caissière se débat avec sa machine, elle a beau faire, elle ne trouve pas l’erreur. Un enfant sur une trottinette, et un autre qui court à côté, en claironnant d’une voix geignarde que cette fois c’était son tour, comme promis. Le premier enfant ignore les supplications du collègue moins bien loti. Dans d’autres quartiers on ne voit plus du tout ce genre de trottinette, se dit Erika. Un jour on lui en avait offert une, à elle aussi, ce qui l’avait ravie. Mais elle n’avait pas eu le droit de s’en servir, parce que la rue tue les enfants.
La tête d’une gamine de trois quatre ans valse en arrière sous une rafale de claques maternelles, et vacille un instant pitoyablement, comme un poussah déséquilibré qui a bien du mal à se redresser. Enfin la revoilà d’aplomb, à sa place, l’enfant émet des sons effroyables, sur quoi la femme exaspérée lui remet à tour de bras du plomb dans la tête. La tête de l’enfant est déjà marquée à l’encre invisible, un destin bien pire l’attend. La femme, elle, est chargée comme un baudet et préférerait voir l’enfant disparaître dans une bouche d’égout. En effet, pour pouvoir maltraiter la petite, il lui faut à chaque fois poser ses lourds cabas par terre, d’où un surcroît de travail. Pourtant ce petit effort semble en valoir la peine. L’enfant apprend le langage de la violence, mais l’apprentissage lui déplaît, et à cette école elle ne comprend rien. Par ailleurs elle possède deux ou trois mots, les plus nécessaires, bien qu’on les distingue mal à travers ses braillements.
Mais bientôt Erika laisse derrière elle la femme et la petite braillarde. Elles s’arrêtent à tout bout de champ ! À cette allure, jamais leur pas ne s’accordera à la frénésie du temps. La caravane Erika progresse. C’est un quartier strictement résidentiel, mais mal coté. Des pères de famille rentrant de vadrouille et rasant les murs s’engouffrent dans des maisons où ils s’abattront sur les leurs comme des coups de massue. Les dernières voitures font claquer leurs portières, arrogantes et conscientes de leur valeur, car ici les mini sont les chouchoutes de toutes les familles et peuvent tout se permettre. Brillantes, souriantes, elles restent le long du trottoir, tandis que leurs propriétaires se hâtent de rentrer dîner. Qui maintenant n’a pas de foyer a beau en souhaiter un, jamais n’en construira, pas plus avec le crédit foncier qu’avec d’autres crédits à long terme. Et qui pour son malheur a son foyer ici préfère souvent courir les chemins. Des hommes de plus en plus nombreux croisent la route d’Erika. Par un coup de baguette magique, les femmes ont disparu dans les trous qu’on nomme par ici logements. À cette heure, elles ne sortent pas seules. Uniquement en compagnie de leur famille, pour boire une bière ou rendre visite à des proches. Uniquement si un homme adulte les accompagne. Partout elles oeuvrent, Pénélopes discrètes mais si indispensables. Odeurs de cuisine. Çà et là légers bruits de casseroles, cliquetis de fourchettes. La lueur bleue de la première émission familiale de la soirée danse à une fenêtre, puis à une autre, puis à toutes ou presque. Cristaux scintillants dont s’orne la nuit tombante. Les façades deviennent des décors en trompe-l’oeil derrière lesquels on a peine à s’imaginer quoi que ce soit ; tout se ressemble et s’assemble à ce qui lui ressemble. Seuls les bruits des téléviseurs sont réels, ils constituent le véritable événement. Tous les gens à l’entour vivent la même chose en même temps, sauf dans le cas rarissime où un non-conformiste a mis la deuxième chaîne qui diffuse Le Monde de la chrétienté. Ces individualistes ont droit à des informations étayées par des chiffres sur un congrès eucharistique. Il est vrai que de nos jours, l’originalité, ça se paie.
Tiens : des sonorités en u, des glapissements turcs. La deuxième voix ne se fait pas attendre – des hautes-contre gutturales, aux accents serbo-croates. Des hordes d’hommes filant comme des carreaux d’arbalètes avancent séparément, et tous ensemble donnent l’assaut : à une arche de suburbain où s’est installé un peep-show. Sous une des arcades du viaduc où le train passe à toute allure. Le moindre petit recoin a été mis soigneusement à contribution, il n’y a pas de place perdue. Aux yeux des Turcs ces voûtes évoquent sans doute vaguement une mosquée. Et le tout leur rappelle peut-être bien un harem. Une arche de viaduc, entièrement évidée, et pleine de femmes nues. L’une après l’autre, elles défilent toutes. Montagnes de Vénus en miniature. En format réduit. Et voici Tannhäuser qui s’approche et frappe de son bâton. Arche de viaduc en briques à l’extérieur, à l’intérieur plus d’une leur a tourné la tête. Elle s’emboîte parfaitement, cette petite boîte où des femmes nues s’étendent et s’étirent. Des femmes qui se relayent. Des femmes qui tournent à l’intérieur d’une chaîne de peep-shows, selon un principe de déplaisir bien défini, afin d’offrir – à intervalles réguliers – de la chair fraîche à l’habitué, au client fidèle. Sinon il ne reviendrait pas. L’abonné. Après tout, c’est lui qui apporte son bon argent et jette pièce après pièce dans une fente béante et goulue. Car c’est toujours au moment où les choses deviennent vraiment intéressantes qu’il doit glisser une nouvelle pièce. D’une main il jette la pièce, de l’autre il pompe et jette sa virilité à tout vent. À la maison, il mange pour trois, ici il se prodigue et se laisse répandre à terre.
Toutes les dix minutes, le suburbain de Vienne vrombit au-dessus de leurs têtes. Il ébranle la voûte entière, mais inébranlables les filles continuent leurs contorsions. Elles s’y sont faites. On s’habitue à ces sourds grondements. Clic, une pièce glisse dans la fente, déclic d’une lucarne, et, miracle de la technique : une chair rose apparaît. On n’a pas le droit de toucher, d’ailleurs c’est impossible, une paroi s’interpose La fenêtre qui donne sur la piste cyclable à l’extérieur est obstruée par du papier noir. Des motifs décoratifs jaunes sont collés dessus pour faire joli. Serti dans le papier noir, un petit miroir, pour se regarder. Mais dans quel but ? Peut-être pour se recoiffer, après. Un petit sex-shop se trouve juste à côté. Si ça vous a donné des idées, vous trouverez là tout ce qu’il vous faut. On n’y vend pas de femmes mais pour compenser de minuscules culottes en nylon avec de multiples fentes devant ou derrière au choix. Rentré à la maison, on les fait enfiler à son épouse, et on peut s’y faufiler sans que cette dernière ait à les enlever. Il existe également des chemisettes assorties ; elles ont en haut deux trous bien ronds, par lesquels la femme passe les seins. Un voile arachnéen recouvre le reste. Le tout est bordé de ruches minuscules. On a le choix, selon ses préférences, entre deux coloris, rouge foncé ou noir. Le noir sied mieux aux blondes, le rouge aux brunes. Il s’y trouve en outre des livres et des magazines, des films super-8 et des vidéocassettes plus ou moins empoussiérées. Ici ces derniers articles ne marchent pas. Le client n’a pas chez lui l’appareil qui convient. Les articles d’hygiène en caoutchouc à surface nervurée, ainsi que les poupées gonflables se vendent déjà mieux. Dedans le client contemple d’abord la femme en vrai, dehors il se rabat sur la copie. Car il ne peut hélas emporter ces belles dames nues et se défoncer avec elles jusqu’à les crever, bien à l’abri dans sa chambrette. Ces femmes-là n’ont jamais rien vécu de fondamental sinon elles ne s’exhiberaient pas ainsi. Mais suivraient l’homme de bon coeur, au lieu de faire comme si. Ce n’est vraiment pas un métier pour une femme. Le mieux serait d’en embarquer une tout de suite, n’importe laquelle, en principe elles se ressemblent toutes. Elles ne se différencient pas radicalement, tout au plus par la couleur des cheveux, tandis que les hommes, eux, ont leur personnalité propre, l’un préfère ceci, l’autre cela. La salope derrière la vitre, donc quasiment de l’autre côté de la barrière, n’a en revanche qu’un seul désir : que ces salauds derrière leur lucarne vitrée s’arrachent la queue à force de se branler. De cette façon chacun tire profit de l’autre, et l’atmosphère est à la détente. Pas de service sans contrepartie. Ils paient et reçoivent quelque chose en retour.
La pochette qu’Erika porte en plus de sa serviette se bosselle de toute une collection de pièces de dix schillings. Une femme ne se hasarde pour ainsi dire jamais par ici, mais il faut toujours qu’Erika fasse sa maligne. Elle est ainsi. Si les uns sont comme ci ou comme ça, par principe elle sera le contraire. Tirent-ils à hue, elle seule tire à dia, et en est fière de surcroît. Erika ne peut se faire remarquer que comme ça. Et veut maintenant entrer là. Les enclaves et îlots linguistiques turcs et yougoslaves reculent, effarouchés, devant cette apparition d’un autre monde. Ça leur en bouche un coin, pourtant d’habitude un bon petit viol ne serait pas pour leur déplaire. Ils lancent derrière son dos des choses que par bonheur Erika ne comprend pas. Elle marche la tête haute. Personne ne la touche, même pas le pochard du coin. D’ailleurs un homme d’un certain âge veille au grain. Est-ce le propriétaire ? Le gérant ? Les rares autochtones présents rasent les murs. Ils sont seuls. Aucun groupe pour leur donner du coeur au ventre et de plus ils sont obligés ici de côtoyer des gens qu’ailleurs ils évitent avec soin. Ils bénéficient d’un contact physique qu’ils ne souhaitent pas, et celui qu’ils souhaitent ne s’établit pas. L’instinct sexuel de l’homme est hélas puissant. Pas de quoi s’offrir un vrai pousse-café, on est raide, c’est la fin du mois. Les indigènes défilent d’un pas hésitant le long du viaduc. Sous l’arcade juste avant la salle de spectacle, un magasin de skis. Une arcade plus loin, un magasin de cycles. Tout le monde dort à cette heure, dans ces boutiques il fait noir comme dans un four. Mais de là sort une lumière accueillante qui attire les papillons de nuit, ces friponnes lucioles. Qui veulent en voir pour leur argent. Chacun est strictement séparé du voisin. Les cabines en contre-plaqué sont taillées sur mesure. Elles sont petites, exiguës, leurs habitants temporaires sont de petites gens. En outre – plus les cabines sont petites, plus il y en a. Ainsi sont-ils relativement nombreux à pouvoir se soulager en relativement peu de temps. Ils repartent avec leurs soucis, mais abandonnent là leur précieuse semence. Des femmes de ménage veillent et luttent contre toute prolifération anarchique. Et pourtant chacun d’entre eux, à l’entendre, mériterait particulièrement de croître et de se multiplier. La plupart du temps tout est occupé. L’affaire est une mine d’or, une cassette à bijoux. Par petits groupes, les travailleurs étrangers font patiemment la queue. Ils tuent le temps en blaguant sur les femmes ; L’exiguïté des box est directement proportionnelle à celle de leurs logements qui parfois se résument à un coin dans une pièce. Ils sont donc habitués à être serrés, et ici, grâce aux cloisons, ils peuvent même s’isoler. Ils ne sont admis qu’un par un dans les box. Là, ils sont seuls avec eux-mêmes. Sitôt les schillings introduits, la belle femme apparaît dans la ligne de mire. Ici les deux salons particuliers avec service personnalisé pour clients exigeants sont presque toujours vides. Car rares sont ici les hommes capables de formuler des voeux particuliers.