The Project Gutenberg EBook of Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière
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Title: Les pilotes de l'Iroise
Author: Édouard Corbière
Release Date: May 23, 2005 [EBook #15885]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE ***
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LES PILOTES
DE L'IROISE
ROMAN MARITIME
PAR ÉDOUARD CORBIÈRE
Auteur du Négrier.
1832.
1
Trouvaille en Mer.
Un jour que la brume d'automne, chassée par un vent d'Ouest assez fort, commençait à s'étendre sur les flots qui s'agitent presque continuellement entre l'île d'Ouessant et le terrible Raz-des-Saints, une petite barque de pilote, surmontée d'une misaine et d'un taille-vent, tournoyait au milieu des lames, dans le passage de l'Iroise, attendant les navires qui voudraient entrer à Brest ou relâcher à Camaret.1
Note 1: (retour) Les navires qui entrent à Brest y arrivent par une des trois passes suivantes: celle du Raz-des-Saints, formée par la côte du Sud-Est et l'île des Saints; celle de l'Iroise, comprise entre l'île des Saints et Ouessant: c'est la plus large et la moins dangereuse; et enfin celle que forme Ouessant et la terre du Conquet: cette dernière se nomme le Passage du Four.
En courant ça et là des bordées, tantôt au Nord-Nord-Ouest, tantôt au Sud-Sud-Ouest, le vieux patron du bateau s'entretenait gravement, la barre en main, avec les deux marins qui composaient son équipage. C'étaient tous trois de ces hommes simples, moitié cultivateurs, moitié matelots, comme la plupart de ces braves gens qui naissent sur les îlots et les rivages de la Basse-Bretagne. L'île d'Ouessant, posée avec son phare célèbre, à sept lieues de Brest, en sentinelle avancée de l'Océan, était la patrie du pilote Tanguy et de ses deux compagnons. La conversation qu'ils avaient entamée en bas-breton, en courant leurs bordées, roulait sur différents objets, monotone et inconstante, comme les vagues qui battaient la petite barque.
—Maître Tanguy, dit l'un, des jeunes matelots, vous allez souvent à Brest, vous, n'est-ce pas? Pour moi, je ne l'ai encore vu ce fameux Brest, qu'en traversant le Goulet. On dit que c'est une bien belle ville.
—Superbe, répond Tanguy à son élève Jean-Marie. Il n'y a rien de plus beau que le spectacle; mais ce qu'il y a de plus joli, c'est le bagne, où l'on garde huit mille forçats habillés en rouge de la tête aux pieds.
—Qu'est-ce que c'est que ça, le spectacle?
—La comédie, fichue bête! Borde six pouces de ton écoute de misaine, et tiens bon dessous!
Jean-Marie, après avoir exécuté l'ordre que vient de lui donner son patron, reprend ainsi le fil de l'entretien.
—Vous disiez donc que le spectacle de Brest est une bien belle chose?
—Comment, je te demande un peu, ça ne serait-il pas beau? C'est un grand magasin tout doré en dedans, où de belles dames et des messieurs ne parlent qu'en musique, et où on brûle trente-six mille chandelles en plein jour dans l'été... Pare-toi à filer ton écoute en grand; voilà un grain qui va nous tomber à bord.... Tu ne vois donc plus les grains, toi, à présent?...—Le grain passe, le dialogue continue.
—Mais comment vous, maître Tanguy, qui étiez chef de pièce à bord d'un vaisseau de 74, avez-vous pu quitter Brest pour venir vivre chez nous? Je suis bien sûr que si vous étiez resté au service, vous seriez à présent second maître canonnier au moins; qu'est-ce que je dis? maître-canonnier, peut-être bien....
—Si j'avais voulu, j'aurais été ce que je ne suis pas, je le sais bien; mais jamais je n'ai eu d'ambition, moi. J'aime mieux manger ma bouillie de blé noir avec des loups comme vous autres, que de vivre dans les grandeurs.... File ton écoute de misaine en grand! Attrape à amener le taille-vent en double!... Chien de grain qui m'a surpris pendant que vous êtes là à me faire conter un tas de bêtises!...
—Le grain est crevé, ne vous fâchez pas. V'là l'éclaircie qui se fait dans l'Ouest. Faut-il rehisser le taille-vent et la misaine, maître Tanguy?
—Oui, rehisse tout, parce que nous allons pousser notre bordée jusqu'en vue de l'île des Saints, d'autant que j'ai rêvé la nuit dernière qu'il y aurait un grand navire à aborder dans le Sud.
—Vous avez rêvé, dites-vous? racontez-nous donc cela un peu.
—Oui, tout de suite, n'est-ce pas? comme si je rêvais tout exprès pour vous conter des histoires? Les songes sont des choses que vous ne pouvez pas comprendre, mes amis; et d'ailleurs, vous êtes trop superstitieux, dans votre pays, pour qu'on s'amuse à vous mettre un tas de balivernes en tête. Un rien vous fait trop de peur; mais ce n'est pas de votre faute: la superstition, comme on dit, sera toujours la superstition. Voyons, prends ton écuelle, et vide un peu la cale de ce bateau.
—Pardieu, ce n'est pas comme vous, qui n'avez peur ni de Dieu ni du diable!
—Quand tu en auras vu autant que moi, mon garçon, tu ne seras pas plus malin peut-être, mais tu seras au moins un peu plus déluré. En attendant, continue toujours à être aussi borné que tu l'es; c'est ce que tu peux faire de mieux.
—Combien de combats avez-vous bien eus dans votre vie?
—Tiens, il me demande cela avec son air nigaud, comme si dans mon temps on comptait les combats!
—Ah! c'est vrai, que je suis bête! Avez-vous été blessé quelquefois, maître Tanguy?
—En voilà encore une meilleure que l'autre! Il voit que j'ai un sabord de crevé, et il me demande encore si j'ai été blessé! Pourquoi donc prends-tu un écubier de la figure, enfoncé avec la pointe d'une hache d'armes?
—C'est encore vrai, vous avez perdu un oeil, et je n'y faisais pas attention dans le moment actuel... Ce que c'est pourtant que d'avoir servi! Je suis bien sûr que vous verriez des morts plein votre bateau, et des bras et des jambes coupés comme des chiques de tabac, que vous n'y feriez pas plus d'attention...
—Moi! ah bien, oui! j'ai bien autre chose à faire! Quand ma femme Soisic, mes cinq enfants et tout Ouessant, seraient écrasés à mes pieds par le tonnerre de Dieu, je fumerais ma pipe, vois-tu, aussi tranquillement sur leurs cadavres, que quand tu danses au son du biniou. On est un homme ou on ne l'est pas, quoi! En attendant, hache-moi ce bout de tabac, et allume-moi ma pipe, non pas au feu du canon, mais au feu de ton briquet, puisque tu ne connais que celui-là.»
Pendant cet entretien, qui n'avait rien de bien piquant pour ceux qui le prolongeaient, la petite barque faisait de la route vers l'île des Saints, avec la brise qui fraîchissait. L'île des Saints! nom terrible pour les pêcheurs même qui l'habitent; langue de terre hérissée de redoutables rochers, et couchée au niveau des flots comme pour surprendre et briser les navires qui viennent se perdre corps et biens sur les rescifs qui l'entourent! A l'approche de cette île imperceptible, au milieu des vagues qui se déroulent sur elle, nos trois pilotes firent, comme d'habitude, le signe de la croix. Tanguy commença un pater, son bonnet à la main; et Jean-Marie, agenouillé sur l'avant, dans le fond de l'embarcation, posa dévotement ses mains jointes, sur l'étrave. Mais en relevant les yeux, qu'il avait tenus religieusement baissés pendant sa prière, quel objet frappe ses regards? Un grand navire couvert de voiles lui apparaît à travers la brume, devenue moins épaisse, courant largue dans le Raz-des-Saints! Les trois pilotes, à cette vue, poussèrent un cri d'effroi: ils savaient que ce bâtiment allait s'abîmer sous les eaux, en poursuivant quelques minutes encore la route funeste qu'il avait prise. Il aurait fallu voir la promptitude que mirent nos trois Ouessantins à larguer, pour faire plus de route, un des deux riz qu'ils avaient pris auparavant dans leurs voiles! Rien n'égale leur impatience, si ce n'est la vivacité avec laquelle ils agissent; c'est un navire qu'ils ont à sauver: une minute de retard, et tout un équipage est perdu. Ils crient tant qu'ils peuvent, comme si à bord du bâtiment qu'ils hêlent en hurlant, on pouvait les entendre. Maître Tanguy frappe du pied, s'arrache les cheveux: Jean-Marie et son autre compagnon prient la sainte Vierge, en étarquant leurs drisses à bloc. Leur barque, chargée de voiles, risque à chaque instant de chavirer; mais ils ne font attention ni à la brise, qui les couche sur le flanc, ni à la lame, qui les couvre en déferlant par le travers. Le ciel secondera leur empressement, et comblera leurs voeux: ils touchent presque au navire, qui a dû les apercevoir. Un moment encore, et ils lui feront changer de route: une seule minute, et ils arracheront son équipage à la mort..... Vain espoir! la brume, qui pendant quelque temps s'est dissipée, s'épaissit de nouveau: on ne voit plus qu'à peine les hautes voiles du bâtiment que les regards des pilotes cherchent avec avidité dans le nuage qui les environne; il disparaît..... Et comment encore? Est-ce au sein de la brume ou dans l'abîme des flots? Quelle anxiété pour ces malheureux, dont le coeur palpitait à l'espoir d'une bonne action!..... Leur barque glisse impunément sur les bancs de roches que recouvrent à peine trois pieds d'eau: elle semble chercher dans l'épaisseur du brouillard, le bâtiment à l'endroit où ils l'ont perdu de vue il y a encore si peu d'instants. Rien ne s'offre à leurs regards, errant avec anxiété autour d'eux. Mais une éclaircie va se faire, et ils pourront bientôt peut-être arracher au naufrage les infortunés pour lesquels ils exposent leur vie avec tant de dévouement et de simplicité....
L'éclaircie se fit en effet, mais plus de navire! Nul doute qu'il venait de s'engloutir... Quelques débris s'offrent aux regards consternés des pilotes: ce sont des planches, des morceaux de pavois et des bouts de mâture, entraînés par la violence du courant, qui bouillonne autour d'eux avec un bruit effroyable. La barque de Tanguy court incertaine, en tournoyant, au milieu de ces débris, qui n'attestent que trop le naufrage du bâtiment que les pilotes n'ont pu sauver. Pas un homme ne flotte sur les vagues, pas un cri ne les appelle: les remous de la marée ont tout enlevé en bouillonnant au-dessus de l'endroit où le navire a péri. Jean-Marie, le premier encore, croit apercevoir une embarcation: un cri de joie s'échappe de sa poitrine oppressée; c'est peut-être un des canots du navire, dans lequel des naufragés auront réussi à se soustraire à la mort. À cette vue, nos pilotes se dirigent sur l'objet que leur indique leur camarade. Mais en l'approchant, cet objet ne présente plus la forme d'une embarcation: c'est une cage à poules; ils s'en emparent avec vivacité: elle deviendra au moins pour eux un indice. Mais ô surprise! sous les barreaux de cette espèce de nacelle, abandonnée aux flots, qui la submergent à chaque mouvement, ils croient distinguer un paquet enveloppé avec soin: des cris aigus sortent de ce paquet qu'ils ont déjà dégagé de la cage à poules, hallée à leur bord. L'étonnement des bons pilotes redouble lorsque, tout palpitants d'espoir, ils retirent d'un manteau encore tout trempé d'eau de mer, deux petits enfants à moitié évanouis. Une croix en bois, garnie d'or, se trouve cachée dans les vêtements dont ils débarrassent les deux jeunes naufragés. On ne peut se faire une idée de l'attendrissement du patron Tanguy, à l'aspect d'un petit garçon qui lui tend ses deux bras transis de froid. Jean-Marie s'est déjà emparé de la petite fille, et Tanguy, qui, quelques minutes auparavant, aurait vu, disait-il, sans la moindre émotion toute sa famille périr à ses côtés, se prend à fondre en larmes, en réchauffant sous sa grosse capote les frêles créatures qu'il vient d'arracher à la mort.2
Note 2: (retour) Dans le naufrage du navire le Pégase, sur les côtes de Normandie, l'équipage, voyant qu'il n'y avait plus d'espoir de sauver les passagers, plaça deux jeunes enfants confiés au capitaine, non dans une cage à poules, comme les orphelins de mon histoire, mais dans l'enveloppe en bois d'un philtre de bord. Ces deux jeunes infortunés furent trouvés noyés au fond du meuble dans lequel la prévoyance des matelots avait cru pouvoir les soustraire à la mort.
Ce n'est pas tout encore, dit-il à ses deux amis: après avoir sauvé ces petits êtres que le bon Dieu nous a envoyés, il faut essayer avant la nuit de porter secours à d'autres naufragés, qui nous élèvent peut-être leurs bras vers nous, sur ces chiennes de lames tournantes que Dieu confonde!
—Oui, oui, maître Tanguy, répondent les deux autres pilotes: courons encore quelques petits bords au milieu de ces épaves. Mais au nom du bon Dieu, ne jurez pas tant contre cette mer, qui est bien mauvaise, il est vrai, mais qui nous fait vivre, avec la protection de la sainte vierge Marie et du bon Jésus, son fils.
Et puis Tanguy élève vers le ciel la petite croix qu'il a trouvée dans les vêtements des deux enfants. Chacun des pilotes, à l'exemple de leur chef, baise avec respect ce signe révéré, et la barque continue à courir entre les débris qui couvrent la mer.
Toutes les recherches furent vaines: la nuit voilait déjà les flots; les vents d'Ouest semblaient en mollissant vouloir passer au Sud-Ouest. À onze heures du soir, ils hallèrent en effet le Ouest-Sud-Ouest, et puis après ils tournèrent au Sud: désespérés de ne rien trouver sur les vagues qu'ils avaient battues pendant plusieurs heures, nos pilotes se décidèrent à gouverner sur Ouessant, où leurs familles devaient s'inquiéter de ne pas les avoir vus rentrer à l'heure accoutumée. Ils orientèrent en larguant le ris qu'ils avaient encore conservé, de manière à rentrer chez eux sans perdre de tems. Ce fut après avoir fait leur petite manoeuvre, qu'ils purent examiner enfin en repos la trouvaille précieuse qu'ils venaient de faire.
Le petit garçon, que Tanguy avait enveloppé dans sa capote, pouvait avoir dix-huit mois ou deux ans; la petite fille, dont Jean-Marie s'était emparé, paraissait plus jeune encore que son frère, car à la ressemblance parfaite qu'ils avaient entr'eux, il n'était guère permis de douter que ce ne fussent le frère et la soeur. Leurs cris perçants pendant le trajet déchiraient le coeur de ces pauvres gens. Je sais bien ce qu'ils demandent, répétait Tanguy: ils veulent téter; mais avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas leur servir de mère. Une fois à la maison, ce sera différent. Ta femme nourrit, à toi, Jean-Marie, eh bien, elle aura un nourrisson de plus, et la mienne, un beau gros garçon en supplément.
—Oh! pour ce qui est de ça, maître Tanguy, je vous promets bien que je ne laisserai pas aller à d'autres cette chère enfant. Ce que le bon Dieu nous envoie est toujours bien reçu chez nous. Et puis, voyez-vous, j'ai dans l'idée que ces enfants-là nous porteront bonheur.
—Mon embarras à moi, tu ne le sais pas, toi, Jean-Marie, parce que tu n'as pas l'esprit assez ouvert pour ces sortes de choses-là: mon embarras donc, c'est de savoir à quelle nation ces deux petits particuliers appartiennent.
—Mais à la nation des enfants trouvés.
—Encore une bonne! Comment tu ne comprends pas que je veux dire, s'ils sont anglais ou français?
—Mais le petit garçon dit à chaque instant da da. Est-ce anglais ou français, vous qui parlez toutes les langues?
—Allons, imbécile, étarque ta misaine, et amarre-moi ferme ta drisse, qui a molli déjà de plus d'un pied. Tu ne comprends pas plus ce que je yeux te dire, que le pater noster que tu rognones à tout bout de champ, bord à bord avec notre curé.»
Pendant cette conversation, qui ne jetait pas un grand jour sur l'origine des enfants qu'ils venaient de sauver, nos pilotes avaient fait de la route, et le feu de leur île bien-aimée brillait déjà vivement à leurs jeux. Quelle joie ils se promettaient, en déposant dans le sein de leurs familles leurs deux nouveaux hôtes! Avec quel plaisir Jeanne, la femme de Jean-Marie, et Soisic, la femme de Tanguy, recevront le cadeau que leurs époux leur destinent! Nos pilotes n'étaient pas riches, tant s'en faut; l'un avait déjà deux enfants, et l'autre cinq; mais un marmot de plus ou de moins ne fait pas grand'chose pour les pauvres gens. Il n'y a que les riches qui s'affligent, en comptant avec eux-mêmes, de voir leur famille s'augmenter. Où il n'y a rien le partage est bientôt fait. C'est là ce que disaient nos trois Ouessantins.
L'arrivée du bateau pilote était impatiemment attendue dans l'île: le vent avait été fort et le temps brumeux pendant la journée; on commençait à avoir des inquiétudes sur le compte de nos trois chercheurs de navires. Tanguy passait pour ambitieux, et pour vouloir tenter trop souvent de faire des rencontres, quand ses autres confrères relâchaient prudemment. Déjà on l'accusait de s'être engagé trop témérairement dans de mauvais parages; mais quand on vit sa barque rentrer d'un air triomphant, avec quelques épaves de ce navire, qu'il avait inutilement cherché à sauver, on ne lui adressa plus que des félicitations. Sa femme lui sauta au cou; le syndic des gens de mer l'accabla de questions. Pour toute réponse il mit son petit garçon dans les bras de son épouse, en lui disant: En voilà un autre de ma façon; et au syndic des gens de mer il se contenta de dire en quelques mots, que lui, syndic, en savait tout autant que lui-même sur ce qu'il lui faisait l'honneur de lui demander.
Pour Jean-Marie, il avait déjà fait cadeau à sa femme du marmot, avec lequel il n'avait fait qu'un saut du bateau au rivage, en accostant à terre.
2
Le Baptême par précaution.
Le lendemain de l'arrivée du bateau de Tanguy, la curiosité publique se trouva très-vivement excitée à Ouessant, par la nouvelle de la trouvaille que venait de faire notre maître pilote. Tous les insulaires voulurent voir les deux jolis petits enfants sauvés si miraculeusement. Le commandant de place rendit visite aux nouveaux hôtes de la femme de Jean-Marie et de celle de Tanguy. Le juge de paix et le syndic de la marine se déplacèrent même pour féliciter ces deux bonnes mères de famille, sur l'hospitalité qu'elles avaient accordée à leurs infortunés nourrissons. Et puis arriva le curé du lieu, la pipe à la bouche, le bonnet brun sur la tête et les sabots aux pieds. Il examina attentivement la croix trouvée sur les deux naufragés; il fit ensuite un petit sermon sur le miracle opéré en faveur des deux enfants par la vertu de ce signe de rédemption; et, après avoir conclu que les petits naufragés devaient être nés dans la religion catholique romaine, il ajouta qu'il ne serait peut-être pas mauvais de les baptiser, au risque de leur administrer une seconde fois le sacrement de vie. La parole d'un curé est sacrée en Basse-Bretagne, surtout quand il s'avise d'entremêler deux ou trois mots à peu près latins, aux exhortations qu'il fait, ou aux sentences qu'il prononce en langue celtique. Quid benè non défuit, dit le pasteur, et il fut annoncé qu'on ferait administrer au plus tôt le baptême aux deux petits orphelins.
Le juge du canton voulut verbaliser avant tout; l'agent maritime fit son rapport au commissaire-général de la marine, à Brest, et Tanguy se prépara à la solennité fixée au lendemain par son gros curé.
La cage à poules, ce berceau flottant, dans lequel avaient été trouvés les enfants, donna lieu, ainsi que quelques débris ramassés par les pilotes, à plus d'une longue dissertation parmi les marins de l'île. Les uns soutenaient que la peinture verte qui la couvrait et la forme des barreaux, indiquaient assez que cette cage appartenait à un bâtiment anglais. Les autres prétendaient que le linge fin et le manteau qui enveloppaient les deux orphelins, étaient d'étoffe française; les femmes d'Ouessant, dont les connaissances en fait de toilette sont assez bornées, pensaient que les petites chemises n'avaient pu être cousues, et taillées que par une main étrangère. Enfin survint un pauvre cordonnier qui avait été marin, et qui soutint que les souliers des jeunes naufragés avaient été confectionnes aux Colonies, tant ils étaient mal cousus et de mauvaise qualité. Le curé à ce propos voulut lui appliquer le ne sutor ultra crepidam. Le cordonnier fit la grimace au curé, qui riait de ne pas être compris, et la discussion en resta là. Mais un fait sur lequel tout le monde tomba d'accord, c'était la ressemblance prodigieuse qui existait entre la mignonne petite fille et le joli petit garçon. Plus de doute, c'étaient le frère et la soeur. Malheureux enfants! s'écriait-on: ils n'ont ni père ni mère, et Tanguy alors de répondre, en montrant sa femme:—Pour qui donc nous prenez-vous, vous autres? Voyons, qu'on leur donne vite le baptême en double ration, et que tout cela finisse!
Le baptême arriva. Deux pilotes et deux grosses paysannes servirent de parrains et de marraines aux néophytes. Tanguy et Jean-Marie devinrent leurs pères adoptifs. L'un, pendant la cérémonie, se tenait dans un coin de l'église, impatienté de voir le curé prodiguer le sel et l'eau aux deux pauvres enfants qui criaient de toute la force de leurs petits poumons. Le brave homme ne concevait pas bien que l'on fit souffrir autant d'aussi faibles créatures, pour leur mettre sur les lèvres une vilaine eau salée, quand il venait de les retirer à moitié noyés du milieu de la mer. Le meilleur baptême qu'ils aient reçu, disait-il en lui-même, c'est celui d'avant-hier: ce petit garçon-là sera marin, ou que le diable m'emp—!
—Et quel nom lui donnez-vous, maître Tanguy? demanda le curé.
—Mais le mien d'abord, et puis un nom de circonstance, puisqu'il ne peut avoir un nom de famille.
—Quel nom de circonstance, encore?
—Et ma foi, appelez-le... ma foi... appelez-le Cavet, puisqu'il a été trouvé en mer3.
Note 3: (retour) Cavet signifie trouvé, en bas-breton.
On nomma la petite fille Jeannette, comme la femme de Jean-Marie, sa mère adoptive.
Le soir de la cérémonie, tout Ouessant était dans la joie et dans l'ivresse, mais dans l'ivresse du vin, car dans ces pays on boit pour célébrer chaque solennité. Les peuples auxquels sourit sans cesse un beau ciel, peuvent bien se passer de ce véhicule de gaîté que les Bas-Bretons vont puiser au fond d'un verre, et quelquefois dans les flancs d'un tonneau rempli de lie. Mais au milieu de ces rochers sauvages, toujours battus par la mer, et recouverts d'une froide et brumeuse atmosphère, comment se trouver assez de gaîté naturelle dans le coeur, pour rire au milieu d'un festin, et pour danser au bruit des vagues sur un rivage aride! Ne faut-il pas que les Bas-Bretons oublient tout ce qui les entoure, quand ils veulent se réchauffer l'imagination et se créer d'heureuses illusions? Vous trouvez que leur joie est brutale et leur rire frénétique, au sein des orgies qui les rassemblent; mais plaignez plutôt la destinée qui les force à ne jouir que d'un délire factice, et à n'éprouver que des plaisirs qui s'envolent, hélas, si vite avec ce délire d'un jour que le vin allume dans leurs sens.
Tous les instants du festin, auquel présidait maître Tanguy, ne furent pas cependant consacrés à une stupide joie: le sentiment, qui inspire quelquefois les buveurs, eut son tour. L'un des convives proposa, au sein de l'enthousiasme général, de se rendre en grand cortége autour de la barque des trois pilotes, pour procéder à une nouvelle inauguration du bateau, et clouer solennellement sur son étrave la petite croix qui passait pour avoir été le palladium des deux enfants trouvés. Cette proposition fut accueillie avec une faveur unanime par la joyeuse assemblée, qui se mit en marche, autant qu'il lui fut possible. De longs manches de gaffe, au bout desquels brûlaient des morceaux de toile à voile goudronnés, servirent de flambeaux à cette procession d'un nouveau genre. Le curé marchait en tête, car il était de la partie. Les pilotes chantaient des cantiques et des couplets à boire. On arriva au bateau, qui se trouvait à sec sur le rivage, à cet instant de la marée; et tous les assistants se mirent à danser autour de cette nouvelle arche sainte, pendant que le curé, muni de quelques longues pointes et d'un marteau, clouait avec respect la croix garnie d'or, sur l'étrave du bateau de Tanguy.—«Au nom du père, du fils et du saint Esprit, s'écria le pasteur, en s'adressant à l'embarcation, je te nomme la Croix-du-bon-Dieu!» et depuis ce temps-là, le bateau des trois pilotes ne fut connu à Ouessant, que sous le nom de la Croix-du-bon-Dieu. Le syndic des gens de mer prit note de la nouvelle appellation de la barque bénie, pour que le commissaire-général eu fût informé, afin de demander à son excellence le ministre de la marine, qu'elle voulût bien autoriser un changement de nom, qui s'était fait, et très-bien fait même, sans l'intervention de l'autorité maritime.
Le curé d'Ouessant était, au reste, un excellent pasteur, jouant aux quilles avec ses paroissiens, buvant avec eux et mieux qu'eux; les battant quelquefois, mais les aimant tous comme ses propres enfants.
Après l'orgie de la consécration du bateau de maître Tanguy, tous les assistants s'endormirent pêle-mêle, les femmes à côté des hommes, les enfants couchés sur les vieillards, et monsieur le curé entre la robuste moitié de son bedeau et celle d'un débitant d'eau-de-vie.
Partout ailleurs, on en aurait beaucoup médit le lendemain. Les pilotes ne songèrent seulement pas à s'en égayer, quand vint l'aurore, et que chacun se leva pour retourner chez soi, ou pour s'embarquer dans les bateaux que la marée bruyante faisait déjà flotter.
3
Ouessant.
Vers la fin de la paix de 1783, c'était une bien bonne île qu'Ouessant, pour ceux qui l'habitaient, et qui ne connaissaient qu'elle. Le tabac et le rum y parvenaient en franchise, avantage dont ne jouissaient pas, à coup sûr, les fumeurs et les buveurs du continent. Aussi il fallait voir avec quelle luxueuse prodigalité les heureux insulaires consommaient les denrées qu'ils se procuraient à bas prix! Lorsque les pêcheurs de sardines, de la côte voisine, abordaient les bateaux d'Ouessant, que de pipes se chargeaient! combien de gorgées de rum se flûtaient entre les marins de Camaret ou de Douamenez, et ceux de l'île privilégiée! C'était à Ouessant, cette autre Cythère des consommateurs, qu'il fallait aller vivre pour trouver le bonheur. Mais les paisibles habitants de ce lieu aimé du ciel ne croisaient pas facilement leur race. Pour obtenir droit de bourgeoisie parmi eux, il fallait s'être illustré par plus d'une belle action, ou avoir rendu plus d'un grand service à la patrie adoptive. L'espèce aborigène enfin restait aussi intacte que celle de ces chevaux-nains que produit l'île, et qui sont si recherchés par les petites maîtresses de nos riches cités.4
Note 4: (retour) L'ile d'Ouessant n'est guère connue dans l'intérieur que par ces jolis petits chevaux qu'elle produit, et dont la race ne se perpétue guère ailleurs. On raconte que c'est au naufrage d'un navire qui amenait des petits bidets arabes en Angleterre, que les naturels d'Ouessant doivent l'avantage d'avoir naturalisé chez eux une espèce de chevaux qui forme une des premières richesses de leur pays.
Les pilotes du lieu, quand ils ne trouvaient pas à gagner leur vie en conduisant périlleusement des navires dans les ports de Brest, de Camaret ou du Conquet, employaient encore très-activement leurs loisirs. Ils se livraient à la pêche, ou bien ils allaient sur les îles voisines de Béniguet et de Molène, chasser les lapins qui peuplent ces langues de terre, oubliées au sein des flots. Vivant au milieu des vagues et entre les rochers qui hérissent leurs côtes, ils portaient dans toutes leurs habitudes l'empreinte sauvage des moeurs des anciens Armoricains, leurs ancêtres; mais aussi avec ces moeurs ils avaient su conserver les vertus natives de leurs pères: le vol était ignoré chez eux; jamais ils ne fermaient leurs portes contre leurs voisins; et si parfois de malheureux naufragés venaient à franchir le seuil de leurs humbles foyers, ce seuil devenait inviolable, comme la loi, qu'ils connaissaient, du reste, assez peu. Quand l'hospitalité même avait accueilli un Anglais, en temps de guerre, cet Anglais cessait d'être un ennemi. Il devenait un frère, en vertu d'une autre loi, qu'ils connaissaient par instinct: c'était la loi naturelle et celle de leur conscience. Cependant avec des habitudes si droites et des moeurs si simples, on faisait la fraude à Ouessant, mais la fraude contre l'Angleterre en faveur de la France.
Les pêcheurs Ouessantins achetaient des petits barils d'eau-de-vie, qu'ils allaient mouiller sur les côtes de Plymouth, après avoir indiqué, dans une lettre, à leur correspondant anglais, l'endroit où ils avaient fait couler les petits barils, attachés ensemble au fond de l'eau: une bouée flottante, comme celle que l'on amarre sur les casiers de pêche, révélait aux fraudeurs de Plymouth le point où ils devaient tirer des eaux leur chapelet de barillons. Les côtres de la douane anglaise, quelquefois plus alertes que les contrebandiers, leur épargnaient la peine de faire cette pêche. Mais quel que fût le sort des objets que l'on voulait frauder, rien n'était payé avec plus de scrupule, que les avances faites par les pilotes d'Ouessant à leurs commettants d'Angleterre.
Quand la terreur éclata sur la France, comme la foudre du sein d'un orage dès longtemps prévu, la petite île de Bretagne resta calme et pure des crimes qui souillaient les rivages placés à quatre lieues d'elle. On aurait dit, à la tranquillité dont elle jouissait, qu'elle était éloignée de deux mille lieues de cette France que décimait la guillotine, et que voulaient vendre à l'étranger les traîtres de l'émigration. Mais dès que l'Angleterre déclara la guerre à notre patrie, on n'eut qu'à dire aux marins d'Ouessant: Voilà vous ennemis! et ils ne virent plus dans les Anglais que des hommes qu'il fallait repousser de leurs côtes, ou immoler à la gloire de leur pays.
Jusque-là le sort du bon Tanguy avait été marqué par une suite de circonstances heureuses, qu'il attribuait à la belle action qu'il avait faite avec Jean-Marie, en adoptant les deux orphelins. Tout lui réussissait. C'était lui qui qui faisait la meilleure pêche: les plus gros navires, il les abordait toujours le premier, pour les conduire au port. Le bonheur donne de l'assurance aux gens simples, à peu près comme il donne de la fatuité aux sots. Il fallait voir le ton de confiance avec lequel Tanguy montait sur le pont des navires qu'il devait piloter.
—Bonjour, mon capitaine. D'où venez-vous? Combien calez-vous de pieds d'eau? Faites brasser plus pointu un peu, car les vents hallent l'avant. La barre un peu dessous, timonnier!
—Et que pensez-vous du temps, pilote?
—Vous voyez bien ce ciel-là, n'est-ce pas, mon capitaine? Eh bien, je ne vous en dis pas davantage.
Et le lendemain, quelque temps qu'il fît, notre maître pilote s'écriait, en revoyant le capitaine:
Eh bien, mon capitaine, je vous l'avais bien dit hier, hein? Voyez-vous le temps qu'il fait aujourd'hui!
—C'est vrai, pilote; vous êtes prophète.
—Ah dam! que voulez-vous? c'est l'habitude que nous avons, nous autres, de deviner ces choses-là. La théorie, mon capitaine, est une belle chose; mais la pratique, c'est tout... Voulez-vous dire, sans vous commander, au maître d'équipage, de faire frapper un fort orin sur l'ancre de tribord, car le fond est grand où nous allons mouiller, et la tenue est coriace.»
Jean-Marie, le bon Jean-Marie, jadis aspirant pilote sous maître Tanguy, était devenu chef d'une barque; mais toujours soumis à la supériorité qu'il avait reconnue dans son ancien patron, il ne lui prenait jamais envie de lutter de vitesse, et de forcer de voiles, pour aborder le premier un navire, sur lequel avait déjà orienté maître Tanguy. La plus parfaite cordialité régnait entre eux enfin, parce que l'un était aussi content d'avoir conservé sa vieille autorité, que l'autre se montrait docile à la subir encore.
Revenons à nos deux jeunes orphelins, sur la tête desquels sept à huit années ont passé, depuis leur arrivée dans l'île hospitalière, qui les avait recueillis presque mourants.
Jeannette croissait chaque jour en grâce et en beauté: elle faisait la gloire de ses parents adoptifs. Cavet, son frère, était le plus fort et le plus intelligent des enfants de son âge: on le citait partout comme un prodige, et Soisic, sa nourrice, malgré son attachement pour le petit infortuné qu'elle avait allaité, ne pouvait s'empêcher de concevoir un peu de jalousie, en entendant vanter l'orphelin, aux dépens de ses autres enfants. Tanguy même, le brave Tanguy, sans partager le sentiment de préférence trop visible que sa femme accordait à ses propres enfants, élevait avec un peu de dureté son fils de l'autre bord, comme il l'appelait. Pour celui-ci, courant, comme sa petite soeur, dans les bateaux pilotes du pays, il cherchait, à un âge où les autres savent à peine comment ils existent, à se rendre utile aux bonnes gens chez qui il avait trouvé une famille. Le matin, avant que la Croix-du-bon-Dieu appareillât, il disposait tout à bord, pour que son patron n'eût qu'à lui dire de larguer les amarres. Pendant le temps qu'on passait à la mer, il gouvernait l'embarcation quand le temps était beau, ou il s'occupait à vider le fond du bateau, quand la lame embarquait à bord. De son côté, la pauvre Jeannette rendait dans la barque de Jean-Marie le même service à celui-ci; car sur la côte de Bretagne, les femmes et les filles des pêcheurs partagent à la mer les travaux et les périls de leurs époux ou de leurs pères. Les charmes du sexe bas-breton s'accommodent assez mal de ces habitudes toutes masculines; mais les moeurs et la santé des maritimes amazones de l'Armorique s'en trouvent fort bien. L'air de la mer avait un peu bruni le teint de Jeannette, mais sans rien ôter à l'expression de ses beaux yeux noirs, ni à la grâce d'un front charmant, que couvrait une superbe chevelure. C'était une fleur venue dans l'interstice de ces rochers qui bordent la mer.
L'attachement des deux orphelins l'un pour l'autre, faisait l'admiration de tous les habitants: Cavet ne revoyait jamais sa soeur sans lui rapporter les petits cadeaux qu'il recevait à bord des navires que son bateau accostait. Rencontrait-on l'un des deux enfants sur la cîme des rochers ou sur les bords arides de la mer, on était sûr de voir paraître bientôt l'autre. Jamais ils ne se promenaient sans enlacer, à la mode des couples bas-bretons, leurs petites mains déjà durcies par le travail qu'on exigeait d'eux.
Un soir, à l'heure où le bateau de Jean-Marie rentrait, Jeannette, qui s'était embarquée le matin, ne revint pas dans ce bateau. Cavet, qui depuis long-temps attendait le retour de sa soeur bien aimée, la demande en vain. Jean-Marie entraîne Tanguy dans sa maison: Cavet le suit en jetant des cris. Jean-Marie, les larmes aux yeux, peut à peine prononcer ces paroles:
—Vous savez bien la division anglaise, qui louvoie depuis quelque temps à vue de l'île. Plusieurs fois déjà le vaisseau commandant, près duquel je pêchais sans défiance, m'avait fait venir à son bord, pour avoir du poisson. Ce matin, ce même vaisseau, courant une bordée à terre, m'aperçoit. Une espèce de pressentiment me disait de me défier ce jour-là des Anglais. Je veux fuir aussi, mais le vaisseau me gagne, et tire sur moi un coup de canon à boulet. La pauvre Jeannette, épouvantée, se met à jeter les hauts cris...
—Ah ma soeur, ma soeur est morte! s'écrie Cavet.
—Achève donc, reprend avec impatience Tanguy. Les Anglais l'auraient-ils tuée, la pauvre enfant? Les monstres!
—Non, non, pas tuée, répond Jean-Marie. Écoutez-moi, je vous en prie: J'aborde le vaisseau, qui m'ordonne d'accoster. Le commodore paraît sur le gaillard d'arrière; il avait déjà vu dans mon bateau la petite Jeannette, à qui il avait fait beaucoup de caresses: cette fois, il me propose de la lui laisser à son bord. Je refuse. Il me montre une bourse remplie de guinées; je crois qu'il veut plaisanter...
—Eh bien, dit vivement Tanguy, as-tu fait la traite des blancs? As-tu vendu ta fille enfin? Parle donc, animal!
—Oh! écoutez-moi de grâce, je vous en supplie, maître Tanguy. Je jette sur le pont la bourse du commodore, et je saisis dans mes bras la pauvre petite. Le commodore me dit avec colère, que cette enfant n'est pas à moi, et qu'il sait qu'elle appartient à une famille anglaise. Je veux résister de toutes mes forces: on me jette dans mon bateau, malgré mes larmes et mes cris, et le vaisseau s'éloigne.»
Le récit de Jean-Marie porta au comble l'indignation de tous ceux qui l'écoutaient. On enleva, suffoqué par ses sanglots, le pauvre frère de la jeune victime. Allons porter nos plaintes au maire, au commandant de place et à notre curé! s'écrièrent ces braves gens, comme si les autorités de leur île avaient eu le pouvoir de punir le ravisseur anglais!
—Mais à quoi cela vous servira-t-il? leur demanda Tanguy, consterné.
—Cela nous servira à nous faire rendre justice.
—Le pensez-vous? Est-ce que notre commandant de place, avec sa garnison et ses pièces de trente-six, a quelque droit sur ces chiens d'Anglais, qui viennent bloquer Brest à une demi-lieue de la pointe Saint-Mathieu?
—Il n'y a donc plus de gouvernement en France?
—Est-ce qu'il y en a jamais eu pour de pauvres b...... comme nous? Notre gouvernement à nous, voyez-vous, vous autres, continua Tanguy, c'est ça! Il se frappait le front, et montrait ses bras nerveux, en prononçant ces derniers mots:—Demain, je m'en vais à bord du vaisseau anglais avec mon petit Cavet, et je dirai au commodore: Vous dites que l'enfant que vous avez prise appartient à une famille anglaise. Eh bien, voilà son frère: voulez-vous le prendre aussi? Non, n'est-ce pas? Vous ne voulez vous charger que des petites filles. Alors vous êtes des gueux, et puis je m'en reviendrai avec mon bateau, et gare au premier Anglais qui tombera sous ma coupe!
—Et que lui ferez-vous donc, maître Tanguy, au premier Anglais, avec votre pauvre petite barque?
—Ce que je lui ferai? Je n'en sais rien encore; mais c'est dans l'occasion que l'on fait les choses que l'on a dans la tête. Ils ont vu déjà ce que c'était que l'amitié d'un Bas-Breton: ils sauront bientôt, avec la protection de la bonne vierge Marie, ce que c'est que ma... que ma..... enfin, comment dites-vous ça?... que ma vengeance.
Le lendemain de cette allocution, maître Tanguy, tout rempli encore de la juste indignation qu'il avait exprimée devant ses compatriotes, se jeta dans son frêle bateau la Croix-du-bon-Dieu, accompagné du pauvre petit Cavet, qui pleurait toujours sa soeur. La division anglaise louvoyait encore à trois lieues au nord d'Ouessant. Dès que le pilote aperçut le vaisseau commandant à la tête des autres bâtiments ennemis, il se dirigea vers lui; mais l'amiral ne mit pas en panne pour attendre la barque qui cherchait à l'accoster. Une frégate, près de laquelle passait Tanguy, le héla, en lui donnant l'ordre de venir à elle. Force fut au pilote d'obéir. Rendu à bord, le capitaine lui demanda assez impérieusement:
—Es-tu pilote de cette côte?
—Capitaine, je ne suis pas pilote; je suis depuis vingt ans maître pilote reçu.
—Tu connais par conséquent le passage du Four?
—Mieux que vous ne connaissez, peut-être, le fond de cale de votre frégate.
—À quelle heure la marée sera-t-elle pleine dans la passe?
—Dans deux heures. Vous devez savoir cela aussi bien que moi, par l'épacte et le nombre d'or.
—Dans deux heures donc, tu me piloteras dans le Four?
Ici Tanguy se gratta l'oreille en baissant la tête, et en hésitant à répondre au capitaine, qui continua à lui parler en ces termes:
—J'ai l'ordre de canonner la batterie qu'on élève à Lochrist. Si tu me pilotes bien, comme je l'entends, cette bourse de cent guinées te sera remise. Si tu jettes, par ignorance ou par méchanceté, la frégate sur les écueils du passage, la balle que tu me vois mettre dans ce pistolet, te fera sauter la tête au premier coup de talon du navire.
—Mais mon commandant, vous ne savez donc pas que dans mon pays on me fusillera, quand on saura que je vous ai piloté?
—Tu diras, pour te justifier, que tu n'as cédé qu'à la peur de la mort.
—Allons, je veux bien gagner ces cent guinées, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement; mais comptez-les moi en attendant, cela me donnera du coeur, et vous serez toujours assez à temps de les reprendre, si par malheur il vous prenait fantaisie de me casser la boule.
Les cent guinées furent remises à Tanguy, qui ordonna à son embarcation de se tenir toujours à petite distance de la frégate. La manoeuvre commença alors; mais le capitaine anglais commanda au pilote de se tenir assis sur le bastingage, pendant que lui, monté sur une caronnade et à ses côtés, lui présenterait le bout du pistolet destiné à le percer, dans le cas où le bâtiment viendrait à toucher.
La large frégate, chargée de toile, file bientôt avec la belle brise à laquelle elle livre ses voiles élégamment bordées sur ses longues vergues; elle contourne avec grâce la partie du Nord-Est et de l'Est d'Ouessant. Les signaux de l'île annoncent son approche aux signaux du Conquet: les canonniers garde-côtes se placent à leur poste, disposés à faire feu dès qu'elle sera rendue à portée de leurs pièces. Mais de quelle consternation ne sont pas frappés les pilotes, lorsqu'à la longue vue ils reconnaissent, à la croix noire que porte la grande voile du bateau de Tanguy, que c'est lui qui pilote le bâtiment ennemi! Quoi! c'est ainsi, disent-ils, qu'il se venge de ces Anglais, contre lesquels il jetait hier au soir sa malédiction! Ah le traître! qui aurait dit ça de lui? Oh! s'il pouvait mettre cette chienne de frégate à la côte; avec quel plaisir nous irions le sauver, pour le livrer à la justice du pays, et jouir du bonheur de le voir fusiller! Ces voeux funestes ne devaient pas être tout-à-fait exaucés.
La frégate gouverne déjà de manière à enfiler la passe du Four, et à canonner bientôt la terre. Les pilotes du Conquet pensent qu'il y a à peine assez d'eau pour elle: pendant qu'ils se livrent à l'espoir de la voir toucher, le pauvre Tanguy, toujours perché sur son bastingage, commande la manoeuvre, et dès qu'il fait un mouvement, le canon du pistolet que le capitaine tient obstinément appuyé sur sa tête, se présente à son oeil effrayé. Notre pauvre homme tremblait de tous ses membres, et se repentait déjà de la résolution hardie qu'il avait prise dans un moment où il était loin d'avoir calculé les dangers auxquels son projet l'exposerait. C'est tout au plus s'il lui restait assez de sang-froid pour dire, selon le besoin, loffe, laisse arriver; comme ça va bien! Ces maudites batteries de la côte, qui allaient faire feu, cette arme du capitaine toujours dirigée sur lui, sa femme, ses petits enfants, son île chérie, tout cela effrayait son imagination ou brisait son coeur, et cependant il n'y avait plus moyen de reculer.
Le fort de Lochrist commença à tirer: la détonnation de ces pièces que Tanguy redoutait, il n'y avait encore que quelques minutes, sembla au contraire lui ôter le poids énorme qu'il se sentait sur la poitrine. La frégate riposta, et au moindre geste que faisait le pilote, perché comme un therme sur son bastingage, toujours le bout du pistolet du capitaine accompagnait chacun de ses mouvements. Le feu commencé entre la terre et la frégate devient plus vif, les boulets sifflent, la mitraille pleut. La fumée, ronde, épaisse et blanche, qui sort des flancs de la frégate, couvre à chaque volée et les bastingages et les basses voiles. Dans un de ces moments où le fracas de l'artillerie ébranle le navire, et où les nuages de la poudre en feu voilent tous les objets sur le pont, Tanguy, que le capitaine a sans cesse tenu par le collet au début de la canonnade, saisit le bras de son incommode surveillant; le coup de pistolet qui lui était promis part; mais la balle, détournée de sa direction, le manque, et au même instant, notre pilote s'élance à la mer, plonge sous l'eau, et reparait à dix brasses du bord: les coups de fusil sifflent sur sa tête, qui sort des flots; il disparaît encore; son bateau, resté jusque-là près de la frégate, aperçoit un homme à la mer: il court sur lui; la frégate lance quelques paquets de mitraille sur la Croix-du-bon-Dieu, qui s'éloigne d'elle; les voiles de la barque sont criblées, sa coque percée; mais la barque court toujours à terre, et elle a le bonheur de sauver son patron sous la grêle de boulets et de biscaïens, qui fait jaillir la mer autour d'elle. Pauvre frégate, si bien espalmée quelques minutes auparavant, si bien disposée au combat, et si fringante dans sa voilure et sa haute mâture! Abandonnée par le pilote qui la faisait passer comme une anguille entre les roches et les rescifs du Four, elle glisse avec la vitesse d'un poisson vers une basse terrible qui va la dévorer, comme ces monstres des mers que l'imagination des anciens plaçait sur les côtes de la Sicile; elle court cependant encore, elle tonne: son pavillon est hissé tout haut, au-dessus des nuages de fumée dont elle marche si majestueusement enveloppée. Pas un homme ne bouge à son bord...... Un bruit effroyable se fait entendre, ce n'est plus celui de la foudre qu'elle lance: c'est son fond qui laboure, en craquant horriblement, les rochers sur lesquels elle s'étend en filant encore avec vitesse, et en s'enfonçant dans les flots qu'elle entr'ouvre, et qui, mugissants, se replient sur elle: sa mâture chargée de voiles immenses, s'incline, tombe, les vagues l'entraînent: des centaines d'hommes se disputent, à la surface de la mer, la place qu'ils saisissent sur les débris du vaste bâtiment. Et Tanguy, triomphant dans son petit bateau criblé de biscaïens, lève les mains au ciel, en criant, comme si tout l'univers était là pour l'entendre: C'est moi, c'est moi qui ai fait tout ça! vive l'Empereur! mort à l'Anglais!
Des chaloupes canonnières, mouillées en rade du Conquet, sortent aussitôt pour recueillir les lambeaux de la frégate naufragée, et le reste de son malheureux équipage.
Tanguy, l'illustre Tanguy, aurait bien pu, après son beau fait d'armes, aller au Conquet recevoir l'ovation à laquelle il devait assez justement prétendre: il n'avait qu'une lieue à courir, en continuant sa bordée, pour se rendre dans ce petit port. Mais, toujours fidèle à cet amour national qu'ont surtout les insulaires, il aima mieux faire quatre lieues pour arriver à Ouessant, qu'une seule lieue pour aborder au Conquet. C'est dans sa patrie qu'il est le plus doux de jouir d'un succès: ce sont les applaudissements de ceux qui nous ont vus naître, qui sont les plus flatteurs au coeur. Et qu'est-ce que l'estime ou l'admiration des hommes que l'on ne connaît pas?
L'arrivée de la Croix-du-bon-Dieu à Ouessant, avec ses voiles déchirées par les boulets et sa coque mitraillée, fut un véritable triomphe. Après que Tanguy eut raconté son aventure, le commandant de place s'écria:
—Brave homme, tu as bien mérité de la patrie!
—Le syndic des gens de mer: J'en ferai part à son excellence monseigneur le ministre de la marine et des colonies.
—Le curé: Je vous bénis, au nom du père, du fils et du saint Esprit!
—La bonne Soisic, la femme de Tanguy: Viens-t'en te changer, car tu es encore tout mouillé.
Les assistants, attendris, se contentèrent de répéter, avec l'accent du regret et de l'admiration: Et nous, qui le prenions pour un traître!...
Viens ici, petit Cavet, s'écria à son tour le patron, un peu remis de ses émotions de gloire. Viens ici, à moi. Le petit Cavet s'approcha:
—Vous voyez bien cet enfant, monsieur le curé? Eh bien, les boulets ne lui ont pas plus fait de peur, qu'à moi un verre d'eau-de-vie! Vous l'avez baptisé et rebaptisé avec de l'eau et du sel, n'est-ce pas? Moi, je viens de le baptiser avec de la mitraille, et sa pauvre soeur Jeannette est un peu vengée de l'Anglais, qui nous l'a escamotée, le gueux!
—C'est fort bien fait, maître Tanguy; mais après avoir jeté cette frégate à la côte, pourquoi n'avez-vous pas cherché à sauver une partie de son équipage? La charité chrétienne vous l'ordonnait.
—Moi, monsieur le curé! je ne sauve jamais les gens que je noie.
Et maître Tanguy alla boire et fumer toute la nuit avec ses compatriotes, remplis d'un saint respect pour lui, et d'un tendre sentiment de bienveillance pour son fils adoptif, le petit Cavet.
Les Bas-Bretons n'ont pas besoin de boire pour être de très-bonnes gens; mais, néanmoins, c'est presque toujours en buvant qu'ils prennent les résolutions les plus généreuses. Pendant que les bouteilles d'eau-de-vie se vidaient en l'honneur de la belle action de Tanguy, les pilotes ne se lassaient pas d'embrasser Cavet, qui passait de main en main autour de la table, avec les verres dont on lui faisait avaler le reste malgré lui.—C'est bien, tout cela! s'écria son père: mais cet enfant, qui est malin comme un singe, ne sait pas encore lire, et ça me fait honte pour lui. Les Anglais m'ont donné cette bourse de cent guinées pour les noyer; je ne leur ai pas volé leur argent, parce que je suis un honnête homme avant tout. Sans le malheur arrivé à ce pauvre petit bonhomme, qui a perdu sa soeur, je n'aurais pas happé ces cent guinées, bien certainement; et comme c'est quasiment lui qui me les a fait gagner, il est juste qu'il en ait sa part. Ainsi je lui en donne la moitié pour qu'il aille à l'école de Brest.
—Oui, oui! dirent tous les pilotes. Et Jean-Marie ajouta:
—Il faut, chaque mois, que nous donnions chacun un demi-écu pour que Cavet, qui est bien triste, le pauvre enfant, depuis qu'il n'a plus sa pauvre Jeannette, soit éduqué à Brest, et qu'il ne soit pas toute sa vie une fichue bête comme nous, en vous exceptant cependant, maître Tanguy.
—Bravo! s'écrièrent tous les pilotes: ce sera maître Tanguy qui sera chargé de recevoir un demi-écu tous les mois, sur notre pilotage, pour payer la pension de Cavet.
Le jeune orphelin pleurait de joie et de reconnaissance, en entendant ses bienfaiteurs parler ainsi: il se jetait tour à tour au cou de Tanguy et dans les bras de Jean-Marie, et ceux-ci, malgré eux, sentaient couler sur leurs joues, déjà enluminées, des larmes de bonheur et d'attendrissement. Il fut décidé, assemblée tenante, que maître Tanguy partirait le plus tôt possible pour Brest, afin de mettre en pension celui qu'il regardait comme son fils. Il promit de s'acquitter de cette tâche, et il tint parole.
4
Voyage à Brest.
On se disposa donc, à Ouessant, au grand voyage de Brest. Le bateau la Croix-du-bon-Dieu, bien réparé, trop bien réparé peut-être de ses glorieuses avaries, conduisit à la ville les quatre pilotes avec lesquels Tanguy avait été chargé d'aller arranger l'affaire de son nourrisson. Cavet, tout inondé de ses larmes et de celles de sa nourrice Soisic, partit au milieu d'eux, accompagné des bénédictions de toute l'île. On arrive à l'entrée du port de Brest. Que d'étonnement et d'admiration dans les yeux des Ouessantins, qui, pour la première fois, voyaient le magnifique spectacle d'un port militaire et d'une ville guerrière! Ces vaisseaux de ligne, où le tambour battait comme dans une caserne; ces arsenaux immenses, où une multitude d'ouvriers préparaient les foudres qui devaient venger la France; les cris des matelots; les sifflets aigus des maîtres d'équipages; le bruit des chaînes des forçats; l'éclat des armes; le fracas des exercices à feu; tout éblouissait, fatiguait ou consternait ces hommes simples, dont le seul murmure des vagues et des vents avait agité le berceau et la vie.
En se dirigeant dans les rues tumultueuses de Brest, pour arriver chez le maître de pension qu'on avait indiqué à Tanguy, les inconvénients de la célébrité, d'une célébrité pourtant bien nouvelle, vinrent assaillir notre pilote. La foule suivait avec curiosité, avec avidité, les six Ouessantins, dont la mise d'apparat ne laissait pas que d'être assez bizarre au milieu d'une grande ville.
—Qu'est-ce que c'est que ça? s'écriait-on sur leur passage.
—Mais c'est le pilote qui a mis la frégate anglaise à la côte.
—Mais un peu! répondait Tanguy, impatienté. Est-ce que ça vous fait quelque chose, à vous?
—Tiens, il a un oeil de moins!
—Et vous autres, eu avez-vous un de plus? Ils arrivèrent, toujours la foule à leurs trousses, chez le maître de pension:
—Monsieur le maître d'école, lui dit Tanguy, voilà un enfant que j'ai trouvé à la mer, il y a à peu près douze ans, et je me suis fait son père, comme de raison. C'est déjà marin comme les cordes, et pilote comme un rocher. Il est aussi bon pratique de la côte que moi; mais ça ne sait pas encore lire.
Ici Cavet rougit jusqu'aux oreilles, et baissa sur le plancher des yeux remplis de grosses larmes.
—Eh bien! est-ce qu'il faut pleurer pour ça? Crois-tu être déshonoré parce que tu ne sais pas lire? Est-ce que nous autres, nous sommes plus savants que toi? Et cependant nous sommes d'honnêtes gens. Lève donc ta tête, imbécile!... Tanguy continua.
Nous nous serions bien présentés à un maître calfat ou à un maître voilier; mais on nous a dit qu'il était trop âgé pour devenir calfat ou pour apprendre la couture, et qu'il n'était plus bon qu'à faire un capitaine ou tout au plus un chirurgien. Il faut donc lui donner de l'éducation, et nous vous paierons ce qu'il faudra pour qu'il ne soit pas aussi borné que nous.
Le professeur était un excellent homme, qui demanda peu, et qui se chargea avec plaisir de l'éducation du petit pilote. Nos loups de mer, enchantés du succès de leur démarche, emmenèrent pour le soir seulement avec eux leur élève, qu'ils grisèrent avant de se séparer de lui. Le lendemain ils appareillèrent pour retourner à Ouessant, tout émus de l'adieu qu'il avait fallu dire au jeune orphelin, mais très-contents d'avoir fait une bonne action.
En trois semaines le jeune élève sut lire; au bout de trois mois, il écrivait déjà les petites leçons qu'il apprenait avec une ardeur infatigable. Cette vive et sûre intelligence surprenait et enchantait ses professeurs. C'était un sourd-muet, qui venait de recouvrer un sens et un organe nouveaux; mais à mesure que la sphère de ses idées s'agrandissait, son caractère prenait une teinte plus sombre. Le travail semblait être plutôt pour lui un besoin qu'un devoir; et loin de rechercher, comme les autres enfants de son âge, la récompense de ses progrès dans ces jouissances d'amour-propre que les professeurs réservent à leurs élèves, Cavet paraissait ne supporter qu'avec une espèce de honte les éloges qu'on prodiguait à son application et à ses rares facultés. Jamais on ne le voyait partager avec ses jeunes condisciples le plaisir de leurs bruyantes récréations. Il n'y avait enfin en lui rien d'ingénu ni d'expansif, et pourtant ses traits étaient vifs et doux, son regard innocent et paisible.
Une telle disposition d'humeur inquiétait l'homme instruit et bienveillant à qui son éducation avait été confiée. Il avait d'abord attribué à l'excès du travail la mélancolie qu'il remarquait dans son jeune élève; mais les lectures auxquelles se livrait celui-ci lui indiquèrent la pente de son esprit et la nature de son caractère. Plusieurs fois son professeur avait été réduit à écarter de lui ces livres où La Rochefoucauld, Helvétius et Jean-Jacques. ont calomnié trop souvent la nature humaine et la civilisation. Les jeunes gens élevés dans l'austérité de l'étude ne sont que trop disposés à se nourrir l'esprit, de ces productions éloquentes, dans lesquelles la misanthropie de plusieurs moralistes ardents offre de bonne heure un aliment à des âmes qui détestent la société avant de l'avoir connue. Lequel de nous n'a pas été à quinze ans l'ennemi des femmes, avec Juvénal ou Boileau, et le contempteur de la nature policée, avec Rousseau? Mais chez notre orphelin, cette disposition à haïr la société prenait une direction plus sérieuse que chez la plupart des enfants de collège, parce que cette direction avait chez lui un motif. Le pauvre Cavet était sans famille, sans nom, sans protecteur puissant. Cette éducation, qui tendait à lui faire connaître toute l'étendue de ses facultés, lui apprenait aussi à apprécier tout ce qui lui manquait du côté de la position que ses moyens devaient lui acquérir dans le monde. Lorsqu'au terme de l'année, il voyait d'heureuses mères venir chercher leurs enfants couronnés dans les concours, où il avait lui-même obtenu le premier prix, il gémissait de ne pouvoir faire l'hommage de ses succès à une famille qui en aurait été fière. Nourri par la charité de quelques pauvres pêcheurs, élevé par leur générosité, il sentait trop bien ce qu'il devait à leurs bienfaits, pour ne pas éprouver aussi tout ce qu'il aurait voulu devoir à une famille qui aurait été la sienne... Une soeur lui avait été laissée par ce sort cruel qui lui avait ravi tout hors la vie. Cette petite soeur avait partagé son infortune, l'innocence de ses premières années, la douceur de ses jeux, l'amertume même de leurs premières peines; mais un Anglais puissant, mais un monstre, avait arraché cette soeur bien aimée à sa tendresse... Un Anglais!.... Oh! qu'à ce nom, oh! qu'à cette idée de la violence et de la brutalité, le jeune orphelin sentait s'allumer de rage dans ce coeur, dont il cachait à tous les regards les mouvements impétueux!
A chaque vacance, Cavet obtenait la permission d'aller voir à Ouessant ses parents adoptifs, qui ne le recevaient jamais sans se montrer orgueilleux de pouvoir dire: Celui-là aussi est notre fils! Oui, disait Tanguy, en allant visiter avec lui toutes les maisons de l'île, celui-là nous fera honneur dans peu. Il en sait déjà plus que nous tous. Quelle gloire pour l'île d'Ouessant, qui n'a fourni encore que des pilotes, s'il pouvait un jour devenir capitaine au long-cours!.... Un capitaine au long-cours!... Vous figurez-vous cela, vous autres? Je mourrai content si de l'oeil qui me reste je puis voir, dans quelques années, Tanguy-Cavet commander un navire de deux à trois cents tonneaux. C'est tout ce que je demande au bon Dieu pour la fin de mes jours.
—Oui, répondait l'orphelin; mais pour devenir capitaine, il me faudrait naviguer, mon père, et vous ne voulez pas encore que je quitte mes classes. Cependant, si vous me laissiez battre un peu la mer dans les bateaux d'Argenton, de Labervrack et de l'Ile-de-Bas, je parviendrais à connaître bientôt la côte; et alors je pourrais m'embarquer utilement sur un des corsaires qui relâchent dans la Manche. Ils gagnent de l'argent, au moins les corsaires!
—Et tu veux donc en gagner aussi, toi?
—Sans doute. Ne faut-il pas que je vous rende un jour tout ce que je vous ai coûté?...
—Eh bien! est-ce que tu as besoin de pleurer encore pour cela? Il pleure toujours ce petit diable, comme si on lui reprochait ce qu'on a fait pour lui!—Allons, puisque définitivement tu le veux, va-t'en patouiller dans les bateaux des pratiques; et apprends surtout à bien prendre tes marques à terre, car, vois-tu, c'est le marquage qui fait les bons pilotes; il n'y a que cela qui puisse former un homme. Mais, au surplus, je verrai bien, dans quelques mois, si tu en sais plus que tous ces lamaneurs, qui font le métier comme de vraies mécaniques à piloter les navires.
Cavet quitta sa pension avec une éducation fort imparfaite encore, pour courir les mers de la côte pendant quelque temps. Mais chaque fois qu'il revenait à Ouessant, il n'oubliait pas de demander: Et ma pauvre soeur? Pas de nouvelles encore?
Et chaque fois on lui répondait: Pas de nouvelles!
Un jour cependant, son père adoptif arriva tout joyeux vers lui, au moment où il revenait le voir, après un petit voyage sur les attérages de Péros. Bonne nouvelle! bonne nouvelle! s'écria-t-il, du plus loin qu'il l'aperçut: Jean-Marie vient de recevoir, par une embarcation anglaise, une lettre et une bourse de la part de ta soeur. Viens vite, viens nous lire, viens lire cette lettre.
Cavet accourt tout palpitant: les pilotes, ses amis, lui remettent la lettre, qu'il ouvre avec agitation. Il lit:
«Mes bons amis, mes véritables et mes seuls parents,
«Vous avez dû être bien inquiets sur mon sort, depuis le temps où l'on m'a séparée de vous; mais rassurez-vous. L'homme généreux qui m'a pris sous sa protection, me fait donner une éducation dont je crois avoir profité. Qu'il vous suffise de savoir que je suis heureuse, et qu'on m'élève pour occuper un rang bien supérieur, sans doute, à la condition dans laquelle j'étais née... Un jour, un jour, j'ose l'espérer, avec la grâce de Dieu, je vous reverrai, je reverrai mon frère, mon bon frère, sans lequel, je le sens bien, il me serait impossible de vivre long-temps. Adieu, adieu, mes bons amis! Recevez de votre pauvre Jeannette un petit présent, dont je destine la moitié à mon frère. Mon seul désir est de vous faire tout le bien que vous méritez, et que ne cessera de vous souhaiter toute sa vie votre bien aimée et reconnaissante,
«JEANNETTE.»
Cavet, après avoir lu ces mots d'une voix altérée, s'arrêta, tant son émotion était vive.
—Mais il y a encore autre chose, lui dit Tanguy; monsieur le curé nous a dit avoir vu un baragouinage en anglais, après la lettre de Jeannette. Va donc de l'avant, et plus vite que ça!
—Oui, oui, effectivement, reprit Cavet, dont un nuage semblait obscurcir la vue; et il continua, en traduisant ainsi les mots d'anglais ajoutés à la lettre de Jeannette:
«Soyez sûrs que la jeune enfant, que vous avez si long-temps traitée comme votre fille, ne recevra de moi que des bienfaits et que l'exemple des bonnes moeurs. Je la destine à l'un de mes neveux, dont elle fera, j'en suis sûr, le bonheur et la gloire.
«Commodore WOODBRIDGE.»
Deux sacs remplis de guinées étaient joints à ce billet. L'un portait ces mots: A mon père Jean-Marie; l'autre, ceux-ci: A mon bon frère Tanguy Cavet. Cet argent fui présenté à Cavet, qui s'en empara avec brusquerie: étonné de l'expression de sa physionomie à la vue de cet or, Jean-Marie demande à l'orphelin ce qu'il veut en faire.
—Ce que je veux en faire, répond Cavet; tiens.... et au même instant, il jette avec colère les deux sacs de guinées dans les flots, sur lesquels les bateaux-pilotes étaient ramarrés près du rivage.
Jean-Marie. tout surpris de la vivacité de cette action, s'écrie, dans un moment où il ne calculait que la perte qu'il venait de faire: mais il a aussi jeté ma part à l'eau!
—Ta part! répond Cavet, avec mépris: je te la rendrai, et tu pourras au moins la recevoir, de ma main, sans rougir.
Cavet s'éloigne à ces mots: il sent le besoin d'être seul. La lettre que lui ont remise les pilotes, il la pose sur son coeur, qu'elle brûle. Cette lettre, qu'il relit cent fois et qu'il déteste, il la gardera par un secret instinct de vengeance. Il sait enfin le nom de celui qui lui a ravi sa soeur; si jamais il pouvait!.... Elle se dit heureuse, s'écrie-t-il! L'infortunée ne sait pas encore le sort qu'on lui prépare: son ravisseur lui a fait donner de l'éducation pour rendre ses infâmes plaisirs plus piquants, et le déshonneur de sa victime plus digne de lui. Et il voulait encore nous faire accepter le prix de cette malheureuse enfant!... Le lâche! Que ne peut-il savoir le cas que j'ai fait de ses honteux présents, et l'espèce de reconnaissance qu'ils m'inspirent! Mais l'homme à qui il en destinait une partie, pleure peut-être l'or dont je l'ai privé. Je lui ai promis de lui payer la part sur laquelle il comptait, ce malheureux: il l'aura sa part, il l'aura bientôt, dussé-je acheter de ma vie la somme qu'il lui faut? Il y compte, le malheureux; il l'aura....
Errant toute la nuit sur les rochers de l'île, absorbé dans ses cruelles réflexions, il n'entend ni la voix des pêcheurs qui l'appellent, inquiets de son absence, ni les pas de ses camarades, qui le cherchent dans les cavernes qu'il parcourt; accablé de fatigues et de douleur, il s'arrête quelquefois enfin, et ce sommeil, qui ressemble aux spasmes de l'agonie, s'empare de ses organes vaincus. Il s'endort, sa tête exaltée se penche: un rêve bondissant vient agiter encore ses sens déjà si cruellement tourmentés. C'est un navire ennemi dont il s'empare avec une simple barque de pêcheur. Cette idée fantastique, que poursuit son imagination en délire, convulsionne tous ses membres, et ses lèvres frémissantes laissent échapper plusieurs fois ces mots: Tu la veux, ta part: tu l'auras. Tiens, la voilà!
Ses paupières fatiguées se rouvrirent bientôt. Le jour éclairait déjà l'horizon, et s'étendait sur la mer tranquille, qui gémissait mélancoliquement sur les plages de l'île. Tout préoccupé encore du songe auquel il vient de s'arracher, Cavet aperçoit sur les flots, que la nuit abandonne, un bâtiment immobile..... C'est mon rêve, s'écrie-t-il, en s'essuyant les yeux, comme s'il craignait de s'abuser encore: puis il court au milieu des pêcheurs, qu'il réveille, en répétant toujours: C'est mon rêve, c'est mon rêve!
Les pêcheurs attribuent d'abord le désordre de ses sens et de ses discours à la douleur qui l'égarait la veille; mais il leur montre le navire dérivant vers l'île, au sein du calme; mais il leur raconte le songe qu'il a fait, les moyens que dans son sommeil la Providence semble lui avoir révélés, pour s'emparer du bâtiment ennemi: les jeunes marins l'écoutent. Convaincu comme il l'est, il les persuade; superstitieux comme ils sont, ils se laissent entraîner. On va chercher quelques armes dans les cahuttes voisines, et quinze ou seize petits marins consentent à s'embarquer sur le bateau de Tanguy, sur cette Croix-du-bon-Dieu, si heureuse jusque-là dans tous les événements de mer, qu'Ouessant a été appelée à admirer.
Tanguy consent aussi à prêter sa barque chérie à son fils adoptif; mais, devenu prudent, il se refuse à partager le sort de ces corsaires improvisés, qui partent armés seulement de quelques mauvais fusils de chasse.
—Si c'est un navire de guerre encalminé, que feras-tu? demanda-t-il à Cavet.
—Nous jetterons nos armes à la mer, et nous lui dirons que nous sommes venus pour lui porter secours, en voyant le danger qu'il court avec les courants qui le drossent.
—Et si c'est un navire marchand?
Oh! alors nous tapperons à bord, et Dieu ou le diable fera le reste. La division anglaise est loin; et avant qu'elle ne puisse le secourir, il sera à nous et à vous aussi.
En disant ces mots, il embrasse avec une sorte de délire son père Tanguy, il jette un coup d'oeil de mépris à Jean-Marie. et saute à bord du bateau avec son nouvel équipage. La barque était lourde en calme. Les avirons sont bordés: ils frappent à coups réguliers la mer immobile; les deux voiles que l'on hisse tombent flasques sur les mâts qu'elles frappent à chaque coup de roulis. Cavet, placé à la barre, encourage ses nageurs à ramer ensemble et avec force. La Croix-du-bon-Dieu s'éloigne du rivage couvert de la foule des spectateurs impatients. Le bâtiment aperçu grossit déjà à la vue de ceux qui se proposent de l'abandonner s'il est armé, et de l'attaquer s'il est sans défense. Une mauvaise longue vue est braquée sur lui, et Cavet, après l'avoir observé, annonce que c'est un-brick marchand. Le courage redouble: les avirons font bouillonner la mer le long de la barque, qu'ils forcent à sailler avec une extrême vitesse. Le jour se fait; le navire encalminé met ses embarcations à la mer, et les fait nager sur son avant, pour se haller au large; mais cette masse reste immobile au sein des flots que nos petits pilotes fendent avec rapidité: ils gagnent le navire, et tellement même, que bientôt ils parlent de faire feu sur lui.
Mais c'est en ce moment décisif que la scène la plus plaisante se passe à leur bord! Beaucoup plus au fait de manoeuvrer pacifiquement leur barque, que de faire le coup de fusil, ils ne savent'trop comment commencer le feu. Cavet passe de l'arrière à l'avant dans cet instant solennel: il ordonne à ses guerriers, encore bien novices, de l'imiter; et pendant qu'une partie de l'équipage continue à ramer, l'autre portion ajuste l'arrière de l'ennemi, et fait pétiller la fusillade, non sans que chacun des héros n'ait fait le signe de la croix, et n'ait fixé son bonnet brun sur ses oreilles, avant de lâcher son coup. Cette attaque, toute grotesque qu'elle est, réussit. Le navire assailli par nos nouveaux Jean-Bart, hisse son pavillon, un large pavillon espagnol. Attention, voici le moment! s'écrie Cavet, prenant une posture héroïque: il arbore sa couleur, c'est pour nous envoyer du tabac par l'arrière!» Tous ses intrépides compagnons se couchent dans le fond du bateau, à ce mot d'avertissement. Mais le pavillon espagnol n'a été hissé que pour être bientôt amené, et pour donner aux vainqueurs un signal de reddition. Des cris de victoire s'élèvent à cette vue, du groupe des petits corsaires, qui deviennent indomptables. Ils abordent, le fusil couché en joue, le brick vaincu. C'était un bâtiment de Cadix, qui venait d'être pris par des mousses en sabots!...
5
Première Prise.
Grande était sans doute la joie de nos petits vainqueurs, et leur embarras aussi.
Ils venaient d'amariner un navire dont ils ne savaient plus que faire.
—Comment le conduirons-nous à Ouessant? demande un des gens de Cavet à celui-ci.
—Comment? tu vas le voir. Il faut que nos prisonniers nous aident eux-mêmes à conduire leur bâtiment au port.
—Parles-tu espagnol, Cavet, et pourras-tu te faire entendre d'eux?
—Tu vas voir qu'avec ce bras-là on parle toutes les langues.
Et au même instant, Cavet ordonne d'un geste impérieux, aux matelots espagnols qui se sont jetés dans la cale, de monter sur le pont et de sauter dans leurs embarcations, pour nager sur l'avant de la prise. Ils obéissent au geste du capitaine Cavet, et bientôt ils hallent sur l'avant la touline qu'on leur présente, et le navire s'achemine vers l'île, roulant tribord et babord au sein du calme, qui favorise avec le courant le projet des petits Ouessantins.
Le capitaine espagnol se montrait altéré. Être pris par des enfants! Mais ces enfants tenaient toujours leurs fusils à la main, et ils couchaient en joue de temps à autre les canotiers, qui nageaient péniblement sur l'avant du navire. Il n'y avait pas moyen de résister, et il fallait bien se résigner, car les vainqueurs heureux ne sont pas ordinairement faciles.
Les pilotes, qui, restés à terre, avaient suivi de l'oeil avec la plus grande anxiété toute la manoeuvre des petits pêcheurs, ne pouvaient encore s'expliquer comment ils étaient parvenus à se rendre maîtres du brick à vue. Mais quand ils virent la prise s'approcher avec le pavillon espagnol renversé, ils ne purent plus douter du succès que ces enfants venaient de remporter. La joie des habitants de l'île fut au comble. On détacha du rivage toutes les embarcations dont on put disposer. Tout le monde voulut aller à la rencontre de la prise: le curé d'Ouessant lui-même se jeta, malgré son obésité, dans un des canots, et en moins de quelques minutes le Palafox (c'était le nom du bâtiment capturé) se trouva environné d'une multitude de chaloupes, qui aidèrent à l'envi à faire cingler le navire à terre.
Tanguy, en embrassant son fils adoptif, ne sut que pleurer d'ivresse: il ne put lui parler.
Le curé, en montant à bord de la prise, s'empressa de bénir le premier navire capturé par ses ouailles. On plaça le ministre des autels à la barre du gouvernail, pour porter bonheur à la prise, et pour faire honneur au bâtiment.
Jean-Marie tendit la main à Cavet; mais celui-ci, avant de recevoir les félicitations du pauvre Jean-Marie, lui dit solennellement:—Tu regrettais hier la part d'or qui te revenait de la charité du commodore anglais; tiens, voilà de quoi te payer ta part!
Et en prononçant ces mots avec l'accent du reproche, Cavet montrait à Jean-Marie humilié le pont du navire, de l'avant à l'arrière.
En peu d'instants le Palafox se trouva amené, amarré à terre dans une des bonnes criques de la côte escarpée d'Ouessant. On remit les prisonniers à l'autorité, qui, de son côté, s'empressa d'apposer les scellés sur les panneaux et les écoutilles de la prise, afin d'assurer, disait-on, l'intégrité du partage à chaque intéressé. Le vin de Bénicarlos, extrait de la cambuse du Palafox, alla abreuver à flots épais tous les gens qui venaient féliciter Cavet du succès de sa téméraire entreprise. L'enthousiasme était dans toute l'île. On ne parlait que de l'audace et du sang-froid des petits corsaires, et de leur intrépide petit chef.
Qu'une prise fait bien à terre dans une île sauvage, lorsque ses vergues et sa haute mâture dominent au loin les rochers arides au milieu desquels s'ébat un large pavillon renversé! De quel orgueil se sentaient animés les naturels d'Ouessant, en voyant le Palafox enterré entre les cailloux du rivage, comme un renard dans un piège de fer! Et quel bon air de piraterie cette prise donnait à l'île, où les marins à la jambe velue, à la figure arénacée, n'avaient encore su conduire que des paquets immenses de goémon pour fumer leurs terres paresseuses! Eux qui ne se croyaient que les premiers lamaneurs5 de la côte de Bretagne, les voilà devenus des espèces de corsairiens, d'intrépides forbans. Ils ne se sentaient pas d'aise, et tous voulaient armer leurs bateaux de pêche, en course, et aller au loin écumer la mer, à laquelle jusque-là ils n'avaient demandé que du poisson à pêcher et des navires à piloter.
Note 5: (retour) Nom que l'on donne aux pilotes côtiers.
Il fallut songer à conduire à Brest le brick le Palafox, ce brick si précieux pour eux, ce gage parlant de leur gloire. On lui composa un équipage d'élite. Le commandement en fut laissé à Cavet, sons lequel maître Tanguy s'honora de remplir les fonctions de second dans le petit trajet d'Ouessant au Fer-à-Cheval. Avec quelle sollicitude nos bons pêcheurs pilotèrent leur prise, pendant les huit lieues qu'ils avaient à faire pour mettre leur capture en sûreté! Ils rangeaient tous les cailloux à les toucher, comme s'ils avaient été à chaque instant poursuivis par la division anglaise qui louvoyait au large. Nulle passe dangereuse ne leur paraissait assez sûre contre l'audace des croiseurs qui ne songeaient seulement pas à eux: ils fignolaient tous les écueils en fins pilotes, jaloux d'employer la fleur de leur science côtière, à préserver de toute tentative ennemie ce qu'ils avaient de plus cher au monde.
Enfin, après quelques heures de travail et d'anxiété, ils mouillèrent dans le port de Brest, après avoir salué le stationnaire de quelques coups de canon, tirés par deux mauvaises pièces qu'ils avaient sur le pont.
La foule curieuse assista au débarquement de nos pilotes. Un commissaire-général de marine fendit les flots de la multitude pour demander aux insulaires: Qu'est-ce que c'est que ce navire?
—Le Palafox, brick espagnol, si vous savez, monsieur le commissaire, ce que c'est qu'un brick.
—Et qui a pris ce bâtiment?
—Moi!
—Vous?
—Et pourquoi pas? Il me semble que j'ai tout ce qu'il faut pour prendre, aussi bien qu'un autre, un navire comme ça.
—J'avais cru que c'était un bâtiment de l'État qui avait capturé ce brick.
—Ah! oui, c'aurait été plus régulier, n'est-ce pas? Mais c'est un bateau de pêche avec une douzaine de mousses comme moi. La manière de prendre, au surplus, ne fait rien à l'affaire. Ce qu'il est important de savoir, c'est la part qui nous reviendra pour avoir mis ce brick là dans le sac.
—Mais, mon petit ami, vous pourrez avoir le tiers du navire.
—Pourquoi pas tout, puisque c'est nous qui l'avons pris tout et tout seuls?
—Parce qu'il faut que le conseil des prises détermine si ce bâtiment doit être considéré comme prise ou comme épave on débris résultant d'un naufrage.
—Comment, si c'est une prise! Mais il me semble que la chose est toute décidée par le fait. Comment le conseil pourrait-il décider qu'une prise faite, n'est pas une prise?
—Comment pourriez-vous prouver que ce n'est pas une épave?
—On vous en donnera des épaves comme ça, trouvées à coups de fusil!
Ici maître Tanguy s'approche, et se mêle à la discussion. C'est-à-dire, monsieur le commissaire, que l'État veut mettre la patte sur notre bien....
—Pilote, apprenez que l'État n'a pas de patte, et que vous devriez parler avec plus de respect d'un gouvernement aussi équitable et aussi intègre que celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre.
—Quand je dis la patte, monsieur le commissaire, c'est la griffe que je voulais dire, car je respecte toujours tous les gouvernements. Mais vous dites que si la prise est regardée censément comme une épave trouvée en mer, nous n'aurons pas grand'chose à gratter.
—Vous aurez ce que le conseil des prises et la loi devront vous accorder. Voilà ce que je puis au moins vous affirmer.
—Eh bien, c'est bon, je vais vous prendre là-dessus:
Vous voyez bien ce petit garçon-là qui a pris le Palafox? Eh bien! je l'ai trouvé en mer avec sa petite soeur, qu'un gueux d'Anglais nous a enlevée; mais ça ne fait rien à l'affaire que je veux vous conter.
Je vous disais donc que j'ai pêché ce petit garçon-là et sa soeur. C'étaient bien des épaves aussi, puisque je les ai trouvés à la mer, dans une cage à poules. Cependant l'État n'a pas réclame sa part dans ces débris-là, et il m'a laissé à moi toute ma trouvaille, parce qu'il savait bien qu'il fallait nourrir ces épaves, et l'État, comme vous dites, n'a pas exercé la loi; mais aujourd'hui que nous avons fait une prise qui vaut de l'argent, et que l'État sent qu'il y a non pas de dépenses à faire, mais de la monnaie à gratter, il veut qu'un navire halle dedans, sans que ça lui ait coûté un sou, soit une épave, pour qu'il puisse mettre la patte,.... non, non, pardon, pas la patte, mais son grappin dessus, enfin!.... C'est juste, si l'on veut; mais c'est juste d'une drôle de manière, et j'ai dans l'idée que si je faisais de la justice, j'en ferais mieux que ça, ou je ne m'en mêlerais pas du tout.
—Je ne suis chargé ni d'expliquer ni de commenter les lois. Mon devoir est de les faire exécuter. Quand le conseil des prises aura prononcé, on vous fera connaître sa décision.
Cette contestation ne laissait pas que de contrarier nos insulaires, plus habitués à interpréter la loi naturelle selon leur instinct, qu'à se soumettre au texte de la loi civile, et à la lettre des décrets impériaux. Une autre difficulté vint les blesser dans leurs affections, à la suite de celle qui les avait déjà trompés dans leurs espérances.
L'ancien maître de pension de Cavet conseilla à Tanguy, pendant son séjour à Brest, de faire des démarches afin d'obtenir la naturalisation de son fils adoptif. Tanguy s'empressa ensuivre l'avis du maître de pension, qui lui fit comprendre, non sans quelque peine, tous les avantages attachés à la qualité de Français. Il fallait en effet que Cavet fût naturalisé pour pouvoir prétendre un jour au grade éminent de capitaine au long-cours. Cette considération seule aurait déterminé maître Tanguy. Il alla présenter une déclaration au greffe du juge de paix.
Mais ce fut là une nouvelle difficulté! Le magistrat lui prouva clair et net, le Code civil à la main, que, d'après les art. 543, 344 et 346, il n'avait été que le tuteur officieux de celui qu'il avait regardé jusque-là comme son fils d'adoption. Cette circonstance étonna, affligea notre pauvre pêcheur; mais le Code était là, mais le texte de la loi venait d'arracher au bon Tanguy une illusion qui avait fait une partie du charme de sa vie si simple, et la consolation de sa confiante vieillesse.—Va, on aura beau me prouver que tu n'es pas mon enfant, dit-il à Cavet, je sais bien que tu es pour moi quelque chose de plus qu'un étranger. Allons-nous-en d'ici le plus tôt possible. La ville de Brest, avec ses lois, me pèse sur le coeur. Retournons à Ouessant, on y respire plus à l'aise.
Cavet, irrité de tout ce qu'un peu d'expérience lui avait appris, s'efforçait de consoler le vieux pilote. Qu'importé, lui répétait-il, en s'efforçant de lui cacher son propre dépit, qu'importé que je ne puisse pas être reconnu par ces gens-là comme votre fils et comme un bon Français! Cela change-t-il les sentiments que j'ai pour vous et ceux que vous avez pour moi? Croyez-vous qu'avec leurs lois inhumaines, ces gens-là m'empêcheront de gagner ma vie et de secourir vos vieux jours? Nous serions bien bons, ma foi, de nous affliger pour si peu de chose! Tenez, si vous m'en croyez, pour oublier toutes ces sottes contrariétés, nous irons, ce soir même, au spectacle.
—Au spectacle? Ah! oui, il me souvient qu'il y a trente ans à peu près, quand monsieur Hector était gouverneur, on me paya une fois la comédie; c'était bien beau alors! Mais quelle diable de mine irai-je faire au milieu de tout ce monde, avec mes bragou-brasse6 et ma veste de paysan? Que verrons-nous enfin de si curieux à ton spectacle?
Note 6: (retour) Bragou-brasse, larges braies, grandes culottes, en bas-breton.
—Nous y verrons, parbleu, la pièce que l'on donne ce soir! C'est justement le Petit Matelot que l'on va représenter. Cet opéra vous plaira, j'en suis sûr, car on y parle de marine: c'est un corsaire et son fils; ce sera vous et moi enfin, que vous vous imaginerez voir..
—Un corsaire? un pilote peut-être et son enfant? Quoi! ce serait comme qui dirait toi et moi, n'est-ce pas, Cavet? Eh bien, allons-y, mon enfant, si ça ne coûte pas trop cher cependant; car des pauvres gens comme nous ne doivent pas faire de folies pour s'amuser un instant.
Nos deux insulaires se rendent au théâtre. Cavet place aux premières galeries son père endimanché. La toile se lève: la pièce commence. Tanguy, étonné, écoute d'abord avec attention, et puis, au bout de quelques minutes, se prend à rire de toutes ses forces. Les spectateurs le regardent avec un peu de surprise et d'ironie. Les acteurs chantent, et le pilote devient inattentif; de la distraction il passe à l'ennui, et pendant que le public, plus occupé du costume étrange du spectateur que de la pièce, observe ses mouvements assez plaisants, il s'endort à moitié sur l'épaule de son fils, qui veille, lui, et qui enrage, en promenant sur le parterre et sur les loges des regards remplis de mépris et de colère.
Au moment où l'acteur chargé du rôle du capitaine Sabord doit dire: Il fallait un vent de Nord-Est pour nous relever de la côte, le marin de coulisses se trompe, et parle d'un vent de Nord-Ouest, et en prononçant encore ce dernier terme comme il est écrit. Tanguy, à cette expression, qui résonne assez mal à son oreille, semble se réveiller d'un somme, et se met à crier de sa grosse voix d'ancien aide-canonnier: Dis donc au moins un vent de Nordais et non pas de Norois, espèce de Parisien, puisque la côte court Nord et Sud! A cette sauvage interruption, qui n'amuse qu'une partie du public, le parterre hurle: A la porte, le vieux borgne! à la porte!.... Tanguy, tout consterné, se trouble; des commissaires de police arrivent pour mettre à exécution l'arrêt porté par le parterre contre le pauvre pilote. A la vue du commissaire, Cavet, indigné, se lève:—Qui osera, s'écrie-t-il, en grinçant des dents, porter la main sur ce brave homme dont je suis le fils? Apprenez que celui que vous traitez ici avec tant d'inhumanité est le pilote qui, au péril de sa vie, a jeté une frégate ennemie sur vos côtes. Quel est celui d'entre vous tous, qui méprisez tant sa simplicité, qui oserait se vanter d'avoir rendu autant de services que lui à son pays? Qu'il se montre celui-là, s'il en a le coeur, et je lui ferai payer cher son insolence et son stupide orgueil!...» Un profond silence succède à cette chaleureuse provocation: personne ne se présente à Cavet, qai semble chercher des yeux le premier qui osera se montrer. C'est au tour des spectateurs d'être stupéfaits.... Mais le bonhomme Tanguy, profitant de cet instant de calme, se lève tout ému; il saisit avec énergie la main palpitante de son garçon: Viens-t'en, viens-t'en d'ici, mon pauvre Cavet, lui dit-il, presque en sanglotant. Ils m'ont appelé vieux borgne. Allons-nous-en, puisque c'est une honte pour ces gens-là, que d'avoir perdu un oeil dans un combat. Le pilote et son fils s'éloignent alors, l'un en essuyant une larme, l'autre en menaçant les imbéciles qui n'ont pas craint d'insulter aux cicatrices du vieillard dont il protège avec passion les cheveux blancs et la tête mutilée.
Le lendemain de cette scène, nos pilotes retournèrent dans leur île, désabusés tristement des illusions qu'ils s'étaient faites en arrivant à Brest avec leur prise. Oh! que leur vie innocente, obscure et laborieuse, leur parut bonne à retrouver, après les tribulations qu'ils venaient d'éprouver, et le bruit qu'ils venaient d'entendre à la ville! Ici, dit Tanguy, en revoyant son île paternelle, je suis chef, je me sens aimé, et enfin on me croit quelque chose. À peine sait-on dans le pays si je suis borgne ni comment j'ai perdu mon oeil. A Brest je me suis vu rebuté, méprisé: ce n'est pas là qu'est ma place, et c'est ici qu'est le bonheur pour un pauvre diable démon espèce.
La décision du conseil des prises touchant le Palafox arriva. L'autorité annonça aux capteurs que l'arrêt ne leur était pas favorable, et ils s'en étonnèrent peu, car une fois que l'on s'est habitué à croire à l'injustice, l'arbitraire n'a plus le pouvoir de nous surprendre: c'est à peine s'il a encore le privilège de nous affliger.
Le Palafox ayant été considéré comme épave, les petits marins qui s'en étaient emparés ne pouvaient prétendre qu'au tiers de la valeur de la prise, tandis que, s'ils avaient capturé ce bâtiment avec un bateau commissionné du gouvernement pour courir sur l'ennemi, on leur aurait accordé les deux tiers de leur capture.
Comment, répétait encore Cavet, en s'indiquant toujours, comment, pour avoir le droit de faire tort à l'ennemi qui cherche tous les moyens de nous nuire, il faut que le gouvernement que nous voulons servir, nous permette, par brevets, de nous emparer d'un bâtiment ennemi! Il ne veut donc pas du bien qu'on veut lui faire, ni du mal que l'on veut causer à nos rivaux?—Si, si fait, répondit Tanguy, il veut bien recevoir le bien, puisque tu vois qu'il s'empare du navire que tu as enlevé.
—Ce n'est pas ainsi que je comprends le gouvernement qui doit nous régir, ni la société au milieu de laquelle je prétends vivre.
—Eh bien, veux-tu nous faire un autre gouvernement et une autre société qui t'arrangent mieux? Tu es bien malin, mon garçon; mais il n'y a pas moyen: c'est à prendre ou à laisser.
—Vous avez raison; c'est à laisser. Aussi. ne pouvant changer ce qui ne me convient pas, je veux du moins m'ôter de dessous les yeux les choses qui me blessent la vue, qui me font mal au coeur, et qui révoltent ma fierté d'homme.
—Qu'as-tu donc encore qui te passe en travers dans la tête?
—Ce que j'ai? J'ai, que je veux vivre ailleurs que dans ce monde qui me gêne, et dont je me sens trop près. Je veux enfin être corsaire, me faire tuer, ou devenir quelque chose en respirant l'odeur de la poudre au milieu des combats, et non cet air pesant et corrompu qui m'empoisonne.
—Corsaire! corsaire! Mais si tu te fais chenoper en course par les Anglais, qui vous font de si belles rafles sur la mer?
—Eh bien, peut-être alors je reverrai ma soeur en Angleterre, et ce sera au moins une consolation que de pouvoir espérer d'être réuni à elle.
—Et à bord de quel corsaire encore veux-tu courir bon bord.
—A bord du premier venu. Il y en a une pacotille de mouillés à Labreuvrack. J'irai trouver un capitaine qui ne me demandera pas qui je suis, mais bien ce que je sais faire, et je lui dirai: J'ai du courage et de la force...
—Oh! pour ça, c'est vrai.
—Je connais la côte de Bretagne aussi bien que n'importe quel pilote.
—Ça, c'est encore vrai.
—Prenez-moi à l'essai, si vous croyez que je vous trompe.
—Oh! il te prendra, pour quelque chose de mieux qu'à l'essai.
—Et puis après...
—Et puis après?
—Et puis après, ma foi, largue les huniers, hisse le grand foc, et adieu la terre... Ici, le père Tanguy s'essuya une larme d'une main, et de l'autre prit celle de son fils... Puisque tu le veux, et que ce que tu as dans la tête n'en sort jamais, je ne te dirai rien pour t'empêcher de faire la course. Il y a long-temps que je sais bien que tu as trop d'esprit pour rester avec de pauvres gens comme nous. C'est quand tu seras malheureux qu'il faudra revenir ici; mais si tu as du bonheur, ne reviens pas, et pense seulement quelquefois à moi; à ton vieux Tanguy, qui n'a d'autre peine que celle de ne pas t'avoir donné le jour....
Cavet était attendri des larmes du vieillard, mais sa résolution était prise. Il comprit qu'il fallait brusquer son départ, et saisir son père au mot, pour ne pas lui donner le temps de la réflexion. Le matin, après avoir embrassé tout le monde, reçu les bénédictions de sa famille et les voeux de ses amis, il fit voile avec quelques pilotes dans un bateau qui devait le conduire, muni d'un léger paquet d'effets, à Labreuvrack, port de réunion de quelques corsaires en relâche.
Il arrive la nuit avec sa barque dans ce havre immense et sauvage. Quelques masses noires, qui se balancent çà et là sur les flots plaintifs de la rade, lui indiquent le mouillage des corsaires. Il gouverne sur les navires ancrés en tête. Lequel abordera-t-il le premier? Quel est celui d'entre tous auquel il va confier sa destinée? Ici est mouillé un brick avec un fanal sur l'avant. Là s'élance sur la mer un lougre avec sa mâture de forban et ses longues vergues amenées en pagaie sur ses hauts bastingages. Plus loin, un côtre au large bau, au lourd beaupré, au gui immense, se présente silencieux et immobile sur les flots, sur la surface desquels il semble étendre ses flancs garnis de longs canons. On travaille à bord du brick, on chante à bord du lougre, et l'on dort à bord du côtre. C'est à bord du lougre qu'il se rendra, certain d'être mieux accueilli au milieu d'un équipage qui boit et qui danse, que par des hommes qu'il faudrait distraire de leur travail ou arracher au sommeil, pour se faire écouter.
En approchant du lougre avec son bateau, le tumulte cesse un instant à bord de ce navire, et une grosse voix lui crie:
—Oh de la chaloupe, ho?
—Holà! répond Cavet, selon l'usage en pareille circonstance.
—Vient-elle à bord?
—Oui.
—Y a-t-il des officiers?
—Non; mais il y a du bois pour en faire, ajoute plaisamment un des pilotes.
On accoste le lougre, et aussitôt cinquante ou soixante bandits, en bonnets et en chemises rouges, passent tous du bord qu'élonge la chaloupe, pour savoir ce qu'elle vient faire à bord du navire, à cette heure de la nuit.
—Qui êtes-vous, vous autres? demande un des maîtres du bord.
—Des pilotes d'Ouessant.
—Ah! oui, des pilotes en cheveux mal peignés, en sabots crottés et le reste. Nous connaissons ça. Et que voulez-vous? Boire un coup? on vous en donnera deux. Fumer une pipe? vous en fumerez quatre et non pas sans tabac encore. Mais enfin qu'y a-t-il pour votre vilain service?
—Nous voudrions parler au capitaine, dit Cavet.
—Pas moyen, pour le quart d'heure, mon ancien, vu que notre capitaine est sâ comme un anglais (est soûl).
—Et le second?
—Hors de combat aussi.
—Mais puis-je au moins parler à un des lieutenants?
—Les lieutenants ne peuvent pas dans le moment actuel te donner audience, attendu qu'ils dorment comme des bûches qu'ils sont, pour leur propre compte et celui de l'armateur. C'est moi qui suis le plus à jeûn de tout l'équipage et de l'état-major.
—Oui, et encore vous êtes joliment bituré, vous! s'écrie l'équipage.
—Mais c'est égal; j'entends bien les raisons des autres, quand je suis paff, et que je ne peux plus parler couramment. Parle, petit pilote; mais parle vite, si tu veux commencer à ne pas m'embêter.
—Je désirais demander au capitaine s'il veut de moi à bord de son corsaire. Comment d'abord se nomme le navire?
—Oh! pour ce qui est de ça, tu n'as pas besoin de le demander au capitaine. Le corsaire, mon garçon, s'appelle le lougre l'Empereur, et avec un nom de ce calibre on peut aller partout, et même en prison d'Angleterre. L'Empereur! hein, j'espère que c'est un nom joliment estropé et proprement garni en queue-de-rat! Mais à quoi te sens-tu bon à bord?
—Je me sens bon à gouverner, à haller sur une manoeuvre, à piloter le lougre ou une prise dans tous les ports de la côte, depuis Bréhat jusqu'à Concarneau, et puis, ma foi, à faire le coup de feu comme un autre.
—Dites donc, vous autres, là-devant: v'là un petit jeune homme qui est pratique de la côte, et il demande à courir bon bord avec nous. Faut-il rembarquer à la part?
—Faites comme vous voudrez, répondent les bandits, qui chantaient sur l'avant; et laissez-nous tranquillement nous rafraîchir et nous tapper entre nous.
—En ce cas, petit pilote, je te reçois, en attendant la réveillaison du capitaine, matelot à la part, à bord du lougre l'Empereur, de Saint-Malo-de-l'Ile. Si tu n'as pas de papiers, on t'en fera. Si tu en as, tu pourras te les mettre, je ne te dirai pas où, car ici on navigue à la douce, sans feuille de route et sans paquet. À propos, as-tu un sac?
—Oui; le voilà.
—Ah! en v'là une bonne, dites donc, vous autres, il a fait sa malle dans un bas de soie! C'est bon signe, mon ami; on voit que tu as besoin de refaire ton butin à la mer. Mais embarque toujours ta malle de poche, et dis à ces paysans qui sont avec toi, de monter à bord pour boire un coup de trop. Il faut ici que tout le monde vive. Voilà la touque au rogomme. Enfle!
Les compagnons de Cavet s'empressèrent de se rendre à une aussi aimable invitation, et ils firent, en montant à bord de l'Empereur, retentir le pont du bruit de leurs lourds sabots. Je vous laisse à penser si la gauche tournure de ces pauvres pêcheurs amusa les corsaires déjà à moitié ivres! Viens-t'en donc voir, disaient les uns à leurs camarades, viens-t'en donc voir ces espèces de gabiers-volants en escarpins de bois! On voit bien que ces voltigeurs-là ne montent pas souvent sur leurs vergues pour manger du ris7. Mais si nous les invitions à faire une contredanse sans façon, avec leurs souliers fins: ils ne feraient peut-être pas tant les bégueules....
Note 7: (retour) Prendre des ris.
—Oui, oui, faisons-les danser an anigous8, et paffons-les, mais du bon numéro.
Note 8: (retour) Nom d'un chant bas-breton.
On invite les Bas-Bretons à danser: ils refusent d'abord en se grattant l'oreille. On leur propose de grandes lampées d'eau-de-vie: ils acceptent en s'essuyant les lèvres; puis, après avoir reçu d'autres invitations, ils consentent enfin à sauter en rond avec tous les corsaires, qui s'égaient beaucoup de leur pesante allure et des grands coups de sabots qu'ils lancent sur le pont pour suivre la cadence. Ils burent et dansèrent tant, qu'ils tombèrent enfin de lassitude et d'ivresse.
—Pardieu, dit un des matelots du corsaire, pour finir la bamboche, il faut affaler au palan, ces ivrognes-là dans leur bateau. Donne-moi une élingue, quelqu'un, et avec la candelette nous allons faire le déchargement de ces sacs-à-vin, au coup de sifflet de maître Boinet.
—Maître Boinet consent à prêter à l'opération du déchargement, le secours de son coup de sifflet académique.
—Mais il me vient une idée, fait maître
Boinet, en se ravisant. Pour savoir ce que le petit pilote sait faire en matelotage, si nous l'invitions, avec aisance et facilité, à élinguer lui-même, de sa main blanche, le casaquin de ses pas-propres de compagnons de voyage?
—Volontiers, dit Cavet, en prenant l'élingue, et en passant le croc de la candelette dans la croisure. Hisse à présent!
À ce mot prononcé avec sang-froid et avec une plaisante gravité, l'équipage, enchanté de la bonne volonté et de la science matelotière du nouveau venu, se range sur le garant de la candelette: le sifflet aigre du maître part comme un trait, et roucoule en vrai rossignol; on hisse chaque pilote ivre-mort, et Cavet les reçoit dans le bateau, où ils sont affalés comme des ballots de marchandises que l'on va mettre à terre. De long-temps l'équipage de l'Empereur n'avait ri de si bon aloi. C'étaient farces innocentes de corsaires, petits jeux enfantins de cette société de loups de mer, jeux bien lourds sans doute, mais qui suffisaient pour amuser la pesante oisiveté de ces gaillards-là.
Le bateau pilote fut mouillé au large avec ses gens cuvant leur eau-de-vie dans la cale. Cavet revint à bord du lougre, où déjà les matelots, las de danser, de boire et de chanter, s'endormirent pêle-mêle, couchés sur le pont, sur les canons et les panneaux. Notre jeune homme finit lui-même par se laisser aussi aller au sommeil, et la nuit couvrit de l'obscurité qui lui restait encore, la fin de cette orgie, au délire de laquelle succéda le ronflement de tout l'équipage, livré aux douceurs d'un court repos.
Image trop frappante de cette bonne vie de corsaires, qu'il faut avoir faite pour la connaître, la concevoir et pour pouvoir bien la décrire! Dangers, insouciance, orgies, prodigalité, combats, querelles et misères, voilà de quoi elle se compose. Et pourtant qu'elle finit vite, remplie comme elle l'est de tout ce qui peut la varier et la rendre irritante!
Le soleil se leva pour le lougre l'Empereur, mais à travers des vapeurs brumeuses et froides, comme en hiver avec un bon frais de vent de nord. La piquante fraîcheur du matin réveilla le premier, le capitaine Felouc, qui, en se frottant les yeux, encore tout rouges de la ribote de la veille, aperçut tout son monde étalé sur le pont, dans les postures les plus nonchalantes. Le capitaine Felouc n'était pas tendre à jeûn. En voyant son lougre éviter le cap au Nord par l'impulsion de la brise qui lui glace l'oreille, il tourne sa mine refrognée du côté du vent, et, après avoir jeté un regard scrutateur sur les nuages qui filent vers le sud, il prend une barre d'anspect, réveille ses gens à grands coups, et en criant d'une voix passée au rum: Debout tout le monde, et va à terre me chercher un pilote!
A ces mots, et surtout à ces gestes, nos corsaires, endormis très-profondément une minute auparavant, se lèvent tous comme s'ils avaient été parés depuis une heure à obéir à l'ordre de leur capitaine.
On vire à pic sur le câble; on largue les rabans des voiles paquetées: c'est le grand appareil qui doit être hissé, car il s'agit de louvoyer pour sortir. Une embarcation se dispose à aller chercher le pilote à terre.
Mais à ce mot de pilote, le jeune Cavet, qui n'a pas encore parlé au capitaine Felouc, s'avance vers loi, le chapeau bas.
—Que veux tu? lui demande Felouc, en fixant sur lui ses deux yeux de loup.
—Mettre le corsaire dehors, si vous le voulez, capitaine, et faire la course avec vous?
—A quoi es-tu bon?
—A vous conduire partout où vous voudrez, dans les cailloux de la côte, depuis les Penmarck jusqu'au raz de Bréhat.
—Sans badigoincer?
—Sans badigoincer, capitaine.
—Et qui me répondra de ton savoir-faire?
—Qui? mais moi, donc!
—Toi; mais qui me répondra de toi?
—Ma vie, s'il le faut. Envoyez-moi par-dessus le bord, si je ne vous pilote pas à votre idée, et si je fais une bêtise.
—Allons, voyons un peu comment tu vas te patiner. Je suis aussi un peu côtier, et je verrai bien si tu connais ton affaire, en mettant le lougre dehors. D'ailleurs, je serai là pour veiller au grain, et pour corriger la route, si tu ne fais pas gouverner droit et à l'oeil.
Cavet devient donc le pilote du bord. A lui le soin de la manoeuvre, et faites bien attention à ce qu'il va commander.
—Vire à dérâper, et parez-vous à hisser le foc devant et le tape-cul derrière (pardon du terme, il est technique), la barre un peu dessous, timonnier!
—Pas mal cela, dit tout bas Felouc.
—L'ancre est dérâpée, pilote, s'écrie le second, perché devant!
—Traverse le foc au vent, borde le tape-cul à plat, la barre toute dessous!.... Voyez-vous, capitaine, nous avons le temps de mettre notre ancre en haut, avant de faire de la toile. Il ne doit d'ailleurs y avoir que dix brasses à pic, où nous sommes.
—C'est vrai ça; mais où donc as-tu appris si jeune à te manier de cette façon?
—Je vous conterai tout ça plus tard, mon capitaine; voilà l'ancre à bloc. Parons-nous à hisser le grand appareil pour bordailler un peu à terre, et pour couper ensuite sur la boraine.
—Le tonnerre de D... m'élingue, c'est qu'il est bon là, le petit lapin! Cavet continue.
—Amure les basses voiles, et hisse la misaine et la grande voile, devant et derrière en dedans des bastaques! Vire, vire, à courir partout. Comme ça va bien, la barre; sans plus venir au vent!
On court un petit bord: le lougre se penche et pince le vent à quatre quarts, avec une belle mer et la jolie brise qui siffle le long de ses ralingues bien bordées. Le petit pilote regarde de temps à autre sous le vent, puis repasse au vent, dit un mot au timonnier en portant l'oeil sur l'avant du navire. La terre approche: le corsaire l'attaque, à une portée de pistolet; capitaine Felouc commence à croire qu'il est temps d'envoyer vent-devant. Mais Cavet lui répète avec assurance, et en continuant de se promener sur le gaillard, qu'il n'y a rien à craindre avec plus de deux brasses d'eau sous la quille. Le commandement de pare-à-virer est fait cependant: celui d'adieu-vat! le suit de près; mais le corsaire range la côte à la toucher, en s'élançant au coup de barre, dans le lit du vent. Felouc, au moment de l'évolution, prend un plomb de sonde, et avant de le jeter le long du bord, il demande à son pilote: Combien fais-tu d'eau ici?—Trois brasses à trois brasses et demie, tout au plus. Le plomb est lancé, la ligne le suit: trois brasses et demie à pic! Felouc est dans l'admiration et reste stupéfait, les coques de sa ligne en main. Il ne reprend l'usage de la parole que pour demander au nouvel arrivé:
—Comment te nommes-tu?
—Cavet. J'ai été trouvé en mer, dans une cage à poules. Des pilotes d'Ouessant m'ont élevé....Loffe à la risée, timonnier! La marée porte au vent....C'est moi qui ai amariné dans un bateau de pêche, le brick le Palafox.... Sans arriver, la barre droite, laisse le navire, qui est ardent, venir tout seul au vent!
—Quoi! c'est toi, qui....Le Palafox! Parbleu, je me souviens bien, un petit brick espagnol, chargé de vin et de drap brun!
—C'est justement cela. Il y a quelque temps. Les autorités n'ayant pas voulu me reconnaître comme Français, je me suis dit: Il faut aller en course, et peut-être qu'on te reconnaîtra là pour marin. Un marin, vous le savez bien, est de toutes les nations.
—Oui, de toutes les nations, car la mer appartient à tout le monde, c'est-à-dire à tous ceux qui savent vivre sur elle. Mais puisque tu as mis le Palafox dans le sac, il ne faut plus t'appeler à bord que Palafox: ce sera ton nom de course, et je te baptise, au nom de je ne sais pas encore qui, quatrième capitaine de prise, si tu veux.
—Ce n'est pas de refus, capitaine. Mais voulez-vous dire de nous parer à virer? Il y a là à terre une basse dont voilà l'accore. Là où vous voyez la mer clapoter.» On vira de bord encore une fois, d'après l'avis de Palafox, car ce fut le nom de guerre de l'orphelin, à bord de l'Empereur. En peu d'instants, le lougre, piloté adroitement par notre homme, se glisse comme une anguille entre les rochers de la côte, laissant tantôt arriver pour un brisant, et revenant tantôt au vent pour un autre. Le corsaire s'élève, ainsi habilement conduit, de la partie du rivage où les flots vont se briser avec un horrible fracas sur les rochers, les bancs de sable et les basses de ces parages dangereux. Honneur en soit rendu au petit pilote Palafox! Le capitaine Felouc lui assure qu'il l'estime, en lui faisant boire le reste d'un verre de rum qu'il a déjà humé à moitié. L'équipage le regarde d'un air qui a cessé d'être goguenard, et avec une sorte de surprise qui semble dire: Ce petit gaillard-là est plus malin qu'il n'en a la mine!... Le lougre l'Empereur était déjà en mer.
6
Course, capture, baraterie du Patron,
avant-goût
de piraterie.
Quel changement de physionomie s'opère au large dans la physionomie d'un équipage qui vient de quitter le mouillage! A peine ces corsaires, dont je vous ai dépeint la lourde joie et les grossiers amusements dans la rade de Labervrack, eurent-ils senti la lame de la Manche, qu'ils prirent tous un air grave et une contenance impassible. Plus de gaîté dans leurs propos, plus d'abandon dans leurs gestes. Leurs yeux, rôdant autour du bord et sur tous les points de l'horizon qui s'étend devant eux, semblent chercher à découvrir la proie dont ils veulent se saisir. Leur conversation ne roule que sur le partage du large butin qu'ils se promettent. C'est un trois-mâts chargé de piastres qu'ils veulent aborder, un bâtiment de la Compagnie qu'ils voudraient attaquer. Bien ne leur semblerait trop redoutable, parce qu'ils se sentent autant de courage que d'avidité.
Un convoi se présente: le capitaine Felouc se jette au beau milieu des navires qu'escorte une corvette. La vue d'un lougre effraie tous les navires marchands, qui s'empressent d'abord de fuir. La corvette chasse le corsaire qui l'amuse ainsi jusqu'à la nuit. Puis quand l'obscurité enveloppe et le bâtiment chasseur et le bâtiment chassé, celui-ci revient sur sa route, rejoint les navires du convoi, et en élonge trois, en jetant mystérieusement à leur bord des paquets d'hommes qui menacent les Anglais du bout de leur poignard, au moindre cri, au moindre signe dont le but serait de trahir leur présence.
On expédie les prises. La nuit favorise leur fuite; mais les équipages qu'il a fallu leur donner, épuisent le nombre d'hommes du corsaire. Le lendemain il faudra songer à là retraite, et aller dans quelques ports de France se ravitailler d'hommes nouveaux pour continuer la course.
Trois ou quatre jours se passent avant qu'on ne puisse gagner la terre avec des vents de Sud. Un petit brick anglais se rencontre sur les attérages. Le corsaire oriente sur lui. En quelques heures il le tient sous son écoute. Un coup de canon siffle dans sa mâture, et le brick amène. On va à bord s'assurer si sa cargaison vaut la peine qu'on se démunisse de quelques hommes pour le conduire en France. Il est richement chargé. Le petit pilote Palafox a fait preuve de capacité et d'audace. Les capitaines de prise commencent à être rares à bord. Aucun de ceux qui restent ne connaît assez bien la côte, pour qu'on le charge de piloter le navire amariné, en lieu sûr. Palafox se propose: on lui donne dix hommes. Il saute à bord du brick, et vogue la barque! Le corsaire l'escorte pendant quelque temps: le mauvais temps vient, et sépare le lougre du brick. Mais celui-ci, avec les premiers vents d'Ouest, laisse courir au Sud-Sud-Est, et au bout de quelque temps Palafox découvre les roches des Épées de Tréguier. Tréguier, bel attérage pour des corsaires qui, garantis par les dangers que présente cette côte, peuvent braver les croiseurs trop prudents pour s'engager dans de tels parages! Un soir enfin, la prise laisse les Sept-Iles par tribord à elle, et va s'enfoncer dans les roches qui s'étendent sur l'avant: son capitaine connaît toute cette côte, dont l'aspect fait dresser les cheveux à nos marins du midi. Un navire, qui semble poursuivi par un bâtiment à la haute voilure, se montre sur la partie de l'horizon que la prise laisse derrière elle. Bientôt elle reconnaît un lougre dans le navire chassé. C'est peut-être le corsaire l'Empereur lui-même, et le navire qui le presse, une corvette ou une frégate. Le vent qui bat en côte pousse grand largue le navire carré, et doit contrarier le lougre, dont la marche est le plus près. Hélas! oui, le croiseur gagne, gagne le pauvre lougre: il sera bientôt sur lui.... Il l'a joint, et quelques longs coups de canon qui résonnent au loin avec un lugubre fracas, annoncent qu'avant la nuit le lougre a été amariné!
Plus heureux, le petit brick, en refoulant un horrible courant, en se laissant pousser par un vent qui grossit les lames, passe entre tous les dangers qu'il effleure, qu'il contourne, et va mouiller avec la nuit tombante, à la Roche-Jaune.
Douce fête que l'arrivée d'une prise! Triomphe pour les marins, joie pour les habitants du port, que les richesses conquises sur l'ennemi vont vivifier! Ivresse enfin pour tout le monde, ivresse surtout pour l'équipage du navire capturé! Les embarcations du stationnaire de Tréguier, les pataches de la Douane, environnent le brick. On embrasse Cavet sans le connaître. On lui offre un lit, un repas, des femmes même. sans savoir s'il a le sou en poche. La prise paiera toutes ses dépenses, ses profusions, ses folies. Arrivent du vin, des amis qu'il n'a jamais vus, des femmes dont il ne se soucie guère! Il est corsaire, corsaire heureux, et de plus, un des mieux bâtis des jolis garçons que l'on ait vus sous une chemise de molleton rouge! Qu'avec plaisir les jeunes filles promènent leurs regards animés sur ses traits hardis et son front expressif! Il entend et parle leur langage bas-breton. Il fait mieux encore, il comprend cet autre langage plus tendre qui ne se parle pas. Il finit par répandre l'or qu'on lui compte, entre des marins insouciants qui boivent avec lui, et des femmes qui l'enchaînent une heure ou deux au sein de ces orgies qui sont à peine des excès pour sa brûlante imagination et pour la force de son organisation. Ouessant et ses innocentes moeurs, le bon Tanguy et ses paternelles exhortations, sa soeur même, ravie par les Anglais, tout est oublié avec des corsaires qui oublient tout, hors le plaisir brutal dont ils sont altérés.
Ce ne fut que lorsqu'il n'y eut plus d'argent à dépenser, que notre jeune pilote se rappela quelque chose.
Un matin il se réveille calme, après avoir prolongé dans le sommeil les grossières illusions de l'orgie du soir. Il ne trouve près de lui ni les femmes qui l'avaient flatté la veille, ni les amis avec lesquels il s'était enivré. Il porte la main à sa ceinture: elle est vide. L'or qu'elle renfermait s'est évanoui en fumée; il ne le regrette pas: au contraire, même, il se félicite d'être délivré du souci de le dépenser. Ses réflexions se reportent plus librement au-delà de la vie qu'il a menée depuis quelques jours. Il entend la mer battre le rivage sur lequel, il a trouvé un refuge. Cette mer, qui a bercé son enfance, et qui s'est fait entendre si constamment à son oreille, semble, en mugissant au loin, le rappeler sur son sein maternel. Jamais le bruit des vagues n'avait retenti si harmonieusement pour lui. «Ah! dit-il, en ouvrant une fenêtre qui donne sur les flots, c'est là qu'est ma vocation, ma vie! La terre m'a trompé, elle m'a toujours repoussé. Les hommes, là, sont trop méprisables, leur existence trop fade. J'ai éprouvé déjà leur injustice, leur égoïsme. J'ai voulu goûter de leurs plaisirs. Les femmes, qu'ils estiment et qu'ils flattent avec délicatesse, auraient peut-être consenti à jeter un regard de bienveillance sur ma figure; mais sur mon sort aucune d'elles n'aurait gémi. J'aurais pu être l'amant caché de quelques-unes: aucune n'aurait songé à devenir ma protectrice désintéressée. Je me suis livré aux dernières de ces créatures qui tiennent une si grande place dans l'existence des hommes; elles ne m'ont inspiré qu'une passion sans fièvre, qu'a bientôt suivie le dégoût. C'est à la mer qu'il faut aller oublier ces impressions pénibles. La lame de l'Océan effacera tout cela. Ce n'est que loin d'ici que je puis respirer à l'aise. Un corsaire, un corsaire encore, pour celui qu'ils appellent l'orphelin! Des combats, du fracas et du carnage pour l'enfant qui n'a pas eu le courage d'être, bas, rampant et méprisé. À l'eau! à l'eau! toi, petit pilote, que l'eau a jeté expirant dans la barque d'un pêcheur.»
Il trouva bientôt un autre corsaire. Pour l'aller chercher, il prend un bâton à la main, marche vers Saint-Malo, comme s'il allait porter une lettre à la poste du lieu le plus voisin. Lui, qui, quelques jours auparavant, nageait dans une certaine opulence, au milieu de ses femmes, des flatteurs qu'il avait trouvés, se traîner sur une grande route comme un vil piéton!... Oui, sans doute, il marche, sans bagage même, mais aussi sans souci, sans regret, sans pénible prévoyance de l'avenir. Il ne lui reste plus rien; mais l'avenir se déroule riant devant lui, comme ce chemin sinueux et long, dont les blancs contours semblent se perdre capricieusement au sein des forêts qui le bordent, ou des rivières qu'il divise. Il marche en piéton, le petit corsaire; mais ne voyez-vous pas, à cette allure franche, à ce pas rapide et décidé, qu'il porte toute une fortune avec lui? Dans quel endroit du monde pourrait-il tomber avec sa jeune et jolie figure, sa noble et vigoureuse taille, où il fût réduit à demander le pain de la pitié?
Comme lui, j'ai été voyageur à vingt ans; pauvre, mais rempli d'espérance, et allant chercher la fortune, à pied, un bâton à la main, une gibecière sur le dos. Le soir, dans la modeste auberge que j'avais choisie tout exprès bien mesquine, la jeune fille qui me portait un léger repas, me regardait du moins avec intérêt, avec une tendre curiosité qui me faisait oublier jusqu'aux fatigues de la journée. L'hôtesse me questionnait avec bonté sur mon âge, ma vie et mes projets, et je me couchais heureux d'avoir rencontré de braves gens qu'avaient intéressés ma jeunesse, ma figure, mon naïf langage. Plus tard, j'ai voyagé moins modestement. Une voiture, louée à grands frais, m'a quelquefois transporté avec vivacité, avec éclat, d'une brillante hôtellerie à une autre hôtellerie aussi brillante, où mon arrivée mettait filles et garçons sur pied. Mais là, plus de doux regards de femmes sur moi; plus de bienveillantes et familières questions sur les rêves bien aimés que j'avais caressés en route. Je n'étais plus jeune, je n'étais plus pauvre non plus. Ah! ma première manière de voyager était la bonne!
Saint-Malo se présente aux yeux de notre piéton, avec ses grands murs étroits au milieu des flots qu'ils défient, avec ses pieux pour briser la lame furieuse, qui vient blanchir sous les remparts de cette cité à la fois commerçante et guerrière. Oh! c'était bien alors une ville de corsaires. Des matelots, en grosses bottes et en bonnets rouges, inondaient ses rues, remplissaient ses cafés et ses cabarets. C'était un bruit, une activité, un mouvement! La course était l'industrie du pays; on ne parlait qu'armement, prises, capitaines capturés, hommes tués, lougres, côtres amarinés. Saint-Malo était enfin la ville d'Alger de la France, moins toutefois la barbarie et le pillage.
Cavet va trouver l'armateur du lougre l'Empereur, qui se consolait de la capture de son corsaire en en équipant un autre, sous le nom du Grand-Napoléon.
—Monsieur l'armateur, c'est moi qui ai attéri le brick anglais, dont vous m'avez payé mes parts de prise à Tréguier. J'ai mangé tout, et je veux naviguer.
—Soyez le bien venu, jeune homme. Il y a à bord du Grand-Napoléon une place de sous-lieutenant.
—N'y aurait-il pas moyen d'être lieutenant, en considération de la prise que j'ai mise à terre?
—Non, mon ami, toutes les places de lieutenant sont occupées; mais je crois pouvoir vous promettre que vous aurez une des premières prises que l'on amarinera.
—Et combien me donnerez-vous de parts?
—Trois parts, selon votre grade.
—Mais je crois valoir mieux que le grade que vous me donnez, faute de place. Accordez-moi quatre parts, et qu'il n'en soit plus question: je suis pilote, je connais mon état, et quatre parts ne sont pas trop.
—Je voudrais bien pouvoir vous rendre justice, mais je ne puis vous offrir que ce qu'il m'est permis de vous proposer.
—Je chercherai ailleurs, en ce cas.
—Essayez; mais je crois devoir vous prévenir que mon corsaire sera le meilleur marcheur de la Manche peut-être, et qu'il est un des mieux équipés du port.
Cavet réfléchit un moment. Peu de temps lui restait pour se déterminer, et il conclut avec son armateur, mais en se promettant tout bas de rétablir, à la première occasion, l'équilibre entre le mérite qu'il se suppose, et les avantages trop mesquins qu'on lui a faits.
—Il saute à bord du Grand-Napoléon. Le capitaine le reçoit en lui faisant la mine sans trop savoir pourquoi. Le corsaire appareille: il se bat, se sauve, revient à la charge, happe çà et là quelques navires sur la côte d'Angleterre. On jette d'un côté et d'autre quelques dizaines d'hommes sur les bâtiments amarinés. Cavet demande à commander une des prises. Le gaillard avait prouvé qu'il était marin. On lui donne à conduire en France un petit trois-mâts chargé d'objets d'équipement, de vivres et d'armes. Le capitaine du Grand-Napoléon lui compose un équipage des plus mauvais sujets du bord, et voilà notre homme manoeuvrant d'abord pour attérir sa prise, après avoir quitté le corsaire.
Mais à bord de cette prise se trouvaient deux officiers marchands et trois passagers, que le corsaire n'avait pas eu le temps de prendre avec l'équipage du navire.
Les matelots du Grand-Napoléon s'empresseront, toujours galants, de faire leur cour aux passagères, qui étaient jeunes, et qui, après les premiers instants accordés à la douleur, parurent écouter nos écumeurs de mer avec moins de cruauté. Le capitaine Cavet songea d'abord à la manoeuvre. Les vents étaient contraires pour attérir. On louvoya.
Les mauvaises pensées naissent quelquefois des contrariétés que l'on éprouve. Il est si facile de rester honnête quand on est toujours heureux, et si difficile de rester toujours probe quand la fortune ne se lasse pas de vous poursuivre! Pardieu, se dit notre jeune capitaine, si, au lieu de chercher à crocher la terre avec ce bâtiment, qui était si richement chargé pour la Colombie, je lui faisais suivre sa première destination, et si j'allais m'enrichir moi-même plutôt que contribuer à augmenter assez inutilement pour moi, la fortune d'un armateur ingrat!... On m'a refusé, malgré mes services, le grade de lieutenant à bord du corsaire.... Je puis maintenant faire tout seul mon bien-être, me venger d'une injustice aux dépens de qui l'a commise, et me traiter selon mon mérite... Voyons un peu.
Le soir il rassemble ses gens, à qui il avait laissé prendre, dans la journée, une assez forte ration de grog.
—Enfants! leur dit-il, vous êtes de braves et vaillants matelots. Chacun de nous, dans le cas où nous terririons la prise que nous avons sous les pieds, recevrait peut-être pour sa part douze à quinze cents francs, deux mille francs, tout au plus.
—Oui, capitaine, ça irait tout au plus à quatre ou cinq cents gourdes.
—Ce n'est pas trop, n'est-ce pas?
—Ce n'est pas assez, capitaine...
—Eh bien! si je vous proposais de tripler, de quadrupler, de décupler vos parts de prises, que diriez-vous?
—Nous dirions que vous êtes un bon... un bon enfant, quoi! Mais il faudrait un moyen honnête, car l'honnêteté avant tout, et l'argent après.
—Le moyen que j'ai à vous proposer est tout simple, c'est de terrir la prise en Colombie, où nous la vendrons pour notre compte.
—Ah çà, capitaine, c'est-il là un moyen honnête; parce que nous, voyez-vous, pour ce qui est de ça, nous ne nous y connaissons pas beaucoup. Nous avons de bonnes intentions, mais l'éducation manque.
—Mais c'est un moyen tout comme un autre, et meilleur même que tout autre. Je sais conduire un navire partout. Nous avons des vivres, des femmes, et un bon bâtiment à patiner. Cela vous va-t-il, avec des piastres en piles, au bout de la route?
Les gens de la prise se concertèrent un instant entre eux, avant de prendre une détermination qui pourrait blesser leurs scrupules. Au bout de quelques minutes de discussion sur le gaillard d'avant, l'un d'eux s'avance, le bonnet à la main, et dit, au nom de tous, au capitaine Cavet:
—Ma foi, capitaine, ils se sont décidés devant, et ils ont dit que vous feriez comme vous voudrez.
—En ce cas-là, changeons de route, répond le capitaine. Nous allons mettre le cap au Ouest, et laisse courir la bordée qui porte au vent!
La brise de Nord-Est favorisa ce scandaleux projet. On va si vite quand on va mal! Nos forbans se livrèrent dès ce moment à toute la joie et à tous les désordres qu'ils pouvaient se permettre. Les vivres de la cambuse allèrent grand train. Les passagères furent laissées libres d'accorder leurs bonnes grâces à tous ceux qui sauraient les mériter. Les deux Anglais furent contraints de faire la cuisine. On buvait, on se battait, on se raccommodait à bord, et la manoeuvre allait comme elle pouvait, après que le capitaine avait trouvé le sang-froid nécessaire pour donner chaque jour la route à suivre. Jamais travers n'alla mieux au gré d'un équipage. C'étaient des chants et des cris continuels. Chacun des actes d'insubordination, qui se multipliaient à bord, était puni comme on le pouvait, à coups de poing, à coups de barre d'anspect; et la discipline temporaire, que ce genre de répression rétablissait tant bien que mal, permettait quelquefois au capitaine de faire exécuter les manoeuvres nécessaires. Un autre bâtiment bien conduit, bien tenu et sévèrement mené, aurait pu vingt fois être aperçu et pris par les croiseurs ennemis. La prise, commandée par Cavet, espèce de demi-forban, apprenti pirate, au milieu d'une dizaine de renégats, faisait son chemin, sans être seulement inquiétée par le plus petit événement. À la mer comme à terre, il est rare que le hasard ne favorise pas les mauvaises actions, et ne tourne pas entièrement du côté de ceux qui savent tenter les mauvais coups avec audace.
—Où nous conduis-tu à la fin? capitaine, demandait l'équipage, quand il était à jeun, au chef qui avait promis de les amener à bon port.
—Je vous conduis dans un lieu où il n'y a ni prison ni potence pour nous.
—Mais encore, où est cela?
—Vous le saurez dans cinq à six jours, si la brise dure, et si vous ne vous soûlez pas de manière à ne plus pouvoir brasser une vergue, ou gréer une bonnette.
—En ce cas-là, nous nous griserons en douceur. Mais nous l'avertissons que si tu nous joues un mauvais tour, tu la goberas le premier, car nous ne voulons pas être trahis. Nous voulons seulement nous amuser, et nous faire tuer un peu proprement, s'il n'y a pas moyen de faire mieux.
Au terme marqué par le capitaine, on aperçut la terre que l'on désirait aborder, après avoir laissé derrière soi quelques îles françaises ou anglaises, qu'il aurait été malsain d'accoster, comme disaient nos écumeurs de mer. La côte sur laquelle courait la prise était haute; chacun la contemplait avec un peu de préoccupation: l'équipage ne dansa plus, ne se grisa plus; mais il s'assembla sur l'avant, pour prendre une détermination. On se rendit près de Cavet, qui se trouva entouré bientôt de fous ses matelots.
—Quelle est cette terre? lui demanda l'un d'eux, au nom de ses camarades. Il est plus que temps que tu parles, ou que tu cesses de pouvoir parler.
—Cette terre, puisque vous voulez le savoir, est la côte de Carthagène. Le pays est insurgé. L'armée révoltée a besoin des objets qui se trouvent à bord de notre navire. La nécessité la forcera à nous accueillir avec bienveillance. D'ailleurs des forbans sont toujours bien venus chez des révoltés. Ce soir ou demain matin, notre prise sera peut-être vendue au prix que nous voudrons.
—Bien sûr? Tu ne cherches pas à nous mettre dedans?
—Foi d'honnête homme, c'est-à-dire foi de je ne sais plus trop quoi, je vous parle comme je pense.
—En ce cas-là, tu nous permettras de prendre nos précautions. Voici ce que l'équipage a décidé. Il a décidé qu'on t'amarrerait derrière, au pied du mât d'artimon, de manière à te laisser voir le compas de l'habitacle, et à veiller à la manoeuvre; que nous ferions faction auprès de toi, un couteau de cuisine à la main; qu'une fois mouillés au large, nous enverrions une embarcation à terre, et que si l'embarcation ne revenait pas, ou si elle revenait pour nous dire que nous sommes vendus, nous te larderions comme un porc que tu serais.
—Eh bien! amarrez-moi, puisque vous êtes tous des Jeanfesse, capables de me soupçonner d'une lâcheté qui me compromettrait autant que vous. Mettez-moi seulement une carte de Carthagène sous les yeux, et faites attention à bien exécuter les ordres que je vous donnerai.
Cavet est amarré au poste qu'on lui a assigné. Pour plus de sûreté, on lui passe au cou un cartahu destiné à le hisser au bout de la grande vergue, dans le cas où on jugerait utile ou consolant de le tuer et de le pendre, pour l'exemple des traîtres à punir.—Au surplus, dit-il à ceux qui le garrottaient, l'homme immortel qui découvrit cette terre que j'aperçois valait mieux que moi, et il fut traité comme je le suis par des gens qui valaient mieux que vous: je n'ai pas à me plaindre. C'est une rude école que vous me faites faire, mais il faut que mon apprentissage soit dur pour le métier que je veux exercer. Je serai un jour capitaine de pirates, et j'aurai pour matelots des canailles de votre espèce. Amarrez-moi bien.»
Le navire cingle vers la terre. On se dispose à mouiller au large de la côte, qui grossît aux yeux inquiets de l'équipage. Mais une embarcation aux voiles blanches et légères approche avec beaucoup d'hommes armés. On ne peut la fuir, et Cavet commence à trembler. Ses gens deviennent plus menaçants; le cartahu qu'on lui a passé au cou est raidi par deux matelots furieux, qui veulent le pendre avant que le canot qui chasse la prise ait accosté. Les deux passagères se jettent aux genoux des plus forcenés pour obtenir la grâce du malheureux capitaine. Quelques minutes se passent en menaces, en contestations, et l'embarcation aborde enfin le navire. C'est Cavet lui-même qui crie à l'officier qui la commande: Où sommes-nous? Répondez vite, il y va de ma vie.—L'officier répond: Sur la côte de Carthagène.—Qui êtes-vous? Que nous voulez-vous? demandent les hommes de la prise.—Des soldats de Bolivar, et nous venons vous proposer d'aborder la partie de la côte où se trouve l'armée libératrice qui assiège Carthagène.
À ces mots, l'équipage de Cavet passe de l'anxiété la plus vive à la joie la plus folle: on danse, on chante, on s'embrasse avec délire, sur ce pont où quelques minutes auparavant le sang allait ruisseler. Les Colombiens montent à bord de la prise, et ils sourient en voyant tous les matelots français se livrer aux transports les plus désordonnés. Mais Cavet, à qui personne ne songeait au milieu de cette ivresse commune, s'écrie:
—Eh bien, aucun de vous ne songe seulement à me démarrer! Voyez cependant ce que c'est qu'un tas de gueux de la sorte! Pour prix de les avoir conduits ici et de leur avoir sauvé la vie, ils me garrottent comme un traître, et quand ils voient que leur affaire est bonne, ils dansent comme des imbéciles, et me laissent avec un cartahu à la gargaïole!
—Ah! c'est vrai, dit un des matelots. Il est juste de le dégager. C'était un bon b..... que notre petit capitaine! Portons-le en triomphe, et buvons trois coups à sa santé.
—Oui, en triomphe! Démarrez-moi d'abord.... Et si par hasard ces Colombiens, qui sont sans doute de braves gens, avaient été des Espagnols, vous vous seriez laissé aborder, avec les paroles qu'ils vous ont dites, n'est-ce pas? et moi je serais pendu! Voyez à quoi cependant tient la vie d'un homme comme moi au milieu de bandits comme vous!...
—C'est encore vrai ce qu'il rognonne là! Nous nous serions fait carotter du bon coin... Mais c'est égal: ce qui n'est pas arrivé n'est pas arrivé. Portons notre petit capitaine en triomphe... En triomphe le capitaine Cavet!
Les bras vigoureux de deux matelots se croisent et enlèvent le capitaine. Tout l'équipage, la bouteille en main, suit le triomphateur, en faisant par trois fois le tour du navire. Vive notre petit capitaine! vive Cavet! À sa santé! On buvait, on braillait; chacun se disputait l'honneur de coller ses chaudes lèvres sur les joues du capitaine. C'était à qui le tirerait à soi pour lui tenir la main, lui toucher le pied, lui appliquer un lourd baiser. Pour lui, assez indifférent à cette ovation, il ne s'adressait à ses gens que pour leur répéter: Prenez bien garde au moins de ne pas me jeter par-dessus le bord, à force de tendresse. La scène se termina enfin par épuisement. Le héros prit le parti de sauter sur le pont et de se placer à la barre de son navire, car il était temps de manoeuvrer.
Les Colombiens étaient d'avis que l'on gouvernât le bâtiment vers l'embouchure de la Magdeleine, rivière près de laquelle se trouvait le petit corps d'armée de Bolivar. On suivit leur conseil. Les matelots étrangers aidèrent les français à rentrer le navire dans une des criques de la côte.
Une fois à terre, ce fut bien une autre affaire! La petite armée insurgée manquait de tout. Aussi avec quel empressement les officiers et les soldats accueillirent les marins qui semblaient leur apporter ce qui leur était le plus nécessaire. On se jeta sur les armes et les vêtements que contenait la cale du bâtiment. Mais qui nous paiera tout cela? demandait l'équipage.—La république, lui répondaient ies soldats.—Mais où est votre république?—Nous ne savons pas encore où; nous cherchons à en faire une.» En attendant que la république fût trouvée, on donna des bons sur l'État au capitaine Cavet, pour les objets qu'on lui prenait. Du reste, on permit à ses hommes et à lui de s'introduire et de combattre dans les rangs des Colombiens, et de partager avec les patriotes l'honneur de marcher sous Bolivar.
Les matelots, qui avaient cru enlever la prise pour leur compte, se trouvèrent un peu déconcertés en voyant qu'ils n'avaient travaillé, en définitive, que pour une cause dont ils ne comprenaient pas bien toute la noblesse. Mais ils se consolaient de leur mésaventure en répétant: Un voleur qui vole l'autre, le diable en rit. Nous avions escroqué nos camarades et notre armateur, d'antres forbans nous escroquent: le sort est juste, et nous sommes les dindons de la farce.
Quant à leur jeune capitaine, ce fut lui qui se résigna le plus facilement au sacrifice de la forte part sur laquelle il avait compté en s'appropriant le bâtiment. On le présenta à Bolivar, qui lui promit de le naturaliser colombien, en reconnaissance du service que sans le savoir il avait rendu à l'Indépendance. Il répondit qu'il était disposé à accepter le titre de citoyen de la Colombie, comme il avait accepté les bons de la république. Mais, lui demanda le héros de Caraccas, qui donc a pu vous conduire ici?
—Mais moi-même, général.
—Et par quel événement, avec une prise faite sur les Anglais, êtes-vous venu à Carthagène?
—Par un événement que j'ai fait moi-même: j'ai enlevé la prise que je commandais.
—Mais c'est là au moins une action blâmable.
—Pas plus blâmable que celle que vous avez commise en me payant avec des bons-en-l'air les marchandises que je m'étais injustement appropriées.
—Vous paraissez avoir affaire à des matelots qui m'ont l'air d'être d'assez mauvais bandits.
—Pardieu, ce n'est pas avec des Aristides et des Catons que l'on fait des actions blâmables, comme celle que vous me reprochiez tout-à-l'heure.
—Et si par hasard vous étiez tombé sur une terre ou chez un peuple qui eussent eu des lois?
—Nous aurions été punis peut-être comme écumeurs de mer, ou livrés à la prétendue justice de notre pays. Mais j'ai eu le nez bon. J'ai cherché des gens parmi lesquels la nécessité est encore la première des lois. On s'est emparé de la prise que j'avais volée; et, pour empêcher un bandit de crier à l'iniquité, on a proposé à ce bandit d'en faire un citoyen de la république en herbe. Vous avez raison: Rome n'eut pas d'autres commencements. Vous voulez asseoir les bases de l'édifice sur de la boue, faute de mieux. L'édifice encore pourra s'élever et tenir bon.
Étonné de ce langage brusque et fleuri, de cette audace et de cette raison dans un homme si jeune, Bolivar regarde son interlocuteur avec intérêt. Il lui demande d'un ton bienveillant:
—Quel motif a donc pu vous déterminer à quitter l'Europe, comme vous l'avez fait?
—Des injustices, que j'ai mieux aimé punir que supporter. Vous connaissez d'ailleurs cette Europe, et vous savez si tout y est bien.
—Et quel grade vous sentiriez-vous la force d'occuper dans mon armée?
—Aucun. Vos soldats ne me plaisent pas. Au surplus, je ne sais pas leur métier. Cependant si vous croyez devoir m'employer, mettez-moi à bord de ma prise avec quelques barils de poudre, une vingtaine d'hommes et trois ou quatre canons. Si les Espagnols viennent, je les canarderai un peu, et pour cela je ne vous demanderai rien.
Bolivar consent à tout ce que lui propose Cavet. La prise, embossée à l'entrée de la Magdeleine, devient un stationnaire, et voilà une marine pour les indépendants. Quelques-uns des ivrognes qui ont fait partie de l'équipage du capitaine Cavet, consentent à servir encore sous ses ordres. Les préparatifs sont faits pour rendre le bâtiment redoutable à l'ennemi qui oserait s'approcher. Mais la nuit même de l'exécution de ce petit projet, les Espagnols attaquent à l'improviste les insurgés, qu'ils mettent en fuite. Cavet, surpris à bord de sa prise, est abandonné par les siens, qui disparaissent avec l'armée indépendante mise en déroute. Quelle destinée que celle de cette prise anglaise! Capturée d'abord par un corsaire, enlevée par son équipage ensuite; puis après, tombant dans les mains des indépendants, pour être livrée quelques jours plus tard aux Espagnols!
Le capitaine suivit le sort de son bâtiment. On l'amena à Carthagène, où il se plaignit bien haut des prétendus mauvais traitements que lui avaient fait subir les insurgés. Resté seul, et pouvant dire tout ce qu'il voulait sans qu'un témoin vînt élever contre lui le souvenir de l'acte qu'il avait à se reprocher, notre jeune marin put facilement donner le change à ses capteurs, et il parvint à se faire indemniser par les Espagnols, comme une victime de l'injustice et de l'avidité des troupes de Bolivar.
Il y a dans la destinée de quelques hommes une espèce de fatalité qui semble les porter au vice ou au crime, en récompensant, comme de bonnes actions, tout ce qu'ils font de plus coupable. Quand une tentative condamnable leur réussit, quand le mensonge leur profite, comment voudriez-vous qu'ils s'arrêtassent sur la pente d'un abîme qu'ils trouvent bordée de fleurs? C'est au malheur peut-être qu'il est seul donné d'inspirer le remords aux coupables. Le bonheur quelquefois réservé aux mauvaises actions, semble trop justifier le crime.
Les Espagnols ne crurent qu'à moitié à la sincérité de Cavet. Il ne leur inspira pas assez de défiance pour qu'ils pensassent être en droit de ne pas l'indemniser, mais il ne leur inspira pas non plus assez de confiance pour qu'ils cherchassent à se l'attacher. Et lui, trop disposé à braver l'opinion qui pouvait s'attacher à sa personne, il employait l'argent qu'on lui avait donné, à s'enivrer froidement de folles orgies, non pas pour la débauche elle-même, mais pour la connaître, pour en épuiser la coupe brûlante, et pour plus tard s'en détacher sans regret et la mépriser avec orgueil.
Qui n'a pas vu, dans les colonies, ces marins indolents oublier sous le tiède climat qui les endort, cette vie active qu'ils menaient sur les flots, et réunir autour du hamac où des femmes les bercent mollement, les voluptés qu'ils se procurent à force d'or et de profusion! Comment alors reconnaîtrait-on dans ces étranges sybarites, ces sauvages enfants de la mer, si insouciants d'eux-mêmes, si indomptés dans les périls qui semblent les avoir endurcis? Eux bercés comme de faibles nourrissons par la main d'une femme! Eux s'endormant au bruit d'une chansonnette chantée par la bouche d'une fille!... Oui, mais qu'un cri de guerre les appelle au combat; oui, mais que les gémissements d'un naufragé les implorent sur les flots au milieu de la tempête, vous les verrez s'élancer du hamac où ils s'alanguissent, pour voler au-devant du trépas ou pour aller s'engloutir dans les vagues que nul autre qu'eux ne saurait affronter ou même voir en face!
L'argent s'épuise, se perd bien vite dans les mains d'un marin oisif: celui de Cavet se répandait partout où ses pieds laissaient une trace; c'était son luxe à lui; c'est celui de tous les marins, luxe dévergondé, sans dignité, mais qui quelquefois n'est pas sans noblesse. Non content encore de semer en tous lieux et en de stériles mains, les gourdes dont il faisait si peu de cas, il se dit un jour: Un philosophe jeta toute sa fortune à la mer pour se croire libre: faisons mieux, jetons l'argent qui nous reste, dans les mains de quelques misérables matelots, pour nous réduire à leur condition et ne pas nous abrutir dans la mollesse. Voyons qui vent de l'or? J'en ai encore à dissiper, et les matelots sans emploi abondèrent. Cavet, à sa grande satisfaction, se trouva ce qu'un autre aurait appelé ruiné; mais lui se sentit au contraire dégagé d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter. «C'est maintenant, pensa-t-il, que je me sens disposé à redevenir tout-à-fait homme en me livrant à la nécessité de gagner ma vie. Fait pour être, à le bien prendre, autre chose qu'un matelot, voyons si je vaux réellement ceux qui sont au-dessous de moi. Devenons matelot parmi des gens qui n'auront pour moi, ni indulgence, ni pitié, et qui me prendront pour ce que je pourrai valoir. Il y a ici des bâtiments anglais et américains; c'est à leur bord que je veux gagner rudement le pain amer de l'exil auquel je me suis condamné. Ils m'appelleront renégat, s'ils veulent, ces étrangers que je vais revoir; ils me traiteront en demi-forban si cela leur convient. Qu'importé, je m'élèverai à mes propres yeux, en m'abaissant jusqu'à leur être utile. Femmelettes de l'Europe qui n'avez pas voulu de moi, je vous apprendrai comme on grandit en force dans les rudes travaux qui effraient votre paresse. Vous n'avez pas daigné me reconnaître comme Français, j'ai déjà reçu le titre de citoyen de la Colombie! Vous ne m'avez pas rendu justice même sur un corsaire, et c'est en me vengeant de vous par le pillage d'un de vos navires, que je suis venu ailleurs me faire naturaliser citoyen d'un pays où l'on ne me connaît pas, et que j'ai enrichi du fruit de ce que vous appellerez un crime. Allons maintenant couronner l'oeuvre que j'ai entreprise en voulant me rendre un de ces hommes hardis que vous maudissez et que vous mettez au ban des nations policées. Devenu pour vous aussi exécrable que vous m'avez paru vils et petits, soyons un monstre à pendre, s'il est possible. Pour devenir un homme comme moi, je vous apprendrai peut-être qu'il faudrait bien des douzaines d'honnêtes citoyens comme vous.»
Quelques heures après cette belle résolution, notre jeune marin, forcé par le besoin qu'il s'était créé, d'aller chercher un emploi, rôdait sur les quais de Carthagène, abordant chaque capitaine de navire, et lui demandant, le chapeau à la main, mais avec un air encore très-décidé:
—Capitaine, n'auriez-vous pas par hasard besoin d'un matelot?
—Non, répondait l'un. Tu m'as l'air d'un vaillant garçon; mais j'ai tout mon monde. Va chercher ailleurs.
—Combien voudrais-tu par mois? lui demandait un autre. On m'a proposé trois bons matelots à huit gourdes, pour remplacer les gens que j'ai perdus de la fièvre jaune.
—Huit gourdes! ce n'est pas mettre le prix pour un homme comme moi. A douze gourdes et un mois d'avance, vous m'aurez.
—Dix gourdes, et demain à bord. C'est mon dernier mot. Décide-toi rondement, car dans trois jours j'appareille.
—Onze gourdes, et taupez-là.
—Pas un noir de plus que ce que je t'ai dit.
—Ça m'est impossible.
—En ce cas, mon garçon, va chercher ailleurs.
Et il chercha tant en effet, content d'être marchandé pour une gourde ou deux, qu'il rencontra un vieux capitaine de schooner américain, qui le prit à la place de deux hommes qui lui manquaient. Pris à la place de deux matelots! se dit le jeune homme, tout enchanté de lui; c'est là ce qu'il me faut, à moi. Cette condition m'impose l'obligation de multiplier mes efforts et de doubler mon courage: tant mieux. Je grandirai en force et en détermination, par cela seul que l'on exigera plus de moi que de tout autre. J'aurai de la misère, mais suis-je né sur un lit de plume? Je ne le crois pas; et d'ailleurs ai-je été élevé dans la mollesse? Oh! pour cela, je suis bien sûr que non...... Ah! si le sort m'avait fait naître ou m'avait placé dans un rang un peu élevé de la société, peut-être aurais-je fait de grandes choses! Avec ma tête, ma résolution et les facultés que je sens là!... Mais le sort en a décidé autrement..... Abandonnons-nous à lui, et cherchons un navire avant tout.»
Il se remua tellement qu'il finit par trouver une place de matelot sur un pauvre caboteur des États-Unis. Le lendemain de son engagement, il était à bord, se barbouillant les mains dans du goudron, et cachant sa noble figure sous un large chapeau de paille. Il allait naviguer comme matelot à onze gourdes par mois, et un coup d'eau-de-vie à la fin du grand quart dans les mauvais temps: c'était une disposition supplémentaire, ajoutée à l'engagement qu'il venait de contracter avec le capitaine américain.
7
Le Renégat.
La cruelle vie que celle d'un renégat à bord de l'étranger!
Le renégat pour les Américains, les Anglais, les Danois ou les Hollandais, c'est le matelot français qui, fuyant la patrie qu'il s'est fermée pour jamais, se trouve obligé de supporter tous les mauvais traitements dont ses hôtes tyranniques peuvent l'accabler impunément.
Y a-t-il un travail repoussant à faire à bord? on appelle le renégat, et la dernière des mateluches de l'équipage lui dit: Chien de Français, va nettoyer la poulaine ou laver cette gamelle! Prend-il envie au capitaine, au second ou au maître d'équipage, de donner un coup de poing à quelqu'un pour se refaire la main? Il appelle le renégat, qui arrive le chapeau bas pour recevoir la volée et racheter, comme le bouc expiatoire, tout l'équipage de la mauvaise humeur de son chef.
C'est encore bien-pis quand les hommes de quart s'avisent de vouloir s'égayer pendant le beau temps! s'ils sont cruels dans leur colère, ils sont encore plus barbares dans leurs jeux. Voyez-les jouer à la drogue, par exemple, avec les cartes crasseuses qui pendant un mois ont servi à la chambre! C'est toujours le nez du renégat qui porte le long cabillot dans la fente duquel la partie proéminente et cartilagineuse de son visage est violemment pincée. Et quand on compte les points, que de coups de paquets de cartes pleuvent sur ce nez déjà si bien meurtri par le pavillon de drogue! Les plus grossières farces, c'est le renégat qui en fait les frais. Les plus durs reproches, c'est lui qui les essuie, les privations le plus pénibles, c'est lui qui doit les supporter sans murmures, sans observations, sans larmes même. Ah! si les marins qui abandonnent leur patrie commettent une faute, ils l'expient si terriblement en servant l'étranger, qu'on pourrait les amnistier à leur retour chez eux, sans avoir à craindre à leur égard les effets d'une dangereuse impunité.
Notre renégat Cavet éprouva toutes ces tortures. Mais il apprit du moins en subissant l'inhospitalité des marins avec lesquels il naviguait, à détester plus qu'il ne l'avait fait encore, tout ce qui portait le nom d'anglais ou d'américain; et plus il abhorrait les étrangers, et mieux il se croyait vengé d'eux. C'est qu'il sentait bien, au fond de son coeur haineux, qu'un jour il pourrait leur faire payer cher toutes leurs injustices, et les punir de toute la rage qu'il amassait contre leur nation.
En attendant qu'il pût trouver l'occasion de se venger en grand, il se consolait un peu une fois à terre, en se donnant force coups de poing avec les matelots dont il avait eu le plus à se plaindre pendant les traversées de Carthagène, de Vera-Cruz ou de Saint-Thomas, à Charleston ou à New-York, car c'était à bord des navires qui faisaient ce genre de navigation, qu'il avait été réduit à chercher un refuge contre les Espagnols, et une ration de biscuit contre la faim.
Mais ces voyages pénibles le formèrent; mais ces habitudes sauvages l'endurcirent... Ah! vienne, disait-il, le moment de montrer qui je suis et de prouver ce que je peux faire, et nous verrons, nous verrons.... J'ai là dans ce coeur qui me brûle sous la main, dans cette force dont je ne sais que faire, tout ce qu'il faut pour être aussi cruel envers les autres, que ces brigands sont inhumains envers moi. Plongé dans ces réflexions, entendait-il l'officier de quart crier de l'arrière: Allons, monte vite crocher un ris; il fallait le voir grimper aussitôt, car il savait bien ce que lui aurait coûté une seule seconde de retard.
L'occasion qu'il cherchait se présente. Elle manque rarement à ceux qui ont tout ce qu'il faut pour la trouver ou pour la mettre à profit.
Il arrive à Carthagène sur un caboteur américain, simple matelot et matelot assez mal vêtu même. Bolivar, ce Bolivar dont la dépouille mortelle dort ignorée sur le sol qu'il arracha à l'esclavage, venait de s'emparer de cette place formidable. Il allait passer en revue ses troupes victorieuses. Cavet, comme les autres curieux, se trouve sur le chemin du Libérateur. Celui-ci, en promenant son oeil rapide et pénétrant sur la foule qu'il est obligé de fendre, aperçoit le marin français: il s'arrête devant lui. Que faites-vous ici sous ces haillons de matelot?
—Général, j'y meurs de faim.
—Sans chercher à gagner votre vie avec honneur, avec gloire?
—Sans, rien, général. Dites-moi, vous qui en avez tant acquis de cette gloire, où il peut y en avoir un peu pour un pauvre diable comme moi?
—Là!....
Et en prononçant ces mots le Libérateur montrait du doigt un brick espagnol mouillé, pour narguer les indépendants, en dehors de l'entrée de Carthagène, à deux petites portées de canon des batteries.
—Je comprends, répond Cavet, dont les yeux flamboient déjà d'espoir et de plaisir. Mais, il n'y a ici que de mauvaises chaloupes, peu d'équipage.... et pas le sou!....
—Montès, approchez, dit le Libérateur à l'un de ses aides-de-camp: faites à ce Français un bon pour....(s'adressant à Cavet), pour combien de gourdes, capitaine?
—Mettez mille gourdes, général, et ce soir... Et demain soir au plus tard je serai tué, ou ce brick espagnol vous sera amené dans Carthagène.
Le billet de mille gourdes sur la caisse militaire est fait: Cavet le saisit; il disparaît avec la foule qui le suit. Le Libérateur passe sa revue, et le soir vient bientôt envelopper les murs imposants de Carthagène, de ses voiles riants et sombres.
Le soir dans un port! Que ce moment est doux pour le matelot! c'est le terme de ses travaux journaliers, c'est le commencement des brutales jouissances dans lesquelles il va se noyer, et qui ont besoin de l'ombre de la nuit pour ne pas scandaliser les yeux de la pudeur et de la délicatesse. Entendez ces marins chanter leurs rauques chansons dans les cabarets qu'ils remplissent, pendant que le soldat, retiré dans sa caserne, cherche tristement à dissiper l'ennui qui l'assiège. Voyez l'imprévoyance et l'imprudent abandon avec lesquels ils se livrent à ces femmes à qui ils prodiguent l'or qu'ils ont arraché aux flots, et dites-nous quel est l'homme le moins malheureux, ou de celui qui s'étourdit si gaîment sur les dangers qu'il va courir, ou de celui qui marchera avec tant de discipline et de réserve à la voix d'un chef qui, en lui imposant tous les sacrifices, ne lui permet d'espérer aucune compensation?
Quelle puissance attractive un billet de mille gourdes exerce dans les mains d'un marin, sur les autres matelots! Cavet, avec son bon signé Bolivar, parcourait toutes les cabanes à tafia. Il eut bientôt rallié autour de lui les bandits de Carthagène, en criant partout: Il me faut des Français, des Anglais et des Américains! Rallie à la gloire et au tafia!
—Que veux-tu faire de nous? lui demandaient tous les bandits.
—C'est mon affaire, leur répondait-il. Il y a de l'argent à gagner avec moi, et un coup de flibuste à faire.
—Monte sur la table, monte sur la table, lui disaient les matelots disponibles, et parle-nous du bon coin! Voyons, que veux-tu faire de nous? Nègre, en attendant, porte-nous à boire au compte de ce savant-là! À notre santé, tas de forbans! À présent parle, Français, nous pouvons t'entendre; nous avons le gosier frais et l'oreille tendue.
—Mes amis, j'ai reçu carte blanche du Libérateur: il veut que nous nous tappions, et dur.
—Qu'est-ce que ça nous fait à nous, le Libérateur? Il n'est pas plus matelot que ma petite soeur, celui-là, et il veut nous faire tapper!...
—Et moi, ne suis-je pas matelot autant que le plus faraud d'entre tous ceux que vous êtes là?
—Matelot! matelot!.... Oui, tu l'es, toi, c'est connu; mais encore que veux-tu nous conter au bout de ton câble?
—Je veux vous conter qu'il m'est impossible de tout vous expliquer, mais que j'ai besoin de vous, et qu'il y a mille gourdes à bambocher.
—Bambochons d'abord, et puis tu nous mèneras ensuite où tu voudras.
—Non, je veux vous mener d'abord où je voudrai,: et nous mangerons ensuite les mille piastres.
—Les manger! pas si bête. Les boire, oui, et sans dégourder; mais tout de suite. Si tu nous fais tuer, la belle avance, après! les décomptes ce sera pour toi, n'est-ce pas, payeur d'arrérages?
—Allons, je rengaine: je vois bien qu'il n'y a rien à faire avec vous. Je croyais m'adresser à des matelots, et vous n'êtes que des matelas!
—Des matelas! des matelas! hurlent avec indignation tous les ivrognes. Sors avec moi, s'écrie l'un; non, laisse-moi lui casser la mine ici, s'écrie l'autre: tuons-le plutôt entre nous, dit un troisième, et que cela finisse. À l'eau! à l'eau! le mangeur de prise!
—J'ai dit des matelas, répond Cavet, avec calme, et je ne m'en dédis pas; car si j'avais eu affaire à de vrais matelots, ils m'auraient dit: Mets ton billet de mille gourdes dans les mains de l'hôtesse, et allons le gagner vaillamment, pour le boire quand le coup sera fait.
—Tu crois donc, espèce de Parisien, que c'est parce que nous avons peur, que nous avons renardé, et que nous avons voulu casser d'avance les reins à ton torche c... de mille gourdes?
—Je crois ce qu'il me plaît, et j'ai le droit de penser ce que je veux.
—Eh bien! que faut-il faire pour te prouver que nous valons à nous seuls, tout matelas que nous sommes dix mille matelots de ta façon?
—Ce qu'il faut faire?
—Oui, malin, ce qu'il faut faire?
—Me suivre, et se donner un coup de peigne avec des Espagnols.
—Quoi! ce n'est qu'ça? Allons, garçons! Rallie à nous les matelas, et Jean f.... qui s'en dédit.
—Rallie les matelas! répète la foule, et Jean f... qui s'en dédit.
Cette écume de mer, rougie de vin et saturée de tafia, se jette en jurant et en menaçant, dans des bongas, des espèces de chaloupes que les plus alertes enlèvent au rivage. Cavet, connu par ces bandits sous le nom de Rodriguez, les suit, traînant avec lui quelques coffres, dans lesquels il a renfermé des pistolets, des coutelas et des grenades.
—Où veut-il nous mener comme ça? se demandent les bandits.
—Où il me plaira pour vous faire gagner votre argent! répond-il. Gouvernons, pour commencer, sur la passe.
—Ah! je vois ton plan, ajoute un des héros de l'expédition. Tu veux que nous enlevions à l'abordage le brick espagnol qui est mouillé au large? Excusez! il n'est pas dégoûté ce particulier-là? Et avec quoi soutirerons-nous, sans être trop curieux, ce marchand de boulets?
—Vous le verrez, une fois à la Bocachica.
—Ah. je sais à présent sa malice, dit un des expéditionnaires à l'un de ses camarades: il veut faire des quartiers-marrons avec les planches qu'il y a là-bas sur le plein, pour enlever l'espagnol; car avec des b.... de f.... barquasses comme ceci, il n'y a pas moyen d'accoster un navire de guerre, sans être vu à sept lieues dans la brume.
Cette idée d'un malheureux ivrogne qui jetait au vent ses paroles avinées, fut un éclair pour l'imagination de Rodriguez.
—Oui, mes garçons, s'écria-t-il aussitôt: c'est avec des quartiers-marrons que nous enlèverons le brick. C'était mon projet, mais à terre j'ai dû vous le cacher, pour ne pas ébruiter mon secret devant des espions espagnols peut-être.
—Avec des quartiers-marrons? Oui, je t'en fricasse, disent les uns.—Oui, oui, il a raison, disent les autres.—Non? non?—Si! si! Je te dis que ça ne vaut pas un f...., répètent les uns. Je te dis qu'il n'y a que ça de bon, répètent les autres.
Pendant ce temps, les embarcations font de la route, et en peu de minutes elles arrivent à l'endroit du rivage, le plus rapproché du mouillage où le brick espagnol se pavanait sous son large pavillon blanc, écussonné du sceau royal.
Un schooner américain, chargé de planches, stationnait dans cette partie du littoral. Rodriguez lui achète une petite portion de sa cargaison. Ses hommes se dégrisent avec la fraîcheur du matin. On cherche dans les environs, de gros bambous, et avec trois de ces énormes roseaux disposés triangulairement, on compose la charpente horizontale sur laquelle on cloue quelques planches. Trois radeaux, formés ainsi, se trouvent prêts, avant le soir, à recevoir les nouveaux Argonautes. C'est là ce qu'ils appellent des quartiers-marrons.
La nuit, une nuit obscure et légèrement agitée par un petit vent d'Est, s'étend enfin sur les flots, sur les chantiers improvisés par la bande expéditionnaire, et sur le brick espagnol mouillé sans défiance à dix ou douze encablures du bord de la mer.
Veille bien, malheureux équipage du brick! veille bien au bossoir, car dans cette Carthagène que tu braves, parce que tu la vois sans navires, sans chaloupes armées, il y a encore des renégats anglais et français, et ces gens-là savent, en sortant d'un cabaret, se créer des moyens terribles contre l'ennemi, et courir bravement aux périls qu'ils se sont faits eux-mêmes.... Veille bien, bon quart partout! que tes officiers et tes maîtres ne quittent pas l'oeil de dessus ces flots qui ne paraissent t'apporter que la fraîcheur de la nuit, mais qui ont déjà reçu comme un funeste fardeau, ces radeaux chargés d'immondes combattants, de tigres d'abordage... Veille bien, malheureux!... Mais non, les hommes de bossoir s'endorment sur le pied des bittes, l'officier de quart, fatigué de se promener, s'est assis, la tête pleine de douces idées sur le banc où il trouvera peut-être la mort et une mort honteuse. Le maître-d'équipage chante en attendant l'heure désirée où son coup de sifflet appellera l'autre bordée au quart. Et pendant ces moments de tranquillité à bord du brick, les trois quartiers-marrons de Rodriguez dérivent, gouvernés sur l'arrière par les chaloupes qui ont conduit les renégats à Bocachica. Le poids des combattants fait couler à moitié les radeaux sur lesquels ils sont entassés; mais Rodriguez leur répète: Attention, enfants, à ne pas mouiller votre poudre; et les forbans élèvent pour les préserver du contact de l'eau, leurs pistolets au-dessus des vagues qui battent leur ceinture.
—Voici la bouée de l'ancre du brick, dit à demi-voix Rodriguez, lorsqu'il se voit rendu à une encâblure du bâtiment qu'il veut aborder. Levons son ancre!
—Non, non, répond un des forbans, il n'est pas nécessaire: et un large coutelas à la main, cet homme plonge le long de l'orin: il coupe le câble du brick à l'étalingure, puis il revient sur l'eau au bout ce quelques minutes, son coutelas à la main: Les premiers mots qu'il profère, sont: le brick est en dérive; sautons à bord.
Les radeaux aidés par les pagayes avec lesquelles rament les forbans, avancent plus vite que le brick ne dérive. Rendus à toucher presque le navire, ils entendent crier à bord de l'ennemi: Nous dérivons, nous dérivons, notre ancre chasse! Cette confusion de voix double répandu parmi l'équipage, portent la joie au coeur palpitant des renégats; mais pas un mot n'échappe à leurs bouches haletantes. A bord du brick on prépare, avec embarras, une autre ancre pour la laisser tomber. C'est lorsque cette ancre de veille descend dans l'onde, et que le câble roule sur son écubier, que les matelots espagnols, perchés sur l'avant, aperçoivent les quartiers-marrons qui les abordent. Ils crient, il n'est plus temps; ils s'arment avec précipitation, il n'est plus temps; ils tirent quelques coups de fusil, il n'est plus temps, il n'est plus temps! Rodriguez, lance sur le pont ennemi quelques grenades enflammées, qui répandent, avec leur effrayante clarté, la confusion et la peur sur les visages des marins espagnols. Le poignard à la bouche, le pistolet au poing, les renégats grimpant par la poulaine, par les porte-haubans de saine; ils glissent, rampants comme des crocodiles, par les sabords que remplissent les gueules de caronades prêtes à faire feu sur eux; répondent sourdement aux coups de poignard, les coups de pique au feu des pistolets; les Espagnols se massacrent entre eux, croyant frapper leurs assaillants; les assaillants, qui ont jeté leurs bonnets à la mer, pour mieux se reconnaître dans la mêlée, frappent tous ceux qui ont la tête couverte. Les panneaux sont ouverts: les Espagnols fuient, s'engouffrent partout où ils trouvent une issue, et le pont n'est encombré bientôt que de forbans à la tête nue. La voix tonnante de Rodriguez se fait entendre la première après ce moment de carnage: A nous le brick! s'écrie-t-il: allumez les fanaux!...
On cherche les fanaux: on les allume à la lampe de l'habitacle. Un sang gluant inonde le pont: des renégats ont péri. Rodriguez retire de sa joue sa main ensanglantée: c'est un tronçon de pique qui lui est resté dans le visage.
Un moment de stupeur, un paroxysme d'affaissement succède à l'exaltation du combat, à la fièvre du carnage. Les vainqueurs essouflés s'asseoient sur les caronades, sur les bittes, sur le banc de quart pour respirer un moment. Leurs coutelas rougis de sang, leurs pistolets noircis de poudre, pendent à leurs bras fatigués et meurtris.
Une voix criarde, une voix d'enfant, celle d'un mousse qui les a suivis, sort de la cale et demande au milieu du moment de silence qui a suivi la victoire: Que ferons-nous des prisonniers?
—Ce qu'ils auraient fait de nous, répond un matelot: de la viande à requin!
Ce mot atroce réveille la fureur presque éteinte des forbans. Ce mot devient un arrêt, et quel arrêt!... Ils se précipitent dans l'entrepont, dans la chambre. A la lueur des fanaux, ils arrachent les Espagnols de toutes les parties du navire où ils se sont réfugiés. Chacun des bandit traîne sa proie sur le pont, et là on entend chaque bourreau dire à sa victime: Tu es bon chrétien, meurs dans ta religion: fais le signe de la croix, et bonsoir.
Bonsoir!... et après avoir prononcé ce mot avec un sourire infernal, les bandits jetaient leurs prisonniers par-dessus le bord...
—La besogne est faite! s'écria l'un des héros après l'exécution. Attrape à laver le pont, et un homme de chaque plat à la ration!
Elle fut copieuse cette ration, cette sanglante parodie de ce qui se fait à bord des bâtiments, à l'heure des repas. La cambuse fut défoncée; l'eau-de-vie et le vin répandus à flots sur le tillac, et au milieu de cette brutale orgie, les compagnons de Rodriguez se mirent à danser une ronde, une de ces rondes naïves que les marins bas-bretons chantent dans leurs moments d'innocentes joies. Ce fut aussi un Bas-Breton qui la chanta pour les forbans, sautant gaîment sur le pont qu'ils venaient d'ensanglanter. On mit les morts au centre de là chaîne formée par les danseurs, et Rodriguez fit entendre cet air ingénu que dans son enfance il avait appris à Ouessant: