The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. III, by Édouard Corbière
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Title: Le Négrier, Vol. III Aventures de mer
Author: Édouard Corbière
Release Date: February 8, 2006 [EBook #17716]
Language: French
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LE NÉGRIER
AVENTURES DE MER.
PAR
ÉDOUARD CORBIÈRE DE BREST.
DEUXIÈME ÉDITION.
VOLUME III.
PARIS, A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE 16, RUE VIVIENNE.
1834.
7.
LA TRAVERSÉE.
Encore le capitaine Niquelet.—Morale maritime.—Leçons pour les passagers.—Moeurs des équipages.—Le bonhomme Tropique.—Le baptême.—Ivon prend le nom de M. de Livonière.—Une nuit et un lever de soleil sous le tropique.—La pêche à bord.—Le feu Saint-Elme.—La cagne.
Combien, après avoir passé par toutes les angoisses que nous venions d'éprouver, un marin se sent soulagé, lorsqu'il se trouve en pleine mer, affranchi, pour ainsi dire, de toutes les tribulations auxquelles il laisse les habitans de la terre en proie! Il n'a plus qu'à combattre les élémens qui se disputent sa vie, et cette lutte ne saurait effrayer son courage, ni lasser sa patience. Son âme au contraire aime à s'élever au niveau des dangers, qu'il a mille fois affrontés, et à grandir dans les périls nouveaux qu'il prévoit encore. Viennent les Anglais et les tempêtes, me disais-je! j'ai de quoi leur tenir tête. Avec un vaillant capitaine, un bon navire, et l'Océan à parcourir comme notre domaine, nous n'avons rien à craindre; et en effet, tous les marins, dès qu'ils ont mis le pied à la mer et qu'ils ont perdu la vue des côtes, semblent être chez eux, et dans un asile désormais inviolable!
Le capitaine de la Gazelle ne tarda pas à me prendre en affection, non pas sans doute pour cette gentillesse dont s'étaient enivrées Rosalie et madame Milliken, mais bien parce qu'il remarqua en moi un zèle excessif, et une activité qui était en lui. Car, je dois le faire remarquer ici en l'honneur des marins, à terre, ils peuvent bien témoigner de l'amitié à ceux qui leur plaisent le plus; c'est là, pour eux, comme pour les autres hommes, une affaire de goût ou de fantaisie; mais, une fois à la mer, ce n'est guère qu'aux plus dévoués et aux plus capables qu'ils accordent leur estime, et cette estime se manifeste quelquefois d'une manière assez bizarre: vous allez en juger par un fait.
Le capitaine Niquelet, par exemple, que j'avais trouvé si aimable, en racontant une de ses aventures, dans le café de Rosalie, ne me parut pas, une fois au large, le même homme. Ce n'était plus ce corsaire si délié, si sémillant, et si bon enfant enfin. Il s'était fait ours ou loup, après quelques jours de mer. Deux jolies passagères, papillonnant autour de lui, quand il se promenait gravement sur le gaillard-d'arrière, parvenaient à peine à lui arracher un sourire, à lui qui, à terre, aurait peut-être jeté toute une fortune par la fenêtre, pour obtenir un seul regard d'une de ces femmes qui, à bord, cherchaient si inutilement à l'agacer. Le second ou le troisième jour de notre sortie de la Manche, il me tutoya: c'était déjà bon signe. Il m'avait grondé sept à huit fois: c'était encore de meilleure augure. Je faisais de mon mieux, en travaillant et en grimpant jour et nuit, pour obtenir un mot approbateur de lui, et néanmoins les mots encourageans ne venaient pas encore. Mais lorsque, devant le capitaine, un officier du bord me donnait ce qu'on appelle un poil, je voyais que Niquelet souffrait. Il m'annonça brusquement, à la suite d'un grain furieux pendant lequel je m'étais vaillamment employé, que je compterais désormais pour second lieutenant à bord, et que je serais second de quart avec l'officier qui me calinerait le moins. Comme je recevais cette marque d'intérêt, avec un air apparent d'indifférence, Niquelet me demanda si je n'étais pas content.
—Si fait, capitaine, lui répondis-je, mais….
—Mais, quoi?… que te faut-il de plus?
—Un mot consolant de vous: je crains que vous ne m'aimiez pas….
—Eh bien! dit-il en me serrant brusquement le poignet, avec la seule main qui lui restât, est-ce que tu as besoin de pleurer, en me disant cela, enfant que tu es!
Et le bon, le brave capitaine, avait lui-même la larme à l'oeil. Mais, comme s'il s'était repenti de ce mouvement de sensibilité, il me repoussa avec vivacité, en ajoutant: «Ne parlons plus de tout cela: fais toujours bien ton petit devoir, et puis….» J'étais déjà pressé sur son coeur; et tous les passagers souriaient d'une douce satisfaction, à cette scène d'attendrissement, entre un vieux marin et un jeune commençant.
Les leçons de morale maritime que me donnait quelquefois, avec son âpre bonté, le capitaine Niquelet, portaient toujours l'empreinte d'une méditation assez profonde. Tu te rappelles, me disait-il, pendant un quart que je faisais avec lui, ta boutade de l'autre jour? Je t'avais un peu rudoyé, il est vrai; mais c'est comme cela qu'un chef doit agir avec ses subordonnés à la mer. As-tu remarqué le ton avec lequel je dis à un matelot dont je suis content: Va à la cambuse, demander un coup d'eau-de-vie?
—Oui, capitaine; mais il me semble que vous lui dites quelquefois: «Allons jean f…, va-t-en à la cambuse pocharder un coup d'eau-de-vie!»
—Eh! c'est justement ainsi qu'il faut leur parler, si l'on veut donner du prix à la moindre chose qu'on leur accorde; c'est faire alors de justice une faveur, et c'est assaisonner à leur goût ce qu'on doit leur donner. J'ai essayé d'abord à leur parler comme à d'autres humains: ils me prenaient, le diable m'emporte, pour une demoiselle. Aujourd'hui, tout en me montrant équitable et bon avec eux, je leur parle comme à un caniche, et ils disent tous que je suis un vrai matelot et un brave homme au fond, parce qu'ils ont su, sous ma brusquerie calculée, trouver le fond de mon caractère. Saisis-tu bien l'allégorie, petit bougre?
—Oh! oui, et à merveille, mon capitaine.
—Observe donc tout, jusqu'aux choses en apparence les plus indifférentes, si tu veux savoir un jour commander à des forbans comme ceux que tu vois là, et à qui je ferais enlever, pour dix gourdes et une double ration, le premier bâtiment français que nous rencontrerions.
Il ne se flattait pas: personne n'était plus aimé que lui de ses matelots. Il leur causait peu; il les battait même quelquefois quand ils paraissaient s'ennuyer à bord, vouloir se mutiner ou avoir besoin d'émotions vives, comme il le disait. Niquelet appelait cela ranimer le sentiment. Mais d'un seul mot, il aurait fait, à n'importe lequel de ces hommes, tuer père et mère. C'était là l'empire qu'il était le plus jaloux d'exercer sur son équipage, non pour en abuser criminellement, mais pour en obtenir tout ce qu'il jugeait nécessaire au bien du service.
Ivon s'employait bien à bord; mais il ne pouvait se faire au commandant de la Gazelle. Ces deux hommes, tout en s'estimant beaucoup, ne se disaient pas une parole dans une semaine.
Une longue traversée pourrait offrir à l'esprit de l'observateur un fécond sujet d'études morales. Il y a tant de froissemens dans les caractères, les habitudes et les passions de ces hommes, quelquefois si divers, qui se trouvent réunis au milieu des périls, dans cet espace étroit que l'on nomme un navire! Et n'est-ce pas l'image abrégée de la société et d'une monarchie absolue, que ce bâtiment sur lequel règne despotiquement un capitaine, avec ses officiers qui sont ses ministres, et ses matelots qui sont ses sujets! Pour moi, je sais bien que j'aurais de bons conseils à donner aux passagers qui se hasardent à traverser les mers sous la conduite de ces marins qu'ils connaissent si peu. Grand dommage est que j'aie bien des événemens à raconter dans mon journal de mer. Sans la spécialité de la tâche que je me suis imposée dans la narration de mes aventures, je me livrerais ici à des leçons de conduite qui pourraient devenir utiles aux terriens qui s'embarquent pour la première fois. Mais, avant tout, je dois aller à mon but, et ne pas trop perdre de temps en route. Cependant je vais tracer succintement ici quelques régles de bien vivre pour ceux qui me liront, et à qui il prendrait envie d'entreprendre quelque jour un voyage de long cours.
La première réserve que doit s'imposer un passager qui veut plaire à son capitaine, c'est d'éviter, autant que possible, de s'immiscer dans les choses qui concernent le service du bord. Il n'est pas de marin qui ne se sente vexé d'entendre un passager venir lui demander, quand il a jeté le loch, combien de noeuds file le navire. Bien plus importun encore est celui qui cherche à savoir, quand le capitaine trace son point sur la carte, l'endroit du monde où se trouve le bâtiment. C'est un mystère qu'il n'est donné qu'aux initiés de pénétrer, et dans cette réserve des marins, qu'on n'aille pas s'imaginer qu'il n'entre que de l'orgueil; cette discrétion est de la prévoyance. Supposez, en effet, qu'un passager sache le point du globe où est parvenu le navire, et qu'il aille indiscrètement le révéler à un équipage mal intentionné. Que deviendra le bâtiment, après une révolte qui l'aura mis dans les mains des matelots, éclairés alors sur la route qu'ils devront suivre pour attérir? Croyez-vous que, sans les difficultés qu'offre la conduite d'un navire en pleine mer, les rébellions et les actes de piraterie ne seraient pas plus fréquens qu'ils ne le sont, avec des équipages forcés de se soumettre, comme à une Providence, à la science que possèdent leurs officiers? On a bien souvent cherché à rendre, pour toutes les intelligences, les calculs de longitude aussi faciles que ceux de latitude; mais ne serait-ce pas un grand mal qu'une découverte qui mettrait, dans les mains des hommes les plus grossiers, les moyens de se diriger, sans le secours des chefs, dont il s n'auraient qu'à se défaire, pour pouvoir abuser de la liberté qu'ils auraient acquise par un crime, sur un élément où les malfaiteurs instruits sont si sûrs de l'impunité? N'est-ce pas, au contraire, par un effet de la Providence, que la science de l'homme de mer n'a été rendue accessible qu'aux hommes qui, en s'instruisant pour l'acquérir, ont été à même de se pénétrer de ces principes d'ordre, que l'étude fait presque toujours aimer ou respecter?
Quand on manoeuvre à bord d'un navire, les passagers doivent éviter avec soin de ne pas gêner les matelots. Ce qu'ils ont de mieux à faire dans ces circonstances importantes, c'est de se retirer dans leurs chambres, ou de se tenir dans les parties du pont où leur présence peut devenir le moins importune. En général le rôle des passagers à bord doit être tout passif. Personne n'est plus jaloux que les marins, de l'autorité et de la profession qu'ils exercent; c'est une espèce de sacerdoce que leur métier, et ils éloignent autant qu'ils le peuvent, les profanes, du sanctuaire. Si jamais vous naviguez, vous vous ferez une idée du souverain mépris qu'ils ont pour toutes ces manières de femmelette qui réussissent si bien à terre dans vos salons. Ces hommes, habitués à régner sur la mer, sentent toute leur puissance, et ils cherchent rarement à en abuser quand vous semblez la reconnaître; ils se contentent de mépriser vos airs coquets, et les terreurs que vous inspire, au moindre mauvais temps, l'élément avec lequel ils jouent: aussi, avisez-vous de montrer du coeur, de la dureté dans le mauvais temps même, cherchez, s'il est possible, à vous rendre utile, et vous les verrez s'apprivoiser avec vous, et vous témoigner de l'intérêt, fussiez-vous une femme. Mais pour peu que vous pâlissiez quand ils vous ont assuré qu'il n'y a rien à craindre, ils vous prendront en aversion et jetteront sur vous un de ces sobriquets qu'ils savent appliquer, avec tant de méchanceté et de justesse, sur toutes les physionomies qui leur déplaisent; et il n'est pas d'hommes qui réussissent mieux qu'eux à trouver de ces noms ridicules qui s'attachent, comme une lèpre, à la tournure ou à la figure d'un individu. Il est, dans la marine militaire, des officiers qui n'ont jamais pu se dépêtrer des qualifications grotesques que leurs matelots avaient su lancer sur eux, comme un sort, et qui les ont accompagnés dans toute leur carrière, quelque brillante et quelque glorieuse qu'elle soit devenue.
Un navire, que j'ai connu, se perdait coulant bas d'eau à la suite d'une tempête: il fallut s'embarquer dans la chaloupe et la mer était très-grosse: on se compte; l'embarcation ne peut contenir que l'équipage et deux passagers. Quels passagers laisserons-nous embarquer? demande le capitaine. Ce vieux monsieur, répond un matelot, et cette brave dame.—Pourquoi cette dame, plutôt que l'officier de troupe que nous avons à bord?—Parce que cette dame a montré du coeur comme un homme, et que cet ancien officier a eu peur comme une femme… Le malheureux officier fut laissé sur le pont, à la place même où il avait eu de la peine à se traîner, tant son effroi avait été grand pendant la tempête.
Mille exemples de la sorte prouveraient, au besoin, la bienveillance que conçoivent les marins pour les personnes chez lesquelles ils rencontrent, à la mer, un courage et une résolution qui s'accordent avec l'intrépidité qu'ils trouvent en eux-mêmes dans les momens de péril.
Les passagers, en général, se montrent trop disposés à se familiariser avec les gens de l'équipage, et c'est un tort; car fort souvent ces hommes, dont l'originalité a quelque chose de si attrayant pour les personnes qui ne les connaissent pas, finissent par abuser de la familiarité qu'on a contractée avec eux. Rarement ils se montrent cependant quêteurs ou exigeans; l'habitude de mendier leur est même tout-à-fait étrangère, et elle ne conviendrait pas à leur rudesse, qui n'est pas d'ailleurs sans fierté. Mais, pour la plupart, ils sont enclins à prendre un ton inconvenant avec ceux qui semblent avoir oublié leur rang, pour se donner le plaisir d'étudier leurs habitudes et leur caractère. Aussi, je ne saurais trop conseiller aux passagers de se tenir à distance de l'équipage, et d'imiter la réserve des officiers, qui ne parlent ordinairement à leurs gens que lorsque la nécessité l'exige impérieusement, pour les choses dont l'utilité leur est démontrée.
Les longues privations auxquelles sont assujétis les marins finissent par les soumettre à des règles d'abstinence qui tiennent plus à la coutume encore qu'à la résignation. Ils supportent volontiers la nécessité de ne boire qu'une demi-bouteille d'eau pourrie et de ne manger qu'une demi-livre de biscuit rongé des vers. Les passagers, au bout d'une pénible traversée, se délectent en pensant au jour désiré où ils pourront s'étendre dans un bon lit et se repaître de légumes frais et de viandes succulentes, autour d'une table bien servie; mais rarement un marin, quelque dur qu'ait été son voyage, se livre à ces rêves de gourmandise: il sait qu'après avoir resté un mois à terre, il faudra se soumettre à de nouvelles privations, et il pense qu'autant vaut se faire une habitude d'être mal, que de se laisser aller aux douceurs d'une vie qui ne doit pas être la sienne. Quand arrive l'occasion de se dédommager dans les excès de toutes les contraintes qu'il s'est imposées, il a bien garde de la laisser échapper; mais au large il ne s'amuse guère à se créer de riantes illusions qu'un coup de mer peut détruire ou qu'un naufrage peut lui ravir avec la vie. On ne sait pas assez combien il y a de philosophie instinctive dans l'existence de ces êtres si insoucians des dangers qu'il courent, et si imprévoyans pour un avenir qui leur appartient encore beaucoup moins qu'à tous les autres hommes.
Quelquefois sur les attérages, au moment le plus décisif et le plus périlleux d'une longue traversée, vous voyez, quand le mauvais temps se déclare, le capitaine veiller avec inquiétude sur le pont, et ne pas pouvoir prendre, dans son anxiété, un seul moment du repos qui lui serait pourtant si nécessaire. Eh bien! dans ces circonstances terribles qui doivent décider du sort de toute la campagne et quelquefois de la vie de tout l'équipage, vous entendez les hommes de quart soupirer après l'heure où leurs camarades viendront prendre à leur tour la responsabilité des événemens qui se passeront sur le pont; mais quant à eux, dès que le quart est fini, ils se couchent en chantant, qu'il vente, qu'il tonne, et quels que soient les dangers qui les menacent: c'est le capitaine qui répond de tout, c'est une chose tacitement convenue, et il semble que la conservation de leur vie et les soins du salut commun ne regardent que leurs chefs. Ils diraient volontiers, en parlant de leur capitaine: S'il nous noie, tant pis pour lui; ce n est pas notre affaire. Et croyez-vous que sans cette stupide imprévoyance, providence des hommes condamnés à naviguer pour cinquante francs par mois, il existerait des matelots?
Mais c'est trop m'occuper des moeurs des équipages français, et de ces détails sur lesquels je reviens avec trop de complaisance, quand ils se rencontrent sous ma plume. De tels objets peuvent encore avoir leur charme pour celui qui se les rappelle comme des souvenirs liés aux premières émotions de sa vie; mais ils doivent quelquefois rebuter ceux à qui on les raconte. Revenons à la Gazelle.
À travers quelques accidens ordinaires aux voyages de mer, notre goëlette approchait du Tropique, et l'équipage entrevoyait, avec joie, le jour où le capitaine Niquelet lui permettrait de solenniser la cérémonie consacrée dans cette phase remarquable des longs voyages. Le jour des saturnales maritimes arriva enfin. Le navire, dès le matin, prit un air de fête. L'équipage et les passagers revêtirent leurs habits de dimanche, et ces derniers se disposèrent, avec ceux qui n'avaient pas encore vu le Bonhomme-Tropique, à recevoir le copieux baptême qui devait les initier à ces burlesques mystères des pontifes équatoriaux et tropicaux. Une petite chapelle fut dressée sur le gaillard d'arrière.
On commença, comme chose obligée, par faire voir, à la longue-vue, le cercle du Tropique du Cancer, à tous nos passagers, en plaçant un cheveu sur l'objectif de la lunette. Chacun d'eux s'étonna, comme d'habitude, que l'on pût apercevoir ainsi un des cercles de la sphère céleste. Jamais on n'avait voulu croire à ce prodige; mais il fallait bien se rendre à l'évidence. On apprend tant de choses en naviguant! A terre, il n'y a que des illusions. C'est à la mer qu'il faut aller, pour commencer à faire connaissance avec les réalités.
Un gros gabier, affublé d'une robe blanche et d'une longue barbe d'étoupes, monta sur les grandes barres, un harpon à la main. Toutes les bailles et tous les seaux avait été remplis sur le pont. La pompe d'étrave jouait depuis le matin, et faisait ruisseler à pleins tuyaux l'eau sacrée du baptême. Tout nous annoncait que les aspersions ne seraient pas épargnées. Dès la veille aussi, on avait eu la prévoyance de barbouiller, avec de la peinture noire, les deux petits mousses du bord, destinés à devenir les Diablotins du Dieu grotesque de l'Océan.
Cela fait, à midi, le Bonhomme-Tropique, perché sur les grandes barres, cria dans un porte-voix, eu faisant mine de greloter de froid, malgré la peau de mouton dont il avait les épaules couvertes:
—Ho! du navire, ho!
—Holà! répondit au porte-voix le capitaine, monté gravement sur son banc de quart.
—D'où vient le navire?
—De Saint-Malo.
—Où allez-vous?
—A la Martinique.
—Comment se nomme le navire?
—La Gazelle.
—Quel est le nom du capitaine?
—Jean-Baptiste Niquelet.
—Le navire est-il déjà venu dans mon empire?
—Jamais, Bonhomme-Tropique.
—Consens-tu à payer pour lui le tribut?
—Oui, Bonhomme-Tropique.
—Que veux-tu donner pour que mes sapeurs n'abattent pas la figure de la Gazelle, et pour racheter ton bâtiment?
—Double ration à l'équipage, et quelque chose pour toi.
—As-tu beaucoup de gens, dans ton équipage, qui ne soient pas venus dans mon empire?
—Douze. En voici la liste.
Le capitaine nomma les douze néophytes, au nombre desquels je me trouvais. Le Bonhomme-Tropique reprit, toujours en grelottant:
—Consentent-ils tous à être baptisés?
—Tous sans exception.
—A la bonne heure!
Alors les prêtres du Dieu tropical allèrent le chercher en cérémonie. On jeta quelques gouttes d'eau sur la figurine de la Gazelle, et les haches qui avaient été levées sur elle, pour le cas où le capitaine se serait refusé à payer la rétribution, quittèrent les mains des exécuteurs, pour faire place à des seaux remplis jusqu'aux bords. Une grêle de pois verts tomba des barres sur nos têtes. Après l'explosion de ce météore d'un nouveau genre, chaque néophyte fut assis, les yeux bandés, sur une planche mobile soutenue par des rebords d'une grande baille d'eau salée. Chaque aspirant au baptême faisait sa confession à l'oreille du Bonhomme-Tropique, et lui promettait de ne jamais faire la cour à la femme d'un marin. Un filet de goudron, bien liquide, était passé sur le menton du néophyte, que l'on rasait ensuite avec un sabre de bois. C'est alors qu'une messe était dite en son honneur; et, au mot d'amen, la planche qui lui servait de siège lui manquait, et il se trouvait plongé le derrière le premier dans la baille, où une douzaine de seaux d'eau de mer lui étaient lancés avec promptitude et vigueur. Nos deux dames furent seules un peu ménagées, et moyennant quelques pièces blanches et une entière soumission, tous les nouveaux catéchumènes furent quittes de cette épreuve, qui n'est désagréable que pour ceux qui ne veulent pas se prêter de bonne grâce à cette burlesque initiation, source de gaîté, et prétexte de petits profits pour des malheureux qui n'ont que trop rarement l'occasion de se réjouir, et d'oublier leurs fatigues et leur cruel isolement.
Ivon, voulant, comme le font souvent les vieux marins fiers de leur expérience, ajouter un incident inattendu à la célébration du passage du Tropique, s'avança avec solennité vers Niquelet: Capitaine, lui dit-il, comme il est d'usage que ceux qui vont dans les colonies pour y faire leurs affaires, retournent, sens dessus-dessous, leurs anciens noms en passant par ici, je vous demande un nom de guerre de noblesse, à la place du mien qui est trop court. Il y a assez long-temps que je suis roturier; je veux devenir, à mon tour, comte, marquis, ou n'importe quoi enfin.
—Comment vous nommez-vous, sans plaisanterie? répond Niquelet, avec gravité.
—Sur les fonts baptistaux on m'a donné le nom d'Ives-Marie, sans mon consentement.
—Eh bien! mon ami, il faut anoblir ce nom-là en vous faisant appeler M. de Livonnière; ce sobriquet-là vous chausse-t-il?
—Comme une paire de bas de soie, capitaine.
A ce mot bas de soie, qu'Ivon parut regretter d'avoir lâché, l'équipage, qui connaissait notre affaire à bord du Vert-de-Gris, se prit à rire aux éclats. Ivon aurait bien eu envie de réprimer le mouvement de gaîté qu'il avait très involontairement provoqué; mais le jour où l'on passe le Tropique, il est défendu de se fâcher à bord.
Il fut donc décidé que mon ami Ivon serait reconnu désormais sous le nom de M. de Livonnière. Il voulait aussi me faire abjurer mon nom patronimique, en m'assurant que cette petite apostasie ajouterait à la considération qu'on ne manquerait pas d'avoir pour nous dans la colonie; mais je ne jugeai pas à propos de suivre ni cet avis ni l'exemple qui venait de m'être donné.
Sur quelles frêles circonstances reposent ces plaisirs auxquels se livrent avec tant d'abandon les hommes de mer! Que d'imprévoyance il leur faut pour qu'ils détournent un seul instant les yeux, des périls qui les menacent si obstinément! Pendant que la joie éclatait à bord, et que, sous la tente élégante qui cachait nos gaillards aux rayons d'un soleil dévorant, une table improvisée réunissait les plus gais convives, le matelot placé en vigie au haut du grand mât, veillant, avec impassibilité, sur toutes les folies qu'il nous voyait faire à cinquante pieds au-dessous de lui, cria navire! A ce mot, toujours solennel en temps de guerre, notre folâtre gaîté s'envola avec la brise, le silence succéda au tumulte. On replia les tentes, dans un clin d'oeil; la table disparut avec les plaisirs dont elle était devenue le théâtre. Plus de festin, plus d'ivresse. La fête était finie, et à l'abandon d'une orgie, succéda l'appareil imposant du combat.
Niquelet avait de bons yeux; mais il n'avait qu'un bras, avec lequel il lui était difficile de grimper au haut de la mâture. Aussi, quand il voulait s'élever, pour observer les navires qu'on lui indiquait à l'horizon, il se faisait hisser dans une chaise à gabier, à la tête de notre grand mât de hune. Notre capitaine, en cette occasion, fit procéder à son ascension; et, à peine était-il rendu à la hauteur du tenon du grand mât, que nous l'entendîmes rire aux éclats, balloté par le roulis, sur son siège aérien. «Imbécile, criait-il au découvreur de navire: il a pris l'eau que jette un baleinot ou un souffleur, pour la mâture d'un bâtiment. Où te reste t-il ton bâtiment de paille?»
—Là, par le travers, capitaine; mais je ne le vois plus.
—Ne t'inquiète pas! tu vas le revoir bientôt, quand il soufflera.
C'était en effet un gros souffleur qui, faisant jaillir, perpendiculairement, l'eau à une grande hauteur, nous avait donné cette fausse alerte; et bientôt nous vîmes cet ennemi inoffensif s'approcher de nous; en renouvelant ses ébats, comme pour nous dédommager de la peur qu'il nous avait faite.
Délivrés de toute inquiétude, du moins jusqu'au lendemain, avec quel plaisir nous sentîmes enfin la Gazelle glisser légèrement sur cette mer des vents alises, qui semble emprunter sa transparence et sa couleur, à ce ciel qu'elle réfléchit dans ses flots caressans et si harmonieusement mobiles! Avec quelle volupté de marin surtout, je respirais, pour la première fois, ces parfums de la mer, et cet air tiède que la brise constante des tropiques imprègne d'une saveur si douce! Quelles nuits délicieuses on passe sous ces latitudes que le soleil aime tant et qu'il éclaire avec une pompe et une majesté inconnues à nos tristes climats! Quelle sublimité dans ces scènes paisibles et animées de la nature! Tout, sur ces mers fortunées, devient un spectacle ravissant pour l'oeil, l'esprit et le coeur. Des myriades de poissons volans s'élèvent sur l'avant du navire, et sont poursuivis, en retombant dans la mer, par ces rapides dorades, le plus svelte, le plus élégant des hôtes des mers, reflétant dans les flots diaphanes qu'il sillonne, ses vives couleurs de pourpre, d'argent et d'azur, les lames flexibles qui les balancent gracieusement, d'innombrables galères se déploient en éventails bordés de vert, de bleu ou de rose. Derrière vous, des mauves légères s'abaissent, en béquetant la mer, jusques sur la poupe du navire qu'elles escortent. Sous les nuages brillans qui passent avec les vents à votre zénith, nage, dans des vagues éthérées, la majestueuse frégate, dont les ailes noirâtres, dessinées en accolades, paraissent immobiles dans les régions qu'elles fendent pourtant avec la rapidité de l'éclair; et, si quelquefois des nues, qui semblent receler la foudre et l'orage dans leurs sombres flancs, viennent interrompre l'harmonie de ces scènes attachantes, ne redoutez rien: ces grains, en apparence si terribles, se dissiperont avec la brise qui les pousse sur votre navire, et le soleil, dont ils ont un moment voilé l'éclat, va reparaître brillant et pur, comme il l'était auparavant.
Un peintre qui essaierait à rendre, sous les plus riches couleurs de sa palette, le ciel des tropiques, au lever ou au coucher du soleil, passerait, dans nos climats, pour avoir menti à la nature; car en Europe, nos horizons ne peuvent pas nous conduire à supposer possibles les accidens que l'on admire dans le ciel de la zone torride. Souvent vous vous appliquez à trouver, dans la forme des nuages qui s'élèvent dans notre brumeuse atmosphère, des configurations bizarres; mais, sous les petites latitudes, l'imagination, sans chercher à se créer des ressemblances de lieux sous la voûte immense qui recouvre la mer, est frappée de voir des îles, des forêts, des châteaux, se dessinant en lames d'or, sur l'azur du firmament. Combien de fois nos passagers restèrent des heures entières à contempler ce gigantesque panorama, qui leur offrait, dans les plus admirables illusions, les souvenirs de tous leurs voyages! L'homme qui ignore les effets de soleil sous la zone torride, n'a pas vu ce qu'il y a de plus magnifique dans le spectacle que le ciel donne à la terre.
Les matelots ne sont pas, pour la plupart, fort émus de toutes ces scènes. Mais j'avouerai cependant que je n'en ai pas vu un seul qui soit resté indifférent au lever du soleil, dans ces régions. Quand derrière ces nuages, bordés à l'horizon d'une pourpre étincelante, l'astre du jour semblait cacher à nos yeux les approches de son apparition sublime, et qu'ensuite son globe de feu s'élevait majestueusement au dessus du rideau immense qui paraissait vouloir nous dérober pudiquement sa clarté, un cri d'admiration s'échappait de la bouche de tous les spectateurs attentifs. Les matelots, occupés à laver le pont, laissaient tomber leurs brosses ou la bosse de leurs seaux. Tous les regards, toutes les âmes pour ainsi dire, étaient tournés du côté du ciel, où s'accomplissait un des mystères les plus imposans de la nature.
Il ne faut pas croire que pour les marins il n'y ait pas de distractions sur ces mers où le navire court quelquefois quinze ou vingt jours avec la même brise et le même cap, sans changer d'amures. La pêche, et une pêche amusante, vient quelquefois occuper tout l'équipage, et procurer une salubre variété à sa nourriture.
La dorade, si friande de poissons-volans, est quelquefois dupe de sa voracité et victime d'une illusion que les marins savent lui préparer fort adroitement.
Sur la tige du gros hameçon d'une ligne qu'ils suspendent au bout du beaupré, ils forment, avec du linge blanc, le mannequin d'un poisson-volant armé de ses ailes, faites avec la rame d'une plume, et de manière à ce que la queue du poisson factice, couvre le dard de l'hameçon ainsi empaqueté; puis le pêcheur, perché sur le beaupré, agite sur la surface des flots que fend le navire, le poisson trompeur; la dorade, qui guette sans cesse les poissons-volans que le bruit du sillage fait sortir de l'eau, se jette sur l'hameçon comme sur une proie, et c'est alors qu'on le halle à bord, comme une conquête, et que l'équipage jouit du spectacle qu'offre ce spare, qui en mourant revêt sur son écaille les nuances les plus vives de l'émail le plus pur, parsemées des étoiles de l'azur le plus brillant.
Quand la dorade échappe à ce piège, en voulant saisir sa fausse proie, un matelot placé, le harpon en main, sur un quartier de panneau suspendu au dessous du beaupré, lui enfonce les pointes aiguës de son dard dans les flancs; et tout couvert de sang et d'eau de mer, on voit remonter à bord l'adroit pêcheur, élevant au dessus du pont un poisson quelquefois aussi haut que lui. La pêche est présentée au capitaine, qui fait donner une bouteille de vin ou un coup d'eau-de-vie au harponneur.
Le requin, moins défiant et plus vorace encore que la dorade, se prend au moyen d'un énorme hameçon fixé à une chaîne, et recouvert d'un morceau de lard. Lorsque ce tigre des mers, nom que lui donnent les matelots, rôde, en forban, autour du navire, on lui jette l'émérillon, qu'il saisit en se retournant sur le dos. Bientôt tout l'équipage se porte sur le bout de filain amarré sur la chaîne, et le requin est mangé impitoyablement par les matelots, dont, à son tour, il est devenu la proie; car ils ont soin de dire comme une maxime empruntée à la loi du talion: puisqu'il nous mange, mangeons-le.
Un de ces terribles animaux nous dévora un gabier à bord de la Gazelle. Ce malheureux, en montant dans les haubans pour passer une manoeuvre, tombe à la mer: il nageait pour saisir le bout de corde qu'on lui avait jeté; le navire ne filait qu'un noeud tout au plus. Au moment où il touchait le bout de filain, il jette un cri, lutte contre les flots au-dessus desquels sa figure se contorsionne encore. Du sang paraît à la surface de la mer, et nous ne voyons plus notre infortuné camarade. Un gros requin, qui se tenait depuis quelques jours sous les ferrures de notre gouvernail, venait de l'entraîner avec lui pour le dévorer au fond des eaux. Le lendemain nous prîmes à l'émérillon ce redoutable avaleur, dans le ventre duquel nous trouvâmes encore les doigts de pied et les os du crâne de notre pauvre gabier.
Pendant une nuit d'orage, on aperçut à bord, des feux qui se jouaient sur chacune des extrémités de notre vergue de fortune. Cette flamme vive ot bleue, comme celle qu'on allume sur le punch que l'on sert dans les cafés, excita, pour la première fois, ma curiosité. Qu'est-ce donc que cela? demandai-je, tout étonné, à un matelot.
—Le feu Saint-Elme, monsieur.
—Ah! c'est le feu Saint-Elme; jamais je ne l'avais vu encore. Ce feu-là ne brûle pas?
—Ah! bien oui, brûler! dites plutôt que c'est l'ami des matelots. Voyez-vous cette manière de flamme? Eh bien! si l'officier de quart me disait: Monte tout seul serrer le petit hunier (qui n'est pas mal lourd tout de même pour un seul homme), j'irais le serrer en double, voyez-vous, parce que ce feu-là monterait avec moi à l'empointure pour m'aider, comme il aide tous les matelots.
—Mais comment peux-tu ajouter foi à un tel conte? c'est tout simplement, ainsi que je crois me rappeler de l'avoir lu, un effet naturel, une aigrette électrique, qui, comme le fluide de cette espèce, recherche les pointes.
—Comment je peux croire ce conte-là? Effet de lubricité, aigrette électrice, tant qu'il vous plaira. Mais il n'en est pas moins vrai que ce feu, qui ressemble censément à un verre d'eau-de-vie qui brûle, est l'âme d'un pauvre bougre de matelot, comme moi, qui s'est noyé à la mer dans un coup de temps. Aussi voyez-vous, quand le temps va devenir mauvais, l'âme des matelots qui ont bu un coup de trop à la grande tasse, venir avertir leurs camarades qu'il en fusillera de là haut, et qu'il y aura du foutrop.
—Ma foi, à tout hasard, je veux voir si je pourrai toucher l'âme d'un mort, et je m'en vais de ce pas sur le marche-pied de la vergue de fortune, donner une chasse à ton feu Saint-Elme.
Je montai, comme je l'avais dit, au bout de la vergue, à la grande surprise de mon interlocuteur, qui voyait une espèce de profanation dans l'intention que j'avais d'aller, sans nécessité, tracasser ce qu'il appelait l'ami des matelots. A mesure que sa main s'avançait doucement vers le feu Saint-Elme, le fluide sautillait, s'éloignait, et ne revenait qu'après que j'avais rentré ma main. Cette espèce de petite guerre entre lui et moi, amusait beaucoup les gens de quart, qui me répétaient: «Allez, celui-là est plus malin que vous et nous.» Un matelot bas-breton me cria: «Voulez-vous que je le fasse disparaître?» —Oui, lui répondis-je.—Et il fit le signe de la croix. Le feu en effet s'évanouit au même instant, et cette coïncidence instantanée, entre sa disparition et le signe de croix de mon dévot, ne servit pas peu à graver plus profondément encore, dans l'imagination de ces braves gens, une superstition qui, pour l'honneur de l'espèce humaine, devient heureusement de plus en plus rare chaque jour parmi les matelots.
Lorsque, fatigué de me promener pendant quatre heures de quart, à la file d'une dizaine d'hommes, qui n'avaient qu'un espace de vingt pieds à parcourir, je cédais au besoin suppliciant du sommeil; lorsqu'enfin, après avoir frotté mes yeux apesantis, avec de l'eau de mer, et avoir trempé ma tête somnolente dans un sceau, je m'assoupissais devant, sur le bout de la drôme, c'était en vain que mon chef de quart me réveillait et me sermonait vertement: la nuit suivante, je retombais dans ma mauvaise habitude. Il me fallait une leçon forte pour me guérir de mon indolence. Le capitaine me la fit donner.
J'étais allongé, les yeux fermés, sur ma drôme chérie. Quatre hommes montent dans les haubans, tenant chacun un sceau rempli d'eau. Au signal de Niquelet, toute cette eau de mer roule avec fracas sur moi. Au même instant on crie: un homme à la mer! Un homme à la mer! Saisi, submergé, épouvanté, j'accroche un bout de corde que l'on me jette, comme si j'étais tombé le long du bord: je nage, mais à sec, sur le pont; et ce ne fut qu'après être revenu de mon effroi et avoir reconnu la plaisanterie, que je me sentis tout honteux de m'être laissé prendre par négligence à un piège aussi grossier.
«Vous risquiez, dit en riant le chirurgien du bord au capitaine, de lui donner, avec cette fausse alerte, une maladie épileptique très-réelle.
—Tant pis, répondit Niquelet; j'aime encore mieux qu'il ait l'épilepsie, que la cagne.»
8.
L'ATTÉRISSAGE.[1]
[Note 1: Le mot attérage est plus français; attérissage est plus marin.]
Les approches de la
terre.—Les passagers en pacotille.—La
Martinique.—Le coup de peigne.—Combat et naufrage.
La fréquence des grains qui nous tombaient à bord, l'amoncèlement des nuages poussés dans l'Ouest par la brise alisée, devenue plus forte et plus irrégulière, l'apparition des fous qui croisaient leur vol saccadé au dessus de notre mâture, les nuées de poissons-volans plus petits, qui s'élevaient devant nous comme une poussière vivante, avec l'écume que faisait jaillir la proue de la Gazelle, tout enfin nous annonçait l'approche de la terre après un mois de traversée. La préoccupation de notre capitaine passant les nuits sur le pont, enveloppé dans les pavillons qui lui servaient de couche, nous faisait pressentir, encore mieux que tous les autres indices, que le petit drame assez amusant de notre voyage, allait toucher à son dénouement.
Oh! combien les passagers se montrent ravis quand ils croient enfin flairer la terre! Les soucis, que les ennuis de la traversée ont accumulés sur leur front, font place à des lueurs de joie et de folie; leur attitude faible et gênée prend de l'assurance; leurs jarrets, brisés par les roulis, de l'élasticité. Leurs yeux, plus vifs, errant sur tous les points de l'horizon, cherchent avec un instinct trompeur le rivage promis, presque toujours où il n'est pas. Le nuage qui s'élève devant eux est pris pour un mont, une île, un cap, que sais-je; et le fantôme s'évanouit bientôt, pour faire place à d'autres ravissantes illusions. Nos aimables compagnons ne se sentaient pas d'aise: ils chantaient, sautaient, faisaient leur toilette, ouvraient, fermaient leurs malles à tout moment. C'était une nouvelle vie qui circulait dans leurs corps si longtemps abattus. La terre était devant eux. Les émotions pénibles, les privations, les petites querelles, tout allait être oublié, à la vue de la Martinique. Le jour où l'on découvre la terre est un jour de rédemption et de pacification générale.
Le capitaine se disposait aussi, en feuilletant ses papiers, à se présenter bientôt aux autorités de Saint-Pierre, et à ses correspondans. Il fit appeler un à un les passagers dans la chambre, pour avoir, avec chacun d'eux, un petit entretien préparatoire. Placé auprès du capot, j'entendis tout.
—Comme, en arrivant à Saint-Pierre, il me faudra rendre compte, au commissaire de la ville, de ce que vous venez faire dans la colonie, vous ne trouverez pas mauvais, leur dit-il, que je vous demande quels sont vos projets définitifs?
Une de nos dames lui répondit qu'elle allait à la Martinique, pour changer d'air et refaire sa santé.
—Mais jamais je n'ai entendu dire que l'air fût
meilleur à la
Martinique qu'en France!
—Personne, je crois, monsieur le capitaine, ne peut m'empêcher d'aimer la chaleur.
—Et quels sont encore vos moyens d'existence, mademoiselle?
—Mes moyens d'existence, monsieur? Un homme plus galant ou moins curieux que vous, m'aurait épargné une telle question.
En prononçant ces mots, mademoiselle Amélia de Saint-Amour se mirait dans une glace, placée au fond de la chambre, en se prenant la taille avec complaisance.
—Ah! j'entends, dit Niquelet après une pause; au surplus, chacun son industrie!
—Vous comprenez donc maintenant? Monsieur? C'est, ma foi! fort heureux.
Arriva le tour d'un grand et beau jeune blond, qui pendant la traversée, paraissait avoir fait la passion jalouse et l'heureux désespoir de nos deux jolies voyageuses.
—Et vous, monsieur Isidore, vous allez à la Martinique, autant que je puis me rappeler ce que vous m'avez dit, pour….?
—Je vais à la Martinique, capitaine, en pacotille.
—Comment en pacotille? Mais vous n'avez embarqué aucune espèce de marchandises à bord!
—Ne me suis-je pas embarqué moi-même avec une taille de cinq pieds six pouces, ma figure, ma jambe et mes espérances enfin?
—Mais sur quoi fondez-vous vos espérances?
—Sur l'avenir.
—Et votre avenir enfin?
—Sur mes espérances. On dit que les blonds sont très-rares et fort recherchés dans le pays.
—Grand Dieu, que je vous plains avec votre pacotille!
—Oh! le débit de cette marchandise ne m'embarrassera nullement, je vous assure.
—Pauvre jeune homme! Si le commerce pouvait aller pour vous encore aussi bien que pour mademoiselle de Saint-Amour!… Elle, au moins, a des charmes qui pourront porter intérêt: c'est enfin un petit capital; mais vous?
—N'ai-je pas, comme elle, les charmes de mon sexe? et peut-être qu'en réunissant nos deux industries…
—Allons, fou que vous êtes, si jamais, avec vos moyens personnels de fortune, vous venez à manquer de pain, vous viendrez dîner à bord de la Gazelle, où votre couvert sera mis pendant tout le temps que je resterai à Saint-Pierre. Voyons les autres passagers.
Les renseignemens donnés au capitaine, par nos autres chercheurs de fortune, ne présentèrent rien d'intéressant; tous allaient ramasser de l'or, et ils croyaient déjà toucher à la terre promise…
Niquelet avait tout calculé pour attérir de nuit. Le soir du trente-unième jour de notre navigation, il se plaça en vedette au bossoir de bâbord, et n'en bougea plus. Les matelots se dirent: Courte-Manche (c'était le nom de guerre qu'ils lui avaient donné) sent queuque chose, et le chien a le museau fin et le nez creux. A minuit, on le vit passer rapidement du bossoir vers l'arrière, regarder le compas et ordonner au timonnier de laisser porter un quart sur bâbord. Il a senti queuque chose, c'est sûr, s'écrièrent les matelots, à qui une bouteille d'eau-de-vie, suspendue au grand étai, avait été promise pour le premier qui apercevrait la terre. Au moment même où nous laissions arriver au pas comme l'avait ordonné le capitaine, tout l'équipage découvrit, par le côté de tribord, deux grands navires courant sous les huniers, orientés au plus près, tribord amures. Des feux, allumés dans leurs longues batteries, laissaient voir une filée de sabords que nous aurions pu compter un à un. Rentrons en un coup de temps nos bonnettes, amenons en double nos huniers et la voile de fortune, nous commande à demi-voix Niquelet; et notre goélette, rase sur l'eau avec sa mâture effilée, devint presque imperceptible pour les croiseurs anglais, qui continuaient silencieusement leur route, comme si tout avait dormi à bord, et les équiqages et les navires mêmes «Ils ne nous ont pas vus, ils ne nous ont pas vus! nous dit Niquelet, en se frottant la tête avec un sentiment de satisfaction facile à concevoir. Encore une bonne de parée! Un gros grain noir nous arriva et nous cacha aux vaisseaux anglais, avec nos voiles, qui furent rehissées dans un clin d'oeil après la bourrasque. La goëlette, poussée par le gran, filait de manière à sombrer par l'avant, tant son sillage était rapide et dur. Dès que le nuage, qui nous avait amené cet orage passager se fut dissipé dans l'Ouest, en faisant blanchir la mer, comme si une trombe avait tourbillonné sur notre avant, nous découvrîmes, à peu de distance, les sommets d'une chaîne de mornes, au-dessus desquels reposait une couronne d'immenses nuages. C'était la Martinique.
Je ne saurais dire combien ces scènes si simples sont imposantes pour les marins, et avec quelle profondeur elles se gravent dans leur mémoire. Un navire, échappant par une manoeuvre adroite, ou par un incident heureux, à la vigilance d'une croisière ennemie, est bien peu de chose, sans doute, pour les hommes à qui on raconte cette manoeuvre ou cet événement. Mais, pour peu que vous naviguiez, vous écouterez avec délices le récit d'une de ces circonstances si communes à la mer, et vous concevrez alors que les marins sont rabâcheurs et conteurs, parce que tout est grand et décisif autour d'eux. Rappelez-vous seulement avec quels objets imposans ils sont sans cesse en rapport, avec les flots, les vents, les tempêtes, la foudre, les combats, l'immensité de ces mers, dont une seule lame suffit pour vous épouvanter, vous, fussiez-vous assis sans danger sur le rivage!… N'y a-t-il pas, dans tout cela, assez de sources d'émotions, assez de motifs de narration, pour les entraîner à parler souvent d'eux-mêmes et des incidens les plus mémorables de leur vie aventureuse?
Nous distinguions déjà les lumières des habitations, scintillant à des hauteurs inégales, et disparaissant tout d'un coup, comme ces feux vifs et errans que le voyageur rencontre la nuit dans les campagnes. De vastes nuages se roulaient sur les flancs des montagnes, dont ils semblaient former la ceinture, et au dessus d'eux se dessinaient les formes gigantesques des pitons du Vauquelin. La mer, que l'élévation colossale de ces monts paraissait abaisser au dessous de son niveau ordinaire, battait avec un bruit sinistre les bords irréguliers du Vent-de-l'Ile. Les nues, amoncelées sur la cime des pitons, avaient l'air de se reposer, dans l'inaction de la nuit, de l'affaissement qu'éprouve la nature dans ces climats si pesans, où chaque jour semble être pour elle un jour d'épuisement. Le commandement du capitaine vint nous arracher à cette contemplation et aux réflexions tristes que faisaient quelques uns de nous: car, en abordant ces Antilles, tombeau de tant d'Européens, il n'est guère de marin qui puisse s'abandonner, sans réserve, au doux espoir de revoir encore une fois sa patrie.
Quand le jour vint, avec ses rayons étincelans, éclairer le ciel capricieux et pour ainsi dire passionné, qui se convulsionnait sur nos têtes, la Dominique se montra à notre droite comme un bloc sorti des flots; presque au dessus de notre mâture, s'élevaient à pic des mornes décharnés, dont les flancs portaient, comme de larges blessures, la trace des éboulemens récens qui les avaient déchirés. Le long de ces rivages plaintifs, que la mer ne caresse plus, mais qu'elle paraît miner plutôt avec colère, notre pauvre petite Gazelle glissait comme humiliée de la grandeur et de la splendeur austère des objets qu'une nature nouvelle offrait à nos yeux. Quel sombre mystère paraissait régner dans ces ravins profonds où les nuages allaient s'engouffrer! Quels sons mélancoliques et durs les flots rendaient, en bondissant tumultueux dans les grottes profondes dont ces bords hardis sont accidentés! Et ces bois éternels, brûlés par le soleil et la foudre, battus par les ouragans! et ces cascades impétueuses, jaillissant avec fureur du haut de ces pitons si chauves, pour se briser dans ces ravins recouverts d'une verdure si sombre!
Oh! me disais-je, en voyant pour la première fois la Martinique, si cette île est le reste ou le produit d'une des convulsions du globe, elle ne dément pas son effroyable origine; car c'est sans doute dans une de ces commotions qui ont ébranlé le monde, que cet archipel est resté comme le débris d'un continent, ou comme l'indice d'un des avortemens de la nature!
Nous aurions pu attaquer la Martinique par la passe du Diamant, en gouvernant sur le sud de l'île; mais Niquelet, sachant que les croiseurs ennemis se tenaient plus particulièrement dans cette partie, s'était décidé à faire la passe de la Perle, par le nord, pour atteindre ensuite la rade de Saint-Pierre.
Nos passagers, dès le soir de notre attérissage, s'étaient couchés, comme d'habitude, quelques heures après le soleil; et, ne se doutant pas que nous fussions si près de la fin du voyage, ils n'avaient eu, dans leurs cabines, aucune connaissance de notre manoeuvre, ni de la manière heureuse dont nous venions d'échapper à la croisière anglaise. Quelle fut leur surprise lorsqu'en paraissant sur le pont avec le jour naissant, ils se virent à une demi-portée de canon de l'île, dont l'ombre immense paraissait nous protéger contre l'ennemi que nous avions tant redouté pendant la traversée! Mais au sentiment de satisfaction qu'ils éprouvèrent, en se sentant si près du port, succéda l'impression que devait produire l'aspect sauvage et presque désolant de l'île, sur des gens qui croyaient retrouver dans ces contrées la réalisation des peintures suaves d'Atala ou de Paul et Virginie. Ils nous accablaient de questions empreintes de la pénible émotion qu'ils s'efforçaient cependant de nous cacher. Ivon, ou plutôt M. de Livonnière, vieux routier des Antilles, satisfaisait leur curiosité, et Dieu sait les renseignemens consolans qu'il donnait à nos pauvres passagers!
—Que cette verdure est sombre, monsieur de Livonnière! Comme ces forêts doivent être sinistres!
—Et sans compter les serpens qui vous tuent en cinq minutes, et les mancenilliers qui vous donnent un abri où ce que l'on enfle avant de faire sa crevaison comme un boeuf soufflé, sans comparaison.
—Qu'est-ce donc que cette fumée qui s'élève du haut de ces vilaines montagnes, que vous dites pourtant inaccessibles?
—Cette fumée-là, c'est des nègres marrons, qui font boucaner leur bananes, pour se nourrir comme de vrais porcs; afin de ne pas travailler, les cognes! Ça vous brûle toute une forêt, peur se faire cuire une banane.
—Comme il fait chaud! On respire à peine, depuis que nous sommes près de terre. Est-ce qu'on éprouve toujours cet air humide et étouffant?
—Sans compter les moustiques, les maringouins et les bêtes à mille pattes, et autres ingrédient de la même nature.
—On transpire déjà à n'y pas tenir…
—Chaque cheveu chaque goutte, c'est la consigne; et puis trois chemises par jour, quand on en a de rechange; mais ce n'est encore rien. Vous verrez dans l'hivernage, c'est là que je vous attends, petits moutons-france, c'est-à-dire si vous durez jusque là; car il ne faut jurer de…
—L'hivernage! mais il doit faire plus frais alors que dans les autres saisons?
—Oui, c'est comme ça en France; mais, dans les colonies, l'hivernage ça veut dire le plus chaud. Quand je vous dis encore une fois que dans ce pays-ici, tout est chaviré, il me semble que vous pouvez bien me croire!
—Pourquoi ces champs, encore fraîchement labourés, sont-ils tombés dans la mer?
—Tiens, pardieu! Parce qu'il y a des éboulemens.
—Il y a donc des éboulemens fréquens aux colonies?
—Il y a même, on peut le dire, des tremblemens de terre qui vous mettent sens dessus-dessous les maison, comme un coup de mer vous chamberde en deux temps trois mouvemens, tout ce que vous avez sur le pont d'un navire. Et le tonnerre donc, que ces charabia appellent Maribarou, il faut entendre le boucan qu'il fait tous les soirs dans ces polissons de mornes! C'est à mourir, de rire. C'est la musique du pays, et la terre danse. C'est les Européens qui paient les violons.
—Quel triste séjour, si on n'y faisait pas si vite fortune!
—Fortune?… Oui, c'est pas l'embarras, les doublons et les moides se ramassent, il est prouvé, à pleines pelles dans les rues, censément comme des pierres à lest sur la grève. Mais pas moins si vous voulez devenir riches, je ne vous conseille pas de faire comme un passager que j'ai connu, comme je vous connais.
—Et que fit ce passager?
—Une bêtise, et vous ferez peut-être bien comme lui. Le particulier, en débarquant à terre, sur la place Bertin, trouve, comme qui dirait par hasard, une gourde à ses pieds. Bon, qui dit, je vas la ramasser; mais, qui se dit ensuite, bah! c'est, pas trop la peine: je ne suis pas venu ici pour perdre mon temps à carotter des gourdes une à une. Je ne veux me rompre l'échigne qu'à ramasser des doublons. Trois ou quatre jours, plus ou moins, après c'te événement, mon particulier creva d'inambition à la porte de l'hôpital, que vous allez voir tout à l'heure, et il avala sa cuiller, faute d'une ration de biscuit… Mais pendant que je suis là à perdre mon temps à blagasser avec vous, est-ce que je ne vois pas un navire qui porte le cap sur nous, dans le canal de la Dominique? Si ma foi! Capitaine Niquelet, avez-vous aperçu, sans être trop curieux, ce navire qui court sud-ouest avec la brise du canal, en nous présentant le bout?
—Oui, Livonnière. Il reçoit la brise sud-sud-est du large, pendant que nous sommes en calme, abrités par la terre. Comme il pourrait bien être armé, nous allons nous préparer à le recevoir. Maître, faites donner la ration à l'équipage, et déjeunons vivement, mes enfans, pour nous disposer après à nous donner un coup de peigne, s'il en est besoin.
—Oui, capitaine, répondit le maître. Un homme de chaque plat à la cambuse, et déjeune tout le monde en général!
Les passagers, à ce mot de coup de peigne, qui résonnait assez mal à leurs oreilles, ne se firent pas prier pour descendre dans la chambre et se disposer à nous faire passer des gargousses, dans le cas où leur aide nous deviendrait nécessaire. En découvrant les habitations fertiles de la Basse-Pointe, leurs yeux, effrayés au premier aspect de la Martinique, auraient pu se reposer avec plus de satisfaction sur ces belles plantations de cannes à sucre; semblables, de loin, à nos moissons dorées de l'Europe: mais ils ne se montraient plus si jaloux de jouir de la vue des côtes. A chaque instant, passant, avec hésitation, leurs têtes au capot de la chambre, ils nous demandaient: Le navire approche-t-il?
—Oui, messieurs.
—A quelle distance est-il encore de nous?
—A une portée de canon tout au plus.
Et alors les têtes disparaissaient pour ne plus se montrer.
Le fort de la Basse-Pointe, en nous voyant approcher, pavillon français en tête du mât de misaine et au pic, hissa aussi son pavillon tricolore. Nous accueillîmes ce signal au cri de vive l'empereur! C'est à ce cri qu'alors on combattait, et que l'on savait mourir noblement… Nous continuions à déjeuner, et le demi-silence de notre repas sur le pont, n'était interrompu que par ces mots que le maître d'équipage nous répétait de minute en minute:
—Déjeunons en double, mes amis, déjeunons en double, pour être parés à nous taper!
Chacun, après avoir lestement expédié son morceau de pain et de fromage, avala son quart de vin, se frotta les lèvres avec le dos de la main, et alla se placer à son poste de combat pour attendre le premier boulet qu'il plairait à l'ennemi de nous envoyer.
Hélas! oui, c'était bien un ennemi que ce brick si bien espalmé, que nous voyions cingler sur nous, avec ses voiles blanches et si bien arrondies par la brise, ses manoeuvres si bien peignées, et sa large batterie jaune reluisant, sur sa joue de tribord, au soleil déjà élevé de quarante-cinq degrés au dessus de l'horizon…. Sans doute qu'il ne tardera pas à hisser son pavillon; car il ne pourra combattre qu'après avoir assuré ses couleurs nationales. Comme tous les yeux épient le moment où l'on verra s'élever sur sa drisse ce pavillon frappé par le timonier que l'on croit apercevoir sous le vent… Pavillon anglais! pavillon rouge! s'écrie-t-on… Et nous encalminés sous la terre pendant que notre ennemi a de la brise pour nous approcher! Oh! combien nous sentions d'impatience dans nos gestes, nos mouvemens, et sous nos pieds agacés de l'immobilité de notre navire!
Le fort de la Basse-Pointe, dont les canons étaient d'un gros calibre, commença le feu; ses boulets sifflant sur notre avant, allèrent tomber autour du brick anglais. Oh! combien on sent augmenter son courage, quand on se voit protégé contre la supériorité de l'ennemi! Nous lâchâmes aussi notre petite bordée criarde après celle du fort, et l'Anglais riait sans doute de la pétarade de nos trois caronades de huit, succédant au retentissement des pièces de vingt-quatre de la batterie de terre. Il se décida bientôt cependant à répondre à notre attaque; mais au même moment une risée, sortant d'un gros morne que nous dépassions, vint aussi enfler nos voiles et coucher le bord de tribord de la goëlette, sur la mer ridée par la pression de la brise frémissante. Conduits à grands coups de canon le long du rivage que nous rangions le plus près possible, nous voyions, sur toute la côte du Prêcheur, les habitans de Saint-Pierre et les dames en parasols, agiter leurs mouchoirs, élever leurs mains vers nous, pour encourager notre résistance. Leurs acclamations venaient jusqu'à nous à chacune des petites volées que nous lancions fièrement au brick, et les boulets qu'il nous envoyait n'effrayaient nullement, en ricochant même jusqu'à terre, les spectateurs de ce combat si inégal. Cette scène, jusqu'alors plus piquante que terrible, acquit bientôt un caractère imposant par une de ces transitions atmosphériques, fréquentes dans ces climats. Le ciel, qui, depuis le commencement de l'action, avait pour ainsi dire souri à ce petit spectacle naval, se voila tout à coup, et vint resserrer en quelque sorte la scène entre la terre et l'horizon, rapproché de nous par l'effet de l'orage qui se préparait. A la lueur des coups de canon que nous tirait le brick, succédait l'éclair qui déchirait la nue, en nous éblouissant. A chaque détonation, le tonnerre répondait par le fracas de la foudre, répété cent fois par, les échos funèbres et sourdement sonores des mornes cachés dans les nuages qui s'abaissaient sur nos têtes. La sombre clarté du jour, plus triste que l'obscurité de la nuit, couvrait autour de nous tous les objets d'une couleur de deuil. La mer, plus lamentable, déferlait sur le rivage: la brise, venant par bouffées, tantôt couchait notre goëlette sur le flanc, et tantôt l'abandonnait tout à coup, pour la laisser se redresser et comme pour la tourmenter. A la riante clarté d'un beau jour, on se bat avec moins d'effroi, parce que l'éclat du soleil semble ôter quelque chose de terrible à l'appareil du combat. Avec l'obscurité de la nuit, on peut aussi se battre sans terreur, parce qu'on ne voit ni le sang qui ruisselle, ni les coups qu'on se porte. Mais combattre sous la foudre qui gronde comme une menace du ciel; mais combattre au milieu d'un orage qui vous dérobe la clarté consolante du jour, c'est la plus rude épreuve que puisse subir l'intrépidité de l'homme de mer.
Livonnière s'était placé à la barre, pendant le combat: c'était le meilleur timonier du bord. Je m'étais mis sous le vent, pour l'aider à gouverner au commandement du capitaine. Un faux coup de barre, donné au moment où une raffale nous arrivait par l'avant, arracha un jurement terrible à Niquelet.
—La barre au vent, toute, foutu imbécile! s'écria-t-il en frappant violemment du pied.
Livonnière voulut répondre; Niquelet lui montra un pistolet: Livonnière se tut.
C'est juste, me dit-il; ce n'est pas le moment de se chicaner, et il est capitaine…. Je lui pardonne; mais il me le paiera.
Louvoyant pour gagner un mouillage sous la batterie d'Esnots qui, majestueusement élevée au-dessus de la surface de la mer, canonnait déjà notre ennemi, nous étions obligés de virer de bord assez fréquemment. Au moment où nous envoyions vent devant pour courir notre dernière bordée, une saute de vent capela avec violence nos deux huniers sur le mât; et ne pouvant changer assez vite nos deux basses voiles et nos focs, à la brise furieuse qui soufflait par notre travers, la goëlette s'inclina sur le côté de tribord. Amène et cargue les huniers! amène la grand-voile! cargue la misaine! coupe les écoutes! criait-on de toutes parts: il n'était plus temps… Je ne me reconnus qu'après être revenu à la surface de la mer: la quille de la Gazelle flottant sur l'eau, fut le premier objet qui frappa mes yeux remplis d'eau de mer. Je nageai pour regagner les flancs du navire chaviré. Livonnière, traînant quelque chose avec lui, y montait de l'autre bord en même temps que moi. Aide-moi! me cria-t-il, en me reconnaissant; aide-moi, Léonard! C'était le brave Niquelet qu'avec effort il retirait de l'eau. Je n'oublierai jamais son premier mot au capitaine, après l'avoir aidé à se cramponner et à enfourcher la quille de la Gazelle: «Vous m'avez appelé imbécile, il n'y a pas une minute, capitaine Niquelet; mais je suis bien aise tout de même de vous avoir sauvé la vie.» Le premier mouvement du capitaine, à cheval sur la quille de son bâtiment sombré, fut d'embrasser notre généreux ami. Cette accolade, donnée au milieu des flots, dans cette position et sur le lieu de cette scène, ne sortira jamais de ma mémoire.
Quelques uns de nos pauvres camarades parvinrent aussi à se sauver comme nous venions de le faire. Les plus alertes et les meilleurs nageurs, qui étaient parvenus les premiers à gagner la quille de la Gazelle, se remettaient à l'eau et rôdaient en plongeant autour de la coque du bâtiment, pour tâcher de sauver ceux qui avaient disparu sous les vagues. «Gare aux requins, leur répétait Niquelet, gare aux requins, mes amis!» Et en effet, ce terrible animal, qui épie sans cesse les navires, pour profiter de tous les événemens qui peuvent lui offrir une proie, ne se montre jamais plus fréquemment à la surface des flots, que lorsque l'orage s'appesantit sur les mers des Antilles. Le grain horrible au sein duquel avait disparu la Gazelle couvrait encore la terre. A dix brasses de nous, nous n'aurions pu distinguer aucun objet. Quelle position affreuse!… Aura-t-on vu à terre chavirer notre goëlette? Le grain va-t-il se dissiper? Et si le temps allait devenir plus mauvais!… C'est au milieu de ces réflexions déchirantes que nous passâmes une demi-heure, qui nous parut un siècle d'angoisses… Mais le dévouement des créoles avait veillé sur nous; des cris se firent entendre, nous y répondîmes, sans savoir d'où ils partaient. Sont-ce les embarcations que le brick anglais aura mises à la mer après avoir vu notre naufrage? Ne seraient-ce pas plutôt des pirogues venues à notre secours?… Nous fûmes bientôt tirés de cette cruelle incertitude: c'étaient des pirogues! Les colons qui les montaient, en nous apercevant, crièrent à ceux qui les suivaient: Les voilà, les voilà! Victoire! Victoire!… Et les nègres canotiers, aux sons de leurs lambis et de leurs cornemuses, retentissant au loin, annoncèrent aux habitans de St-Pierre que nous étions sauvés.
9.
COURSE
DANS LES DÉBOUQUEMENS.
Saint-Pierre-Martinique.—La négraille.—Le capitaine Doublon et le corsaire le Requin.—La partie de tric-trac.—Les habits de femmes.—Le bal et la prière à bord.—Les bègneoles.—Nouvelle prise.
Quelle arrivée que la nôtre à la Martinique! Sur la quille de notre navire et sous le feu d'un brick anglais! mais avec quelle touchante hospitalité les créoles nous accueillirent! Tous s'empressèrent de nous offrir un asile, des vêtemens et de l'argent. Une fois remis des fatigues et des émotions de notre naufrage, nous nous comptâmes, et, sur trente hommes d'équipage et dix passagers, nous vîmes avec douleur que quinze marins seuls avaient échappé à la mort. Le beau jeune blond, qui s'était embarqué en pacotille, et mademoiselle de Saint-Amour, qui venait à la Martinique pour changer d'air, s'étaient noyés. La lame apporta sur le rivage, quelques heures après notre malheureux événement, les cadavres de nos pauvres compagnons, mutilés par les requins, pour lesquels ils étaient devenus une pâture. Le lendemain de notre débarquement à St-Pierre, il nous fallut assister aux funérailles de tant de victimes. Cette lugubre cérémonie sembla couvrir toute l'île de deuil, et remplir d'affliction tous les coeurs.
En parcourant, pour prendre connaissance des lieux, les rues de la ville de St-Pierre, surnommée le petit Paris des Antilles, je fus surpris de sentir, avec l'air brûlant qu'on y respire, une odeur fade qui me soulevait le coeur. M. de Livonnière, que j'interrogeai sur la cause de cette sensation désagréable, me demanda de quoi je voulais parler?
—Mais de l'odeur qui me suit partout! lui répondis-je.
—Tu sens l'oignon frit, n'est-ce pas? me dit-il avec une expressive contraction de nez.
—Eh! oui sans doute; quelque chose comme ça.
—Eh bien! c'est la négraille qui a cette senteur-là, mon ami.
—Quoi! c'est l'odeur de nègre?
—Pas autre chose, et c'est bien assez. Mais si ces gaillards n'ont pas bon fumet, leur peau n'en est pas moins un bon article de vente; et si nous avions plein la cale d'un navire de trois cents tonneaux seulement de cette marchandise qui galope dans les rues, toi et moi nous n'aurions plus besoin de nous risquer à battre des entrechats sur la quille d'une barque, comme nous l'avons fait il n'y a pas encore une semaine.
Cette digression de mon ami le conduisit bientôt à m'expliquer ce que c'était que la traite des noirs, trafic étrange dont je n'avais encore aucune idée. Les renseignemens et les commentaires d'Ivon sur ce genre d'industrie firent sur moi une impression assez vive pour que je me la rappelle encore. Je ne voyais plus un beau nègre sans chercher à évaluer son prix, et à l'estimer, non pour les services qu'il pouvait rendre, mais pour le prix qu'on avait pu en tirer en le livrant à l'encan. J'ai entendu beaucoup d'Européens, nouvellement venus de France, faire de bonnes phrases sur l'immoralité d'un commerce qui s'exerce sur la chair humaine, ce qui ne les empêchait pas toutefois d'acheter des noirs et de les battre à l'occasion. Mais moi, je l'avoue, peut-être à ma honte, je ne sentis pas, à mon arrivée aux colonies, ces sublimes inspirations de philanthropie. Ces noirs gros et gras, paresseux et gais, que je voyais balander toute la journée dans les rues, me paraissaient bien plus heureux que nos laboureurs d'Europe, et que la plupart des matelots, ne donnant que la moitié du temps, et ne mangeant qu'une ration de biscuit pour prix de ces fatigues qui épuisent sitôt leur vie misérable et agitée.
Les marins sont les hommes du monde les moins embarrassés de se tirer d'affaire, pour peu que, dans les lieux où ils se trouvent jetés par le sort, il y ait un peu de mer à exploiter et des hasards à courir. Quinze jours à peine s'étaient écoulés depuis notre arrivée à Saint-Pierre, qu'on vint proposer à Livonnière et à moi, un embarquement sur un petit corsaire qui n'attendait, pour appareiller du Fort-Royal, que deux officiers comme nous. Nous étions gens à faire l'affaire du capitaine et de l'armateur. Des conditions raisonnables nous furent offertes, et nous les acceptâmes avec plaisir. Une pirogue nous transporta en quelques heures de Saint-Pierre au Fort-Royal.
Un Provençal, à la face jaune et corroyée, et qui paraissait acclimaté depuis longtemps, nous attendait sur l'embarcadère du carénage. Il nous donna cordialement une poignée de main, en nous annonçant qu'il avait l'honneur d'être le capitaine Doublon, commandant le corsaire le Requin.
—Et où est ce fameux Requin? demanda Livonnière.
—Là, amarré sur le tronc de ce grand sablier que vous voyez.—Et en effet, sous les branches d'un arbre immense, le capitaine Doublon nous montrait, avec une espèce d'orgueil, un petit sloop sur l'avant duquel quelques mulâtres paraissaient faire griller des bananes à la cuisine.
—Quoi! c'est là le Requin! m'écriai-je.
—Oui, mon bon ami, me répond le capitaine Doublon: c'est le meilleur coureur de toutes les Antilles. A la mer, je ferais ramasser mes vieux balais à une frégate qui voudrait me passer sur l'avant.
—Et ces mal blanchis qui sont à bord, dit Livonnière, que voulez-vous en faire?
—Mon ancien, reprend Doublon avec une expression de physionomie et une importance toutes méridionales, c'est une partie de mon équipage, que je n'ai pas jugé à propos de faire passer à la lessive, pour vous réjouir la vue; c'est l'équipage, sans me vanter, le plus voleur et le plus intrépide des îles: c'est moi qui l'ai formé.
—Non pas à voler, sans doute?
—Non, mon petit jeune gens, mais à se battre proprement. Il savait assez bien voler, je vous eu réponds, quand je l'aie pris, pour m'épargner la peine de lui donner des leçons là-dessus.
—Au surplus, la grosseur du corsaire ne fait rien à l'affaire, ajouta Livonnière, et avec les petits on happe souvent les gros; de même qu'avec des beaux sales (des mulâtres) on peut, à l'occasion, se taper avant de se faire prendre en bas de soie. Mais le principal est de savoir quand nous partirons.
—Demain, si certaine partie de tric-trac est décidée.
—Quelle partie de tric-trac?
—Ah! il faut que jé vous explique cela, nous dit Doublon. Il est bon qué vous sachiez qué il a pris fantaisie à mon ancien armateur, dé jouer au tric-trac son petit Réquin, contre une gentille habitation du Lamentin. Son adversaire a gagné la première manche, l'armateur a eu l'avantage dé la seconde; et on a remis la partie à demain matin. C'est en trois les deux meilleures. J'aurais bien pu partir cé soir; mais jé n'aime pas à laisser mon navire en suspens sur un coup dé dé, et jé veux savoir, avant dé mé faire peut-être casser la physionomie, pour lé compte dé qui jé récévrai du fer ou du plomb dans la mine.
—Ah! ça, voyons un peu, reprit Livonnière, on joue donc ici les navires et les équipages, comme une demi-tasse et la régalade?
—Né m'en parlez pas, mes amis! Ces âmes damnées dé créoles et d'habitans joueraient tout le Nouveau-Monde, découvert par Christophe la Colombe, dans un coup dé Backgammon. Demain, tout lé Fort-Royal viendra voir faire la partie qui va décider du sort dé cé pétit diable dé Réquin. Mais en attendant, allons manger un court-bouillon chez ma mulâtresse, qui est une bonne femme, avec qui jé suis amacorné depuis 1801, et nous nous coucherons, pour être prêts à appareiller après lé dernier coup dé trie-trac et lé premier coup dé canon dé partance. C'est la première fricoteuse pour lé court-bouillou-mulâtre, avec un peu dé piment et dé gombeau; on s'en lèche les doigts jusques aux coudes.
Le lendemain, eut lieu la partie qui avait pour enjeu notre corsaire. Rangés autour de la table sur laquelle roulaient les dés, avec les destinées de notre navire, nous attendions l'arrêt qui devait sortir de l'un des deux cornets rivaux. Un malheureux coup, lancé par l'ancien armateur, lui fit perdre non seulement son bâtiment, mais, avec lui, six beaux esclaves qu'il avait mis sur jeu. Nous demandâmes des ordres à notre nouvel armateur, et, après avoir bu avec lui une limonade punchée, nous appareillâmes du carénage, pour aller établir notre croisière, nous ne savions encore où.
Le soir nous passâmes sous le vent de Saint-Pierre. Vers minuit, toujours favorisés par une belle et fraîche brise d'Est-Sud-Est, nous nous trouvâmes par le travers de la ville du Roseau de la Dominique. Un brick louvoyait comme nous, mais pour gagner le mouillage. En courant à contrebord à lui, nous crûmes nous apercevoir que c'était un bâtiment marchand. Le capitaine Doublon nous cria: Tape à bord; et nous l'abordâmes, sans plus de façon. Il nous avais pris pour un caboteur de Sainte-Lucie ou d'Antigues. Aussitôt qu'il fut amariné, nous laissâmes arriver, collés le long de son bord, et l'entraînant au large, comme un épervier qui, après avoir saisi sa proie, se laisse aller avec le vent, tout en dévorant le faible ennemi qu'il enserre dans ses griffes.
Si les corsaires déployaient dans toutes les circonstances une activité égale à celle qu'ils ont pour le pillage, ce seraient des marins prodigieux. En moins de cinq minutes, nous eûmes, pour ainsi dire, visité notre prise de la carlingue à la girouette. Le fond de la cargaison, qui n'était pas complète, se composait de barils de farine et de salaison. Quelques caisses légères et conditionnées avec soin furent mises à bord du Requin. On expédia ensuite le navire amariné et équipé de dix de nos hommes, pour Saint-Pierre. Nous apprîmes depuis qu'il avait été repris par des croiseurs au large des Saintes.
Une fois délivrés des soins qu'il nous avait fallu donner à l'expédition du brick, il nous prit envie d'ouvrir les caisses que vous venions d'extraire de la cale de notre capture. Dans l'une nous trouvâmes des robes, des châles; dans l'autre des chapeaux de femme et des bonnets montés; dans la troisième des ombrelles, et dans toutes, enfin, des objets de mode. Notre désappointement fut grand; mais notre parti fut bientôt pris, et tous nous nous égayâmes à l'idée d'avoir pour parts de prises des chiffons, au moyen desquels nous pourrions bientôt faire des conquêtes, moins précieuses, il est vrai, que celles après lesquelles nous courions mais qui, une fois à terre, ne laisseraient cependant pas que d'avoir leur mérite.
Un des officiers ne put résister au désir d'avoir de suite sa part du butin. On alluma deux fanaux, et, séance tenante, le capitaine Doublon nous fit la distribution de nos colifichets. «Tiens, dit un matelot facétieux comme il s'en trouve à bord de tous les navires, si je me capelais ce chapeau sur la frimousse et cette robe de soie sur le casaquin, ça ne m'irait peut-être pas si mal!»
Il n'en fallut pas davantage pour que tout l'équipage se trouvât travesti en un clin d'oeil. Les avis les plus gais et les plus étranges font vite fortune à bord, et l'exécution suit toujours de près les idées originales ou burlesques.
C'était au reste un bon navire que le Requin. Au pied du grand mât se trouvait sans cesse suspendue une touque estropée remplie de tafia, et sur le goulot de laquelle se collaient du matin au soir les lèvres altérées de nos gens. Sur le capot de la chambre, une caisse de cigarres était ouverte à tous les fumeurs; et le capitaine Doublon, pour entretenir mieux encore la bonne humeur de son équipage, avait soin de temps à autre de se faire monter sur le pont une vieille serinette sur laquelle il nous jouait, d'une main infatigable, des contre danses qui avaient dû faire sauter deux ou trois générations au moins.
Dieu! que la danse alla bon train quand nous nous fûmes tous gréés en dames anglaises! Que de flic flac, d'ailes de pigeon et de jetés battus ébranlèrent le pont trop étroit du Requin! Et les rafraîchissemens donc! Il fallait voir avec quelle courtoisie et quelles manières distinguées chaque danseur offrait un coup de tafia à sa danseuse et avec quelle modestie celle-ci répondait à la politesse de son cavalier!
Quand le jour vint éclairer les derniers incidens de cette scène de folies, toutes les dames qui avaient fait les délices du bal se trouvèrent ivres à ne pas se tenir. Elles rejetaient l'incertitude que l'on remarquait dans leur démarche sur la fréquence des coups de roulis et sur la rudesse de la mer, qui pourtant était bien la plus calme que l'on pût voir. A les entendre, le Requin roulait comme une barrique, et le capitaine n'oubliait pas de se féliciter de la remarque, en répétant: Bon rouleur, bon marcheur!
Notre Doublon, qui pendant le bal n'avait pas quitté le tourne-broche de sa serinette, s'avisa, une fois la danse finie, de nous avertir qu'il allait dire la prière. Ceux des gens de l'équipage qui avaient déjà navigué avec lui s'approchèrent du capot de chambre, sur lequel le capitaine s'était perché et se disposait à officier. Les autres murmurèrent. «Qu'il aille se faire… avec son Angelus, dit Livonnière; ce n'est pas à des matelots de faire le service des prêtres.»
Nonobstant ces dispositions impies, Doublon ordonna à son mousse de lui apporter son gagne-pain. Le mousse lui monta un poignard, et alors, le chapeau bas et les mains jointes sur le gagne-pain en question, il récita à voix haute ce qu'il appelait son Pater. Les assistans répétèrent les derniers mots de cette prière, arrangée avec des variantes pour la mer et à l'usage des corsaires:
«Notre père, qui n'êtes pas plus aux cieux que partout ailleurs, votre nom soit sanctifié par ceux qui n'ont pas autre chose à faire; votre volonté soit faite et la nôtre aussi. Donnez-nous aujourd'hui notre coup de sacré-chien, et pardonnez-nous nos offenses, si vous le pouvez, comme nous ne pardonnons pas à tous ceux qui nous ont offensés. Ne nous induisez pas sous la volée d'un trois-ponts, mais délivrez-nous des balles et des boulets. Ainsi soit-il! Am…»
Le petit mousse, déluré négrillon, s'avisa de prononcer, avant les autres, le mot Amen.
«Non, sacré nom de D…, n'amène pas, mâtin!» lui crie Doublon.
Pour sa peine, le petit Bosse-Debout, qui avait voulu faire l'enfant de choeur, reçut quinze coups de martinet, pour s'être trop pressé de dire Amen, ou Amène. On eut soin de tourner le derrière du négrillon du côté d'où l'on désirait que vînt la brise; et, pour être encore plus sûr d'avoir du vent de cette partie, un mulâtre, qu'on appelait l'Homme-marié, alla se frotter la tête sur le bout de la barre du gouvernail; le derrière d'un mousse et la tête d'un cornard étant, disaient les matelots, les deux meilleurs procédés à employer pour faire venir la brise.
«C'est un drôle de particulier, que notre capitaine, n'est-ce pas, Léonard? me dit Livonnière, après avoir entendu Doublon réciter notre Pater-Noster. Je n'aime pas beaucoup les prières, mais je n'aime pae trop non plus qu'on se moque de celui qui est là-haut; car, on aura beau faire, le Bon-Dieu ou le Diable, comme on voudra l'appeler, n'est pas moins notre patron de chaloupe à tous.»
J'approuvai la justesse des observations de mon ami; mais je ne pus m'empêcher de trouver extraordinaire la réflexion très-pieuse et à coup sûr fort inattendue de mon pauvre Ivon.
La fessée donnée à Bosse-Debout commençait à produire son effet. La brise fraîchissait à mesure que le soleil s'élevait au-dessus de l'horizon. Nous avions fait du chemin depuis l'expédition de notre prise, et, courant comme une souris le long du bord de dessous le vent de la Guadeloupe, après avoir dépassé le canal des Saintes, le petit Requin se trouva le même jour, vers trois heures de l'après-midi, entre Antigues et Montserrat. La chaleur était suffocante à cet instant de la journée. L'homme de la barre veillait seul: fatigués de notre bal de nuit, nous nous étions tous étendus à plat-ventre sur le pont. Le mousse Bosse-Debout, chargé du soin de la cuisine, faisait bouillir le large potage que nous devions manger à souper.
Navire! navire! crie une voix aiguë, et la seule qui à bord eût ce timbre perçant. C'était notre négrillon, qui, en allant de sa cuisine à l'habitacle pour donner à goûter une cuillerée de soupe au timonier, venait d'apercevoir un bâtiment dans nos eaux.
A ce cri, tous les dormeurs, ou plutôt les dormeuses, car nous n'avions pas quitté nos travestissemens, se lèvent d'un seul coup, raides sur leurs jarrets et les yeux au grand ouvert!…
Notre nouveau compagnon de route était gros, et il gagnait rondement le meilleur coureur de toutes les Antilles. L'envie de lui jeter nos vieux balais ne prit pas à notre capitaine, je vous en réponds bien.
—Je crois que nous sommes happés, dit Doublon; mais il me vient une idée.
—Quelle idée?… Voyons donc, dites la vite cette idée!
—Prenez tous des parasols, et cachez-moi bien sous votré gorge, ou à sa place, chacun votre gagne-pain et un pistolet sous lé cotillon. Passez-moi tous sous le vent et au vent, comme des belles dames sans comparaison, et si vous avez un peu dé confiance en moi, mes bons amis, jé vous en prie, faites-moi bien les bégûles.
—Les bégueules, et pourquoi ça?
—Faites les bégûles, je vous dis, tonnerre de Dieu! Qué diable, c'est un ordre qué jé vous donne!
Mous suivîmes l'avis que nous donnait si impérieusement Doublon, et lui se mit à faire grincer sa serinette; mais le frémissement de sa main divisait pour cette fois fort inégalement la mesure et le mouvement des airs qu'il nous avait joués la nuit.
Le gros navire, en s'approchant de nous, hissa pavillon anglais.
Nous arborâmes aussitôt un petit pavillon de même couleur.
C'était un bâtiment marchand, lourdement chargé, mais encore haut sur l'eau, gréement bien peigné, mâture bien grattée. Il nous approchait rondement. Nous tâtions déjà nos poignards; nos ombrelles s'agitaient dans nos mains impatientes, et Doublon de nous répéter:
—Faites donc les bégûles!
La serinette allait toujours son train. Pour nous, malgré la difficulté de notre position, nous pouffions de rire de nous voir avec nos figures noires et nos gros cous couverts de sueur et de goudron, nous pavaner sous nos parasols, et nous donner des airs de petites-maîtresses. L'un de nous venait-il à négliger son rôle, vite Doublon, préoccupé, nous répétait, en grinçant des dents et en faisant aussi grincer sa serinette: «Faites donc les bégûles, tas dé grédins!»
Aussitôt que le navire se trouva par notre travers à nous ranger, notre manoeuvre fut décidée: un fort coup de barre donné au vent nous fait arriver à plat sur lui, et nous l'abordons. Oh! alors il n'y eut plus besoin de nous dire ce que nous avions à faire! Nos ombrelles tombent à la mer; nos ongles crochent les porte-haubans, et nous voilà grimpant à bord du trois-mâts comme des chats sur une gouttière. Les poignards et les pistolets instrumentent. Les Anglais, surpris de cette attaque d'amazones, saisissent des anspects et des barres de guindeau pour se défendre; ils frappent en désespérés: nous les poursuivons sur le pont comme des tigres poursuivent des bisons. En quelques minutes le pont est à nous; ce pont, si blanc auparavant, est taché du sang de l'équipage; et Doublon jouait toujours des contredanses. L'air de la Gavotte de Vestris n'avait pas cessé de nous accompagner pendant l'abordage.
Une des passagères, qui se trouvait sur le gaillard d'arrière du navire enlevé, au moment où sans défiance il passait le long de nous, fut tuée d'une balle, son ombrelle à la main. Trois hommes de la prise avaient péri dans l'assaut, car c'était bien à l'escalade, on peut le dire, que nous venions de monter. Nous en fûmes quittes de notre côté pour quelques coups d'anspect et de barres de guindeau ou de cabestan, seules armes que nous avions laissé le temps à nos ennemis de saisir.
A quelle joie nous nous serions livrés après notre succès, si un spectacle touchant n'était venu, comme nous le disions alors, nous couper en deux la satisfaction!
Et quel fut cet accident? A coup sûr vous ne le devineriez jamais, vous qui croyez les marins aussi endurcis pour les maux des autres qu'ils sont durs eux-mêmes pour leur propre compte.
Le mari de la dame tuée bien involontairement par un des nôtres, dans la chaleur de l'abordage, se montra sur le pont. En apercevant le cadavre sanglant de son épouse, il jette des cris perçans, et saisit une arme pour la venger, en nous traitant de brigands et d'assassins. D'un coup de pistolet ou de poignard, il n'est pas un de nous qui n'eût pu se délivrer de l'importunité de cet époux désespéré. Mais loin de là, on le désarma avec ménagement, en déplorant son délire et la cause trop légitime de son désespoir. Et tandis que nos matelots s'apitoyaient d'avoir donné la mort à une jeune femme, ils se disposaient à envoyer par dessus le bord, sans la moindre émotion, les cadavres des trois matelots qu'ils avaient criblés de blessures dans le combat. Définissez si vous le pouvez ces bizarreries morales. Pour moi, je me suis long-temps appliqué à concevoir les matelots, et j'en suis encore à me les expliquer.
C'est un moment bien enivrant et bien doux que celui où l'on se sent sous les pieds un beau navire que l'on vient d'amariner adroitement, et au moyen surtout d'une ruse presque bouffonne. Une fois à bord de notre Anglais, aucun de ceux de nos hommes qui avaient escaladé la prise ne voulut redescendre à bord du Requin. Doublon seul, de tous les officiers, avec le mousse, un mulâtre, et sa serinette, étaient restés sur notre petit sloop, et ils furent obligés de suivre, avec ce faible équipage, la route que nous fîmes prendre au trois-mâts; pour rallier la Basse-Terre, où nous voulions mettre notre prise en sûreté.
Le capitaine anglais et les hommes que nous venions de faire prisonniers ne revenaient pas de leur étonnement; car rappelez-vous bien que c'était encore sous les costumes féminins que nous avions pris la veille, que nous grimpions dans les haubans pour manoeuvrer notre prise.
En vérité, je crois que les Anglais se sentaient cent fois plus humiliés d'avoir été pris par des hommes habillés en femmes, qu'ils ne l'auraient été si nous les avions enlevés sous nos habits de matelots. Tudieu! quelles amazones nous devions faire aux yeux de nos prisonniers!
Les pauvres gens! ils nous avouèrent qu'en nous voyant nous donner des airs féminins à bord de notre petit sloop, ils nous avaient pris tout bonnement pour un caboteur se rendant de Sainte-Lucie à Antigues, avec des dames et des mulâtresses passagères. Et au fait, au fond de nos vastes chapeaux de paille et sous nos parasols roses et bleus, nos minois un peu bruns ne devaient pas mal ressembler aux figures de ces femmes de couleur que l'on voit si souvent passer d'une île à l'autre, à bord des petites barques côtières des Antilles.
Doublon avait donc eu une bien bonne idée, en nous ordonnant de faire les bégueules, et il convint lui-même aussi que, pour des gens qui n'en faisaient pas leur métier, nous avions assez bien réussi.
Voilà donc la prise qui, quelques heures auparavant, faisait route de Sainte-Lucie pour Londres, conduite par notre corsaillon vers la Guadeloupe. Viennent donc les croiseurs, disions-nous; ils ne nous empêcheront pas de gagner le dessous du vent de l'île. Voilà déjà que nous avons abraqué la Tête-à-l'Anglais: Antigues nous reste dans le N.-N.-E. Vive la course Ah! si les Anglais qui louvoient au vent des îles nous voyaient attérir notre prise; sans pouvoir mettre le grapin dessus, seraient-ils donc enragés, les chiens!
Deux ou trois croiseurs arrivaient pendant ce temps, à pleines voiles, dans le canal d'Antigues, comme s'ils eussent voulu combler les désirs que nous formions, lis avaient vu le navire anglais changer de route, et cette manoeuvre leur avait donné quelques soupçons. Mais il n'était plus temps pour eux de nous appuyer la chasse: déjà nous touchions l'anse de Deshayes, abri fort commode pour les petits corsaires qui voulaient, seuls ou avec leurs prises, trouver un refuge assuré contre l'ennemi.
J'étais resté à bord de la prise, ainsi que mes autres camarades, avec mes cotillons de femme. Assis sur le rebord du couronnement, je faisais tranquillement la conversation avec Doublon, qui gouvernait el Requin à dix brasses dans nos eaux, en s'abritant sous la hanche de tribord de notre énorme prise, comme le bateau pilote qui accoste en Manche un vaisseau de la compagnie.
—Ah! ça, capitaine Doublon, lui demandai-je, je ne vous ai jamais vu prendre de relèvemens depuis que nous sommes à la mer?
—Non, mon ami, jé n'en prends non plus jamais; car je né suis pas comme vous, peut-être bien, un mange-soleil avec un octan à la main. Jé laisse toujours, en naviguant, les astres fort tranquilles dans le ciel où jé les trouve très bien. Jé né m'occupe que dé cé qui sé passe sur terre ou plutôt sur mer.
—Des relèvemens au compas sont cependant bons à prendre avant la nuit, pour se reconnaître un peu quand on ne distingue plus les terres.
—Chacun sa méthode, voyez-vous… J'ai une telle habitude dé patouiller dans les îles, que jé suis toujours sûr d'attérir etzatement à une petite longueur dé gaffe ou deux près, et cette etzalitude tient à la finesse dé mes organe» et à la manière dont jé sais gouverner.
—Quelle manière de gouverner avez-vous donc?
—Jé gouverne à l'odeur. Un chien dé chasse né réconnaît pas mieux la piste d'un lièvre dé la piste d'un renard, qué moi l'approche de la Martunique dé l'approche dé la Guadeloupe ou des Saintes, peu importe. Jé sens, voyez-vous bien, dans lé moment où jé vous parle, qué demain nous serons mouillés à la Basse-Terre.
Quoique la délicatesse, de perception de notre capitaine l'eût mis en défaut déjà deux ou trois fois depuis notre départ, et quelque facile qu'il fût de ne pas se tromper à vue des îles, on ne put s'empêcher de convenir que dans cette dernière prédiction, il eut au moins gain de cause. La Basse-Terre ne nous échappa pas. Mais qu'ils nous parurent confus les bâtimens de guerre anglais qui nous virent jeter l'ancre le lendemain, sous les forts qui nous saluèrent à notre arrivée. Ils eurent beau longer la terre pour nous narguer, et farauder crânement à portée de fusil des batteries: la prise était dans le sac, et ce que nous avions dans nos griffes y tenait bon, je vous le promets.
Les habitans de la Basse-Terre se rappelleront long-temps, je crois, notre manoeuvre en venant au mouillage. Ils n'avaient encore jamais vu de femmes monter aussi vite que nous dans les haubans et sur les vergues pour serrer les huniers les perroquets et les basses-voiles. Nos robes de soie déchirées à moitié par la vivacité de nos mouvemens, nos chapeaux de paille un peu chiffonnés, mais que nous n'avions eu garde de quitter, produisirent un effet prodigieux, aux empointures de nos vergues et sur le bout du boute-hors de beaupré, où moi-même je courus serrer le grand foc. Le soir de notre arrivée toutes les amazones du Requin remplissaient les cabarets de la colonie; il y eut orgie, et toutes les filles de couleur nous trouvèrent charmans, ou plutôt charmantes. Pas un homme de l'équipage ne passa la nuit à bord de la prise ni du Requin. C'est bien assez que les corsaires se donnent la peine d'amariner les navires; une fois, qu'ils les ont happés, ils ne s'embarrassent plus du soin de les garder. Leur besogne, à eux, c'est d'exécuter le coup de main: c'est le fin du métier, le coup de pinceau du maître enfin. Le gros de la besogne, ils l'abandonnent aux mains du vulgaire des matelots. Une fois la prise faite et attérie, ils ne se chargent plus que du soin de la manger, et c'est là un devoir dont ils ne s'acquittent malheureusement que trop bien.
Le bâtiment de l'état en station à la Basse-Terre envoya une corvée pour garder, pendant la nuit, la prise que nous venions de laisser à la grâce de Dieu. Le fond de la rade où nous étions mouillés est si mauvais, et les câbles s'y raguent si facilement, qu'il n'était pas inutile que quelques hommes veillassent nos amarres pendant la nuit que nous allions consumer en bamboches et en brutales folies.
10.
LES MULÂTRESSES.
Les filles de couleur.—Le
sérail.—Le pacha Ivon, marquis de
Livonnière.
Il n'est pas sans doute que vous n'ayez, une fois au moins en votre vie, entendu parler de ces filles de couleur, odalisques des colonies, aimés voluptueuses de nos Antilles. Sans doute aussi des voyageurs, qui aiment à se rappeler les plaisirs qu'ils ont laissés sur les lointains rivages, vous auront dit que ce qu'un Européen peut faire de mieux en arrivant aux îles, c'est d'associer son sort à l'une de ces femmes qui ne vous quittent qu'au tombeau, après avoir rempli votre existence de félicité et avoir entouré votre lit de douleur de tout ce que la tendresse a de plus délicieux et la fidélité de plus consolant. Pourquoi faut-il qu'une triste expérience vienne encore vous arracher une illusion enivrante, et que je ramène votre imagination refroidie vers une réalité qui n'a à vous offrir rien de plus flatteur que ce que vous avez éprouvé en Europe, auprès de ces femmes qui vous ont peut-être si cruellement désabusés du bonheur de croire à un amour désintéressé et à un attachement éternel!
Je sais combien il en coûte, quand on voit des femmes aussi entraînantes que le sont quelquefois les mulâtresses, de penser que, sous les charmes que l'on rencontre en elles, elles peuvent cacher la dissimulation la plus adroite et le plus froid égoïsme. Il serait si doux de pouvoir toujours croire que la grâce et la beauté sont les indices certains d'un bon coeur et d'une âme naïve, et que les attraits de la figure ne sont que le complément de toutes les perfections morales! Mais combien il s'en faut que ces femmes de couleur, dont la bouche module un langage si ingénu et si enfantin, et dont l'abandon vous semble dépouillé de tout artifice, soient exemptes de cette coquetterie exigeante et de cette inconstance qui devraient n'être le partage que des femmes élevées dans notre société européenne, où l'égoïsme d'un sexe qui a pour lui l'avantage de l'attaque, justifie presque toujours les ruses que le sexe le plus faible emploie pour se défendre!
Avant de pouvoir devenir l'objet de l'amoureuse convoitise des blancs, une fille de couleur sait quelle est sa destinée. C'est à l'amour que sont dévouées ses belles années: aussi ne songe-t-elle qu'à plaire bien avant qu'elle éprouve le besoin d'aimer. En un mot, l'amour est sa vocation, et à coup sûr elle en fera bientôt son métier; parce qu'en sortant de l'enfance, elle a déjà su calculer ce qui pourra lui offrir un sort, lui créer une existence sans travail, et lui donner les moyens de satisfaire sa coquetterie, unique passion de ces femmes que l'on croit si faussement, en Europe, brûlantes comme le climat, auquel on s'imagine qu'elles ont dérobé un peu de cette ardeur qui vous embrase vous-même.
Rien en apparence n'est plus fait qu'elles pour éprouver beaucoup d'amour, mais en réalité rien n'est moins susceptible que ces femmes d'un long et pur attachement. Elles peuvent bien avoir des sens passionnés; mais efforcez-vous de leur inspirer ces sentimens intimes et délicats qui sont les délices, et les seules peut-être, de l'amour, et vous serez désespéré de ne rencontrer dans ces femmes, d'ailleurs si piquantes, que des êtres faits pour le plaisir, peut-être bien pour la volupté, mais non pour ce que vous concevez de si exquis dans les voluptés de l'âme.
Et c'est pourtant ces filles, si peu dignes de vos tendres hommages, que vous préférerez à ces blanches, pour la plupart si douces, si bonnes, si dévouées à leurs devoirs de mère et d'épouse! En arrivant aux colonies, je sais bien que vous vous étonnerez que l'on puisse éprouver de la sympathie ou seulement même des désirs pour ces mulâtresses, au teint olivâtre, aux cheveux presque laineux, à la tournure abandonnée et aux pieds presque toujours nus. Quelle ridicule impudence dans le madras élevé sur leur tête et penché sur leur oreille, comme un casque! Quelle mauvaise grâce dans cette robe nouée sous leurs aisselles, plutôt que sur leur taille! Quelle repoussante agacerie dans leurs yeux lascifs! Quelle nonchalance enfin dans ces corps effilés, dont le vêtement ne fait pressentir aucune forme, ne laisse deviner aucun contour séduisant! Mais restez quelques mois dans les colonies; mais habituez-vous un peu à ces manières, qui ne vous ont inspiré d'abord que de la répugnance, et bientôt, sans pouvoir vous expliquer votre entraînement, vous vous sentirez attirés vers ces femmes, qui n'ont cependant pour elles ni l'élégance, ni l'amabilité, ni la beauté régulière que vous avez admirées dans les créoles blanches.
Si du moins chez ces houris des Antilles, à défaut de l'amour que vous voudriez inspirer, vous rencontriez le caprice, qui, en Europe, détermine la préférence passagère que vous accordent tant de belles! Mais non, c'est tout au plus si vous pouvez vous flatter de faire naître des désirs bien réels dans le coeur d'une mulâtresse. Ces femmes-là cependant aiment le plaisir, mais non l'amant; ou, si leurs penchans les attirent plus particulièrement vers tel homme que vers tel autre, soyez à peu près sûr que c'est pour un de leurs égaux qu'elles concevront le sentiment que vous voudriez leur faire éprouver.
Lorsqu'une fille de couleur se sent recherchée pour sa beauté naissante, et qu'elle se voit en âge de répondre aux voeux d'un blanc, elle sait ne lui céder qu'à certaines conditions: c'est une case meublée qu'il lui faut avant tout, un collier de grenat, des madras de prix et quelques garanties enfin pour l'avenir. Qu'elle soit esclave, libre ou patronnée, elle imposera le sine quâ non de sa possession, fût-ce même à son maître, si elle en a un; car il est très-remarquable que, dans quelque condition que se trouve une fille de couleur, elle reste toujours maîtresse de son choix. Ainsi, par exemple, vous achèteriez une belle esclave, qu'elle se croirait encore en droit de vous refuser ses faveurs. Ce fait n'est-il pas une preuve de l'empire que les femmes savent toujours exercer sur nous, et de la dépendance à laquelle nous restons soumis, même en achetant le privilège de les opprimer? Au reste, à cet égard, comme en bien d'autres circonstances, j'ai eu souvent lieu de remarquer que chez ces habitans, dont en Europe on se plaît à faire des tyrans toujours prêts à immoler leurs esclaves, on rencontrait, surtout pour les mulâtresses et les négresses mêmes, une délicatesse qui ne leur permettait pas d'employer des moyens honteux de triompher de l'éloignement que celles-ci avaient quelquefois pour leurs maîtres; et il n'est pas rare de voir une fille de couleur accorder à tout autre ce que son propriétaire n'a pu obtenir d'elle, sans que la jalousie de celui-ci cherche à se manifester d'une manière dont sa générosité aurait à rougir.
Prodigues et ardens comme le sont presque tous les créoles, on devine déjà sans doute à quelle ruineuse libéralité ils doivent se livrer, pour satisfaire la capricieuse coquetterie de leurs maîtresses. Moins enclins qu'eux à se laisser entraîner à de grandes dépenses, les Européens agissent avec plus de circonspection à l'égard des mulâtresses. Mais aussi, bien souvent, ils commettent le tort de vivre trop maritalement avec celle qu'ils ont choisie: et, pour me servir d'un terme consacré, ils s'amacornent avec trop de facilité. Trompés jusqu'au dernier moment, par l'adresse de ces épouses factices, sur les vrais sentimens qu'ils leur inspirent, il est assez commun de voir ces maîtresses de ménage attendre, au lit de mort de leur amant, l'instant où elles pourront dépouiller l'agonisant de tout ce qu'il laissera après lui. C'est la proie qu'elles ont convoitée pendant plusieurs années de dissimulation, qu'elle veulent saisir, avec le dernier soupir de celui à qui elles ont réussi à cacher si long-temps tout ce que leurs caresses et leurs cajoleries avaient d'intéressé et de sordide. Je ne nie pas cependant que les colonies n'aient eu aussi leur âge d'or, et que sur ces rivages, où nous avons apporté la civilisation, on n'ait offert dans d'autres temps à l'amour un culte ingénu et de purs hommages. Cortèz trouva, dit-on, sur ces bords nouvellement découverts, une belle indigène qui s'immola pour lui, en sacrifiant sa patrie et ses dieux à la gloire de son amant. Mais aux Mexicaines et aux Caraïbesses ont succédé, depuis quelques siècles, les Capresses, les Mulâtresses et les Métisses. La naïveté des premières moeurs des habitans des îles a disparu, pour faire place aux vices de notre vieille Europe, transplantés dans les climats où ils devaient éclore avec plus d'ardeur et acquérir même plus de développement. Et puis cette demi-civilisation qu'ont reçue les classes des femmes de couleur, est-elle bien propre à faire naître dans leurs coeurs des penchans qui n'appartiennent qu'à la nature la plus simple, ou des vertus qui ne sont le partage que d'une civilisation complète?
Au reste, c'est moins de la philosophie que je veux faire ici, que des faits que j'ai cherché à consigner comme fruits de mes petites observations. Mon introduction sur les mulâtresses était presque indispensable, pour faire comprendre au lecteur les détails du rôle qu'elles devaient jouer dans l'histoire de notre séjour à la Basse-Terre.
Les marins ont peu de temps à perdre à terre, en amour surtout. Les longues passions ne vont ni à leur caractère ni à leur profession, et quand avec beaucoup d'argent ils peuvent abréger, les préliminaires d'une intrigue, ils vont au positif à coup de gourdes et de doublons même. Sans nous abuser sur le motif qui nous faisait rechercher particulièrement par les plus jolies filles de couleur de la Basse-Terre, nous étions assez flattés de recevoir leurs avances; cela nous épargnait la moitié du chemin, toujours pénible à faire pour des gens peu habitués à soupirer. Mon matelot Livonnière était enchanté de ses faciles conquêtes. Il avait repris son parapluie à canne, comme à Roscoff, et ses gants blancs, quoiqu'il ne dût pas avoir froid aux mains avec une chaleur de vingt-cinq à trente degrés. Mais enfin il voulait plaire, et je crois même que sur le montant des parts de prise à régler, il s'était emprisonné deux ou trois doigts dans des bagues dont l'éclat ne contrastait pas mal avec la couleur jaune du goudron que la chaleur tenait sans cesse en fusion sur le dos de ses mains velues. Bientôt le rôle de Joconde européen ne put plus suffire à son amoureuse ambition: il voulut être quelque chose de plus qu'un céladon français. La conversation suivante, que j'eus avec lui sur ses projets de conquêtes, dira mieux que je ne pourrais le faire dans une simple narration, quels étaient les idées de mon brave ami sur ses excursions prochaines dans le domaine de l'amour et du sentiment.
—Je me suis laissé dire, me fit-il certain jour, par des matelots qu'avaient navigué dans le Levant, que là il y a des hommes qu'ont autant de femmes qu'ils en peuvent nourrir. La façon du Levant doit être assez amusante, j'crois, n'est-ce pas?
—Mais, oui. Tu veux parler des Turcs?
—Oui, des Turcs et des pachas; et j'ai fameusement envie de faire le Turc à mon tour. Et puis, nous, vois-tu bien, ce n'est pas comme les autres chrétiens: quand nous sommes à terre par hasard et que nous avons des piastres, il faut nous en donner par dessus les plat-bords, pour récompenser le temps perdu. Les autres, ça vit toujours à terre, et ça peut consommer à la longue plusieurs femmes. Mais nous, quand dans vingt ans de navigation nous pouvons en crocher deux ou trois douzaines, c'est tout le bout du monde; et c'est les terriens qui nous volent notre ration de femmes. C'est pas juste.
—Mais que veux-tu faire à ça?
—Ce que je veux faire à ça? Ecoute; v'là mon plan de croisière.
Il me donna une liste qu'il s'était fait écrire par un des hommes du bord, et je lus:
«Mes-Délices, âgée de seize ans, tout au plus; quarteronne.
»Ignorée, âgée de seize ans trois mois; blanche comme vous et moi.
»Mon-Caprice, du Gros-Morne, mulâtresse claire, dix-sept ans.
»Alzire, dite la Petite Capresse, quinze ans, un peu brune.
»La Grand-Pirogue, dix-huit ans, négresse; beau noir luisant.
»Zizi, dix-sept ans, petite, grosses hanches, libre de Savane.»
Il y avait encore une demi-douzaine de noms, avec d'autres indications assez peu précises.
—Eh bien! que veux-tu faire avec cela, que signifie cette nomenclature de femmes?
—Je vas te le dire. La grosse négresse, que j'ai nommée ma blanchisseuse en chef, m'a dit qu'elle me fournirait autant de particulières que j'en voudrais, à mon commandement; et j'en ai pris douze pour en trier une demi-douzaine du premier brin. J'en prendrai six enfin comme échantillon, et de toutes les couleurs. Sur cette liste-là il y en a depuis le bois d'ébène, ou le cirage anglais, jusqu'au blanc de céruse, blanches comme vous et moi. Tu l'as vu d'ailleurs sur ce morceau de papier.
—Et puis, que feras-tu de cette série de pavillons vivans de toutes les nations?
—J'arrimerai pour lors cette série de pavillons vivans, comme tu le dis, dans une grande case que j'ai louée déjà dans la rue du Gouvernement.
—Tu prétends donc te composer un sérail?
—Comment ce que tu dis ça, toi, un sérail? Oui, c'est justement ce mot-là que je cherchais: oui, un sérail pour moi tout seul, et puis pour toi aussi, s'entend; car qui dit moi, dit toi: mais pour les autres, ça fera brosse, à moins cependant qu'il n'y ait quelques pauvres bougres de matelots qui, faute de moyens…
—Grand merci! je ne veux pas me donner des airs de sultan; et puis je n'aime pas les peaux bronzées et boucanées au soleil.
—Mais puisqu'il y en a de toutes blanches sur ma liste!
—Peu m'importe! Tu feras de ton côté, et moi du mien. Moi, je veux payer le moins possible, et m'amuser le plus finement que je pourrai.
—Tu es donc bien heureux. Moi, je paie toujours le plus que je peux, et malgré cela, je n'ai que de la gnognotte… Mais ne va pas croire que dans mon sérail, comme tu appelles ça, toi, il y aura de la farauderie: toutes mes citoyennes coucheront dans des hamacs et mangeront à la même table, et peut-être bien à la même gamelle. On fera la ration deux fois par jour, et j'entends que les hamacs soient décrochés au coup de sifflet de haut-les-branles. Ah! je te mènerai cela, moi, à la bonne et franche matelotte, parce que, vois-tu, mon ami, il faut avant tout que le service marche, et rondement encore: chacun à son poste, comme on dit, et le navire sera droit.
—Ainsi tu veux donc faire une espèce de navire de guerre de ton harem?
—Doucement, je n'dis pas ça. Je veux prendre du bon temps, tant que mon argent durera, c'est juste; mais je n'ai pas envie de mener mes mulâtresses comme des nègres, ni comme des moussailles. Je suis bon prince, au fond, tu sais bien. A présent, il faut te dire aussi que je ne suis plus un cul-goudronné, une manière de gouin. On me prend ici, soit dit entre toi et moi, pour une façon de monsieur, une moitié ou un quartier de noblesse de Basse-Bretagne, enfin.
—Tu plaisantes?
—Non, foi de Dieu! Et je te dirai même, à toi, pour que ça n'aille pas plus loin, entends-tu, que toute la négraille m'appelle Monsieur le Marquis, gros comme un boulet de trente-six.
—M. le marquis, allons donc! Pas possible.
—Puisque je te le dis, c'est possible, j'espère? Tu sens bien que je me fiche de ça comme de nager avec un aviron sans pelle; mais c'est égal, cela prouve qu'on ne me prend plus pour un matelot rahuché; et je n'sais pas, mais ça fait toujours plaisir, quoi!
Il fut convenu, entre le marquis de Livonnière et moi, que chacun irait de son bord, et ferait, à sa manière, autant de conquêtes qu'il pourrait, en moissonnant dans les rangs de la société au milieu desquels il jugerait le plus convenable de choisir ses victimes. Mon ami eut soin de me répéter, avant de me quitter, qu'à quelque heure du jour ou de la nuit que je me présentasse dans sa sultanerie, le muet ou la muette préposée à la surveillance de sa demi-douzaine de femmes, aurait ordre de me recevoir comme lui-même, et de commander branle-bas général de combat dans la maison, pour me faire honneur; puis il ajouta: Si je ne suis pas là quand tu viendras, et que ces citoyennes ne soient pas aimables au plus haut degré de l'horizon avec toi, tu n'auras qu'à me le dire, et le bout de garcette que v'là leur apprendra de l'aimabilité que de reste. Adieu, le pacha Ivon, marquis de Livonnière, sera toujours plus ton ami que celui de toutes les béguines et de tous les petits-nez au vent qu'il y a sous la tente de gaillard d'arrière du père éternel. Je te salue.
11.
PRISE DE LA MARTINIQUE.
Double confidence de Léonard et d'Ivon.—Leurs amours à la Basse-Terre.—Reddition de la Martinique.—Léonard retrouve son frère.—Négoce.
Il ne fallut que très peu de jours pour dégoûter mon matelot Livonnière des voluptés orientales qu'il s'était promises. Je m'attendais à ce retour: et ce fut aussi sans surprise que je le vis revenir à moi tout-à-fait désillusionné. Sa contenance, en m'abordant, était un peu timide, embarrassée même, et, malgré le ton d'indifférence et de brusquerie sous lequel il essayait de me cacher la gêne intérieure qu'il éprouvait, je devinai tout ce que l'aveu qu'il voulait me faire avait de pénible pour lui, et en même temps de favorable à mes intentions.
Je le laissai venir, parce que mon plan était de profiter de la première circonstance où je le verrais faiblir avec moi.
—Sais-tu bien, Léonard, que c'est un pays un peu
embêtant que la
Guadeloupe?
—Mais à peu près comme toutes les autres colonies, je pense.
—Ma foi, non: c'est cent fois pire que la Martinique.
—Cependant, ici, il ne manque pas plus qu'à St-Pierre, de bon vin, de bon tafia, de bon sangaris.
—Ah! c'est vrai, ça. Les Basses-Terriens font même mieux le sangris que les Martiniquins, parce qu'ils y mettent plus de madère et moins de râpure de noix-muscade. Je n'aime pas la noix-muscade.
Je repris:—Et les femmes? Je ne vois pas qu'à la Martinique elles soient plus séduisantes….
—Oh! les femmes! c'est différent; sans savoir ce qu'elles valent ou ne valent pas à la Martinique, j'en donnerais douze d'ici pour une de St-Pierre.
—Est-ce que tu aurais lieu déjà de te repentir?…
—Pas précisément: c'est une idée que j'ai eue comme ça, par la raison que je m'embête, et tu sais bien que quand on s'embête, on enverrait tout le monde du bord du diable.
Je sentis, à cet endroit de l'entretien, qu'il fallait aider l'aveu de mon interlocuteur et le lui arracher en lui donnant moi-même l'exemple de la confiance. Je continuai:
—Quant à moi, si tu n'as pas à te plaindre de tes sultanes de la rue du Gouvernement, je n'ai pas les mêmes motifs de satisfaction dans mes amours.
—Te serait-il arrivé quéque chose, mon matelot? Voyons, dis-moi ça; car le premier gredin ou la première sa….
—Non, non, ne te fâche pas si vite; tout est terminé….
—Quoi! tout? il y a donc eu quéque chose?
—Une bagatelle. Tu sais bien que j'ai été passer quelques jours à la Pointe-à-Pitre. Eh bien! là, j'ai fait la connaissance d'une jolie Provençale, qui passait pour être mariée à une espèce de banian, à un petit blanc enfin.
—Eh bien! après? Va donc de l'avant.
—Après, j'ai suborné la femme.
—C'est bon ça. Et après?
—Après, j'ai prêté de l'argent au mari.
—C'est pas trop mal encore, si cet homme-là avait des besoins; et puis ça se paie toujours ces choses-là, tu sais bien?
—Quand je n'ai plus voulu de la femme, j'ai redemandé mon argent au mari, parce qu'il avait l'air de vouloir me mécaniser.
—Qu'a-t-il dit, ce mari?
—Il a pris une poignée de balles de sa poche, en médisant que c'était avec cette monnaie-là qu'il payait ses dettes.
—Et tu as pris sa monnaie?
—Ah! mais je te demande un peu. Nous avons été régler nos comptes dans un petit champ de café, auprès des Abîmes.
—Mais tu lui as cassé les reins auparavant, par précaution, j'espère bien?
—Non, après.
—Imbécile! et je n'étais pas là!…. Est-il donc
possible!… (Ici,
Livonnière s'arracha une poignée de cheveux.) Je
poursuivis:
—A dix pas, j'ai essuyé d'abord son feu. De mon premier coup, je lui ai cassé la hanche.
—Bien! v'là qui n'est pas trop mal.
—Et il m'a fallu ensuite, par dessus le marché, l'emporter sur mon dos chez sa femme.
—Est-il mort, le bougre de gueux?
—Je n'en sais rien. A présent ce n'est plus mon affaire.
—Et la femme, qu'a-t-elle dit, la coquine, en te voyant ramener son mâle, sans être tout à fait stourbe?
—Elle s'est écriée: «Ah! c'est bien gentil de votre part, monsieur Léonard, d'avoir arrangé mon mari de cette façon! Jamais je n'aurais cru ça de vous. Allez, vous n'êtes qu'un méchant.»
—Quelle abominable immoralisation il y a ici, mon ami!… Et c'est donc comme ça que tu te bats toujours sans moi! Tu mériterais bien, failli chien que tu es, que…..Mais c'est pas l'embarras, je me suis aussi fichu une peignée là où ce que tu n'étais pas.
Les confidences allaient donc venir après l'aveu de l'accident qui m'était effectivement arrivé à la Pointe-à-Pitre. J'écoutai.
—Imagine-toi, Léonard, que j'ai été invité à dîner chez une autorité quelconque, un juge, un certain je ne sais pas quoi de ce calibre enfin. Tout ce que je sais, c'est que la société était solidement bien choisie. Comme je décrottais proprement les légumes et le madère, et que je ne parlais pas encore, la dame de la case, pour me faire entamer la conversation, me dit: «Eh bien! monsieur Livonnière, vous ne dites rien à votre jolie voisine?»—Je regarde c'te voisine, et c'était une vieille carcasse peinte en rouge, et tout illuminée de diamans, avec des chaînes de haubans en or sur son sousbastement. La propriétaire de la maison, qui m'ennuyait déjà assez proprement comme ça, revient encore en double sur moi: «Eh! me redit-elle, que pensez-vous donc de cette petite corvette, capitaine?»—Ah! que je me dis, tiens bon, Ives-Marie, v'là qu'il te faut leurs envoyer un compliment bien espalmé. Ma foi, que je réponds, je dis que si j'avais une petite corvette comme ça, je la f…… bien à la côte pour avoir son gréement… Tu ris, gaudichon! Est-ce qu'il n'était pas bien tapé, ce compliment-là?
—Si, au contraire. Et que répondirent la maîtresse et la corvette?
—Rien du tout. Personne ne parla plus, et ils mangèrent le dîner comme de vrais malhonnêtes, sans envoyer une seule parole. Mais ce n'est pas le tout; un capitaine de barque ou de corsaire, qui se trouvait là, se met, après avoir dîné, à barbouiller, sur un portefeuille rouge qu'il avait dans sa poche, quelques lignées, et puis il me dit: Lisez.
J'aurais donné la moitié de mes parts de prise pour savoir lire. Je retourne le petit portefeuille du mauvais bord, et il se met à rire. Eh bien, Jean-fesse, que je lui dis, je saurai ce qu'il y a là-dessus Et me v'là à déralinguer la feuille de papier où ce qu'il m'avait grignotté quéque chose, et à l'arrimer dans ma poche. C'était, j'en suis sur, une insulte. Mon particulier m'avait l'air de ne pas être content, et en recrochant son portefeuille dans ma main, il me dit: Un marquis qui ne sait pas lire!
—Ce marquis-là, s'il ne sait pas lire, saura bien t'écrire son nom, que je lui réponds dans le porte-voix de l'oreille.
—Et où m'écriras-tu, mon nom?
—Sur ta peau de nègre de Guinée, et en rouge, canaille! Sors seulement avec moi.
Il sortit tout de suite. «Ce n'est pas ça, je lui dis, une fois sous les tamariniers: tu es matelot et moi aussi, il faut nous poillier en vrais matelots. J'ai dans mon séraye deux harpons à marsouin; c'est avec une de ces plumes-là que je veux t'écrire mon nom, et tu sais bien sur quoi.»
Aussitôt dit, aussitôt fait: c'était auprès de la porte du fort Richepanse. La sentinelle nous voyait nous taper au clair de lune. En deux coups de temps, je pique, sous l'aileron, mon porteur de portefeuille, avec mon harpon à bascule, que par parenthèse je n'ai pas pu retirer de son cadavre…. Dis donc, Léonard, il paraît que mon nom s'écrit tout d'une seule lettre, car je ne lui ai donné qu'un coup, et l'affaire a été faite.
—Est-il mort?
—Comme de raison. C'était le plus court parti pour lui, et il a été bien heureux; car je l'aurais fait traîner en longueur et bouillir comme une chaudière à soupe: un coup de harpon tous les mois; c'était mon idée.
—Eh bien! nous voilà frais maintenant! Nous allons devenir la peste et l'effroi de la colonie. Mais au moins, du côté de tes femelles, tu n'as pas eu de désagrément?
—Pas trop précisément; mais ça ne sait rien dire ni rien faire; c'est pas de bonnes filles enfin. Quand j'ai voulu, le premier jour, les faire se ranger à table, ça s'est mis à manger du calalou et de la farine de manioc, avec des doigts qui étaient longs comme des fourchettes; et puis, vois-tu, c'est trop paresseux dans la journée.
—Ainsi donc, tu ne les garderas plus long-temps?
—Ce n'est pas ce qu'elles se sont mis sous le toupet cependant. Hier, cette grande effilée, qui s'appelle Ignorée et qui est fichue comme une flèche de cacatois, a voulu me jeter un sort.
—Comment, un sort?
—Oui, elle a fait des piaies. Tu ne sais pas ce que c'est que des piaies? Les piaies, vois-tu, c'est une chambre toute pavoisée de pavillons noirs, avec des têtes de morts, et des larmes en étamine blanche par-dessus. Quand on est là-dedans, la mal-blanchie, qui veut vous donner un charme, vous envoie sur vous un tas d'herbages miraculeux, et puis elle prie le diable que vous ne puissiez pas mettre tant seulement un pied en dehors de la colonie sans sa permission; et la piaie est faite.
—Et tu crois à ce sortilège?
—Moi! pas plus qu'à la vertu du derrière de la mule du pape. Mais tout d'même, je serais bien aise d'appareiller de la colonie, pour n'avoir pas l'air d'être consigné au cotillon de ces gueuses-là par l'ordre d'un morceau d'herbe et par la vertu d'une de leurs macaqueries.
Je vis que le moment de frapper le grand coup était arrivé. Je me gardai bien de le laisser passer.
—A te dire vrai, mon matelot, je ne serais pas fâché, pour ma part, de quitter la Guadeloupe.
—Ni moi non plus. Et puis tous ces négrillons ne se sont-ils pas mis dans la boule de me traiter de Marquis? et ça ne me va pas. J'ai bien voulu, pour la frime, passer pour noble, mais pour marquis, doucement….
—Filons d'ici.
—Et comment filer? L'île est bloquée, et fièrement même. Le Requin est désarmé. Comment voudrais-tu mettre à la mer?
—Oh! si ce n'est que ça, j'ai mon affaire. Il y a trois grands coquins de nègres qui sont désertés de la Dominique, et qui, se trouvant libres ici, meurent de faim, parce que personne ne veut les employer. En achetant une pirogue, et en leur donnant quelques doublons, il nous conduiront à la Martinique, avec d'autant plus de sûreté, que les croiseurs ne verront pas notre bonboat, caché presque entre deux eaux….
—C'est toi qui as trouvé cela tout seul, et tu veux m'amener avec toi?
—Mais pourquoi pas?
—Ah! ça, la supériorité a donc changé de bord, et tu as hissé, à ce qu'il me paraît, le guidon de commandement à ton grand mât?
—Mais, matelot, ce n'est pas pour te commander que je te propose de prendre une résolution avantageuse à tous deux. Il ne s'agit pas ici de savoir qui commandera de toi ou de moi, mais bien de décider si mon avis est bon ou s'il est mauvais.
—Puisque c'est ainsi, je ne pars pas. Il n'y a pas long-temps que je t'ai sauvé à Roscoff de dessous les jupons d'une femme, et à présent c'est toi qui voudrais me faire gouverner à ton commandement! Non, mille noms de Dieu! non, il ne sera pas dit qu'une mateluche de six mois de service a passé, d'un jour à l'autre, au vent à moi; et si je ne respectais pas ta famille….
—Mais, mon Dieu, ne te fâche pas pour cela; car, après tout, sais-tu bien que si je ne suis pas marin comme toi, il n'est pas nécessaire d'avoir battu la mer pendant vingt ans pour savoir repousser une insulte!… Mon idée ne te va pas, tant pis; n'en parlons plus. Mon intention était de te laisser le commandement de la pirogue, et de jouer un tour aux Anglais, en passant à leur barbe, sans être aperçus d'eux. Ce trajet était dangereux dans une embarcation aussi légère et aussi difficile à bien conduire que celle qu'avec tant de peine je suis parvenu à me procurer; mais comme tu es un vieux loup de mer, j'aurais été en Cochinchine avec toi dans une yole.
—Tu crois donc que c'est la peur qui me fait caler? Ne va pas te mettre ça dans le toupet, au moins; et pour te prouver que je ne tiens pas plus à ma peau que tu ne tiens toi-même à la tienne, c'est moi qui veux partir à présent dans ta nom de Dieu de pirogue…
La perspective du commandement et des périls venait de désarmer la colère de mon compagnon et de faire évanouir sa susceptibilité.
Le soir, notre pirogue était prête à nous recevoir, avec mes trois nègres, quelques effets très-légers et une demi-douzaine de bouteilles de tafia. Nous partîmes.
J'avais cédé le côté de tribord à Livonnière, comme la place d'honneur; j'étais allongé côte à côte contre lui, et sur le dos; car dans ces sortes d'embarcations, c'est dans cette posture qu'il faut se tenir pendant les plus longs trajets, sans se donner le moindre mouvement, de peur de faire chavirer la barque en lui faisant perdre l'équilibre. Une misaine, claire comme de la gaze et grande comme un mouchoir, faisait glisser sur la mer, un peu agitée, notre pirogue de quinze pieds sur deux de largeur, et calant tout au plus sept à huit pouces d'eau. Notre existence était entre les mains des trois nègres. Nous crûmes nous apercevoir, une ou deux fois, qu'ils cherchaient à faire sombrer l'embarcation et à nous noyer pour s'emparer ensuite des doublons dont ils nous savaient porteurs. Ennuyé de les surveiller, sans leur avoir fait connaître ce qu'ils risqueraient à nous jouer un mauvais tour, je tire de dessous mon gilet deux pistolets, en disant à mes lurons: «Le premier qui fait un mouvement sans mon commandement, je lui fais sauter la tête!» Livonnière, au même moment, place un de ses pistolets sous le menton du patron qui, de peur, se jette à la mer et disparaît. Les deux autres noirs lèvent leurs mains jointes au ciel, en implorant leur pardon. Livonnière monte le gouvernail de la pirogue, que le patron ne gouvernait auparavant qu'avec sa pagaie: il s'empare de la barre, et nous naviguons plus tranquilles, mais sans cesser néanmoins d'avoir les yeux sur notre équipage, et sans quitter nos pistolets. Quelques lames embarquaient çà et là à bord, par la faute du timonier, plus habitué à gouverner un grand navire qu'une pirogue. Mais enfin nous fûmes assez favorisés pour passer sans danger non loin des louvoyeurs anglais, et pour débarquer, la seconde nuit de notre départ, sur le rivage du Macouba, un des quartiers de la Martinique.
En mettant pied à terre sous la lame du bord de la mer qui venait de passer par dessus notre pirogue, nous nous vîmes entourés de gendarmes et de douaniers.
—Qui êtes-vous, messieurs? nous demande un des chefs de la brigade.
—Deux officiers du corsaire le Requin.
—Ah! du corsaire à Doublon, qui a fait une si belle prise?
—Oui, gendarmes.
—D'où venez-vous, messieurs?
—De la Basse-Terre, malgré les Anglais.
—Et à qui appartient cette pirogue?
—A moi, répondis-je, sans hésiter.
—Et ces deux nègres?
—A moi aussi.
Les nègres voulurent répondre, et me contester en vain mon nouveau droit de propriété sur eux. Livonnière ne se tenait pas d'aise. Un habitant s'approcha.
—Pardieu, messieurs, vous avez là deux beaux gaillards et qui ne doivent pas vous servir à grand'chose, à vous marins.
—Aussi cherchons-nous à nous en défaire.
—Non, non, criaient mes deux nègres; vous pas maîte nous, vous pas maîte nous! Nous pas tini maîte, nous libes.
A ces mots, je prends la rigoise que l'habitant tenait dans sa main, et j'eus bientôt, sinon assuré mon droit de possession, empêché du moins qu'on ne me le contestât.
Vous disiez donc, M. le capitaine, que vous vouliez vous défaire de ces deux drôles? Combien les faites-vous?
—Quarante onces la paire.
—Je vous en donne trente, et une moide à chacun de ces messieurs (en montrant les gendarmes et les douaniers).
—C'est une affaire faite, M. l'habitant.
Nous couchâmes dans l'habitation de notre acheteur, qui régla notre compte, et nous fit transporter le lendemain à Saint-Pierre. Mon matelot Livonnière, surpris de la présence d'esprit avec laquelle j'avais mené cette affaire, du développement inattendu qu'il avait admiré dans mes facultés, ne se lassait pas de me répéter avec une sorte de respect, pour cette fois: il faut que le ciel, Léonard, t'ait moulé tout exprès pour être marchand de nègres.
—La volonté de Dieu soit faite en toutes choses!
Pendant notre séjour à la Guadeloupe, de grands événemens s'étaient passés à la Martinique. L'île, étroitement bloquée par l'escadre anglaise, était sur le point de succomber, dépourvue à peu près de vivres et de munitions, et abandonnée par sa métropole.
Les ennemis, débarqués au vent, assiégeaient avec des forces supérieures le fort Desaix, dans lequel la garnison et les marins s'étaient réfugiés. C'était en vain que le brave commandant du brick le Cygne avait écrasé des péniches anglaises devant Saint-Pierre, et avait mis le feu à son navire. C'était en vain aussi que l'intrépide Trobriand avait fait sauter la frégate l'Amphitrite dans le carénage, et qu'il s'était renfermé avec son équipage dans le fort Desaix, où il trouva la mort sous un éclat d'obus: les vigoureuses sorties de la petite garnison attaquée par la fièvre jaune, les efforts des habitans affamés, et le dévouement de la population, tout fut inutile, et il fallut céder à la disette et au nombre. L'amiral anglais, trop certain de sa réussite et trop bien instruit de la position des Martiniquais, louvoyait à demi-portée de canon de l'île, en faisant suspendre des queues de morue à la drisse de son pavillon, comme pour annoncer ironiquement aux assiégés que c'était par la famine qu'il parviendrait à les réduire. L'île se rendit, la garnison capitula. Mais ce ne fut pas sans nous être vaillamment employés sur les batteries des côtes, que Livonnière et moi nous vîmes le pavillon anglais flotter sur le Petit-Fort et sur le fort Bellevue de Saint-Pierre. Il semblait, à nous voir servir jour et nuit les pièces de ces batteries, et pointer les canons sur les navires du blocus, que nous voulussions échapper, en nous faisant tuer, à la douleur de voir les couleurs anglaises se déployer sur une terre que nous ne pouvions plus défendre. Les habitans nous surent gré de notre dévouement, et nous devînmes l'objet de la bienveillance générale.
Arrivé à Saint-Pierre au moment où la garnison venait de se renfermer dans le fort Desaix, j'avais entendu plusieurs créoles s'étonner, en me voyant, de la ressemblance frappante que j'avais avec un officier de marine de l'Amphitrite, dont personne ne pouvait me dire le nom. Cette circonstance piqua ma curiosité, et, après la reddition du fort, j'allai au Fort-Royal pour satisfaire cette curiosité, et le vague pressentiment qui m'occupait. Je vous laisse à penser quel fut mon bonheur lorsque, dans cet officier, dont on avait remarqué avec raison la ressemblance frappante avec moi, je reconnus mon frère! Je n'essaierai pas ici de peindre la surprise que nous éprouvâmes à nous rencontrer si loin de notre pays et dans une telle conjoncture. Notre joie mutuelle ne fut troublée que par une circonstance pénible: au bras d'Auguste je vis un crêpe; je lui demandai si c'était le deuil de son brave commandant qu'il portait; des larmes, dont je tremblais de deviner la cause, furent sa réponse. Parle, m'écriai-je, est-ce ma mère que nous avons perdue?
—Non, Léonard, me dit Auguste, mais nous n'avons plus de père… Je l'avoue ici, mais malgré la tendresse que j'avais toujours eue pour l'auteur de mes jours, il me semble que j'aurais reçu avec plus de douleur la nouvelle de la perte de ma mère. Est-ce un sentiment naturel à tous les fils, que celui qui leur fait avoir une tendresse plus vive pour leur mère, que pour leur père, ou bien ce sentiment de préférence se développe-t-il seulement à la mer chez les jeunes marins, lorsque, privés des soins affectueux dont chez eux ils étaient l'objet, ils se trouvent plus à même d'apprécier cette tendresse délicate qu'une mère a toujours pour ses enfans, et surtout pour ses garçons? Je ne sais, mais j'ai rencontré dans ma vie bien peu de jeunes marins qui ne se rappelassent avec attendrissement leur bonne femme de mère.
Je passai quelque temps avec mon frère, et, dans ce peu de jours, j'eus lieu d'apprécier encore mieux que je n'avais pu le faire dans notre enfance, tout ce qu'il y avait de différence entre nous, et non en ma faveur. Auguste était devenu un modèle à proposer aux officiers de la marine militaire. Brave, actif, studieux, distingué, juste avec ses inférieurs, adoré de ses camarades, estimé de ses chefs, il était parvenu, très-jeune, au grade d'enseigne de vaisseau, après deux croisières dans lesquelles il s'était fait remarquer sur une de nos frégates. A bord de l'Amphitrite, le commandant l'avait nommé officier de route, et l'avait chargé du soin des montres marines. Dieu! que j'étais fier de me promener à la Martinique bras dessus bras dessous et côte à côte avec mon frère! Qu'il était bien avec sa tournure vive, dégagée, son collet rouge brodé, et cet habit brillant qui prenait si élégamment sa taille svelte et élevée! Tout le monde trouvait en nous une ressemblance étonnante; mais une femme du bon ton ne s'y serait pas trompée, bien certainement. Auguste avait dans la figure quelque chose de doux et de réservé. Moi, j'avais dans le regard quelque chose de vague et d'audacieux, et, toujours libre dans mes vétemens comme dans mes idées et mes actions, je ne portais jamais qu'une veste de nankin ou de basin, une cravate noire négligemment jetée sur mon cou et nouée sur ma poitrine. Un large chapeau de paille, tombant sur mes épaules, couvrait tout cela, et je ne voulais pas d'autre toilette. Les filles de couleur de Saint-Pierre, en nous voyant passer, caractérisaient bien au reste, d'un seul mot, la différence qu'on remarquait entre Auguste et moi: Ça jimeau bien vinu, disaient-elles en parlant d'Auguste, ça jimeau gâte la paire (Celui qui gâtai la paire, qui dépareillait le couple des deux jumeaux, c'était de moi qu'elles voulaient alors parler).
Les troupes qui avaient capitulé devaient être transportées en France sur les navires anglais. Mon frère suivit ses compagnons d'armes. Il lui fut impossible de me décider à partir avec lui. Je pressentais, et Livonnière avait soin de me faire entrevoir que les colonies étaient un théâtre bien meilleur que l'Europe, pour les marins un peu enclins à faire leur fortune par des coups hardis. Je dis à Auguste: «Poursuis ta carrière comme tu l'as commencée. Moi, je ne suis pas fait pour être amiral; je reste ici pour me pousser, si je peux. Dis bien à notre bonne mère… Eh bien! pourquoi pleures-tu ainsi, mon pauvre frère?…» Auguste fondait en larmes.
—Je crains, Léonard, que tu ne périsses misérable…—Allons donc, M. Auguste, reprit Livonnière, témoin de nos adieux; Léonard misérable tant que je vivrai! Jamais, voyez-vous, et moi je suis un homme éternel. Allez donner de nos nouvelles en France; vous y direz que je me porte bien et votre frère semblablement.
Mon frère nous embrassa comme si c'était pour la dernière fois. Je lui répétais, plein d'espoir dans notre commun avenir: Nous nous reverrons, et lui me répondait toujours: Je tremble que tu ne périsses misérable. Il partit, me laissant comme un gage de son attachement, deux beaux chiens que son commandant avait ramenés de Cherbourg et qu'il lui avait donnés en mourant. Nous nous reverrons! nous nous reverrons! lui criai-je en le quittant…. Nous nous revîmes en effet….
Nos parts de prise du Requin nous avaient été payées à la Guadeloupe, et elles n'avaient pas été plus loin. Quelques jours nous avaient suffi, pour nous débarrasser du soin d'administrer nos fonds. Après la reddition de la Martinique et le départ de mon frère, il nous fallut enfin vivre d'un peu d'industrie, ne pouvant plus faire la course et trouver à grapiller sur mer. Nous nous logeâmes, mon matelot et moi, dans une petite maison sur le Bord-de-Mer, au quartier que l'on nomme le Figuier. Livonnière suspendit un hamac dans notre domicile, ce fut là tout son ménage. Un petit lit de sangle composa mon ameublement. Nous nous mîmes à fumer et à boire toute la journée, en réfléchissant aux moyens illicites de nous faire un peu d'argent; car remarquez bien que lorsque les marins se trouvent dépaysés à terre, c'est toujours loin des procédés vulgaires et des choses permises qu'ils cherchent des expédiens, tant ils sont habitués sur mer à vaincre ingénieusement tous les obstacles qu'ils rencontrent sur leur périlleuse route!
Pour entrer en matière et signaler avec quelque éclat notre début dans la profession du négoce, nous achetâmes à crédit vingt barils de salaison, dont nous sûmes en faire vingt-cinq, au moyen d'un remaniement nocturne. Ce dédoublement de barils dura quelque temps; mais les profits, quelque considérables qu'ils fussent, ne suffisaient cependant pas encore à nos dépenses, et nous aimions mieux voler un peu plus la pratique que de faire des dettes. Notre fierté y trouvait mieux son compte.
Livonnière, en cherchant bien, trouva un procédé plus certain et plus prompt que le commerce, pour gagner vingt pour cent, et cela, en nous donnant moins de peine qu'en remaniant du porc et du boeuf salés.
Son expédient était tout simple et son calcul fort juste.
Dans ce temps-là, le Gouvernement faisait couper en quatre parties ciselées les gourdes espagnoles répandues dans la colonie; chaque quart de gourde se nommait un mocau; et par l'effet de cette section monétaire, les quatre pièces ainsi détachées de la gourde composaient une monnaie qui restait dans le pays, par la difficulté qu'on aurait eue à la faire circuler ailleurs pour sa valeur nominale.
—J'ai un fameux poinçon, me dit Livonnière, avec lequel, au lieu de couper la gourde en quatre, comme on fait au Gouvernement, nous la couperons en cinq; et cette nuit, si j'ai bien compté dans ma tête et sur mes doigts, j'ai trouvé que ça nous ferait vingt pour cent de rabio (de profit).
—Mais y as-tu bien songé? ce sera faire de la fausse monnaie! Et si on nous pend?
—Nous n'en ferons plus alors, et nous n'aurons même plus besoin d'en faire, c'te bêtise! Et puis, d'une manière ou d'autre, il faut que nous fassions la guerre à l'Anglais. En prison d'Angleterre nous avons passé des faux pounds; ici nous fabriquerons des faux mocaux à la barbe du Gouvernement. Chaque pays, chaque mode. Voilà tout.
—Allons, va donc pour les faux mocaux!
Et nous voilà en train de faire avec chaque gourde ronde, cinq beaux quarts de gourde; bientôt nous exerçâmes un nègre, que nous avions loué à la semaine, à poinçonner pour notre compte. Cette idée-là m'avait été inspirée par la prévoyance des dangers que nous courions; car j'avais l'intention, si le malheur voulait que nous vinssions à être découverts, de tout mettre sur le dos de l'esclave, et de le livrer à la sévérité du gouvernement, pour nous épargner la potence, et nous donner le temps de lever le pied. Nous fûmes plus heureux que sages, et nos quarts de gourde allèrent tranquillement leur train.
12.
MORT D'IVON
Les rafraîchissans.—La confession.—Mort d'Ivon.
Les excès auquels se livrait mon pauvre associé en fausse monnaie, et les fatigues qu'il avait essuyées pendant le siège de l'île, me faisaient prévoir que bientôt il paierait cher et son intempérance et son dévouement. Livonnière changeait à vue d'oeil. Ce n'était plus cet homme si robuste, si riche de santé et chez lequel, pour ainsi dire, l'excédant de la vie cherchait à se dépenser avec prodigalité. Je voyais son énergie morale s'affaiblir avec ses facultés physiques. Le climat des Antilles enfin avait dévoré prématurément cette existence que les veilles et les excès semblaient en Europe avoir plutôt affermie qu'altérée. C'est en vain que j'avais voulu employer l'empire que je croyais avoir conquis sur mon ami, pour l'empêcher de se livrer à l'incontinence, au sein de laquelle il cherchait des distractions: quand je m'efforçais de lui prouver tout le mal qu'il se faisait en buvant de l'eau-de-vie à peu près comme auparavant il aurait bu de la bière, il opposait à mes remontrances une raison qu'il croyait fort concluante, parce qu'il la puisait dans l'observation assez fausse d'un fait qui n'avait frappé que ses yeux: «J'ai vu, me disait-il, des matelots boire plus d'eau-de-vie qu'ils n'en pouvaient jauger; et quand ils étaient ivres-morts, on les mettait dans du fumier. Sais-tu pourquoi? C'était pour les réchauffer, attendu que le trop plein d'eau-de-vie leur avait glacé l'estomac. Ainsi tu vois donc bien qu'un coup de croc, loin d'échauffer un homme, le rafraîchit, puisque, s'il en buvait trop, il mourrait de froidure. On voit aisément que tu n'es pas fort sur la médecine. La seule chose que je craigne, c'est de trop me rafraîchir.
Une dyssenterie aiguë vint encore raffermir l'opinion erronée de Livonnière. Aux premières atteintes du mal, il s'accusa d'avoir trop pris de rafraîchissemens. «Ah! je sens bien, me dit-il, qu'un médecin aura besoin de me nettoyer la cale. Il se passe là, dans mon individu, quelque chose qui n'est pas dans l'ordre du service.»
Il se coucha; mais, toujours fidèle à ses longues et dures habitudes, il ne voulut jamais consentir, malgré mes prières, à entrer dans un lit. «C'est dans un hamac, répétait-il, qu'un matelot doit avaler sa gaffe. Si je viens à avoir la mine d'aller faire ma révérence au père éternel, rappelle-toi bien, Léonard, que c'est dans ce hamac-là que je veux taper de l'oeil jusqu'à la résurrection, des boutons de guêtres.»
Le lendemain, l'état du malheureux ne laissait plus le moindre espoir. Les douleurs qu'il éprouvait étaient intolérables, et il riait cependant encore dans l'intervalle de ses cruelles angoisses. "Ah! mon ami, me dit-il, je crois qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe."
Je cherchai à l'abuser encore sur la gravité de sa position.
—Non, non, je sens bien ce que je sens. Il faut remettre, je te dis, un peu d'huile dans cette lampe qui s'éteint. Va me chercher un prêtre et un coup d'eau-de-vie; mais un bon.
—Un bon prêtre?
—Eh non! Un bon coup d'eau-devie; car un prêtre est toujours assez bon tel qu'il est, pourvu qu'il sache bien graisser la paire de bottes d'un mourant.
Je sortis pour remplir les dernières volontés de mon infortuné camarade; mais je ne pus m'empêcher de faire de pénibles réflexions sur son affaiblissement intellectuel et sur les scrupules religieux qui lui venaient si tard. Depuis long-temps je ne m'étais que trop aperçu du changement qui s'opérait dans l'esprit d'Ivon. Le séjour des Antilles avait usé cette organisation trop forte pour n'être pas violemment attaquée par ces influences délétères qui, sous le ciel des tropiques, semblent ne dédaigner que les complexions arides et les tempéramens débiles.
Je revins auprès du hamac de mon malade avec un prêtre, et aussi, il faut bien le dire, avec un flacon d'eau-de-vie.
La vue du pasteur tolérant qui m'accompagnait sembla contenter le moribond. Le prêtre reçut avec bonté une confession qui dut pourtant lui paraître aussi nouvelle qu'elle fut laconique. «Je n'ai rien à vous dire, mon père, sinon que je n'ai ni assassiné, ni volé sur le grand chemin.» Tels furent les aveux qu'Ivon crut devoir faire au ministre des autels, avant de se présenter au tribunal de Dieu. Le pasteur en fut satisfait et n'exigea rien de plus; car aux colonies la religion prend rarement, pour paraître plus pure, les formes austères et inexorables sous lesquelles on la fait apparaître si souvent, en France, au lit des agonisans.
«A présent que j'ai avalé l'affaire du prêtre, dit le pénitent, au tour du coup d'eau-de-vie! C'est mon viatique, à moi.»
J'hésitais à exécuter la volonté d'Ivon, en regardant le curé et le médecin qui venait d'entrer.
Celui-ci me fit signe que je pouvais satisfaire les désirs du malade.
Je vis alors que tout espoir était perdu. En approchant des lèvres frémissantes du mourant le breuvage qu'il me demandait, je ne pus, malgré mes efforts, lui cacher quelques larmes qu'il remarqua. Sa main chercha la mienne, et sa bouche altérée fit bourdonner à mon oreille ces mots qui me semblèrent sortir d'un tombeau: «Léonard…, mon bon… Léonard…. Adieu!…. Si jamais tu te trouves… dans le besoin, souviens toi, souviens-toi bien… de la… manière… de faire… des… mocaux…. Mon pauvre Léonard… Ah!…» Ivon n'était plus!
Ainsi, jusqu'au dernier moment, cet excellent homme, qui avait attaché sa vie à la mienne, et qui me l'aurait sacrifiée pour m'arracher au moindre péril ou pour m'éviter le chagrin le plus léger, veilla sur moi. Son attachement confraternel lui avait fait, même au lit de mort, braver ses nouveaux scrupules religieux, pour m'indiquer le moyen qui pouvait me préserver de la misère. Il n'avait vu que moi, que son cher Léonard, en expirant, et mon avenir avait été sa dernière pensée….
J'éprouvai après sa mort, pour la première fois, ce que c'est qu'une douleur de l'âme et un déchirement du coeur. Quoique si jeune encore, et malgré cette force qui me donnait tant de confiance dans mes propres ressources, je sentais que je venais de perdre une partie de moi-même, un ami que je ne remplacerais jamais. Je fus anéanti.
La nuit, on vit dans les rues de Saint-Pierre défiler un sombre cortège, à la lueur des torches funèbres, et aux sons lamentables des cloches de la paroisse du Mouillage. Deux marins, marchant lentement, portaient, à la tête du convoi, un hamac, à l'extrémité duquel étaient suspendus un sabre et une croix d'honneur. Une fosse, creusée à la Savane des Pères-Blancs, reçut la dépouille du pauvre Ivon, et quelque peu de terre, jetée à la hâte sur ses restes, me sépara à jamais de l'homme qui m'aimait le plus au monde, de celui auprès duquel j'aurais voulu périr dans un combat.
Oh! combien de fois, lorsque toute la ville était ensevelie dans le sommeil, et que la nuit environnait la vaste et silencieuse Savane des Pères-Blancs, j'allai seul sur cette tombe, me rappeler les jours passés avec l'ami qu'elle recouvrait! Combien de fois, à l'approche du jour, je quittai ces lieux, désespéré de n'avoir pu trouver sur ce cercueil une seule pensée religieuse! Oh! que l'espoir de revoir mon malheureux Ivon dans une autre vie aurait soulagé mon coeur! Mais rien, rien… là, sur ce tombeau, pas une pensée consolante!… Je me sentais le plus malheureux des hommes.
FIN DU TOME TROISIÈME.
TABLE
DU TROISIÈME VOLUME.
CHAPITRE 7. LA TRAVERSÉE. CHAPITRE 8. L'ATTÉRISSAGE. CHAPITRE 9. COURSE DANS LES DÉBOUQUEMENS. CHAPITRE 10. LES MULÂTRESSES. CHAPITRE 11. PRISE DE LA MARTINIQUE. CHAPITRE 12. MORT D'IVON.
FIN DE LA TABLE.
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org
For additional contact information:
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Chief Executive and Director
gbnewby@pglaf.org
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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