L’ARTISTE ET SON ŒUVRE - James Blish
Ce qui caractérise un robot, c’est sa programmation, c’est-à-dire l’ensemble d’instructions auxquelles il obéit par sa construction même. Mais l’homme est, lui aussi, d’une certaine manière, programmé. Il l’est dès sa naissance par son hérédité puis, au cours de sa vie, par toutes les impressions et expériences qu’il va emmagasiner et qui vont modeler son comportement, sa sensibilité.
Pourquoi ne pas programmer un robot à l’image d’un homme et, de la sorte, faire revivre cet homme ?
Mais l’art peut-il faire plus qu’imiter la nature ?
Tout à coup, il se rappela qu’il mourait. Le souvenir, toutefois, lui en revint sous la forme de deux épisodes, c’est-à-dire comme quelque chose qui s’était passé plutôt que comme un fait du présent ; il lui semblait que lui-même n’avait pas été là au moment de son décès.
Pourtant, le souvenir qu’il en gardait demeurait absolument personnel et n’était pas celui d’un observateur détaché ou désincarné qui aurait pu être son âme. Il avait été surtout conscient des mouvements brutaux et irréguliers de l’air dans sa poitrine. Le visage du médecin n’avait pas tardé à se brouiller, s’était penché sur lui, de plus en plus, puis avait disparu à ses yeux, tandis que la tête du praticien était sortie de son cône de vision et s’était détournée pour écouter sa respiration.
Ensuite, l’obscurité s’était rapidement épaissie et alors, alors seulement, il avait compris qu’il n’en avait plus que pour quelques minutes. Consciencieusement, il avait voulu prononcer le nom de Pauline, mais il ne se rappelait pas s’être entendu le dire. Tout ce qui lui revenait de ces instants, c’était le bruit de son halètement, c’était une sorte de pellicule sombre qui se condensait dans l’air et qui avait effacé le reste durant une seconde.
Une seconde seulement, après quoi la mémoire s’était évanouie. La chambre était redevenue claire et le plafond, à son étonnement, avait pris une teinte vert pâle. La tête du médecin se releva pour le contempler au visage.
C’était un autre médecin. Celui-ci était bien plus jeune et lui présentait une face ascétique aux yeux brillants, presque illuminés. La différence entre celui-là et le précédent ne faisait nul doute. Une des dernières pensées conscientes que notre sujet avait eues était un remerciement au destin, parce que le médecin qui assistait à son agonie n’était pas celui qui lui portait une haine secrète à cause de ses rapports avec les cercles dirigeants du nazisme. Non ; la physionomie de celui qui le soignait revêtait une expression curieusement semblable à celle d’un expert suisse appelé au chevet d’une personnalité moribonde : mélange d’ennui causé par la perspective de perdre un client aussi éminent et de soulagement à l’idée que nul ne songerait à le blâmer pour n’avoir pas su arracher à une fin fatale un homme de 85 ans, âge auquel la pneumonie n’est pas une petite affaire, avec ou sans pénicilline.
« Vous êtes tout à fait bien maintenant, dit le nouveau docteur, tout en libérant la tête de son client d’une série de bâtonnets en argent qui y pendaient au moyen d’une sorte de bonnet en filet. Reposez-vous une minute et tâchez de rester calme. Connaissez-vous votre nom ? »
Le malade respira prudemment ; ses poumons lui semblaient pourtant redevenus en parfait état ; il se sentait même en excellente santé :
« Certainement, répondit-il avec un léger agacement. Et vous, connaissez-vous le vôtre ?
— Vous êtes de bonne humeur, semble-t-il, repartit le médecin en un sourire un peu forcé. Je m’appelle Barkun Kris et je suis un psi-sculpteur. Et vous ?
— Je me nomme Richard Strauss.
— Fort bien », dit le docteur Kris en s’éloignant.
Strauss avait déjà été intrigué par une nouvelle singularité : en allemand, Strauss est un nom commun aussi bien qu’un nom propre ; il a plusieurs sens, celui d’autruche et celui de bouquet, par exemple, et von Wolzogen s’était amusé à en introduire tous les calembours possibles dans le livret de Feuersnot. Il se trouvait en outre que c’était le premier mot allemand à être prononcé par lui-même ou par le docteur Kris après cette mort en deux épisodes. La langue employée n’était d’ailleurs ni le français, ni l’italien. Elle ressemblait surtout à l’anglais, pas l’anglais que connaissait Strauss ; cependant, il n’éprouvait nulle difficulté à le parler, ni même à y penser.
« Eh bien ! pensa-t-il, je vais pouvoir conduire L’Amour de Danaé, après tout. Il n’arrive pas à n’importe quel compositeur d’être, à titre posthume, à la première de son opéra ! »
Tout cela lui semblait pourtant un peu étrange. Le plus étrange encore était sa conviction indéracinable qu’il avait été mort pendant quelques instants.
Certes, la médecine faisait de grands progrès. Quand même !…
« Expliquez-moi tout cela », dit-il en s’appuyant sur un coude.
Le lit, lui non plus, n’était pas pareil, ni surtout aussi confortable que celui dans lequel il était mort. Quant à la pièce, elle ressemblait plus à un hangar de dynamo qu’à une chambre de malade. La médecine moderne avait-elle donc entrepris de ressusciter ses cadavres sur le terrain de l’usine Siemens-Schukert ?
« Une seconde, je vous prie », dit le docteur Kris.
Il acheva de ranger quelque machine à l’endroit que Strauss supposa devoir être sa place et il revint au lit.
« Ecoutez, reprit-il. Il y a beaucoup de choses qu’il vous faudra admettre sans essayer de les comprendre, M. Strauss. Le monde actuel en contient un grand nombre qui ne sont pas explicables en des termes que vous pouvez concevoir. Veuillez bien garder cela présent à l’esprit.
— C’est entendu. Allez-y !
— Nous sommes, reprit le docteur Kris, en 2161, selon votre calendrier ; ou, autrement dit, il y a maintenant deux cent douze ans de votre mort. Bien entendu, vous comprenez qu’il ne reste plus rien de votre corps, que des os. Le corps que vous avez vous a été offert. Avant que vous regardiez dans un miroir à quoi il ressemble, concevez bien que la différence physique qu’il présente avec celui auquel vous étiez habitué se trouve complètement en votre faveur. Il est en parfaite santé, nullement déplaisant à regarder pour les autres personnes et son âge physiologique est d’environ cinquante ans. »
Un miracle ? Non, certainement pas, en cette époque nouvelle ; une œuvre de science, tout simplement. Mais de quelle science ! L’éternel anneau nietzschéen du devenir et du retour combiné avec l’immortalité du surhomme.
« Où sommes-nous ? demanda le compositeur.
— À Port York, qui appartient à l’Etat de Manhattan, aux Etats-Unis. Vous trouverez sans doute le pays moins changé à certains égards que vous ne vous y attendez, je suppose. D’autres changements, bien entendu, vous sembleront radicaux ; mais je ne saurais trop prédire lesquels vous produiront cet effet. Vous aurez avantage à cultiver en vous une certaine élasticité mentale.
— Je comprends, dit Strauss en se mettant sur son séant. Une question, je vous prie : est-il encore possible à un compositeur de gagner sa vie dans ce pays ?
— Mais bien sûr, répondit le docteur Kris en souriant, et c’est bien ce que nous attendons de vous. C’est même une des raisons pour lesquelles nous vous avons… heu !… ranimé.
— J’en déduis donc, reprit Strauss avec quelque sécheresse, qu’il existe encore une demande pour ma musique. Les critiques de jadis…
— Ce n’est plus tout à fait pareil. Je crois qu’une partie de votre œuvre continue à être jouée ; mais je vous avoue que je suis très ignorant de votre cote actuelle. Mon intérêt se porte plutôt sur… »
Une porte s’ouvrit et un autre homme pénétra dans la chambre. Plus âgé, plus lourd que Kris, il affichait un air académique ; mais, lui aussi, il portait la blouse bizarrement coupée des chirurgiens et le regard qu’il dirigea sur le malade de son jeune confrère brilla comme celui d’un artiste.
« C’est un succès, Kris, dit-il. Toutes mes félicitations.
— Elles sont prématurées, répondit le docteur Kris. Ce qui compte, c’est la preuve finale. M. Strauss, si vous vous sentez assez fort pour ne pas vous fatiguer, le docteur Seirds et moi aimerions vous poser quelques questions. Nous voudrions nous assurer que votre mémoire est bien nette.
— À votre disposition. Je vous écoute.
— Selon nos renseignements, vous avez jadis connu un homme dont les initiales étaient RKL. C’était du temps que vous conduisiez l’orchestre au Staatsoper de Vienne. »
Kris fit durer le double a de Staatsoper au moins deux fois trop longtemps, comme si l’allemand était une langue morte qu’il cherchait à prononcer avec un accent du genre classique. Il reprit :
« Comment s’appelait cet homme et qui était-ce ?
— Il doit s’agir de Kurt List ; son premier prénom était Richard, mais il ne l’employait pas. Il était régisseur adjoint. »
Les deux médecins échangèrent un regard.
« Pourquoi avez-vous offert d’écrire une nouvelle ouverture pour La Femme sans ombre et en avez-vous donné l’original à la ville de Vienne ?
— C’était pour n’avoir pas à payer la taxe d’enlèvement des ordures ménagères, concernant la villa Maria Theresa qui m’avait été donnée par la municipalité.
— Dans la cour de votre maison, à Garmisch-Partenkirchen, il y avait une pierre tombale. Quelle en était l’inscription ? »
Strauss fronça le sourcil. La question était de celles auxquelles il eût été heureux de ne pouvoir répondre. Quand on se livre à des plaisanteries stupides sur son propre compte, mieux vaut ne pas les graver dans le marbre, ni mettre ensuite l’inscription là où vous ne pouvez vous empêcher de la voir chaque fois que vous allez fourgonner dans la Mercedes. Ennuyé, il récita :
« Cette pierre est consacrée à la mémoire du trouvère Guntram, affreusement assassiné par l’orchestre symphonique de son père.
— Quand eut lieu la première de Guntram ?
— En… voyons… en 1894, je crois.
— Où ?
— À Weimar.
— Qui était la première cantatrice ?
— Pauline de Ahna.
— Qu’est-elle devenue ensuite ?
— Je l’ai épousée. Est-elle ?… commença-t-il avec inquiétude.
— Non, dit le docteur Kris. Je suis désolé ; mais nous ne possédons pas les éléments nécessaires à la ranimation des personnages plus ou moins ordinaires. »
Strauss soupira, incertain s’il devait éprouver de la peine ou du soulagement. Bien entendu, il avait aimé Pauline ; d’autre part, il envisageait comme plus agréable, dans sa vie nouvelle, de ne pas avoir à enlever ses souliers chaque fois qu’il rentrerait chez lui afin de ne pas salir les parquets cirés. Et aussi de voir arriver tous les jours deux heures de l’après-midi sans entendre Pauline lui enjoindre : « Richard, il faut composer ! »
« Quelle est la question suivante ? » dit-il.
Pour des raisons impénétrables, mais qu’il ne chercha pas à comprendre, Strauss fut séparé des docteurs Kris et Seirds dès que ceux-ci eurent constaté que sa mémoire était claire et son état physique stable. Il se rendit compte que sa fortune avait été depuis longtemps dissipée, fin lamentable pour celle qui avait été l’une des principales de l’Europe ; mais on lui fournit un revenu suffisant pour qu’il pût s’installer et reprendre une vie active. On lui remit en outre des recommandations qui ne furent pas sans efficacité.
Mais il mit plus de temps qu’il ne l’anticipait à s’assimiler les changements qui s’étaient produits en matière de musique. Très vite, il se douta que c’était un art moribond, qui serait bientôt mis à un rang guère supérieur à celui qu’on assignait à l’arrangement des fleurs à l’époque qu’il considérait comme la sienne. En tout cas, il était indéniable que la tendance à la fragmentation, déjà visible de son temps, était devenue presque totale en 2161.
Il n’attacha pas plus d’importance aux airs américains en vogue qu’il ne l’avait fait en sa première vie. Il était pourtant évident que leur fabrication en série par tous les compositeurs de ballades et qui utilisait une sorte de règle à calculer appelée « machine à succès » avait maintenant son équivalent dans presque toute la musique sérieuse.
Le clan des conservateurs était constitué par exemple par les compositeurs dodécaphoniques, que Strauss considérait comme une école plus que jamais mécanique et sans âme. Leurs dieux, Berg, Schœnberg, von Webern, étaient tenus par les amateurs fidèles des concerts, comme de grands maîtres, un peu abstraits peut-être, mais aussi dignes d’estime que n’importe lequel des trois B.
Une partie des conservateurs, toutefois, avait légèrement dépassé le processus dodécaphonique. Ils composaient ce qu’on appelait une musique stochastique, en choisissant chaque note particulière par la consultation de tables où les nombres étaient assemblés au hasard. Leur Bible, leur texte de base, était un volume intitulé Esthétique opérationnelle, lui-même fondé sur une discipline appelée théorie de l’information. Strauss n’y retrouvait aucun mot ayant un rapport quelconque avec les techniques et les modes de composition qu’il connaissait. L’idéal recherché par ce groupe consistait à produire une musique qui serait universelle, c’est-à-dire exempte de toute trace indiquant la personnalité de son auteur et formant en somme l’expression musicale des lois du hasard. Ces lois du hasard semblaient posséder un style absolument particulier, mais que Strauss regardait comme celui d’un enfant idiot auquel on apprendrait à taper sur un piano pour l’empêcher de faire d’autres sottises.
Néanmoins, la quantité la plus grande, et de loin, d’œuvres produites se rangeait dans une catégorie qualifiée d’une appellation trompeuse, celle de science-musique. Ce terme ne reflétait en effet que les titres de ces travaux, qui traitaient de vol interastral, de voyage à travers le temps et d’autres sujets ressortissant à l’aventure, au surnaturel ou à l’improbable. Mais leur musique, nullement scientifique, consistait en un mélange de clichés, d’onomatopées et de trucs stylisés, dans lequel Strauss découvrait avec horreur sa propre image, défigurée et diluée par le temps.
La forme généralement préférée de science-musique était une composition de neuf minutes appelée concerto, encore qu’elle ne rappelât en rien la forme classique du concerto. Au contraire, c’était une sorte de rhapsodie inspirée, très vaguement, de Rachmaninoff. Un exemple typique, intitulé Chant de l’espace profond par un certain H. Valerion Krafft, commençait par un assaut massif lancé sur le tam-tam, après quoi toutes les cordes remontaient l’échelle en unisson, suivies à distance respectueuse par la harpe et par une clarinette en 6/4 parallèles. Tout en haut de l’échelle, heurt de cymbales forte possibile, puis tout l’orchestre s’embarquait dans un lamento majeur-mineur, à l’exception toutefois des cors d’harmonie, qui, eux, redescendaient l’échelle dans ce qui avait l’évidente intention de constituer une contre-mélodie. La seconde phrase du thème était reprise par un solo de trompette avec une suggestion de trémolo. L’orchestre se taisait dans l’attente de l’éclat suivant et c’est alors, ainsi qu’aurait pu le prévoir un enfant de quatre ans, que le piano s’emparait du second thème.
Derrière l’orchestre se tenaient en groupe une trentaine de femmes, prêtes à entonner un chœur sans paroles destiné à évoquer l’étrangeté de L’Espace profond ; mais, à cet endroit, Strauss avait déjà appris à se lever et à sortir. Au bout de quelques occasions semblables, il pouvait s’attendre à rencontrer au foyer Sindi Noniss, l’agent avec lequel le docteur Kris l’avait mis en rapport et qui s’occupait de ses travaux, dans la mesure du moins où il y en avait. Peu à peu, Sindi s’était habitué à ces sorties de son client et, debout près d’un buste de Gian-Carlo Menotti, il les attendait avec patience ; mais il les goûtait de moins en moins et, depuis quelque temps, il les accueillait en changeant de couleur à la manière de ces enseignes tournantes de barbier qui sans arrêt passent du rouge au blanc.
« Vous n’auriez pas dû faire cela, s’écria-t-il cette fois. Vous n’auriez jamais dû sortir de la salle pendant l’exécution d’une œuvre nouvelle de Krafft. Il est président de la Société Interplanétaire de Musique Contemporaine. Comment voulez-vous que j’arrive à persuader ces gens-là que vous êtes un contemporain si vous leur faites continuellement des avanies ?
— Aucune importance ! répliqua Strauss. Ils ne me connaissent même pas de vue.
— C’est ce qui vous trompe. Ils vous connaissent fort bien et sont attentifs à tous vos mouvements. Vous êtes le premier grand compositeur que les psi-sculpteurs aient jamais pris en main et la SIMC serait trop heureuse de vous refuser l’admission parmi ses membres.
— Pourquoi ?
— Pour une foule de raisons. Les sculpteurs sont des snobs et les gens de la SIMC ne le sont pas moins. Chacun des deux clans tient à prouver à l’autre que son art est le premier de tous. Il y a aussi la concurrence : il serait plus profitable de vous repousser que de vous donner accès au marché. Sincèrement, vous feriez mieux de rentrer dans la salle. Je trouverai bien moyen de vous excuser…
— Non, dit Strauss froidement. J’ai à travailler.
— Mais c’est justement là la question, Richard. Comment arriverons-nous à monter un opéra sans le concours de la SIMC ? Ce n’est pas comme si vous écriviez des solos d’amour, ou des œuvrettes peu coûteuses…
— J’ai à travailler », dit Strauss en s’en allant.
C’était exact : il travaillait à une composition qui l’absorbait plus que ne l’avait fait aucun projet durant les trente années de sa vie précédente. Il avait à peine touché de sa plume une feuille de papier à musique – l’une avait été aussi difficile à trouver que l’autre – quand il constata que rien, au cours de sa longue carrière, ne lui avait fourni les critères lui permettant de juger quel était le genre de composition qu’il lui fallait écrire maintenant.
Certes, les vieux trucs lui revenaient par douzaines : changements de clef soudains et inattendus au sommet d’une mélodie ; l’allongement des intervalles ; l’unisson des différentes cordes, jouant dans les hautes harmoniques et par-dessus l’édifice déjà chancelant d’une conclusion passionnée ; la bousculade dissymétrique des phrases qui passaient comme l’éclair d’un chœur de l’orchestre à l’autre ; les rugissements fulgurants des cuivres, le modulé des clarinettes, les mélanges agressivement colorés destinés à mettre en relief la tension dramatique ; et tous les autres procédés garantis par l’usage.
Aucun cependant ne le satisfaisait plus. Il s’en était contenté pendant la plus grande partie de sa première vie et il en avait tiré un rendement vraiment extraordinaire. Mais le temps était venu de repartir sur des bases nouvelles, d’autant plus que certains des vieux trucs lui répugnaient positivement. Où, par exemple, avait-il pu prendre et garder pendant des décennies l’idée que les violons hurlant à l’unisson quelque part dans la stratosphère formaient un son digne d’être répété dans une composition et a fortiori dans toutes ?
D’ailleurs, il constatait avec satisfaction que personne n’abordait un renouvellement mieux armé que lui. Outre le passé, resté disponible dans son esprit, il avait à son service tout un arsenal technique de premier ordre ; les critiques hostiles le reconnaissaient sans difficulté. Donc, maintenant qu’il s’était attelé à la composition de son premier opéra – le premier après quinze autres ! – rien ne lui manquait pour en faire un chef-d’œuvre.
Rien, ni surtout l’intention.
Les distractions et les détails secondaires se présentèrent également. Il y eut notamment la recherche de papier à musique ancien modèle ; celle aussi d’une plume et de l’encre pour écrire dessus. Il apprit ainsi que très rares étaient les compositeurs modernes qui procédaient de la sorte. La plupart employaient des rubans où ils collaient des bouts de tons et de sons découpés dans d’autres rubans, surimposant ces bouts et variant les résultats en maniant comme ceci ou comme cela un clavier compliqué de touches. D’autre part, presque tous ceux qui produisaient des partitions à trois dimensions écrivaient sur la bande sonore elle-même, y gribouillant rapidement des lignes en dents de scie ou en zigzag ; celles-ci, insérées dans un circuit photocellauditif, produisaient un bruit ressemblant suffisamment à la musique d’un orchestre, harmoniques compris.
Les conservateurs irréductibles qui couchaient encore des notes sur du papier se servaient d’une machine à écrire dite musicale. Strauss dut reconnaître que cet appareil avait fini par être perfectionné ; il possédait des claviers et des registres comme un orgue, tout en n’étant guère plus volumineux qu’une machine à écrire ordinaire, et les pages qui en sortaient avaient une belle netteté. Pourtant, Strauss, très content de ses manuscrits aux caractères effilés et des plus lisibles, ne voulait pas y renoncer. La seule plume qu’il eût réussi à se procurer s’usait peu à peu et déformait leur finesse ; mais il se refusait à rompre ce lien avec son passé-
Son admission à la SIMC lui avait aussi causé quelques moments désagréables, même après que Sindi eût dégagé sa route des obstacles et des intrigues qui l’encombraient. Le fonctionnaire de la société chargé d’examiner ses titres lui avait posé les quelques questions d’usage sans y mettre plus d’intérêt que ne le fait le vétérinaire qui palpe son quatre millième veau malade.
« Vous avez déjà publié ?
— Oui, neuf poèmes à ton, environ trois cents chants et…
— Je ne vous demande pas ce que vous avez publié quand vous étiez vivant, mais ce que vous avez publié depuis que les sculpteurs vous ont fait revenir.
— Depuis que les sculpteurs ?… oui, oui, je comprends. Eh bien ! un quatuor à cordes, deux cycles de chants, un…
— Bon ! Alfie, notez : « chants ». Jouez d’un instrument ?
— Piano. »
L’examinateur contempla le bout de ses ongles.
« Bon, bon… Oh ! savez-vous déchiffrer ? ou bien employez-vous un scripteur, une machine musicale ? faites-vous du ruban ?
— Je déchiffre. »
L’examinateur fit asseoir Strauss devant un pupitre, sur la surface lumineuse duquel défilait une bande sans fin de papier translucide.
« Tenez, dit-il. Sifflez-moi cet air et nommez-moi les instruments qui l’exécutent.
— Je ne déchiffre pas ces pattes de mouche, répondit Strauss d’un ton glacial, et je ne les écris pas davantage. Je m’en tiens à la notation officielle et au papier à musique.
— Alfie, écrivez : « Déchiffre seulement les notes », dit encore le fonctionnaire en posant sur le pupitre une feuille imprimée en gris. Sifflez-moi ça ! »
« Ça » était un air à la mode, intitulé Ficelles, flaireurs et fanas du crédit, écrit sur une machine à succès en 2159 par un politicien guitariste qui le chantait à ses réunions électorales. Strauss en déduisit qu’après tout, les Etats-Unis n’avaient pas tellement changé. L’air était devenu si populaire que n’importe qui était capable de le siffler, rien qu’à l’énoncé du titre et même s’il ne savait pas déchiffrer. Strauss s’exécuta donc facilement et, afin de prouver sa bonne foi, ajouta :
« C’est en clef de si bémol. »
Le fonctionnaire de la SIMC alla vers un piano droit peint en vert et y frappa une touche noire et grasse. L’instrument, horriblement désaccordé, donna une note bien plus rapprochée du la 440/cps que du si bémol ; mais l’homme déclara :
« Bien, bien… Alfie, écrivez : « Déchiffre également les bémols ». Parfait, mon ami. Vous voilà reçu. Heureux de vous avoir parmi nous ; il n’y a plus guère de gens capables de lire cette vieille notation. Beaucoup d’autres croient que c’est au-dessous d’eux.
— Bien obligé, dit Straus.
— J’estime que si les vieux maîtres ont su s’en contenter, nous pouvons en faire autant. Nous n’avons plus de musiciens à leur hauteur, excepté Krafft, bien entendu. Ils ont été vraiment grands à leur époque, ces Shilkrit, ces Steiner, et Tiomkin, et Pearl, et Wilder, Jannsen. Ça, c’était du gaufré !
— Certainement », acquiesça Strauss avec politesse.
Le travail avançait. De petits morceaux procuraient maintenant à Strauss un revenu modeste. Le public semblait s’intéresser particulièrement à ce compositeur façonné dans les laboratoires des psi-sculpteurs. Lui-même, d’ailleurs, était certain que les mérites de sa production contribuaient à cet accueil favorable.
Mais, au fond, c’était l’opéra qui comptait. Peu à peu, il naissait sous sa plume, frais et nouveau comme la vie nouvelle de l’auteur, riche de la plénitude et de la maturité que lui conférait une longue mémoire. La recherche d’un livret avait d’abord présenté quelque difficulté. Sans doute, il était possible qu’il s’en trouvât un dans les textes courants pour la musique à trois dimensions (il n’en était pas si sûr que cela, d’ailleurs) ; mais il ne savait comment distinguer le bon du mauvais, dans le vague où il était plongé par les principes d’une production incompréhensiblement technique. En fin de compte, et pour la troisième fois seulement dans toute sa carrière, Strauss se rabattit sur une pièce écrite dans une langue qui n’était pas la sienne et, pour la première fois, décida que cette langue serait celle de son opéra.
La pièce était Vénus observée, de Christopher Fry, parfait livret d’opéra straussien à tous égards, ainsi qu’il s’en convainquit graduellement. Qualifiée de comédie et tournant autour d’une intrigue de farce compliquée, c’était un texte versifié plein de profondeur et comportant une quantité de personnages très aptes à ce que la musique les développât en trois dimensions animées par un flot intérieur de tragédie automnale – chute des feuilles et chute des pommes – ; en somme, tout à fait le genre de mélange dramatique contradictoire que déjà von Hofmannsthal lui avait apporté dans Le Chevalier à la Rose, dans Ariane à Naxos et dans Arabella.
Tant pis pour von Hofmannsthal ! Mais Strauss avait donc découvert un autre dramaturge mort depuis longtemps et qui semblait presque aussi remarquablement doué ; en outre, les possibilités musicales de l’œuvre étaient immenses. Par exemple, l’incendie qui terminait l’acte II ; quelle aubaine pour un compositeur à qui l’orchestration et le contrepoint étaient aussi indispensables que l’air et que l’eau ! Et le moment où Perpetua, d’un coup bien ajusté, fait tomber la pomme que le duc tient dans sa main ! Juste à ce moment-là, une simple et passagère réminiscence pouvait faire intervenir le marmoréen Guillaume Tell de Rossini dans le canevas musical, à la manière d’un ironique assaisonnement. Et il y avait encore la grande tirade du duc, déclamée sur le devant de la scène :
Dois-je donc le regretter ?
Au nom de tous les mortels,
Oui, je le regretterai.
Voici des branches et des rameaux,
Voici les collines bleutées
Au-dessus des vallées brumeuses
Et du lac dont l’eau palpite
Aux feux du premier matin.
Cela, oui, c’était une tirade faite exprès pour un grand acteur tragique propre à interpréter Falstaff, ce mariage final du rire et des larmes, ponctué par les somnolentes remarques de Reedbeck, sur les ronflements bruyants de qui, dans le concert des trombones (cinq au moins, munis de sourdines ?), l’opéra devait finir en beauté.
Qu’aurait-il pu rêver de mieux ? C’était pourtant par la plus incroyable série d’incidents que Strauss avait découvert cette pièce. Au début, il n’ambitionnait que de réaliser une farce bien simple, dans le style de La Femme silencieuse, juste pour se faire la main. Se souvenant que Zweig avait adapté le livret à son intention, jadis, d’après Ben Jonson, Strauss avait entamé la recherche de pièces datant de tout de suite après le grand dramaturge anglais ; il était presque aussitôt tombé sur un bizarre spécimen libellé en vers héroïques et intitulé Venise préservée, d’un certain William Atwe. La pièce de Fry suivant immédiatement celle d’Atwe dans le fichier, il y avait jeté les yeux. Par curiosité pure ; en effet, pourquoi un auteur du XXe siècle s’amusait-il à déformer un titre du XVIIIe ?
Après avoir lu deux pages du texte de Fry, il ne pensa plus du tout à cette très accessoire déformation. Toute sa chance lui était revenue et il tenait son opéra.
Sindi fit des merveilles en vue de la représentation. La date de la première fut fixée avant que la partition même fut terminée, ce qui rappela d’agréable façon à Strauss la capiteuse époque où Fiirstner lui arrachait la fin d’Elektra, page par page, avant même que l’encre fût sèche, et la portait au graveur avant la date prévue pour la publication. Cette fois, cependant, la situation était plus compliquée, car certains passages de la partition devaient être écrits, d’autres faits au ruban, d’autres encore gravés à l’ancienne mode, afin de satisfaire aux nouvelles techniques d’exécution. Il y eut ainsi des heures où l’agent semblait vieilli de plusieurs années.
Cependant, Vénus observée fut, comme d’habitude, écrit par Strauss très suffisamment à temps. Le brouillon de la musique, terriblement dur à établir, avait bien plus ressemblé à une deuxième naissance, avec ses harmoniques évocateurs de sa propre mort, que son réveil à demi conscient de naguère dans le laboratoire de Barkun Kris. Strauss n’en constata pas moins qu’il n’avait pas perdu un pouce de son ancienne aptitude à orchestrer directement et presque sans difficulté ; les bougonnements de Sindi dans la même pièce ne le gênaient pas plus que le terrifiant fracas supersonique des fusées qui, invisibles, sillonnaient le ciel au-dessus de la ville.
Son travail fini, il eut encore deux jours de libres avant le début des répétitions ; mais il refusa de s’occuper de celles-ci. Les techniques de l’exécution dépendaient maintenant des arts électroniques dans des conditions telles que tout son savoir – à lui, le premier chef d’orchestre de son temps ! – n’était plus que désespérément primitif.
Il s’en souciait peu, d’ailleurs. La musique, telle qu’elle était, se défendrait facilement elle-même. Dans l’entre-temps, il s’empressa d’oublier un peu ce travail de scène qui lui avait pris plusieurs mois. Retournant à la bibliothèque, il parcourut à loisir de vieux poèmes, espérant vaguement y découvrir des textes pour un ou deux airs. Pas de danger qu’il perdît son temps avec les poètes récents, car il savait qu’il ne les comprendrait pas, tandis que les Américains de son époque, peut-être, lui ouvriraient une fenêtre sur cette Amérique de l’an 2161. Si même une de leurs œuvres pouvait être directement mise en musique, cela n’en serait que mieux.
Recherche agréable et reposante, au reste. S’y livrant sans contrainte, il tomba sur un ruban qui lui plut : un ruban lu par une voix cassée, empreinte de l’accent d’Idaho tout autant qu’elle l’avait été en 1910, quand il était encore jeune. C’était celle du poète Ezra Pound et elle disait :
… les âmes de tous les grands hommes
passent parfois un instant en nous et nous submergent,
en sorte que nous devenons leurs reflets.
Ainsi, je suis Dante un instant,
ou François Villon, seigneur de la ballade et truand ;
ou tel génie que je ne saurais nommer
sans qu’on m’appelle blasphémateur.
Rien qu’un instant, puis cette flamme s’éteint.
Ainsi, en chacun de nous resplendit un globe
translucide, d’or liquide, qui est le moi,
dans lequel se projette une forme :
Christ, Jean ou le Florentin.
Et, comme le clair espace disparaît
dès que cette forme s’impose à lui,
nous cessons pour un temps d’exister
tandis qu’eux, les maîtres de l’âme, demeurent immortels [3].
Strauss sourit. Combien de fois, depuis Platon, ce thème n’avait-il pas été exprimé ! Pourtant, les vers d’Ezra Pound pouvaient être considérés comme paraphrasant le cas de Strauss, c’est-à-dire la métempsycose subie par lui, et ils ne laissaient pas d’être émouvants dans leur solennité. L’idée le séduisit, d’en faire un petit hymne qui célébrerait sa deuxième naissance et rendrait hommage à l’intuition du poète.
Dans son oreille interne s’assemblèrent une suite d’accords grandioses et angoissés, en face desquels les mots se presseraient d’abord en un souple murmure… puis un passage dramatique où les grands noms de Dante et de Villon surgiraient comme pour défier le temps… Il écrivit pendant quelques instants sur les feuilles de son carnet avant de remettre à sa place la bobine du ruban qui l’avait inspiré.
C’était, pensa-t-il, commencer sous d’heureux auspices.
Enfin arriva le soir de la première : spectateurs envahissant les couloirs ; caméras à trois dimensions circulant en l’air sans support visible ; Sindi calculant la commission qu’il toucherait sur les gains de son client, au moyen d’une méthode compliquée, où il comptait sur ses doigts et dont la loi fondamentale semblait être que un plus un égale dix. La salle se bourra, jusqu’au plafond, de gens appartenant à toutes les classes, comme si le spectacle qu’on attendait devait participer plus du cirque que de l’opéra.
Elément inattendu, ce public comprenait presque cinquante de ces aristocratiques et distants psi-sculpteurs, vêtus cérémonieusement d’habits noirs qui imitaient maladroitement leurs blouses de chirurgiens. Ils avaient retenu toute une rangée de fauteuils près du devant de l’auditorium, où les gigantesques figures à trois dimensions qui allaient bientôt garnir la « scène » (les artistes réels devaient en effet chanter sur une scène plus petite dans le sous-sol) ne pourraient paraître que monstrueusement disproportionnées ; mais Strauss se dit que c’était intentionnel et il ne s’y arrêta pas.
L’entrée par petits groupes des sculpteurs fut saluée d’une vague de chuchotements que soulignait une agitation contenue dont Strauss ne saisit pas le sens. Il ne chercha d’ailleurs pas à le découvrir, car il subissait cette angoisse, inhérente aux soirées de premières et que, malgré les années, il n’avait jamais réussi à dominer complètement.
La lumière indirecte et douce s’amenuisa dans la grande salle et Strauss gravit les degrés du podium. Il trouva devant lui une partition et douta qu’il eût à y recourir. Devant lui également, se dressaient parmi les rangs des musiciens les inévitables museaux des caméras à trois dimensions, prêtes à transmettre son image aux chanteurs installés dans le sous-sol.
Le public avait repris tout son calme. Le moment était venu. Strauss leva son bâton, puis l’abaissa d’un geste plein de décision, et le prélude surgit soudain de la fosse de l’orchestre.
Il fut d’abord uniquement préoccupé par la tâche toujours délicate de maintenir cohérent l’énorme bloc de l’orchestre, tout en demeurant sensible à la moindre flexion manifestée par le réseau musical qui dépendait de sa main. À mesure que son aisance lui revenait et s’affirmait, ce souci devint de moins en moins exigeant et il put donner plus d’attention à l’ensemble.
Quelque chose n’allait pas ; c’était net. Bien entendu, il y avait les surprises ordinaires : un passage du jeu de l’orchestre qui sonnait en donnant un « klang ! » imprévu ; cela se produisait pour tout compositeur, même après une vie de travail et d’expérience. Il fallait aussi compter avec les moments où les chanteurs, commençant une phrase plus difficile que Strauss ne l’avait pensé, avaient l’air de se croire sur le point de tomber d’une corde raide ; aucun ne faillit cependant et la troupe valait toutes celles qu’il avait connues.
Mais, au-dessus de ces détails, c’était l’impression générale qui ne lui plaisait pas. Non seulement il n’était plus dans l’euphorie que donne une première (après tout, il ne pouvait espérer se maintenir au même diapason durant toute la soirée), mais encore il avait perdu l’essence de son intérêt pour ce qui provenait de la scène et de la fosse d’orchestre. Il sentait une lassitude l’envahir ; le bras qui tenait le bâton se faisait de plus en plus lourd. Tandis que l’acte II se haussait vers ce qui aurait dû être un éclat de passion et de sonorité, il se sentit ennuyé au point de souhaiter revenir tout de suite à sa table pour y composer l’air inspiré par les vers d’Ezra Pound.
L’acte II finit enfin ; plus qu’un autre après celui-là ! Strauss entendit à peine les applaudissements. Le repos de vingt minutes qu’il passa dans sa loge fut à peine assez long pour lui rendre les forces dont il avait besoin.
Ce fut au milieu du dernier acte que, soudain, il comprit.
Il n’y avait rien de nouveau dans cette musique. C’était toujours le même vieux style Strauss, mais en une « resucée » plus faible et plus diluée que jamais. Comparée à la production de compositeurs comme Krafft, cette musique prenait sans nul doute pour ce public l’aspect d’un chef-d’œuvre. Mais Strauss n’était pas dupe.
Les bonnes résolutions, la volonté de renoncer pour toujours aux clichés usés et aux vieux maniérismes, l’élan vers une forme d’expression nouvelle, rien de tout cela n’avait tenu contre la force de l’habitude. Son retour à la vie avait aussi été le retour de ces réflexes profondément gravés dans son style. Dès qu’il prenait sa plume, ils lui imposaient leur automatisme facile et se libéraient de sa volonté autant que pouvait le faire un de ses doigts mis en contact brusque avec une flamme quelconque.
Ses yeux se mouillèrent : son corps possédait la jeunesse, mais lui n’était plus qu’un vieil homme… Un vieil homme… Trente-cinq ans encore de cette nouvelle vie ? Jamais ! Toutes ces choses, il les avait déjà dites, dites il y avait plusieurs siècles. Passer près de cinquante ans encore condamné à les répéter, de plus en plus faiblement et conscient que cette époque, pour grossière qu’elle fût, finirait par démêler qu’il n’était plus que l’ombre de son propre passé ? Jamais, non, jamais !
Il perçut vaguement que l’opéra était fini. Le public hurlait son enthousiasme. Strauss connaissait bien ces clameurs. On avait poussé les mêmes à la première de Jour de Paix ; mais c’était alors l’homme qu’il avait été qu’on applaudissait, et non l’homme dont Jour de Paix attestait cruellement la déchéance. Ce soir, l’enthousiasme avait moins de sens encore : bravos d’ignorants, rien de plus.
Se tournant lentement, il vit, avec surprise et aussi avec un curieux sentiment de soulagement, que l’ovation ne s’adressait pas à lui.
C’était le docteur Barkun Kris qu’on applaudissait.
Kris était debout, au centre du groupe formé par les psi-sculpteurs, et s’inclinait devant le public. Ses confrères les plus proches défilaient pour lui serrer la main ; d’autres en firent autant lorsqu’il passa dans l’allée médiane et se dirigea vers le podium. Dès qu’il y fut monté et eut pris dans la sienne la main inerte du compositeur, l’ovation tourna au délire.
Kris leva le bras. Les applaudissements cessèrent aussitôt. Le public ne fut plus qu’attention.
« Merci, prononça-t-il d’une voix claire. Mesdames et Messieurs, avant que nous prenions congé de M. Strauss, disons-lui encore combien nous avons apprécié d’entendre ce témoignage nouveau de sa maîtrise. Je suis certain qu’aucun compliment ne saurait lui agréer mieux. »
L’ovation reprit durant cinq minutes ; elle se serait prolongée d’autant, si Kris ne l’avait pas interrompue.
« M. Strauss, dit-il, dans un instant, quand je vous aurai donné mes explications, vous comprendrez que vous vous appelez Jérôme Bosch et que vous êtes né dans notre siècle, animé d’une vie qui est complètement la vôtre. Les souvenirs surimposés qui vous ont fait prendre le masque et la personnalité d’un grand compositeur auront disparu. Je vous le spécifie afin que vous puissiez comprendre pourquoi le public ici ce soir me fait partager les applaudissements qu’il vous adresse. »
L’auditoire murmura son approbation. Kris continua :
« L’art de la psi-sculpture, qui est la création d’êtres artificiels en vue d’un plaisir esthétique, ne retrouvera peut-être jamais la cime qu’il a atteinte ce soir. En effet, en tant que Jérôme Bosch, vous ne possédiez aucun talent musical ; je dois même dire que nous avons été longs à découvrir un homme incapable de chanter l’air le plus élémentaire. Pourtant, nous avons réussi à imposer à une matière première aussi ingrate non seulement la personnalité, mais aussi le génie d’un grand compositeur. Ce génie vous appartient intégralement, à vous qui croyez être Richard Strauss, et nul mérite ne revient à l’homme qui s’est prêté à la psi-sculpture. Tel est votre triomphe. Il emporte notre admiration. »
Alors, l’ovation se déchaîna, irrésistible. Strauss, souriant mécaniquement, regardait Kris ployer l’échiné sous les bravos. Cette psi-sculpture, se dit-il, est une forme de cruauté raffinée, qui convient à une telle époque. La tendance a néanmoins toujours existé : c’est elle qui a permis à Rembrandt et à Léonard de muer en œuvres d’art des cadavres.
La psi-sculpture méritait une rémunération dont le caractère raffiné se conformerait justement à la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent, ratage pour ratage.
Il se garderait bien d’avouer à Kris que le « Strauss » créé par lui était aussi dénué de génie qu’une bouteille vide. Ainsi, le mystifié resterait le psi-sculpteur, incapable de discerner combien était creuse la musique désormais enregistrée et mise en conserve sur les rubans à trois dimensions.
Mais, pendant un moment, un accès de révolte parcourut ses artères : « Je suis moi, pensa-t-il. Je suis Richard Strauss jusqu’à ma mort et je ne serai jamais Jérôme Bosch, incapable de chanter l’air le plus élémentaire. » Sa main, qui n’avait pas lâché le bâton, se leva brusquement, sans qu’il connût si c’était pour frapper ou pour parer un coup.
Il la laissa retomber, puis salua enfin…, non pas l’assistance, mais le docteur Barkun Kris. Lorsque celui-ci se tourna vers lui pour lui dire les mots qui devaient le replonger dans l’oubli, il ne regretta rien. Non, rien, si ce n’est qu’il ne pourrait plus mettre en musique le poème d’Ezra Pound.
Traduit par Collin Delavaud.
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