HÉLÈNE O’LOY  - Lester del Rey

Il y a quelque, risque à s’éprendre d’une poupée mécanique. Hoffmann l’a montré dans un de ses contes, L’Homme au sable, où Nathanaël, le jeune étudiant, s’enflamme pour Olympia, l’androïde au corps parfait, mais dont la main « était plus froide que la glace » et qui « ne savait que soupirer « Ha ! Ha ! »… » Villiers de L’Isle-Adam dans son Eve future, est allé plus loin : l’androïde qui console Lord Edwald d’un déboire sentimental se dote peu à peu d’une âme, sans que son créateur y comprenne rien.

Mais ceux qui « créent » Hélène O’Loy en dotant d’émotions un robot utilitaire, savent ce qu’ils font. Ou le croient. Jusqu’à ce qu’ils découvrent l’autre risque.

Juste retour des choses. Ou bien le secret du bonheur ?

Je suis un vieil homme maintenant, mais je revois toujours Dave au moment où il la déballait, et j’ai toujours dans l’oreille le hoquet de surprise qu’il eut en se penchant vers elle. « Oh ! n’est-ce pas une splendeur ? » Elle était merveilleuse – un rêve de plastique et de métal coulé, quelque chose que Keats pouvait avoir vaguement entrevu en écrivant son sonnet. Si Hélène de Troie avait eu cette apparence, les Grecs auraient été mesquins de ne lancer à l’assaut de Troie qu’un millier de galères ; du moins c’est ce que je dis à Dave.

« Ah ! oui, Hélène de Troie. » Il regarda la fiche. « Comme nom, ici, c’est moins poétique K 2 W 88. Hélène… humm… Hélène d’Alloy [2].

— Ça sonne mal, Dave. Qu’est-ce que tu dirais de Hélène O’Loy ?

— Eh bien, elle sera Hélène O’Loy, Phil. »

Et ce fut ainsi que tout commença – une part de beauté, une part de rêve, une part de science ; ajoutez-y une émission stéréo, agitez un peu, mécaniquement… et le résultat est le chaos.

Dave et moi n’étions pas allés au collège ensemble, mais quand je m’étais fixé à Messine pour y pratiquer la médecine, je l’avais découvert vivotant dans une petite boutique de réparations de robots ; nous étions rapidement devenus de bons copains, et quand je m’étais mis à fréquenter une jeune fille qui avait une sœur jumelle, il avait trouvé l’autre attirante et nous nous étions retrouvés quatre.

Quand notre affaire commença à se développer, nous louâmes une maison à proximité du spatiodrome – c’était bruyant mais bon marché, et le trafic incessant des fusées décourageait les promoteurs immobiliers. Nous désirions avoir suffisamment d’espace pour pouvoir prendre nos aises. Je suppose que, si nous ne nous étions pas querellés avec les jumelles, nous les aurions épousées à un moment ou à l’autre. Mais le jour où Dave voulait regarder à la télévision le départ de la nouvelle fusée pour Vénus, la jumelle qui lui revenait tenait à voir un spectacle de variétés en stéréo, et ils étaient tous les deux aussi obstinés l’un que l’autre. Aussi, au bout d’un temps, nous oubliâmes les deux filles et nous passâmes toutes nos soirées à la maison.

Mais ce ne fut qu’à partir du jour où Lena saupoudra nos steaks de vanille au lieu de sel que nous abordâmes le sujet des émotions et des robots. Pendant que Dave disséquait Lena pour voir d’où venait l’ennui, nous méditions naturellement sur le futur des êtres mécaniques. Dave était certain que les robots l’emporteraient un jour sur les humains, ce que moi-même je n’arrivais pas à entrevoir.

« Ecoute, Dave, argumentai-je. Tu sais que Lena ne pense pas… pas réellement. Quand ses circuits se sont entrecroisés, elle aurait pu se corriger elle-même. Or, elle ne s’en est pas souciée, elle a suivi l’impulsion mécanique. Un homme aurait pu prendre par erreur la vanille mais, l’apercevant dans sa main, il se serait repris. Lena ne manque pas de sens, mais elle n’a ni émotions ni conscience d’elle-même.

— D’accord. C’est le gros ennui actuel avec les robots. Mais ce qu’il faudrait, c’est introduire en eux quelques émotions mécaniques ou quelque chose de ce genre. » Il revissa la partie arrière de la tête de Lena et la rebrancha. « Retourne travailler, Lena, dit-il. Il est dix-neuf heures. »

A l’époque, je m’étais spécialisé en endocrinologie et autres sujets qui s’y rapportent. Sans être psychologue, je m’y connaissais en ce qui concernait les glandes, les sécrétions, les hormones et tout ce qui est la cause physique des émotions. Il avait fallu à la science médicale trois cents ans pour découvrir comment et pourquoi ces mécanismes opéraient, et je ne voyais pas les hommes réussissant à en créer des duplicata artificiels avant une période de temps au moins égale.

Afin de le prouver, j’amenai à la maison des livres et des documents, et Dave cita pour me contrer l’invention des bobines mémorielles et des yeux véritoïdes. Durant cette année-là, nous échangeâmes nos connaissances jusqu’à ce que Dave connaisse parfaitement la totalité de la théorie de l’endocrinologie, et que moi je sois capable de reconstituer Lena de mémoire. Et plus nous parlions, moins j’étais persuadé de l’impossibilité de réaliser le type parfait de l’homme mécanique.

Pauvre Lena. Son corps en cuprobéryl passait la moitié du temps en pièces détachées. Nos premières tentatives n’obtinrent qu’un succès mitigé : un jour Lena nous servit des brosses frites au breakfast, puis entreprit de laver la vaisselle dans de l’huile. Puis un jour, elle nous cuisina un dîner parfait tout en ayant une demi-douzaine de circuits entremêlés, et Dave exulta.

Il travailla toute la nuit sur le câblage de Lena, mit en place une nouvelle bobine et enseigna au robot une série supplémentaire de mots. Le jour suivant, elle piqua un accès de colère et nous injuria copieusement lorsque nous lui eûmes reproché de ne pas faire convenablement son travail.

« C’est un mensonge ! hurla-t-elle en agitant un balai à succion. Vous êtes deux menteurs ! Si vous vouliez bien me laisser entière pendant assez longtemps, je pourrais faire mon travail dans cette maison ! »

Quand nous l’eûmes calmée et renvoyée à ses occupations, Dave m’entraîna dans notre atelier-cabinet de travail. « Nous n’arriverons à rien avec Lena, expliqua-t-il. Il va nous falloir réduire son flux surrénal et la ramener à la normale. Mais nous devons nous procurer un meilleur robot. Une ménagère mécanique n’est pas assez complexe.

— Que penses-tu des nouveaux modèles utilitaires de chez Dillard ? Ils ont l’air de combiner tout en un.

— C’est exact. Mais ce qu’il nous faut, c’est un modèle spécial construit sur commande, avec un assortiment complet de bobines mémorielles. Et sans vouloir froisser cette vieille Lena, ce n’est pas un modèle asexué qu’il nous faut mais un robot femelle. »

Le résultat, naturellement, fut Hélène. Les techniciens de chez Dillard avaient mis le paquet et réalisé un miracle en créant ce modèle en forme de jeune fille. Le plastique et la rubbérite du visage avaient été traités de manière que leur flexibilité permît l’expression des émotions, et elle était même équipée de glandes lacrymales et gustatives, prête à simuler n’importe quelle action humaine, qu’il s’agît de respirer ou de tirer les cheveux de quelqu’un. La facture qui l’accompagnait constituait un autre miracle, mais Dave et moi la signâmes comme un seul homme. Nous donnâmes Lena que Dillard acceptait en reprise et ensuite nous nous mimes à table.

J’avais réalisé de nombreuses opérations sur des tissus vivants, et certaines d’entre elles axaient été très compliquées, mais je me sentis redevenir un simple étudiant en médecine lorsque nous ouvrîmes la plaque antérieure de son torse et commençâmes à déconnecter les fils qui constituaient ses « nerfs ». Les glandes mécaniques conçues et réalisées par Dave étaient prêtes – complexes petits faisceaux composés de tubes radio et de fils hétérodynés sur les impulsions mentales électriques de manière à les altérer de la façon dont l’adrénaline altère la réaction du cerveau humain.

 

Cette nuit-là, au lieu de dormir, nous nous absorbâmes dans l’étude des diagrammes schématiques de ses structures, suivant les labyrinthes mentaux de son câblage, disjoignant les fils conducteurs, implantant les hétérones (c’est ainsi que Dave les appelait). Et pendant notre travail, une bande mécanique déversait des pensées soigneusement sélectionnées, se rapportant à la conscience de la vie et à la sensibilité, pour les emmagasiner dans une bobine mémorielle auxiliaire. Dave avait comme principe de ne rien laisser au hasard.

Le jour se levait lorsque nous eûmes terminé, exténués mais pleins d’allégresse. Tout ce qui restait à faire, c’était de l’alimenter en énergie électrique ; comme tous les êtres mécaniques conçus par Dillard, elle était équipée, non de batteries électriques, mais d’un atomoteur miniature, et une fois le moteur en marche, il n’y avait plus à s’en occuper.

Mais Dave refusa de l’animer. « Nous avons besoin de repos. Dormons d’abord, conseilla-t-il. Je suis aussi impatient que toi de l’essayer, mais nous ne pouvons pas continuer l’expérience avec des esprits engourdis par la fatigue. Allons nous coucher. Nous nous occuperons d’Hélène plus tard. »

Bien que peu disposés l’un et l’autre à suivre ce conseil, nous savions l’idée raisonnable. Nous allâmes nous coucher et nous nous endormîmes avant même que le conditionneur d’air ait eu le temps de se régler sur la température correspondant à la période de sommeil.

J’eus l’impression de n’avoir dormi que quelques minutes lorsque Dave me tapa sur l’épaule.

« Phil ! Réveille-toi ! »

Je grognai, me retournai et ouvris les yeux. « Quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce qu’Hélène… ?

— Non, c’est la vieille Mrs. Van Styler. Elle a visophoné pour dire que son fils s’est amouraché d’une bonniche, et elle voudrait que tu lui administres des contre-hormones. Le couple se trouve au camp d’été du Maine. »

La richissime Mrs. Van Styler ! Je ne pouvais pas me permettre de laisser passer une occasion pareille, maintenant qu’Hélène avait englouti jusqu’à mon dernier sou. Pourtant, ce n’était pas un travail qui m’emballait.

« Des contre-hormones ! Mais cela prendra deux semaines entières ! De toute façon, je ne suis pas un médecin mondain qui traite les glandes pour rendre les imbéciles heureux. Je me dois de m’occuper uniquement de troubles sérieux.

— Et tu tiens à continuer à étudier Hélène. » Dave souriait, sans toutefois perdre son sérieux. « J’ai dit à la vieille que cela lui coûterait cinquante mille dollars.

— Hein ?

— Elle est d’accord, à condition que tu te dépêches. »

Naturellement, il n’y avait pas le choix, bien que j’eusse tordu avec joie le cou de la grosse Mrs. Van Styler. Elle n’aurait pas eu d’ennuis si elle s’était servie de domestiques-robots comme tout le monde, mais bien sûr elle se devait d’être différente.

Résultat : tandis que Dave continuait à faire joujou avec Hélène, je partis pour le Maine et me torturai l’esprit afin d’amener par ruse le jeune Archy Van Styler à absorber des contre-hormones, et j’en fis autant avec la fille. Oh ! je n’y étais pas forcé, mais la pauvre gosse était folle d’Archy. Dave aurait dû m’écrire, je pense, mais je ne reçus pas un seul mot de lui.

Ce fut au bout de trois semaines seulement que je pus annoncer qu’Archy était « guéri » et encaisser mon chèque. Avec cet argent en poche, je louai une fusée et rejoignis Messine en une demi-heure. Je ne perdis pas de temps pour me rendre à la maison.

Au moment où je pénétrais sous le porche, j’entendis un léger bruit de pas et une voix ardente et passionnée dit : « C’est toi, Dave ? » Je demeurai muet durant plusieurs secondes et la voix répéta, d’un ton suppliant : « Dave, c’est toi ? »

Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Mais certainement pas à voir Hélène m’accueillir de cette façon, avec une expression de désappointement visible sur le visage, ses petites mains tremblantes serrées sur sa poitrine.

« Oh ! cria-t-elle. Je pensais que c’était Dave. Il vient rarement souper à la maison maintenant, mais je continue néanmoins à lui préparer son repas. » Elle laissa retomber ses mains et ébaucha un sourire. « Vous êtes Phil, n’est-ce pas ? Dave m’a parlé de vous quand… au début. Je suis si heureuse de vous voir à la maison, Phil.

— Je suis heureux de vous voir aller si bien, Hélène. » Comment devait-on s’y prendre pour engager une conversation sur le mode badin avec un robot ? « Vous avez parlé du souper ?

— Oh ! oui. Je suppose que Dave a une fois de plus dîné en ville, aussi ferions-nous mieux de rentrer. Ce sera agréable pour moi d’avoir quelqu’un avec qui parler, Phil. Je peux vous appeler Phil, n’est-ce pas ? Vous savez, vous êtes pour moi une sorte de parrain. »

Nous nous mîmes à table. Je ne m’étais pas attendu à la voir manger, mais apparemment elle considérait que c’était aussi normal que de marcher. Elle n’avala pas grand-chose, néanmoins. Pendant presque tout le repas, elle garda le regard fixé sur la porte d’entrée.

Dave arriva au moment où nous finissions. Hélène fit mine de se lever mais il se dirigea vers l’escalier, les sourcils froncés, et jeta par dessus son épaule : « Salut, Phil. Je te verrai plus tard. »

Il y avait en lui quelque chose de bizarre. Il me regarda l’espace d’une seconde et, à ce moment, je lui trouvai l’air hagard. En me tournant vers Hélène, je lui vis les yeux remplis de larmes. Elle les refoula, avala sa salive et, s’asseyant à nouveau, se jeta rageusement sur la nourriture que contenait son assiette.

« Qu’y a-t-il entre lui… et vous ? demandai-je.

— Il ne veut plus me voir. » Elle repoussa son assiette et se leva vivement. « Vous devriez le voir quand je fais le ménage. Et pourtant il n’y a en moi rien de défectueux. Et puis de toute façon ce n’est pas ma faute. » Elle ramassa les assiettes et se dirigea vers la cuisine, la tête baissée. J’aurais juré qu’elle était en train de pleurer.

Peut-être la pensée n’est-elle qu’une série de réflexes conditionnés, mais elle avait de toute évidence subi un rude conditionnement durant mon absence. Lena, à son apogée, n’avait jamais manifesté un tel comportement. Je montai à l’étage pour voir si Dave pouvait m’aider à comprendre quelque chose à la situation.

Il était en train de verser du soda dans un verre de calvados, et je vis que la bouteille d’alcool était presque vide. « Tu prends un verre avec moi ? » demanda-t-il.

L’idée me sembla bonne. La seule chose demeurée familière était le grondement d’une fusée ionique au-dessus de la maison. À en juger au regard de Dave, ce n’était pas la première bouteille qu’il vidait depuis mon départ. Il me versa un verre et alla chercher une autre bouteille pour remplir à nouveau le sien.

« Ce n’est naturellement pas mon affaire, Dave, mais ce n’est pas ce truc-là qui te remettra les nerfs en place. Que vous est-il arrivé, à toi et à Hélène ? Vous avez vu des fantômes ? »

Hélène se trompait. Il n’avait pas dîné en ville – ni nulle part ailleurs. Il s’affala dans un siège d’une manière qui montrait non seulement sa fatigue nerveuse, mais aussi sa faim. « Ainsi, tu as remarqué ?

— Remarqué ? Mais ça crèverait les yeux du premier venu.

— Hmm. » Il chassa une mouche inexistante et s’enfonça plus profondément dans le siège pneumatique. « S’il n’y avait pas eu ce programme stéréo qui a tout changé… de toute façon, c’est fait. Et tes maudits bouquins ont achevé le travail.

— Merci. Tout est clair maintenant.

— Tu sais, Phil, j’ai une propriété à la campagne. Un ranch avec des arbres fruitiers, que j’ai hérité de mon père. Je pense que j’irai y jeter un coup d’œil. »

Finalement, avec l’aide de beaucoup d’alcool et après avoir passablement transpiré, je réussis à tirer de lui une bonne partie de l’histoire. Après quoi je lui administrai une bonne dose d’amytal et le mis au lit. Puis j’allai à la recherche d’Hélène et obtins d’elle ce qui me manquait. Tout alors prit un sens.

Apparemment, dès après mon départ, Dave l’avait activée et avait procédé à des tests préliminaires qui donnèrent entière satisfaction. Hélène avait merveilleusement réagi – si bien qu’il avait décidé de la laisser et de se rendre à son travail comme d’habitude.

Naturellement, possédant tout un tas d’émotions qui n’avaient pas encore été mises à l’épreuve, elle était remplie de curiosité, et elle lui demanda de rester. Alors, pris d’une inspiration soudaine, et après lui avoir expliqué quelles seraient ses tâches dans la maison, il la fit asseoir en face du stéréo-viseur, sélectionna une émission et la laissa ainsi tuer le temps.

Le film retint son attention ; ensuite, le studio d’émission retransmit un feuilleton standard dont la vedette était Larry Ainslee, ce même jeune premier qui nous avait fait nous séparer d’avec les jumelles. Incidemment, il y avait une certaine ressemblance entre lui et Dave.

Hélène avala le feuilleton de la manière dont un phoque se jette à l’eau, le spectacle constituant un exutoire parfait pour ses émotions fraîchement éveillées. Quand il se termina, elle passa sur une autre chaîne qui diffusait un film sentimental, et cela ajouta quelque chose à son éducation.

Les programmes de l’après-midi consistaient essentiellement en bulletins d’informations et en retransmissions musicales, mais à ce moment-là elle avait découvert mes livres. Et en littérature, j’avais plutôt les goûts d’un adolescent.

Ce soir-là, Dave rentra à la maison de fort bonne humeur. La véranda était d’une propreté remarquable, et la maison baignait dans une merveilleuse odeur de nourriture qui lui manquait depuis des semaines. L’image d’Hélène s’imposa à son esprit comme celle d’une maîtresse de maison super-efficiente.

Aussi subit-il un choc lorsqu’il sentit deux bras forts s’enrouler autour de son cou et entendit une voix roucoulante et frémissante qui murmurait à son oreille : « Oh ! Dave chéri ! Tu m’as tellement manqué ! Et je suis si heureuse que tu sois revenu ! »

La technique d’Hélène manquait peut-être un peu de style, mais elle débordait d’enthousiasme, comme Dave s’en rendit compte en essayant de l’arrêter de l’embrasser. Elle avait appris vite et furieusement – mais il faut dire qu’elle était alimentée en énergie par un atomoteur.

*
**

Dave n’était pas bégueule, mais il se rappela qu’après tout, elle n’était qu’un robot. Le fait qu’elle ressemblât par ses sentiments, ses actes et son aspect à une jeune déesse ne signifiait pas grand-chose. Non sans effort, il se libéra de son étreinte et l’entraîna jusqu’à la salle à manger, où il la fit dîner avec lui pour détourner son attention.

Quand elle eut achevé son travail de la soirée, il la fit venir dans le bureau et lui fit un sermon consciencieux sur la folie de son comportement. Cela eût dû être efficace, car le discours entrecoupé de lectures dura trois longues heures. Une quantité de sujets y furent traités, et notamment la position d’Hélène dans la vie et la stupidité des programmes stéréo. Quand il eut fini, elle leva vers lui des yeux humides et dit d’une voix songeuse et triste : « Je sais, Dave. Et pourtant, je t’aime. »

Ce fut à partir de ce moment-là que Dave se mit à boire.

La situation empira de jour en jour. Si Dave demeurait en ville, elle pleurait lorsqu’il rentrait à la maison. S’il était là à l’heure, elle se jetait à son cou et était aux petits soins pour lui. Depuis sa chambre, avec la porte verrouillée, il pouvait l’entendre marcher de long en large au pied de l’escalier en murmurant ; et quand il descendait, elle le regardait d’un air de reproche.

Ce matin-là, j’envoyai Hélène en ville pour y faire un achat sans importance, puis j’allai réveiller Dave. Je l’obligeai à avaler un petit déjeuner décent et lui administrai un tonique pour les nerfs. Il était toujours apathique et maussade.

« Ecoute, Dave, dis-je, en espérant que mes paroles apporteraient une lueur dans son obscurité, Hélène n’est pas vivante, après tout. Pourquoi ne pas couper son alimentation et changer quelques-uns de ses enroulements mémoriels ? Nous pourrons alors la convaincre qu’elle n’a jamais été amoureuse et ne pourra jamais l’être.

— Tu peux toujours essayer. J’ai eu cette idée, mais elle a poussé un cri de désespoir qui aurait réveillé un mort. Elle a dit que ce serait un meurtre – et ce qui est terrible, c’est que je ne puis m’empêcher de penser la même chose. D’accord, elle n’est pas humaine, mais tu n’en jurerais pas lorsqu’elle a ce regard de martyre et t’implore de la tuer.

— Nous n’avons pourtant jamais installé dans ses circuits de substituts aux sécrétions qui existent chez l’être humain pendant la période amoureuse.

— Je ne sais pas ce que nous y avons mis. Peut-être les hétérones ont-elles provoqué un retour de flamme ou quelque chose d’analogue. De toute façon, cette idée a obnubilé à tel point ses pensées qu’il nous faudrait remplacer la totalité de ses circuits.

— Et pourquoi ne le ferions-nous pas ?

— Vas-y. Tu es le chirurgien de la famille. Je n’ai pas l’habitude de me soucier des émotions. En fait, depuis qu’elle s’est mise à se comporter de cette façon, je me suis mis à haïr mon travail sur les robots. »

Il vit Hélène qui commençait à gravir les marches et plongea vers la porte arrière de la maison et l’express monorail. Mon intention avait été de le remettre au lit mais je le laissai aller. Peut-être serait-il mieux dans sa boutique qu’à la maison.

« Dave est parti ? » Hélène avait maintenant ce regard de martyre dont il avait parlé.

« Ouais. Je l’ai fait manger, puis il est parti à son travail.

— Je suis heureuse qu’il ait mangé. » Elle se laissa tomber sur un siège comme si elle était exténuée, bien que le fait qu’une mécanique pût être fatiguée me surprît.

« Phil ?

— Qu’y a-t-il ?

— Est-ce que vous pensez que ma présence ici est une mauvaise chose ? Je veux dire, pensez-vous qu’il serait plus heureux si je n’étais pas là ?

— Il deviendra fou si vous continuez à vous comporter de cette manière avec lui. »

Elle tressaillit. Ses petites mains se tordirent comme pour supplier, et j’eus le sentiment d’être une brute inhumaine. Mais j’avais commencé, et il me fallait poursuivre. « Même si je coupe votre alimentation en énergie et modifie vos circuits, il sera probablement toujours obsédé par vous.

— Je sais. Mais je n’y puis rien. Et je pourrais être pour lui une excellente épouse. Vraiment, Phil. »

J’avalai ma salive ; les choses allaient vraiment un peu trop loin.

« Et lui donner des enfants solides, je suppose. Ce qu’un homme désire, c’est de la chair et du sang, et non du caoutchouc et du métal.

— Non, je vous en prie ! Je ne puis penser à moi de cette manière ; à mes yeux, je suis une femme. Et vous savez à quel point je puis imiter à la perfection une femme réelle… à tous points de vue. Je suis incapable de lui donner des enfants, mais pour ce qui est du reste… J’essaierai de toutes mes forces, et je sais que je serai pour lui une bonne épouse. »

Je capitulai.

Dave ne rentra pas à la maison cette nuit-là, ni le jour suivant. Hélène bouillonnait d’anxiété et d’impatience, et voulait que je téléphone aux hôpitaux et à la police, mais je savais que rien n’était arrivé à Dave. Il portait toujours sur lui ses pièces d’identité. Pourtant, le troisième jour, lorsque je vis qu’il n’apparaissait pas, je commençai à m’inquiéter. Et quand Hélène manifesta le désir d’aller jusqu’à sa boutique, j’acceptai de l’y accompagner.

Dave était là, avec un autre homme que je ne connaissais pas. Je plaçai Hélène à un endroit où il ne pourrait pas la voir mais d’où elle pourrait entendre, et pénétrai dans la boutique dès que l’inconnu l’eut quittée.

Dave avait l’air d’aller un peu mieux et il parut heureux de me voir. « Salut, Phil, dit-il. J’allais justement fermer. Allons manger. »

Hélène ne put résister plus longtemps, mais ce fut d’un pas tranquille qu’elle pénétra dans la boutique. « Rentre, Dave, dit-elle. J’ai préparé un canard rôti aux aromates, et tu sais que tu l’adores.

— Fiche le camp », dit Dave.

Elle se tassa sur elle-même puis fit demi-tour.

« Oh ! très bien. Reste. Tu peux aussi bien savoir, après tout. J’ai vendu mon affaire. Le type que vous venez de voir sortir me l’a achetée, et je vais me retirer dans le ranch dont je t’ai parlé, Phil. Je ne peux plus supporter les mécaniques.

— Tu vas mourir de faim, dis-je.

— Non. Il y a une demande accrue de fruits à l’ancienne mode mûris à la campagne. Les gens en ont assez des produits de la culture hydroponique. Mon père s’en est toujours bien tiré. Je vais rentrer à la maison emballer mes affaires et je m’en irai tout de suite après. »

Hélène s’accrocha à son idée. « Je m’en chargerai, Dave, pendant que tu mangeras. J’ai aussi préparé une tarte aux pommes pour dessert. » Le monde s’écroulait autour d’elle, et pourtant elle se rappelait que la tarte aux pommes était le péché mignon de Dave.

Hélène était une bonne cuisinière ; en fait, c’était un génie possédant tous les talents d’une femme et d’une mécanique combinées. Dave chipota tout d’abord dans son assiette, puis il se mit à manger de bon appétit. Quand le souper fut achevé, il s’était suffisamment dégelé pour admettre qu’il aimait le canard et la tarte aux pommes, et pour remercier Hélène de bien vouloir emballer ses affaires. En fait, il la laissa même lui donner un baiser d’adieu, mais il refusa avec fermeté de la laisser l’accompagner jusqu’au spatiodrome.

Hélène s’efforça de rester brave lorsque je revins, et nous engageâmes une conversation hésitante à propos des serviteurs de Mrs. Van Styler. Mais la conversation tomba bientôt, et elle s’assit, regardant par la fenêtre, dans le vide la plupart du temps. Même la comédie stéréo que l’on donnait ne retint pas son attention, et j’eus la chance de pouvoir la convaincre d’aller dans sa chambre. Elle avait la possibilité de couper son alimentation en énergie pour simuler le sommeil lorsqu’elle choisissait de le faire.

*
**

A mesure que les jours s’écoulaient, je commençai à réaliser pourquoi elle ne pouvait pas se considérer elle-même comme un robot. Je me mis personnellement à penser à elle comme à une jeune fille et à une compagne. Mis à part les intervalles irréguliers où, d’elle-même, elle s’écartait pour broyer du noir, ou quand elle s’en allait jusqu’au télescript pour demander une lettre qui n’arrivait jamais, elle était une aussi bonne compagne qu’un homme pût désirer. Il flottait dans la maison quelque chose d’intime que Lena n’avait jamais su créer.

J’emmenai Hélène faire du shopping à Hudson, et elle s’extasia et ronronna à la vue des dessous de soie et de fibre de verre qui étaient alors à la mode, essaya interminablement des chapeaux, et se conduisit comme l’aurait fait n’importe quelle jeune fille normale. Nous passâmes un jour entier à pêcher la truite, et là elle démontra qu’elle était aussi sportive et aussi capable de garder le silence qu’un homme. Je passai moi-même une excellente journée et je pensai qu’elle était en train d’oublier Dave. Cela se passait juste avant le jour où, rentrant à la maison à l’improviste, je la trouvai recroquevillée sur le divan, battant des jambes et pleurant à gros sanglots.

Ce fut alors que je téléphonai à Dave. Il semblait que l’on avait des difficultés à le joindre, et Hélène vint près de moi tandis que j’attendais. Elle était aussi tendue et nerveuse qu’une vieille fille essayant de se caser. Finalement, Dave vint au bout du fil.

« Qu’est-ce qui se passe, Phil ? demanda-t-il en même temps que son visage apparaissait sur l’écran de vision. J’étais juste en train de rassembler mes affaires pour…

— Les choses ne peuvent pas continuer ainsi, Dave, coupai-je. J’ai pris ma décision. Je vais modifier les circuits d’Hélène ce soir même. Ce ne pourra être pire que ce qu’elle est en train de traverser en ce moment. »

Hélène tendit la main et toucha mon épaule.

« Peut-être cela vaudra-t-il mieux, Phil. Je ne vous blâme pas. »

La voix de Dave intervint : « Phil, tu ne sais pas ce que tu fais !

— Bien sûr que si. Tout sera terminé au moment où tu arriveras ici. Comme tu peux t’en rendre compte, elle est d’accord. »

Un nuage obscurcit le visage de Dave. « Je n’ai pas voulu cela, Phil. Elle est à moitié mienne, et je te l’interdis.

— Par tous les…

— Vas-y, traite-moi de tous les noms que tu voudras. J’ai changé d’avis. J’étais en train d’emballer mes affaires pour rentrer à la maison quand tu m’as appelé. »

Hélène se mit à sautiller autour de moi, ses yeux ne quittant pas l’écran. « Dave… Est-ce que… Est-ce que tu…

— Je suis juste en train de me rendre compte à quel point j’ai été idiot, Hélène. Phil, je serai à la maison dans deux heures d’ici, et si par malheur… »

Il n’eut pas à me chasser. Mais avant de fermer la porte, j’eus le temps d’entendre Hélène roucouler quelque chose où il était question de la joie merveilleuse qu’il y aurait à être la femme d’un rancher.

Eh bien, je n’étais pas aussi surpris qu’ils le pensaient. Je suppose qu’au moment où j’appelai Dave, je savais déjà ce qui se passerait. Aucun homme n’agit de la manière dont Dave avait agi sous prétexte qu’il hait une jeune fille. C’est simplement parce qu’il pense la haïr – et il se trompe.

Aucune femme ne fit jamais une jeune épouse aussi aimante ni une femme plus douce. Hélène ne perdit jamais son génie de la cuisine ni son sens de l’organisation d’un intérieur. Elle partie, la vieille maison paraissait vide et je me mis à descendre jusqu’au ranch une ou deux fois par semaine. Je suppose qu’ils eurent des ennuis par moments mais je n’eus jamais l’occasion de m’en rendre compte.

Par contre, j’ai la certitude que leurs voisins ne soupçonnèrent jamais qu’ils étaient autre chose qu’un couple normal.

Dave vieillit – mais pas Hélène, naturellement. Mais en cachette de Dave, je lui créai des rides et fis grisonner ses cheveux, de manière qu’il ne soupçonnât pas qu’elle ne vieillissait pas en même temps que lui ; il ne se rendit compte de rien – je suppose qu’il avait oublié qu’elle n’était pas humaine. Moi-même, je l’oubliai pratiquement aussi.

Ce ne fut que le matin où je reçus une lettre d’Hélène que je m’éveillai à la réalité. De sa merveilleuse écriture, avec juste un tremblement par endroits, elle m’annonçait l’inévitable que ni Dave ni moi n’avions jamais envisagé.

 

Cher Phil,

Comme vous le savez, Dave souffrait de troubles cardiaques (depuis plusieurs années. Nous nous attendions à ce qu’il continue à vivre malgré cela, mais il en a été autrement. Il est mort dans mes bras juste avant le lever du soleil. Il vous envoie ses amitiés et vous dit adieu.

J’ai une dernière faveur à vous demander, Phil. Il ne me reste plus qu’une chose à faire, maintenant que tout est fini. L’acide détruit le métal aussi bien que la chair, et je vais mourir avec Dave. Je voudrais que nous soyons enterrés ensemble, et que les gens des pompes funèbres ne découvrent pas mon secret. Dave le voulait également ainsi.

Pauvre cher Phil. Je sais que vous aimiez Dave comme un frère, et aussi tout ce que vous éprouviez pour moi. N’ayez pas trop de chagrin à cause de nous. Nous avons eu une vie heureuse, Dave et moi, et nous savions que nous franchirions le dernier pont ensemble.

Avec mes remerciements et toute ma tendresse.

Hélène.

 

Cela devait arriver un jour ou l’autre, naturellement, et le premier choc est passé maintenant. Je vais quitter la maison dans quelques minutes pour m’occuper des dernières volontés d’Hélène.

Dave a été un homme chanceux, et le meilleur ami que j’aie jamais eu. Et Hélène… eh bien, comme je l’ai dit, je suis un vieil homme maintenant, et je vois les choses avec plus de lucidité. J’aurais pu me marier et élever une famille, je suppose. Mais… il n’y avait qu’une Hélène O’Loy.

 

Traduit par Marcel Battin.

Helen O’Loy.

© Simon and Schuster, 1966.

© Librairie Générale Française, 1974, pour la traduction.

 

 

Histoires de Robots
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