AVRIL 1967

n°36

L'AVENTURE DANS L'ANTICIPATION

 

SOMMAIRE

 

NOUVELLES.

 

Un billet pour Tranaï. 

Robert Sheckley.

 

Au bout du rouleau. 

Robert Lory.

 

Le roi de la ville. 

Keith Laumer.

 

Chronique de l'occupation sirienne. 

Frederik Pohl.

 

Que le loup soit détruit ! 

 

Fred Saberhagen.

 

L'homme majuscule. 

A.E. van Vogt.

 

COUVERTURE DE MORROW

 

DANIEL DOMANGE.

Directeur

 

ALAIN DORÉMIEUX.

Rédacteur en chef

 

MICHEL DEMUTH.

Secrétaire de rédaction

 

 

 

 

Un « classique » en reprise

 

UN BILLET POUR TRANAÏ

 

par ROBERT SHECKLEY

 

ILLUSTRÉ PAR CAVAT

 

Au-delà du Tourbillon Galactique, aux confins des routes stellaires, les hommes, disait-on, avaient trouvé l'Utopie. Et Marvin était las de la Terre…

 

 

 

 

Par un beau jour du mois de juin, un grand jeune homme mince, l'air résolu et vêtu avec sobriété, entra dans les bureaux de l'Agence Interstellaire de Voyages. Il n'accorda pas un coup d'œil à l'affiche bariolée représentant la fête de la moisson sur Mars, ne prêta pas la moindre attention à la gigantesque photo murale donnant un aperçu des forêts dansantes de Triganium, passa sans s'arrêter devant la fresque un tantinet suggestive ayant pour thème les rites de l'aube sur Opiuchus II et s'immobilisa en face du bureau du préposé. 

 « Je voudrais un billet pour Tranaï, » annonça le jeune homme. 

Le préposé referma l'exemplaire d'Inventions nécessaires qu'il était en train de lire et fronça les sourcils. « Tranaï ? Tranaï ? Ce n'est pas l'une des lunes de Kent IV ? » 

 « Non. Tranaï est une planète qui tourne autour du soleil du même nom. Je veux y aller. » 

 « Je n'en ai jamais entendu parler. » L'employé sortit un catalogue stellaire, une carte simplifiée des étoiles et une brochure ayant pour titre Les itinéraires spatiaux secondaires. 

 « Décidément, on en apprend tous les jours, » murmura-t-il. « Vous voulez un billet pour Tranaï, monsieur…» 

 « Goodman. Marvin Goodman. » 

 « Eh bien, Mr Goodman, votre Tranaï est apparemment située à l'extrême limite des routes spatiales. Mais elle se trouve quand même dans la Voie Lactée. C'est un endroit où absolument personne ne met les pieds. » 

 « Je sais. Pouvez-vous m'obtenir un passage ? » Il y avait une imperceptible excitation contenue dans la voix de Goodman. 

L'employé hocha la tête. « C'est tout à fait impossible. Aucun transport ne va aussi loin. »

 « Quel est l'endroit le plus proche où vous pouvez me déposer ? » 

L'employé adressa à Goodman un sourire engageant. « Pourquoi vous casser la tête ? Je peux vous faire connaître une planète possédant tout ce qu'à cette Tranaï et présentant en outre les avantages de la proximité, de tarifs préférentiels, d'hôtels corrects, d'excursions…»

 « Je yeux aller sur Tranaï, » fit Goodman avec entêtement. 

 « Mais on ne peut pas y aller, » répéta le préposé avec patience. « Que cherchez-vous exactement ? Peut – être pourrais-je vous aider. » 

 « Vous pouvez m'aider en me délivrant un billet pour l'endroit le plus proche de…» 

L'autre jeta un rapide regard sur son client dont l'allure n'avait rien d'athlétique et dont le dos voûté trahissait l'intellectuel, et il l'interrompit. « Permettez-moi de vous proposer la visite d'Afrikanus II, un monde préhistorique où l'on trouve des tribus sauvages, des tigres à dents de sabre, des fougères mangeuses d'hommes, des sables mouvants, des volcans en activité, des ptérodactyles, etc., etc. Les départs ont lieu de New York tous les cinq jours. Nous garantissons le danger absolu et la sécurité absolue. Ainsi qu'une tête de dinosaure. Si vous n'en rapportez pas une, vous êtes remboursé. »

 « Je veux aller sur Tranaï. » 

L'employé dévisagea Goodman : le jeune homme serrait les lèvres et son expression était intraitable.

 « Peut-être êtes-vous fatigué du puritanisme terrien et de ses interdits ? Que diriez-vous d'une visite à Almagordo III, la Perle de la Ceinture Australe ? Le séjour de dix jours comprend la visite de la mystérieuse casbah d'Almagordo, de huit boîtes de nuit (la première consommation aux frais de l'agence), d'une fabrique de zintal où vous pourrez acheter des ceintures, des chaussures et des portefeuilles en zintal d'origine pour un prix dérisoire et de deux distilleries. Les Almagordiennes sont belles, enjouées et d'une naïveté bien rafraîchissante. Le touriste est à leurs yeux la créature humaine la plus prisée et la plus désirable. De plus…» 

 « Je veux aller sur Tranaï, » répéta Goodman. « Quel est l'endroit le plus proche où vous puissiez me déposer ? » 

L'air renfrogné, l'employé prit une poignée de billets de voyage. « Vous pouvez vous rendre sur Legis II à bord de la Reine des Constellations. Là, vous prendrez la Splendeur Galactique qui vous déposera sur Oumé. Il vous faudra alors emprunter une fusée omnibus qui vous laissera sur Tung-Bradar IV après s'être arrêtée à Machang, à Inchang, à Pankang, à Leking et à l'Huître – si elle ne s'est pas désintégrée en cours de route, Ensuite, vous embarquerez à bord d'un tortillard qui vous mènera à Aloomsridgia (s'il réussit à franchir le Tourbillon Galactique). La fusée postale vous conduira jusqu'à Bellismo-ranti. Je crois qu'elle est toujours en service. Vous aurez alors parcouru la moitié du chemin. Après, il faudra vous débrouiller tout seul. » 

 « Parfait, » dit Goodman. « Pouvez-vous m'établir mon billet ? Je viendrai le chercher cet après-midi. » 

Le préposé fit oui de la tête. « Mr Goodman, qu'est-ce que c'est donc que cette Tranaï ? » demanda-t-il avec un certain affolement.

Goodman eut un sourire béat. « L'Utopie, » répondit-il.

 

 

 

 

Marvin Goodman avait passé presque toute sa vie à Seakirk, dans le New Jersey, ville qui, depuis près de cinquante ans, avait toujours été sous la coupe d'un politicien marron ou d'un autre. La plupart de ses concitoyens manifestaient la plus totale indifférence devant la corruption qui régnait dans toutes les classes de la société, devant l'industrie florissante des jeux, devant la guerre des gangs et devant l'alcoolisme qui faisait des ravages dans la jeunesse. Ils avaient pris l'habitude de voir les rues s'effondrer, les antiques canalisations éclater, les centrales tomber en panne, les immeubles décrépits s'écrouler tandis que les margoulins se faisaient construire des demeures toujours plus grandes, des piscines toujours plus longues et des écuries équipées du chauffage central. Oui, les gens s'étaient accoutumés à cet état de choses. Mais pas Marvin Goodman.

Goodman était un Don Quichotte né. Il écrivait des articles qui n'étaient jamais publiés, envoyait aux parlementaires des lettres que leurs destinataires ne lisaient jamais, faisait campagne pour des candidats honnêtes qui n'étaient jamais élus, créait des comités : la Ligue pour le Progrès Municipal, l'Association Civique contre le Gangstérisme, l'Union des Citoyens pour une Police Digne de ce Nom, le Manifeste contre les Jeux de Hasard, l'Union pour l'Égalité des Hommes et des Femmes au Travail et une dizaine d'autres associations du même genre.

Ses efforts étaient invariablement voués à l'échec. Les gens étaient trop apathiques pour réagir et les politiciens se contentaient de le railler. Or, Goodman ne pouvait supporter qu'on se moquât de lui. Enfin, il dut boire la coupe jusqu'à la lie : sa fiancée le laissa tomber pour un jeune homme au verbe haut qui portait avec affectation des vêtements de sport et n'avait qu'une seule chose à son actif : des intérêts dans la Compagnie de Travaux Publics de Seakirk.

Cette trahison fut le coup de grâce. La jeune fille en question se souciait apparemment comme d'une guigne que la Compagnie de Travaux Publics de Seakirk employât des quantités invraisemblables de sable pour préparer son ciment et rognât largement sur l'épaisseur des poutrelles d'acier qu'elle utilisait. « Et alors, Marvin ? » s'exclamait cette jeune personne. « Les choses sont comme ça. Il faut être réaliste. »

Mais Goodman n'avaii aucune intention d'être réaliste. Il se rendit au Moonlight Bar où, entre deux verres, il commença à songer sérieusement à s'exiler dans l'enfer vert de Venus pour se faire trappeur.

Un vieillard très droit et au visage d'oiseau de proie pénétra dans l'établissement. À sa démarche qui trahissait l'homme gêné par la pesanteur, à sa pâleur, aux cicatrices de radiation qui zébraient son visage, à son regard perçant, Goodman devina aussitôt le cosmonaute.

 « Un Tranaï Spécial, Sam, » ordonna l'homme de l'espace. 

 « Tout de suite, capitaine Savage, » répondit le barman. 

 « Tranaï ? » murmura machinalement Goodman. 

 « Eh oui, Tranaï, » répondit le cosmonaute. « Tu n'en as jamais entendu parler, mon petit gars, pas vrai ? » 

 « Jamais, » avoua Goodman. 

 « Eh bien, fiston, je suis d'humeur à bavarder, ce soir, et je vais te causer de la Bienheureuse Tranaï de par-delà le Tourbillon Galactique. » 

Les yeux gris du capitaine Savage s'embuèrent tandis qu'un sourire adoucissait le pli amer de ses lèvres.

« En ce temps-là, nous étions des hommes de fer dans des nefs d'acier. Johnny Cavanaugh, Frog Larsen et moi, on aurait fait sauter l'enfer lui-même pour la moitié d'une cargaison de terganium. Foutre ! Et on aurait racolé Belzébuth en personne pour réparer les dégâts. Ouais, en ce temps-là, un homme sur trois attrapait la lèpre de l'espace et le spectre de Dan McClintock hantait les routes du ciel. Moll Gann tenait encore l'Auberge Rouge sur l'astéroïde 342-AA. Il comptait cinq cents dollars terriens le verre de bière, et on le payait ce prix-là parce qu'il n'y avait pas d'autre taverne à dix milliards de milles à la ronde. En ce temps-là, les fusées à destination de Prodengum devaient faire le détour par le Gantelet pour éviter les Scarbies. Aussi, fiston, tu peux t'imaginer dans quel état d'esprit j'étais quand, un beau jour, je débarquai sur Tranaï. »

Goodman écoutait avec attention le vieux cosmonaute évoquer avec pittoresque les jours héroïques où les fragiles astronefs s'élançaient vers les confins de la galaxie, fracassant un ciel d'airain.

Et là-bas, au seuil du Grand Néant, il y avait Tranaï.

Tranaï où l'on avait découvert la Vérité, où les hommes avaient conquis la Liberté ! Tranaï la Miséricordieuse où prospérait une société paisible, créatrice, heureuse, composée ni de saints, ni d'ascètes, ni d'intellectuels mais de simples gens qui avaient réalisé l'Utopie.

Une heure durant, le capitaine Savage parla des multiples merveilles de Tranaï. Quand il eut fini, il se plaignit d'avoir la gorge sèche. C'était la maladie des cosmonautes, dit-il, et Goodman commanda deux autres « Tranaï Spécial » – un pour son interlocuteur et un pour lui. En dégustant le breuvage exotique d'un gris verdâtre, il rêva à son tour.

 « Pourquoi n'y retournez-vous pas, capitaine ? » demanda-t-il enfin d'une voix douce. 

Le vieux coureur du ciel secoua la tête. « Je suis définitivement fini. Cloué par la goutte de l'espace. En ce temps-là, la médecine moderne était à peu près inconnue. Maintenant, je suis tout juste bon à tenir un emploi de rampant. »

 « Que faites-vous ? » 

Savage poussa un soupir. « Je suis contremaître à la Compagnie de Travaux Publics de Seakirk. Moi qui ai commandé un bâtiment de cinquante tuyères ! Quand je pense à la façon dont ces gens-là fabriquent leur ciment… Si on en prenait encore un petit en l'honneur de Tranaï la Merveilleuse ? »

Ils en burent plusieurs. Quand Goodman quitta le bar, sa décision était prise. Quelque part dans l'Univers on avait trouvé le modus vivendi, on avait réalisé le vieux rêve humain de la perfection. 

Goodman ne pouvait rien admettre de moins que la perfection.

Le lendemain, il démissionna de son poste d'ingénieur de la Fabrique de Robots de la Côte Est et se rendit à la Banque où il retira toutes ses économies. Il irait sur Tranaï.

 

Il embarqua à bord de la Reine des Constellations et descendit sur Legis II où il prit la Splendeur Galactique à destination d'Oumé. Après avoir fait escale à Machang, à Inchang, à Pankang, à Lekung et à l'Huître – de petits bleds sinistrés – il atteignit Tung-Bradar IV. Il franchit sans incident le Tourbillon Galactique et rallia finalement Bellismoranti, le point limite de la zone d'influence de la Terre. 

Un astronef local le déposa pour un prix exorbitant sur Dvasta II. Là, un cargo mixte le conduisit jusqu'à la planète double Mvanti, via Seves, Olgo et Mi. Il y fut immobilisé trois mois, qu'il mit à profit pour apprendre la langue tranaïenne par la méthode hypnopédique. Au bout du compte, il s'aboucha avec un pilote irrégulier qui l'emmena sur Ding. 

Accusé d'être un espion higasto-méritréien, il réussit à s'évader et à prendre place dans une fusée transportant du minerai sur g'Moree. Là, il fut hospitalisé car il souffrait d'engelures, d'empoisonnement thermique et de brûlures superficielles dues aux radiations. Finalement, il put retenir une place pour Tranaï.

Quand, après avoir dépassé les lunes Doé et Ri, l'appareil se posa sur la piste de Port Tranaï, Goodman en croyait à peine ses yeux.

Les sas s'ouvrirent et un profond découragement s'empara de lui. C'était inévitable après un voyage aussi éprouvant, mais la fatigue n'était pas la seule cause de cet état de démoralisation : Goodman était brusquement terrifié à l'idée que Tranaï n'était peut-être qu'une imposture.

Il avait traversé toute la galaxie sur la foi des racontars d'un vieux cosmonaute. Maintenant, toutes ces histoires paraissaient invraisemblables. Goodman avait plus de chance de retrouver l'Eldorado que la Tranaï de ses rêves.

Il quitta le bord. Port Tranaï était une ville apparemment plaisante. Il y avait beaucoup de monde dans les rues et les boutiques étaient pleines à craquer. Les hommes qu'il croisait avaient un type indiscutablement humain et les femmes étaient fort séduisantes.

Mais il y avait quelque chose de bizarre, quelque chose d'intangible et d'insolite. Quelque chose d'étrange. Il fallut un certain temps à Goodman pour mettre le doigt dessus.

D'un seul coup, il se rendit compte que les hommes étaient dix fois plus nombreux que les femmes. Mais il y avait plus bizarre encore : toutes les femmes qu'il voyait avaient moins de dix-huit ans ou plus de trente-cinq ans.

Qu'était-il advenu du groupe d'âge compris entre dix-neuf et trente-cinq ans ? Existait-il un tabou interdisant aux femmes de cette catégorie de paraître en public ? Une épidémie les avait-elle anéanties ?

Il faudrait éclaircir ce mystère plus tard.

Le voyageur se rendit au Palais Idrig, siège du gouvernement, et demanda à être reçu par le ministre des Affaires extra-terrestres. Une audience lui fut accordée sur le champ.

L'excellence occupait un bureau dont les murs étaient mouchetés de curieuses taches bleues. Goodman eut immédiatement les yeux attirés par le fusil accroché au mur. Un fusil de fort calibre, muni d'un silencieux et d'une lunette télescopique. Il n'eut pas le temps de réfléchir plus avant, car le ministre jaillit de son fauteuil et lui secoua la main avec énergie.

C'était un gaillard jovial qui pouvait avoir la cinquantaine. Une petite médaille pendait à son cou ; elle était frappée du sceau tranaïen : un éclair et un épi de blé entrecroisés. Goodman supposa – et il ne se trompait pas – que c'était là le symbole des hautes fonctions de son interlocuteur.

 « Soyez le bienvenu sur Tranaï, » dit le ministre d'une voix chaleureuse. Il débarrassa une chaise de la pile de papiers qui l'encombrait et fit signe à son visiteur de s'asseoir. 

 « Monsieur le Ministre…» commença Goodman. 

Mais l'autre l'interrompit :

 « Je me nomme Den Melith. Appelez-moi Den. Ici, nous nous dispensons du protocole. Installez-vous confortablement. Mettez donc vos pieds sur mon bureau. Puis-je vous offrir un cigare ? » 

 « Non merci, » répondit Goodman, un peu abasourdi. « Monsieur le… euh… Den, j'arrive de la Terre, une planète dont vous avez peut-être entendu parler ? » 

 « Bien sûr. Une planète agitée, un peu perturbée… sans vouloir vous offenser. » 

 « Cela ne me vexe pas, croyez-le bien. C'est exactement comme cela que je la qualifierais. Si je suis venu ici…» Goodman hésita, désireux de ne pas avoir l'air trop ridicule. « Enfin, j'ai entendu parler de Tranaï. Quand je repense maintenant à ce qu'on m'en a dit, ces histoires me paraissent absurdes mais, si vous le permettez, j'aimerais vous demander…» 

 « Demandez-moi tout ce que vous voudrez, » fit Melith avec enjouement. « Je répondrai franchement à toutes vos questions. » 

 « Je vous en suis d'avance reconnaissant. Il paraît qu'il n'y a pas eu de guerre sur Tranaï depuis quatre cents ans ? » 

 « Depuis six cents ans, » rectifia le ministre. « Et il n'y en a aucune en vue. » 

 « Je me suis laissé dire que le crime n'existait pas sur Tranaï. » 

 « C'est parfaitement exact. » 

 « Et qu'il n'y avait en conséquence ni force de police, ni juges, ni bourreaux, ni commissions d'enquête gouvernementales. Qu'il n'y avait non plus ni prison, ni maison de correction, ni autre lieu de détention ! » 

 « Nous n'en avons pas besoin puisque le crime n'existe pas. » 

 « On m'a également dit qu'il n'y avait pas de pauvres. » 

 « Je n'en ai jamais vu, » s'exclama allègrement le ministre. « Vraiment, vous ne voulez pas de cigare ? » 

 « Non merci. D'après ce que j'ai cru comprendre, vous avez instauré une économie stable sans recourir aux méthodes socialistes, communistes, fascistes ou bureaucratiques ? » 

 « Exactement. » 

 « La société tranaïenne est donc en fait une société fondée sur la libre entreprise, où l'initiative individuelle peut s'épanouir sans entraves et où l'intervention des pouvoirs publics est réduite au strict minimum ? » 

Melith hocha affirmativement la tête. « Le gouvernement ne s'occupe que de détails mineurs : la protection des personnes âgées et l'amélioration des sites. »

 « Est-il vrai que vous avez découvert le moyen de distribuer les richesses sans faire appel à la coercition ni même à l'impôt ? » 

 « C'est tout ce qu'il y a de plus vrai. » 

 « Est-il vrai que la corruption est inconnue à quelque niveau de l'administration que ce soit ? » 

 « Nous ignorons la corruption. Sans doute est-ce parce que nous ne ménageons pas notre peine lorsqu'il s'agit de choisir les hommes qui assumeront une fonction publique. » 

 « Le capitaine Savage avait donc raison ! » s'exclama Goodman, incapable de se contenir plus longtemps. « C'est vraiment le royaume d'Utopie ! » 

 « Nous nous en flattons. » 

Le Terrien respira profondément et demanda : « Pourrai-je rester chez vous ? »

 « Pourquoi pas ? » Melith prit un formulaire dans un tiroir. « Aucune restriction n'est imposée à l'immigration. Quelle profession exercez-vous ? » 

 « Sur la Terre, j'étais ingénieur en robotique. » 

 « C'est là une spécialité qui offre une multitude de débouchés. » 

Melith commença à remplir le formulaire. Sa plume cracha et un pâté tacha la feuille. D'un geste négligent, le ministre lança le stylo contre le mur où il se fracassa, dessinant une nouvelle tache bleue.

 « Nous nous occuperons de la paperasserie un autre jour, » reprit-il. « Pour le moment, je n'ai pas la tête à cela. » Il s'installa plus confortablement dans son fauteuil. « Permettez-moi de vous donner quelques conseils. Nous considérons, nous autres tranaïens, que nous avons créé un monde qui est presque le royaume d'Utopie, comme vous l'appelez. Mais notre État n'est pas un État hautement organisé. Nous n'avons pas de code juridique compliqué. Nous observons un certain nombre de lois non écrites, de coutumes si vous voulez. Vous les découvrirez et vous aurez intérêt – quoique nul ne vous y contraindra – à les respecter. » 

 « Vous pouvez compter sur moi ! » s'exclama Goodman. « Je vous assure que je n'ai aucune intention de troubler votre paradis. » 

Melith eut un sourire amusé.

 « Oh ! ce n'était pas à nous que je pensais mais à votre propre sécurité. Peut-être ma femme aura-t-elle un avis supplémentaire à vous donner. » 

 

Melith appuya sur le gros bouton rouge qui saillait au milieu de son bureau. Aussitôt un brouillard bleuâtre se forma qui se solidifia. Quelques instants plus tard, une jeune et jolie femme était debout devant Goodman.

 « Bonjour, mon chéri, » dit-elle à Melith. 

 « Bonjour, ma chérie. Ce jeune homme arrive de la Terre et il a l'intention de s'installer sur Tranaï. Je lui ai prodigué les conseils habituels. Y a-t-il quelque chose d'autre que nous pouvons faire pour lui ? » 

Mrs Melith réfléchit un moment, puis demanda à Goodman : « Êtes-vous marié ? »

 « Non, madame. » 

 « Dans ce cas, Den, il faudrait lui faire connaître une jeune fille agréable. Le célibat n'est pas interdit, bien sûr, mais il n'est pas tellement bien vu sur Tranaï. Voyons… que penses-tu de la petite Briganti ? Elle est charmante. » 

 « Elle est fiancée, » répondit Melith. 

 « C'est vrai ? Je suis donc restée si longtemps en stase ? Ce n'est pas très délicat de ta part, mon chéri. » 

 « J'ai été surchargé, » murmura Melith sur un ton d'excuse. 

 « Et Mihna Vensis ? » 

« Ce n'est pas son type. »

« Alors, que dirais-tu de Janna Vley ? »

 « Voilà qui serait parfait ! » Mclith fit un clin d'œil à Goodman. « C'est une jeune personne terriblement séduisante. » Il prit un nouveau stylo, nota rapidement une adresse et tendit le bout de papier au Terrien. « Ma femme lui téléphonera pour la prévenir que vous passerez chez elle demain soir. » 

 « Faites-nous donc le plaisir de venir dîner à la maison un de ces prochains jours, » ajouta Mrs Melith. 

 « Ce sera avec joie, » répliqua Goodman qui ne savait plus très bien où il en était. 

 « J'ai été enchantée de faire votre connaissance. » 

Melith appuya à nouveau sur le bouton rouge. Le brouillard bleuté se reforma et son épouse se dématérialisa.

Il consulta sa montre. « Il faut que je ferme la boutique, maintenant. Si je faisais des heures supplémentaires, les gens jaseraient. Revenez quand vous voudrez. On établira vos papiers. Vous devriez aller rendre visite au Président Suprême, au Palais National. Il est d'ailleurs possible que Borg aille vous voir le premier. Mais prenez garde : ce vieux filou pourrait bien essayer de vous jouer un tour de sa façon. Et n'oubliez pas Janna. » Il cligna à nouveau de l'œil d'un air polisson et reconduisit Goodman jusqu'à la porte.

Quelques minutes plus tard, le Terrien était dans la rue. Je suis arrivé au royaume d'Utopie, se dit-il. Une véritable, une authentique Utopie.

Mais il y avait quand même des choses déconcertantes dans cette Utopie.

Goodman dîna dans un petit restaurant et prit une chambre dans un hôtel voisin. Dès qu'un chasseur guilleret lui eut ouvert la porte, il s'allongea sur le lit et, se frottant les yeux avec lassitude, il essaya de faire le point.

Tant de choses lui étaient arrivées en une seule journée ! Et tant de points d'interrogation le tracassaient ! Le rapport numérique existant entre la population masculine et la population féminine, par exemple. Il avait eu l'intention d'en parler à Melith.

Mais Melith n'était peut-être pas l'homme à qui poser la question car son comportement était curieux. Cette façon qu'il avait de lancer ses stylos contre les murs… Est-ce qu'un personnage officiel et responsable agit ainsi ? Et il y avait sa femme…

Goodman savait que Mrs. Melith était sortie d'un derrsin : il avait reconnu le halo bleuté caractéristique du champ de stase. Le derrsin était également utilisé sur Terre. Il y avait parfois des raisons médicales sérieuses pour suspendre toute activité biologique, toute croissance et toute usure des tissus. Supposons qu'un malade ait un besoin urgent d'un sérum que l'on ne pouvait se procurer que sur Mars : on le mettait purement et simplement en état de stase jusqu'à ce que le sérum en question arrive.

Mais, sur la Terre, l'usage du derrsin était exclusivement réservé aux médecins habilités. De graves sanctions étaient prévues à l'encontre de ceux qui l'employaient sans y être autorisés.

Goodman n'avait jamais entendu dire que quelqu'un eût mis sa femme en léthargie !

Pourtant, si toutes les épouses tranaïennes étaient effectivement maintenues en animation suspendue, cela expliquerait l'absence du groupe d'âge de dix-neuf à trente-cinq ans et le fait qu'il y avait une femme pour dix hommes.

Mais pour quelle raison cette espèce de gynécée technique était-il en vigueur ?

Et il y avait encore un détail qui tracassait Goodman. Un détail insignifiant mais quand même troublant.

Ce fusil qui trônait dans le bureau de Melith…

Le ministre était-il chasseur ? Dans ce cas, il devait chasser le gros gibier ! Pratiquait-il le tir sur cible ? On n'a pas besoin d'une lunette télescopique pour cela. Et pourquoi l'arme était-elle munie d'un silencieux ? Pourquoi Melith la gardait-il à portée de la main ?

Goodman conclut qu'il ne s'agissait en définitive que de questions secondaires, de mœurs folkloriques sans grande importance qu'il comprendrait quand il aurait vécu quelque temps sur Tranaï. Après tout, on ne pouvait espérer comprendre du premier coup et totalement tout ce que l'on voyait sur une planète étrangère.

 

À peine venait-il de s'assoupir qu'un coup fut frappé à la porte.

 « Entrez ! » 

Un petit bonhomme au teint grisâtre se précipita dans la pièce, l'allure furtive, et referma aussitôt. « Vous êtes le voyageur qui arrive de la Terre, n'est-ce pas ? »

 « Oui. » 

Le petit homme eut un sourire satisfait. « Je pensais bien que vous seriez ici. J'ai trouvé du premier coup. Comptez-vous rester sur Tranaï ? »

 « Je suis ici pour de bon. » 

 « Parfait ! Aimeriez-vous devenir Président Suprême ? » 

 « Quoi ? » 

 « La paye est bonne, la journée de travail est courte et le mandat ne dure qu'un an. Vous avez l'air d'avoir l'amour du bien public, » ajouta l'inconnu avec un sourire radieux. « Que pensez-vous de ma proposition ? » 

Goodman ne savait que répondre. « Voulez-vous dire que vous offrez la fonction la plus haute de l'État au premier venu avec autant de légèreté ? » s'exclama-t-il incrédule.

 « Comment ça, avec légèreté ? » bredouilla l'autre. « Vous vous figurez donc que nous offrons la Présidence Suprême à n'importe qui ? C'est un grand honneur pour celui qui est sollicité. » 

 « Je n'ai pas voulu…» 

 « Et, en tant que Terrien, vous êtes le candidat le mieux placé pour remplir cette fonction. » 

 « Pourquoi ? » 

 « Eh bien, tout le monde sait que les Terriens aiment l'exercice de l'autorité. Ce n'est pas notre cas, à nous autres Tranaïens, voilà tout. Le pouvoir donne trop de soucis. » 

C'était aussi simple que ça ! Le réformateur qui sommeillait dans le cœur de Goodman se réveilla. Certes, le mode de vie tranaïen était idéal, mais on pouvait sans aucun doute l'améliorer encore. Marvin Goodman se vit soudain à la tête de l'Utopie, se consacrant à l'œuvre grandiose consistant à perfectionner encore ce qui était parfait. Mais la prudence le retint d'accepter tout de suite. Cet individu était peut-être un illuminé.

 « Je vous remercie de votre proposition. Je vais y réfléchir. Peut-être serait-il bon que j'aie une conversation avec le Président en exercice pour me faire une idée de la nature de sa tâche. » 

 « Mais qui donc croyez-vous que je suis ? Je suis le Président Suprême, Borg. » 

Ce fut seulement à ce moment que Goodman remarqua le médaillon officiel qui pendait au cou de son visiteur.

« Faites-moi savoir ce que vous aurez décidé, » dit le Président Borg. « Vous me trouverez au Palais National. » Sur ce, il serra la main de Goodman et s'en fut.

Le Terrien attendit cinq minutes, puis il sonna le chasseur.

 « Qui était la personne qui est venue me voir ? » 

 « Le Président Borg. Est-ce que vous prenez la place ? » 

Goodman secoua lentement la tête. Décidément, il avait beaucoup, mais beaucoup de choses à apprendre sur Tranaï !

 

Le lendemain matin, Goodman nota par ordre alphabétique les différentes usines de robots de Port Tranaï et partit chercher de l'embauche. À son grand étonnement, il n'eut aucune difficulté à se faire engager par la première entreprise où il se présenta. La grande Manufacture de Robots Ménagers Abbag lui proposa un contrat. Mr Abbag, un homme trapu au teint coloré, le chef couronné d'une épaisse crinière blanche, qui donnait une impression d'énergie sans frein, ne jeta qu'un coup d'œil superficiel sur ses certificats.

 « Je serais heureux d'avoir un Terrien parmi mes collaborateurs, » dit-il. « J'ai cru comprendre que les Terriens sont un peuple ingénieux et nous avons indiscutablement besoin de quelqu'un d'ingénieux chez nous. Je serai franc, Mr. Goodman : j'ai l'espoir qu'un œil neuf nous sera profitable. Nous sommes dans une impasse. » 

 « S'agit-il d'un problème de production ? » s'enquit Goodman. 

 « Je vais vous montrer. » 

Et Abbag fit visiter l'usine à Goodman : la salle des matrices, le banc thermique, le contrôle radiographique, les chaînes de montage et, pour finir, la salle des tests, aménagée à la fois en cuisine et en salle de séjour. Une douzaine de robots s'alignaient devant un mur.

 « Essayez-en un, » ordonna Abbag. 

Goodman s'approcha du premier robot et l'examina. Les commandes étaient simples. En fait, il suffisait de les voir pour comprendre leur fonctionnement. Il fit faire au robot une série d'essais de routine : ramasser des objets, laver la vaisselle, mettre le couvert. Les réponses étaient correctes mais d'une lenteur invraisemblable. Sur Terre, il y avait cent ans que l'on avait remédié à cet inconvénient. Apparemment, Tranaï avait du retard dans ce domaine.

 « Il ne m'a pas l'air très rapide » – tel fut le commentaire prudent du Terrien. 

 « Je ne vous le fais pas dire. Quelle lenteur ! Personnellement, je trouve que cela marche à peu près, mais les enquêtes faites auprès des consommateurs indiquent que nos clients veulent des robots encore plus lents. » 

 « Hein ? » 

 « C'est ridicule, n'est – ce pas ? » murmura Abbag d'une voix morne. « Si nous les ralentissons encore, nous allons perdre de l'argent. Jetez donc un coup d'œil à l'intérieur. » 

Goodman ouvrit le panneau dorsal du robot et sursauta devant l'enchevêtrement de câbles qui s'offrait à sa vue. Au bout de quelques instants, il réussit à comprendre. Le robot était semblable aux machines modernes que l'on utilisait sur la Terre ; comme elles, il était équipé de circuits ultra-rapides d'un faible prix de revient. Mais on avait installé en outre des relais de retard spéciaux, des blocs à refus d'impulsions et des débrayages démultiplicateurs.

 « Dites-moi donc comment nous pourrions le freiner davantage sans en faire quelque chose de trois fois plus gros et de deux fois plus cher ! » s'exclama Abbag avec rage. « Quelle nouvelle désamélioration demanderont – ils la prochaine fois ? » 

 

Goodman essayait de se faire à cette notion nouvelle : la désamélioration mécanique.

Les usines de la Terre s'efforçaient de construire des robots toujours plus rapides, dont le fonctionnement était toujours plus souple et les réponses toujours plus précises. Il n'avait jamais songé à mettre en doute la sagesse de cette doctrine. Et il continuait.

 « Et s'il n'y avait que cela ! » soupira Abbag. « Le plastique que nous avons mis au point pour ce modèle a catalysé ou Dieu sait quoi ! Regardez…» 

Et Abbag lança un coup de pied dans le ventre du robot. L'enveloppe de plastique céda comme une feuille de fer blanc. Au second coup de pied, la dépression se creusa davantage et le robot se mit à cliqueter et à lancer des étincelles qui vous serraient le cœur. Le troisième coup de pied fracassa la carapace. Les organes internes du robot explosèrent d'une manière spectaculaire et retombèrent en pluie sur le sol. 

 « Il est rudement fragile, » dit Goodman. 

 « Pas suffisamment. En principe, il aurait dû voler en éclats au premier coup de pied. Nos clients n'éprouveront aucune satisfaction s'ils se meurtrissent les orteils sur son ventre toute la journée. Mais voulez-vous m'expliquer comment je puis fabriquer une matière plastique solide et durable – car il n'est pas question que ces engins tombent en pièces accidentellement – mais que le client démolira quand même sans peine quand l'envie lui en prendra ? » 

 « Attendez une minute. Si je vous ai bien suivi, vous ralentissez délibérément vos robots de façon à irriter suffisamment les gens pour qu'ils les détruisent ? » 

Abbag haussa les sourcils. « Bien sûr ! »

 « Pourquoi ? » 

 « On voit que vous venez d'arriver. Un enfant vous répondrait. C'est un principe fondamental. » 

 « Je vous serais reconnaissant de me l'exposer. » 

 « Eh bien, en premier lieu, vous n'êtes certainement pas sans savoir que toute mécanique, quelle qu'elle soit, est une source d'irritation. L'humanité nourrit une méfiance profonde et permanente à l'endroit des machines. Les psychologues affirment que c'est une réaction instinctive de la vie confrontée à la pseudo-vie. Êtes-vous d'accord avec moi sur ce point ? » 

 

Marvin Goodman se rappelait les livres alarmistes qu'il avait lus : tantôt les machines se révoltaient, tantôt les cerveaux cybernétiques s'emparaient du monde, tantôt c'étaient les androïdes qui partaient à l'assaut… Il se rappelait certains faits divers humoristiques : l'homme qui tirait à coups de revolver sur son poste de télévision, qui fracassait son grille-pain contre le mur, qui « s'expliquait » avec sa voiture. Il se rappelait toutes les plaisanteries ayant le robot pour thème et l'hostilité sous-jacente qui les caractérisait.

 « Oui, je suis d'accord avec vous là-dessus. » 

 « Permettez-moi donc de formuler à nouveau ma proposition, » reprit Abbag avec pédanterie. « Toute machine est une source d'irritation. Mieux elle marche et plus cette irritation est aiguë. À la limite, une machine parfaite est donc un point local de frustration, de complexes, de haine diffuse…» 

 « Oh là ! Je n'irai pas aussi loin que vous ! » 

 «…et de schizophrénie, » poursuivit inexorablement Abbag. « Mais les machines sont nécessaires à une économie évoluée. Par conséquent, la solution la plus satisfaisante du point de vue humain est d'avoir des machines qui fonctionnent mal. » 

 « Là, je ne vous suis plus du tout. » 

 « C'est pourtant clair. Sur la Terre, vos gadgets ont un fonctionnement proche de l'optimum et cela donne un sentiment d'infériorité à l'utilisateur. Hélas, vous avez un tabou tribal masochiste qui vous empêche de les détruire. Résultat ? Un état d'anxiété généralisé en face de la Machine efficace, sacro-sainte, inhumaine, et la recherche d'un objet d'agression – en général l'épouse ou un ami. C'est là une situation tout à fait déplorable. Oh ! cela va très bien, j'imagine, en ce qui concerne le rendement du robot, mais cela ne va plus du tout si l'on se place sur le terrain de la santé et du bien-être de l'individu. » 

 « Je ne suis pas certain…» 

 « L'homme est un animal anxieux. Ici, sur Tranaï, nous avons canalisé cette anxiété, nous l'avons dirigée sur ce point particulier, et elle sert de soupape de sûreté à une multitude d'autres frustrations. Un type a ses nerfs ? Pan ! Il démolit son robot d'un coup de pied. C'est une libération passionnelle immédiate et thérapeutique. Il se sent supérieur à la machine, ses tensions se relâchent, l'adrénaline bienfaisante coule à flots dans son sang, et il y a stimulation économique et industrielle parce qu'il court aussitôt acheter un nouveau robot. Après tout, qu'a-t-il fait ? Il n'a pas battu sa femme, il ne s'est pas suicidé, il n'a pas déclaré la guerre, il n'a pas inventé une arme nouvelle… Il a simplement mis en pièces un robot bon marché qu'il peut remplacer sur-le-champ. » 

 « Je crois qu'il me faudra un certain temps pour comprendre. » 

 « Bien sûr, bien sûr… Je suis convaincu que votre collaboration nous sera précieuse, Goodman. Réfléchissez à ce que je vous ai dit et essayez d'imaginer un moyen économique de désaméliorer ce robot. » 

Goodman médita sur ce problème pendant le reste de la journée mais il ne parvenait pas encore à se faire à l'idée de fabriquer une machine défectueuse. Cela lui paraissait quasiment blasphématoire. Il quitta le bureau à cinq heures et demie, mécontent de lui mais décidé à faire mieux – ou pire… c'était une question de point de vue et de conditionnement.

 

Après un dîner solitaire vite expédié, Goodman décida de rendre visite à Janna Vley. Il ne tenait pas à passer la soirée en tête à tête avec ses pensées et avait désespérément besoin de la présence de quelqu'un qui fût agréable, simple et sans complications, car il se perdait dans la complexité de cette Utopie. Janna serait peut-être la compagnie qu'il cherchait.

Les Vley n'habitaient pas loin et il se rendit chez eux à pied.

Au fond, l'ennui venait de ce qu'il s'était fait une idée bien précise du royaume d'Utopie et qu'il éprouvait des difficultés à s'adapter à la réalité. Il avait imaginé un paysage pastoral, une planète parsemée de petits villages pittoresques peuplés de gens vêtus de robes flottantes, très sages, très doux et très compréhensifs, d'enfants jouant dans la lumière dorée du soleil, de jeunes gens dansant sur les places publiques…

C'était ridicule. Ce qu'il avait imaginé n'était qu'une scène où évoluaient des acteurs aux poses stylisées : il avait négligé la dynamique éternelle de la vie. Jamais des êtres humains ne pourraient vivre de cette manière, en supposant même qu'ils le voulussent. Et s'ils le pouvaient, ce n'aurait plus été des êtres humains.

Il arriva devant la maison des Vley et hésita. Dans quel guêpier allait-il encore se fourrer ? Quelles coutumes étrangères – bien qu'utopiennes, indiscutablement – allait-il trouver ?

Il fut sur le point de faire demi-tour, mais la perspective de la longue nuit qui l'attendait dans la solitude de sa chambre d'hôtel manquait singulièrement d'attrait. Serrant les mâchoires, il sonna.

Un homme d'âge moyen, 1es cheveux roux, ouvrit la porte. « Oh ! vous êtes sûrement ce fameux Terrien ! Janna est en train de s'habiller. Entrez. Je vais vous présenter ma femme. »

Il poussa Goodman dans une élégante salle de séjour et enfonça le bouton rouge qui saillait sur le mur. Cette fois, Marvin n'éprouva aucun étonnement en voyant se former le brouillard bleuâtre du derrsin. Au fond, la manière dont les Tranaïens traitaient leurs épouses ne regardait qu'eux.

Une femme d'environ vingt-huit ans, fort jolie, se matérialisa.

 « Ma chère amie, voici Mr Goodman, ce Terrien dont on nous a parlé. » 

 « Je suis ravie de faire votre connaissance, Mr Goodman. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? » 

Goodman fit un geste d'assentiment. Vley lui indiqua un fauteuil confortable. Quelques instants plus tard, Mrs Vley apporta un plateau portant des verres embués et s'assit.

 « Vous venez donc de la Terre ? » fit Mrs Vley. « Une planète agitée, un peu perturbée, n'est-ce pas ? Des gens qui ont la bougeotte ? » 

 « Oui, c'est un peu ça, » répondit Goodman. 

 « Vous verrez que vous vous plairez ici. Nous savons vivre. C'est uniquement une question de…» 

Un froufrou soyeux retentit dans l'escalier. Goodman sauta sur ses pieds.

 « Voici notre fille Janna, Mr Goodman, » annonça Mrs Vley. 

 

Goodman remarqua aussitôt que la chevelure de Janna avait exactement la couleur de la supernova de Circé, que ses yeux avaient le bleu profond, incroyable, du ciel d'automne sur Algo II, que ses lèvres avaient le rose délicat de l'aigrette gazeuse qui jaillit d'une tuyère Scarsclott-Tumer, que son nez…

Mais il était au bout de son stock de comparaisons astronomiques, lesquelles étaient d'ailleurs quelque peu incongrues en la circonstance. Janna était une jeune fille svelte et blonde, d'une stupéfiante beauté, et Goodman fut soudain très heureux d'avoir traversé la galaxie pour venir sur Tranaï.

 « Amusez-vous bien, mes enfants, » dit la mère de Janna. 

 « Et ne rentre pas trop tard, » ajouta son père. 

Ce que les parents recommandaient sur Terre à leurs enfants…

La soirée n'eut rien d'exotique. Les jeunes gens allèrent dans une boîte de nuit où les consommations n'étaient pas coûteuses ; ils dansèrent, burent un peu et parlèrent beaucoup. Goodman fut surpris de constater qu'un lien s'était immédiatement créé entre eux. Janna approuvait tout ce qu'il disait et c'était reposant de trouver tant d'intelligence derrière un si joli minois.

Elle fut impressionnée, presque épouvantée, par les dangers que Marvin avait affrontés au cours de son voyage transgalactique. Elle savait que les Terriens étaient des gens aventureux (bien que nerveux), mais les risques que le jeune homme avait courus dépassaient la compréhension.

Elle frissonna quand il évoqua le fatal Tourbillon Galactique, ouvrit de grands yeux quand il lui narra comment il avait contourné le célèbre Gantelet et traversé le domaine des Scarbies assoiffés de sang. Les Terriens, disait-il, étaient des hommes de fer explorant les frontières du Grand Néant dans leurs nefs d'acier.

Janna l'écoutait sans même ouvrir la bouche, jusqu'au moment où il lui raconta qu'il avait payé cinq cents dollars terriens un verre de bière à l'Auberge Rouge de l'astéroïde 342-AA.

 « Vous deviez avoir très soif, » dit-elle d'un air songeur. 

 « Non, pas spécialement. Mais la monnaie ne signifie plus rien, là-bas. » 

 « Oh… N'aurait-il pas été préférable de ne pas faire cette dépense ? Je veux dire que vous aurez peut-être un jour une femme et des enfants…» Elle rougit. 

 « Ce chapitre de ma vie est terminé. Je vais me marier et m'installer ici, sur Tranaï. » 

 « C'est merveilleux ! » s'exclama Janna. 

La soirée fut des plus réussies.

Goodman raccompagna la jeune fille chez elle à une heure raisonnable et prit rendez-vous pour le lendemain. Enhardi par les récits qu'il lui avait faits, il l'embrassa sur la joue. Janna ne le repoussa pas mais Marvin ne chercha pas à exploiter son avantage.

 « À demain, » murmura-t-elle en souriant. La porte se referma. 

 

Goodman s'éloigna, le cœur en fête. Janna ! Janna ! Était-il possible qu'il fût déjà amoureux ? Pourquoi pas ? Le coup de foudre était une éventualité psycho-physiologiquement plausible et, à ce titre, éminemment respectable. L'amour en Utopie ! C'était merveilleux : sur la planète idéale, Marvin avait rencontré la femme idéale !

Un homme surgit de l'ombre et lui barra le chemin. Goodman remarqua qu'il portait un masque de soie noire lui dissimulant tout le visage à l'exception des yeux. Il étreignait un fulgurant de fort calibre qu'il braquait d'une main ferme sur le ventre du jeune homme.

 « File-moi ton fric, mon gars, » dit-il. 

 « Comment ? » fit Goodman d'une voix chevrotante. 

 « Tu m'as entendu. Ton fric. Passe-le moi. » 

 « Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? » s'écria Goodman, trop sidéré pour réfléchir de façon cohérente. « Le crime n'existe pas sur Tranaï ! » 

 « Qui prétend le contraire ? » répliqua l'autre avec le plus grand calme. « Je te demande simplement ton argent. Vas-tu me le donner sans faire d'histoires ou faut-il que je t'assomme ? » 

 « Vous ne vous en tirerez pas comme cela ! Le crime ne paie pas ! » 

 « Ne sois pas ridicule, » dit l'autre en levant le lourd fulgurant. 

 « Bon… Ça va… Ne vous énervez pas. » Goodman sortit de sa poche son portefeuille qui contenait toute sa fortune et le tendit à l'homme masqué. 

Celui-ci compta les billets. Il eut l'air impressionné. « C'est mieux que je ne l'espérais. Merci, mon vieux. Et remets-toi ! »

Cela dit, il s'éloigna à grands pas et disparut dans une rue sombre.

Goodman se mit fébrilement en quête d'un agent de police. Puis il se rappela qu'il n'y avait pas de police sur Tranaï. Avisant un petit bar surmonté d'une enseigne au néon indiquant qu'il s'appelait le Kitty Kat, il y entra en coup de vent. 

Un barman solitaire essuyait des verres, la mine sombre.

 « On vient de me voler ! » lança Goodman d'une voix de stentor. 

 « Tiens ? » laissa tomber le barman sans même lever la tête. 

 « Moi qui croyais que le crime n'existait pas sur Tranaï ! » 

 « Il n'existe pas. » 

 « Pourtant, j'ai été volé ! » 

Le barman se décida à abandonner ses verres. « Il ne doit pas y avoir longtemps que vous êtes ici ? »

 « Je débarque à peine. J'arrive de la Terre. » 

 « La Terre ? Une planète agitée, un peu per…» 

 « Oui, oui…» Goodman commençait à en avoir un peu assez de ce slogan. « Mais si le crime n'existe pas sur Tranaï, comment m'expliquerez-vous que l'on m'a attaqué pour me voler ? » 

 « C'est lumineux. Chez nous, voler n'est pas un crime. » 

 « Comment ? Le vol est toujours un crime ! » 

 « Quelle était la couleur du masque de votre voleur ? » 

 « C'était un masque de soie noire, » répondit Goodman après avoir réfléchi quelques secondes. 

Le barman hocha la tête. « Eh bien, il s'agissait d'un agent du fisc. »

 « Quelle manière stupide de prélever l'impôt ! » 

Le barman posa un Tranaï Spécial devant Goodman. « Essayez d'envisager les choses sous l'angle de l'intérêt public. Il faut bien que le gouvernement ait quelques revenus. En les faisant rentrer ainsi, il évite la nécessité de l'impôt avec tout l'appareil légal et législatif compliqué qu'implique la fiscalité. Et si l'on se place sur le plan de l'hygiène mentale, il vaut beaucoup mieux plumer les gens rapidement et sans douleur que de les laisser se tracasser tout au long de l'année en songeant à la date fatidique où ils devront passer à la caisse. »

Goodman vida son verre et le barman le lui remplit à nouveau.

 « Je croyais pourtant que la société tranaïenne était fondée sur la notion du libre arbitre et de l'initiative individuelle. » 

 « C'est la vérité. Et le gouvernement, même réduit à la portion congrue, a autant le droit qu'un citoyen privé d'exercer son libre arbitre, ne pensez – vous pas ? » 

Incapable de trouver une réponse, le jeune homme vida le deuxième verre. « Pouvez-vous m'en servir encore un ? Je vous réglerai dès que je le pourrai. »

 « Bien sûr, » répondit l'autre avec affabilité. Et de servir deux verres. 

 « Pourquoi m'avez – vous demandé la couleur du masque de mon voleur ? » 

 « Les agents du gouvernement portent un masque noir. Celui des simples citoyens est blanc. » 

 « Dois-je comprendre que les simples citoyens commettent aussi des vols ? » 

 « Mais bien sûr ! C'est notre méthode de distribution de la richesse. Il y a égalisation monétaire sans intervention des pouvoirs publics, sans imposition. C'est uniquement l'initiative individuelle qui entre en jeu, » expliqua le barman avec un geste énergique de la tête pour souligner ses propos. « Et le système fonctionne à la perfection. Le vol, voyez-vous, est un grand facteur d'égalité. » 

 « Peut-être bien, » murmura Goodman en achevant son troisième cocktail. « Si je vous ai bien suivi, n'importe quel citoyen peut s'armer d'un fulgurant, mettre un masque et dépouiller son prochain ? » 

 « En effet. Dans certaines limites, évidemment. » 

 « Bien… Si c'est ainsi, pourquoi ne m'y mettrais-je pas ? Pouvez vous me prêter un masque et une arme ? » 

Le barman se baissa pour prendre un masque et un fulgurant sous le comptoir. « Je compte sur vous pour me les rendre. Ce sont des souvenirs de famille. »

 « Soyez tranquille. Et quand je reviendrai, je vous paierai mes consommations. » 

Il glissa le fulgurant dans sa ceinture, appliqua le masque sur son visage et sortit. Si c'était là la coutume de Tranaï, il s'adapterait sans difficulté. On l'avait volé ? Eh bien, il volerait lui aussi. Et pas qu'un peu !

 

 

 

 

Il trouva un coin de rue ténébreux qui lui parut convenir et se mit à l'affût dans l'ombre. Bientôt, il entendit des pas et, tendant le cou, il aperçut un Tranaïen à l'allure majestueuse, vêtu avec élégance, qui descendait la rue d'un air pressé.

Goodman se planta devant lui et lança d'une voix sèche : « Haut les mains ! »

Le passant s'immobilisa et considéra le fulgurant. « Hum… vous vous servez d'un Drog 3 à grande dispersion ? Une arme un peu démodée, non ? Qu'est-ce que vous en pensez ? »

 « Elle marche admirablement. Donnez-moi votre…» 

 « Oui mais la détente est lente, » fit l'autre d'une voix rêveuse. « Personnellement, je vous recommande le Mils-Sleeven à canon aiguille. Il se trouve que je représente les manufactures d'armes Sleeven. Je pourrais vous en avoir un à un prix très intéressant et je vous ferais la reprise…» 

 « Votre argent et en vitesse ! » 

Le Tranaïen sourit. « Le gros ennui avec le Drog 3, c'est qu'il est nécessaire de débloquer le cran de sûreté pour tirer. » Il tendit la main et s'empara du fulgurant de Goodman. « Regardez… Vous n'auriez rien pu faire. »

Goodman reprit possession de son arme, trouva le verrou de sûreté qu'il abaissa et se précipita derrière l'autre qui continuait sa route.

 « Haut les mains ! » ordonna-t-il derechef. Il commençait à se sentir accablé. 

Le Tranaïen ne se retourna même pas. « Ah ! non, mon vieux ! Vous n'avez droit qu'à une seule tentative par client. Vous n'allez quand même pas enfreindre la loi non écrite ! »

Goodman s'immobilisa. L'homme disparut au coin de la rue. Après avoir examiné son fulgurant avec attention et s'être assuré qu'il était armé, il reprit son poste.

Une heure plus tard, il entendit à nouveau des pas et sa main se crispa sur la crosse du fulgurant. Cette fois, rien ne pourrait l'empêcher de mener à bien sa tentative d'agression.

 « Allez ! Les mains en l'air ! » 

Sa nouvelle victime était un petit Tranaïen corpulent vêtu d'une combinaison de travail usagée. Il regarda bouche bée l'arme dont Goodman le menaçait et implora : « Non ! Ne tirez pas, monsieur ! »

Les choses se présentaient mieux et Goodman éprouva un sentiment de profonde satisfaction.

 « Pas un geste ! Le verrou de sécurité est débloqué. » 

Le bonhomme rentra la tête dans ses épaules. « Je vois. Faites attention avec cet engin-là, monsieur. Je ne bougerai pas d'un pouce. »

 « Je vous le conseille. Votre argent ! » 

 « Mon argent ? » 

 « Oui, votre argent… Et que ça saute ! » 

 « Mais je n'en ai pas, » répliqua l'autre d'une voix gémissante. « Je suis un pauvre homme. Un malheureux. » 

 « La pauvreté n'existe pas sur Tranaï, » rétorqua Goodman sur un ton sentencieux. 

 « Je sais bien, mais on peut en être tellement près qu'il n'y a pas de différence. Laissez – moi partir, mon bon monsieur. » 

 « N'avez-vous donc aucune initiative ? » s'insurgea Goodman. « Si vous êtes pauvre, vous n'avez qu'à voler comme tout le monde ! » 

 « Ce n'est pas aussi simple. Pour commencer, il y a la petite qui a la coqueluche et je dois la veiller toutes les nuits. Par-dessus le marché, le derrsin est tombé en panne et ma femme n'arrête pas de jacasser du matin au soir. C'est ce que je dis toujours : il faudrait qu'il y ait un derrsin de secours dans chaque foyer ! En attendant qu'on vienne le réparer, elle a décidé de mettre de l'ordre dans la maison et elle ne se rappelle plus où elle a rangé mon fulgurant. Alors, j'ai voulu aller chez un ami pour lui emprunter le sien quand…» 

 « Ça suffit ! Je suis ici pour commettre une agression et je vais vous prendre quelque chose. Donnez-moi votre portefeuille. » L'homme renifla et tendit en soupirant un vieux portefeuille à Goodman qui y trouva un deeglo, l'équivalent d'un dollar terrien. 

 « C'est tout ce que j'ai, » ajouta le Tranaïen en reniflant de plus belle, l'air de plus en plus pitoyable. « Mais prenez-le. C'est avec plaisir ! Je sais ce que c'est que de faire le pied de grue une nuit entière dans les courants d'air…» 

 

 

 

 « Gardez votre argent, » répondit Goodman en rendant son portefeuille à l'homme et en s'éloignant. 

 « Oh ! merci bien, mon bon monsieur ! » 

Le jeune homme ne répondit même pas. Il reprit tristement le chemin du Kitty Kat Bar. Il rendit le fulgurant et le masque au tenancier auquel il expliqua ce qui lui était arrivé. Quand il eut terminé, le barman s'esclaffa bruyamment.

 « Il vous a dit qu'il n'avait pas d'argent ? Mais c'est le truc le plus usé qui soit ! Tout le monde a sur soi un portefeuille bidon destiné aux voleurs – parfois même deux ou trois. Est-ce que vous l'avez fouillé ? » 

 « Non, » avoua Goodman. 

 « Eh bien, vous n'êtes pas malin ! » 

 « Je n'en disconviens pas. Mais je vous promets que je vous rembourserai tout ce que je vous dois dès que j'aurai de l'argent. » 

 « Ne vous en faites pas pour cela. Vous feriez mieux de rentrer vous coucher. Vous avez eu une soirée fatigante. » 

Goodman acquiesça. Il regagna son hôtel d'un pas las et s'endormit dès qu'il eut posé la tête sur l'oreiller.

 

Le lendemain, il se présenta aux entreprises Abbag et s'attaqua courageusement au travail consistant à désaméliorer les automates. Si insolite que fut cette tâche, l'ingéniosité propre aux Terriens se révéla payante. Goodman jeta les bases d'une matière plastique nouvelle destinée à la carapace des robots. C'était un dérivé à base de silicone, s'inspirant d'un produit utilisé sur la Terre depuis de longues années et qui possédait toutes les qualités de résistance et de solidité nécessaires. Mais le capot du robot volerait en éclats d'une manière spectaculaire sous l'impact d'un coup de pied d'une puissance de quinze kilos ou plus.

Mr Abbag félicita son ingénieur, lui accorda une prime (dont Goodman avait un sérieux besoin) et le pria de continuer de travailler sur son idée et de tâcher d'abaisser le seuil de résistance à douze kilos : selon le laboratoire de recherches, c'était là la force moyenne de l'impact du coup de pied de l'usager normalement refoulé.

Goodman avait tellement de pain sur la planche qu'il ne lui restait pratiquement pas de temps pour étudier les us et coutumes de Tranaï.

Il réussit quand même à trouver le moyen de visiter le Palais du Citoyen, institution typiquement tranaïenne.

Quand il eut pénétré dans le petit bâtiment donnant sur une rue tranquille et écartée, il vit un grand panneau portant le nom et le titre de tous les hauts fonctionnaires du gouvernement. Devant chaque nom, il y avait un bouton. L'huissier expliqua au visiteur que chaque citoyen qui désapprouvait les actes de tel ou tel dirigeant était invité à appuyer sur ce bouton. Ce blâme était immédiatement et définitivement enregistré au Palais de l'Histoire. Naturellement, l'usage du bouton était interdit aux mineurs.

Goodman avait des doutes quant à l'efficacité de ce procédé mais, se dit-il, les hommes politiques tranaïens raisonnaient peut-être autrement que leurs homologues terriens.

Il voyait Janna presque tous les soirs et les jeunes gens exploraient ensemble les multiples aspects de la culture tranaïenne : les bars, les cinémas, les concerts, les expositions, le musée de la science, les foires et les réceptions. Goodman ne se séparait pas du fulgurant qu'il s'était procuré et, après plusieurs tentatives infructueuses, il réussit à extorquer cinq cents deeglos à un commerçant.

Cet exploit remplit Janna d'extase – c'était une jeune fille sensée – et tous deux fêtèrent l'événement au Kitty Kat Bar. Mr et Mrs Vley parurent considérer que le Terrien était un bon parti.

Le lendemain soir, ces cinq cents deeglos – plus une partie de la prime que Goodman avait touchée – furent dérobés au jeune homme par un personnage ayant sensiblement la taille et la corpulence du barman du Kitty Kat Bar et qui était armé d'un Drog 3 démodé.

Goodman se consola en songeant que l'argent circulait librement, ce qui était le but du système économique tranaïen.

 

Goodman connut un autre triomphe le jour où il découvrit un procédé absolument nouveau pour fabriquer les capots des robots. Le fruit de ses recherches était une matière plastique spéciale qui ne craignait ni les chocs ni les chutes. L'utilisateur devait porter des chaussures spéciales dont la semelle contenait un agent catalytique. Quand il donnait un coup de pied à son robot, il se produisait une réaction dont l'effet était immédiat et des plus satisfaisant.

Tout d'abord, Abbag se montra sceptique : cela lui paraissait trop compliqué. Mais la nouveauté eut un succès foudroyant et l'usine se lança dans l'industrie de la chaussure : chaque acheteur de robot faisait également l'emplette d'une paire de souliers au moins.

Ce développement réjouit le cœur des actionnaires et, en fait, il s'avéra plus important que la découverte originelle du plastique et du catalyseur. Goodman vit son salaire s'arrondir de façon substantielle et bénéficia d'une prime généreuse.

Grisé par cette victoire, il demanda à Janna de lui accorder sa main. Janna accepta sans hésitation. Ses parents voyaient cette union d'un œil favorable. Il ne restait plus qu'à obtenir l'autorisation du gouvernement, puisque le jeune homme était encore techniquement un étranger.

En conséquence, il prit un jour de congé et alla voir Melith. C'était par une merveilleuse journée de printemps – ce printemps qui durait dix mois de l'année sur Tranaï – et Goodman marchait d'un pas vif et élastique. Il était amoureux, sa carrière professionnelle était une réussite et, bientôt, il serait un citoyen à part entière du royaume d'Utopie.

Certes, des améliorations étaient possibles car rien n'est parfait, même sur Tranaï. Peut-être devrait-il accepter de devenir Président Suprême, afin de pouvoir promouvoir les réformes nécessaires. Mais il n'y avait pas d'urgence…

 « Eh, monsieur… Vous n'auriez pas un deeglo de trop ? » 

Goodman baissa les yeux et vit un vieillard crasseux, en haillons, qui, accroupi par terre, agitait une sébile.

 « Comment ? » 

 « Vous n'auriez pas un deeglo de trop ? » répéta le vieux d'une voix geignarde. « Pour un pauvre homme qui n'a pas de quoi se payer une tasse d'oglo. Il y a deux jours que je n'ai pas mangé. » 

 « C'est une honte ! Pourquoi ne prenez-vous pas un fulgurant pour commettre une agression ? » 

 « Je suis trop vieux, » gémit le mendiant. « Mes victimes me rient au nez. » 

Goodman prit un air sévère. « Ne serait-ce pas plutôt de la paresse ? »

 « Pas du tout, mon bon monsieur. Voyez comme mes mains tremblent ! » 

Et de tendre une paire de mains noires. Elles tremblaient.

Goodman sortit son portefeuille et donna un deeglo au vieillard. « Je croyais que la pauvreté n'existait pas sur Tranaï. J'avais cru comprendre que le gouvernement prenait les personnes âgées à sa charge. »

 « Bien sûr. Tenez… Regardez. » Il montra sa sébile à Goodman. Sur le récipient étaient gravés ces mots : Mendiant officiel reconnu par le gouvernement. Matricule DÆ-43241-3. 

 « Quoi ? C'est le gouvernement qui vous oblige à faire ça ? » 

 « Il me le permet. La mendicité est un emploi réservé que peuvent solliciter les personnes âgées et les infirmes à l'exclusion de tous autres. » 

 « C'est scandaleux ! » 

 « Je parie que vous êtes étranger. » 

 « Je suis Terrien. » 

 « Ah ! une planète agitée, un peu perturbée, n'est-ce pas ? » 

 « Chez nous, le gouvernement n'autorise pas les gens à mendier. » 

 « Non ? Alors, que deviennent les vieux ? Ils parasitent leurs enfants ? Ou ils attendent de mourir d'ennui dans les asiles ? Les choses ne se passent pas de cette façon, ici, jeune homme. Sur Tranaï, tous les vieillards sont assurés d'obtenir un emploi gouvernemental. De plus, aucun talent spécial n'est exigé, quoique l'expérience puisse parfois être utile. Les uns demandent à travailler à l'intérieur, dans les églises et dans les théâtres ; d'autres préfèrent l'animation des foires ou des carnavals. Personnellement, j'aime mieux le grand air. Mon travail me permet de jouir du soleil et de la brise, de prendre un peu d'exercice et de rencontrer des tas de gens étranges et intéressants tel que vous, mon jeune ami. » 

 « Mais mendier…» 

 « Que voulez-vous que je fasse d'autre ? » 

 « Je ne sais pas. Quand même… Regardez-vous ! Vous êtes sale, mal rasé, vêtu de guenilles malpropres…» 

 « C'est ma tenue de travail. Ah ! si vous me voyiez le dimanche ! » 

 « Vous avez d'autres vêtements ? » 

 « Dame ! J'ai aussi un petit appartement charmant, une loge à l'opéra, deux robots ménagers et probablement plus d'argent en banque que vous n'en avez vu de toute votre existence. Je suis bien content d'avoir pu bavarder avec vous, jeune homme. Merci pour votre contribution. Mais, à présent, il faut que je reprenne le collier et je suppose que vos affaires vous appellent ailleurs, vous aussi. » 

Goodman s'éloigna. Il se retourna pour jeter un coup d'œil au mendiant officiel. Apparemment, les activités de celui-ci étaient florissantes.

Mais mendier !

Il n'y avait pas à dire : il fallait en finir avec ce genre de choses. S'il acceptait le poste de Président – et il était évident qu'il l'accepterait – Goodman étudierait la question avec la plus grande attention. Il avait le sentiment qu'une solution plus conforme à la dignité humaine devait exister.

 

Melith lui accorda tout de suite audience et Goodman fit part au ministre de ses projets matrimoniaux. Son interlocuteur eut l'air enchanté.

 « C'est merveilleux, absolument merveilleux ! » s'exclama-t-il. « Je connais la famille Vley depuis longtemps. Des gens charmants ! Et Janna est une jeune fille qui fera la fierté de son époux. » 

 « J'imagine qu'il y a un certain nombre de formalités à remplir. Dans la mesure où je suis un étranger…» 

 « Pas du tout. J'ai décidé de supprimer 1es formalités. Vous pouvez vous faire naturaliser Tranaïen si vous le désirez : il vous suffira d'une déclaration verbale. Vous pourrez également conserver la nationalité terrienne si vous le préférez, ou même bénéficier de la double nationalité. Pour notre part, nous n'y verrions aucun inconvénient. » 

 « J'aime mieux devenir citoyen de Tranaï. » 

 « À votre guise. Mais si vous songez à briguer la présidence, il vous est loisible de conserver la nationalité terrienne. Nous n'avons pas de préjugés dans ce domaine. Un de nos Présidents Suprêmes parmi les plus illustres était une sorte de lézard originaire d'Aquarella XI. » 

 « Quelle attitude éclairée ! » 

 « Notre principe est de donner sa chance a tout le monde. Mais revenons à vos projets de mariage. N'importe quel notable peut présider à la cérémonie. Le Président Suprême Borg serait heureux de vous marier cet après-midi même si vous le souhaitez. » Melith adressa un clin d'œil à son interlocuteur. « Il adore embrasser la mariée. Mais je crois qu'il éprouve vraiment de la sympathie pour vous. » 

 « Cet après-midi ? Oui… Je ne demande pas mieux, si Janna est d'accord. » 

 « Je serais étonné qu'elle ne le soit pas. Mais où habiterez-vous après votre lune de miel ? Une chambre d'hôtel est loin d'être l'idéal. » Le ministre réfléchit un instant. « J'ai une idée… Je possède une petite maison en dehors de la ville. Pourquoi ne vous y installeriez-vous pas en attendant de trouver mieux ? D'ailleurs, rien ne vous empêcherait d'y rester définitivement si le cœur vous en dit. » 

 « Vraiment, votre générosité me remplit de confusion…» 

 « Allons donc ! Au fait, ne seriez-vous pas tenté de me succéder comme Ministre de l'Émigration ? Cela ne vous déplairait peut-être pas. Pas de paperasserie, des journées courtes, une bonne paye… Non ? Je vois… Vous guignez la Présidence Suprême ? J'aurais mauvaise grâce à vous le reprocher. » 

Melith se fouilla et sortit deux clés de sa poche. « Celle-ci est pour la porte de devant et celle-là pour celle de derrière. L'adresse est gravée dessus. La maison est entièrement équipée. Il y a même un derrsin tout neuf. »

 « Un derrsin ? » 

 « Bien sûr. Vous ne trouverez aucune demeure digne de ce nom sur Tranaï qui n'ait un générateur de stase. » 

 

Goodman s'éclaircit la gorge. « Je voulais justement vous demander… À quoi sert exactement ce générateur de stase ? »

 « C'est là qu'on met sa femme. Je pensais que vous le saviez. » 

 « Non. Mais pourquoi fait-on cela ? » 

Melith plissa le front. « Pourquoi ? » répéta-t-il. Apparemment, la question ne lui était jamais venue à l'esprit. « Autant demander pourquoi on fait n'importe quoi ! C'est la coutume, voilà tout. J'ajouterai qu'elle est au demeurant des plus logiques. Personne n'a envie d'avoir nuit et jour à supporter une femme qui n'arrête pas de babiller. »

Goodman rougit, car depuis qu'il avait fait la connaissance de Janna, il se disait qu'il serait bien agréable d'être en sa compagnie nuit et jour.

 « Je trouve quand même que c'est injuste. » 

Melith éclata de rire. « Seriez-vous en train de me prêcher la doctrine de l'égalité des sexes, cher ami ? C'est là une théorie totalement discréditée. Les hommes et les femmes sont différents. Quoi qu'on ait pu vous dire sur la Terre, ils sont différents ! Ce qui est bon pour les hommes ne l'est pas nécessairement pour les femmes. »

Le réformateur qui était en Goodman commençait à s'échauffer. « Vous les considérez donc comme des êtres inférieurs ? »

 « Absolument pas ! Nous traitons 1es femmes autrement que les hommes, mais ce n'est pas du tout une question d'infériorité. D'ailleurs, elles ne s'insurgent nullement contre cet état de chose. » 

 « Parce que vous les maintenez dans l'ignorance ! Existe-t-il une loi qui m'oblige à maintenir mon épouse en état de stase ? » 

 « Bien sûr que non. Simplement, la coutume recommande qu'on la fasse sortir du derrsin de temps en temps. Il serait injuste de séquestrer les femmes. » 

 « C'est l'évidence même ! » s'exclama Goodman sur un ton sarcastique. « Il faut quand même les laisser un peu vivre leur vie. » 

 « Parfaitement, » acquiesça Melith, insensible à la raillerie. « Vous avez compris. » 

Goodman se leva. « C'est tout ce que vous avez à me dire ? »

 « Je crois que oui. Il ne me reste plus qu'à vous présenter tous mes vœux. » 

 « Je vous remercie, » dit sèchement le Terrien avant de prendre la porte. 

 

Le jour même, le Président Suprême Borg unit les deux jeunes gens au Palais National. Après quoi, il embrassa la jeune épousée avec zèle. Les rites tranaïens étaient simples et ce fut une bien belle cérémonie. Toutefois, un détail la dépara.

Sur le mur du bureau de Borg, était pendu un fusil muni d'une lunette télescopique et d'un silencieux. C'était la reproduction fidèle de l'arme qui trônait dans le bureau de Melith, et sa présence était tout aussi inexplicable.

Borg prit Goodman à part et lui demanda : « Avez-vous réfléchi à la proposition que je vous ai faite en ce qui concerne ma succession ? »

 « J'y pense, » répondit Goodman. « En vérité, je ne désire pas briguer une charge publique…» 

 « Personne ne le désire. » 

 «…mais Tranaï a indiscutablement besoin d'un certain nombre de réformes. J'estime qu'il est peut-être de mon devoir d'en faire prendre conscience à l'opinion publique. » 

 « Voilà ce qu'est le sens civique ! Il y a longtemps que nous n'avons pas eu un Président Suprême qui eût l'esprit d'entreprise. Pourquoi ne pas entrer immédiatement en fonctions ? Vous pourriez passer votre lune de miel au Palais National sans craindre les regards indiscrets. » 

Goodman était tenté, mais il ne voulait pas avoir à s'occuper des affaires publiques pendant sa lune de miel. Tranaï pourrait attendre quelques semaines de plus…

 « Nous en reparlerons à mon retour. » 

Borg haussa les épaules. « Soit ! Je pense pouvoir encore porter quelque temps le fardeau du pouvoir. Oh ! j'oubliais… Prenez ceci. » Et Borg tendit à Goodman une enveloppe scellée.

 « Qu'est-ce que c'est ? » 

 « Rien de très important. Les conseils d'usage… Dépêchez-vous ! Votre femme vous attend ! » 

 « Dépêche-toi, Marvin ! » dit Janna. « Il ne faudrait pas rater l'astronef…» 

Goodman sauta dans la limousine mise à sa disposition par l'aéroport.

 « Bon voyage ! » s'écrièrent Mr et Mrs Vley. 

 « Bon voyage ! » s'écria Borg. 

 « Bon voyage ! » s'écrièrent Melith, son épouse et le chœur des invités. 

Dans la voiture, Goodman déchira l'enveloppe et en sortit un texte imprimé :

CONSEILS AU JEUNE MARIÉ.

Vous venez de prendre femme et vous espérez tout naturellement que votre vie tout entière sera placée sous le signe du bonheur conjugal. Nous ne saurions que vous en féliciter, car les mariages heureux sont la pierre angulaire d'un régime heureux. Toutefois, le bonheur conjugal n'est pas un privilège de droit divin. Il se gagne.

Rappelez-vous que votre femme est un être humain. Un minimum de liberté fait partie de ses droits inaliénables. Nous vous conseillons de la faire sortir de stase au moins une fois par semaine. Y rester trop longtemps ne lui vaudrait rien. C'est mauvais pour le teint et vous en pâtiriez autant qu'elle.

En certaines occasions, pendant les vacances ou pour les week-ends, par exemple, il est admis qu'elle puisse rester hors de stase pendant un jour entier, voire deux ou trois jours d'affilée. Cela ne peut être nuisible et le changement aura des effets merveilleux sur son état d'esprit.

Si vous gardez en mémoire ces règles dictées par le bon sens, vous pouvez avoir la certitude que votre mariage sera un mariage heureux.

Pour l'Office Matrimonial

du Gouvernement.

 

Goodman déchira la feuille en petits morceaux. Son âme de Don Quichotte bouillonnait. Il avait eu raison : ce qu'on lui avait dit sur Tranaï était trop beau pour être vrai. Il fallait bien que quelqu'un paye la rançon de la perfection. Et c'étaient les femmes !

C'était là la première faille sérieuse dans son paradis.

 « Qu'est-ce que c'est, mon amour ? » demanda Janna en désignant les fragments de papiers éparpillés sur le plancher de la limousine. 

 « Des conseils complètement stupides, » répondit Goodman. « Ma chérie, as-tu déjà réfléchi – réfléchi sérieusement – aux mœurs conjugales en vigueur sur Tranaï ? » 

 « Je ne crois pas. Pourquoi ? Sont-elles contestables ? » 

 « Elles sont fausses. Totalement fausses. On vous traite comme des jouets, vous autres femmes ! Comme des poupées qu'on range dans un placard quand on a fini de s'amuser avec elles. Ce n'est pas ton avis ? » 

 « Je n'y ai jamais pensé. » 

 « Eh bien, désormais, penses-y. Des réformes s'imposent et nous serons les premiers à les adopter. » 

 « Comme tu voudras, mon trésor, » fit Janna avec soumission en serrant le bras de son mari qui l'embrassa. 

La voiture entra dans l'astroport et le couple embarqua à bord de la fusée.

Marvin et Janna passèrent leur lune de miel sur Doé. Une planète paradisiaque. Les merveilles dont s'enorgueillissait la petite lune de Tranaï avaient été conçues pour les amoureux et rien que pour les amoureux. Jamais un industriel ne venait se reposer sur Doé. Jamais un célibataire en quête d'une proie n'en foulait les sentiers. Les gens fatigués, les gens qui avaient perdu leurs illusions et les satyres lubriques devaient chercher d'autres terrains de chasse. La seule règle qui existait sur Doé, et elle était impérative, était que l'accès du satellite était exclusivement réservé aux couples heureux et amoureux.

Goodman ne manqua pas d'apprécier à sa valeur cette coutume tranaïenne.

On trouvait sur Doé des prairies où l'herbe était haute et fournie, de vertes forêts pour les promenades à pied, des lacs frais, des montagnes déchiquetées et pittoresques que l'on ne pouvait admirer sans avoir envie de les gravir. Les amants se perdaient dans les bois pour leur plus grande satisfaction, mais ce n'était pas bien grave car il suffisait d'une journée pour faire le tour de la petite lune. La pesanteur était si faible qu'il n'y avait aucun risque de se noyer quand on plongeait dans les lacs. Et une chute en montagne, si terrifiante qu'elle parût, ne constituait pas un danger grave.

Aux points stratégiques, étaient installés de petits hôtels aux lumières tamisées, des bars où officiaient des maîtres d'hôtels paternels aux cheveux blancs. Il y avait des grottes profondes (mais pas trop), scintillantes de stalactites phosphorescentes, où coulaient paresseusement des rivières souterraines grouillant de grands poissons lumineux.

L'Office Matrimonial avait jugé que ces attractions simples étaient suffisantes et il n'avait pas estimé nécessaire d'installer un terrain de golf, une piscine ou un hippodrome. On considérait que, lorsque le couple avait la nostalgie de ces plaisirs, sa lune de miel était achevée.

Après avoir passé sur Doé une semaine enchanteresse, Marvin et Janna reprirent la route de Tranaï.

 

La première chose que fit Goodman quand il eut franchi le seuil de la maison, sa jeune femme dans les bras, fut de débrancher le derrsin.

 « Jusqu'à présent, ma chérie, » dit-il, « je me suis plié à toutes les coutumes de Tranaï, même lorsque je les trouvais ridicules. Mais là, je ne suis plus d'accord. Quand j'étais sur la Terre, j'ai fondé un comité pour l'égalité des hommes et des femmes au travail. Chez nous, nous considérons nos épouses comme nos égales, comme des compagnes, comme nos partenaires dans l'aventure qu'est la vie. » 

Un nuage passa sur le front de Janna. « Comme c'est curieux. »

 « Réfléchis, » fit Marvin d'une voix pressante. « Notre existence sera infiniment plus agréable si je ne te séquestre pas dans cette espèce de harem qu'est le derrsin. Tu ne trouves pas ? » 

 « Tu es beaucoup plus savant que moi, mon amour. Tu as traversé la galaxie. Moi, je n'ai jamais franchi les limites de Port Tranaï. Si tu dis que c'est mieux ainsi, tu as sans doute raison. » 

Janna était indiscutablement la perfection faite femme.

Goodman s'attaqua à un nouveau projet de désamélioration aux usines Abbag. Cette fois, il avait eu l'idée lumineuse de rendre grinçantes 1es articulations des robots. Ce bruit désagréable augmenterait le facteur d'irritation et, en conséquence, la destruction de l'appareil serait d'autant plus agréable pour l'utilisateur et aurait une valeur psychologique accrue. Mr Abbag, vibrant d'enthousiasme, accorda une nouvelle augmentation à son ingénieur en lui recommandant de faire vite, pour que l'on puisse rapidement passer à la production en série des modèles désaméliorés.

Initialement, Goodman avait eu l'intention de supprimer quelques-uns des lubrificateurs. Mais il dut se rendre à l'évidence : les phénomènes de friction entraîneraient une usure prématurée et, bien entendu, une telle solution était inadmissible.

Aussi, changeant son fusil d'épaule, il commença à dessiner les plans d'un élément de grincement incorporé. Il fallait que le résultat soit absolument réaliste mais qu'il n'y eût aucune usure anormale. Il fallait que l'invention fût bon marché et l'appareil de taille réduite, car il y avait tellement d'accessoires désaméliorants qu'il ne restait plus guère de place sous le capot.

Mais Goodman trouvait que les petits blocs de grincement produisaient un bruit artificiel. Ceux qui étaient plus gros revenaient trop cher ou ne pouvaient pas être montés dans le mécanisme. Il se pencha sur ce problème, auquel il consacra plusieurs soirées par semaine. Il se mit à perdre du poids et devint acariâtre.

 

Janna s'avéra une bonne épouse et une bonne ménagère. Les repas étaient toujours prêts à temps, elle accueillait toujours son mari avec un mot gentil quand il rentrait le soir à la maison et prêtait une oreille attentive aux récits qu'il lui faisait des difficultés qu'il rencontrait dans son travail. Dans la journée, elle surveillait les robots ménagers. Cela lui demandait une heure. Quand la maison était propre, elle lisait, elle faisait de la pâtisserie, elle tricotait et elle démolissait quelques robots.

Cela inquiétait un peu Goodman, car elle en détruisait une moyenne de trois ou quatre par semaine. Mais chacun doit avoir son dada et il pouvait se montrer indulgent car il avait ces appareils au prix de gros.

Le jeune homme se trouva dans une impasse le jour où l'un de ses collègues, un certain Dath Hergo, présenta un nouveau système de contrôle de son invention. Cet accessoire, fondé sur le principe du gyroscope négatif, permettait à un robot d'entrer dans une pièce en donnant de la bande : le gîte était de dix degrés. (D'après le laboratoire, c'était l'angle le plus favorable, sur le plan de l'irritation, qui fût techniquement réalisable.) En outre, grâce à un système de sélection arbitraire, le robot trébuchait et titubait comme un homme ivre à intervalles irréguliers, ce qui était exaspérant. Il ne laissait jamais rien échapper mais il était toujours sur le point de faire tomber quelque chose.

Naturellement, cette découverte fut saluée comme un grand pas en avant dans le domaine de la désamélioration. Or, Goodman s'aperçut qu'il pouvait insérer son élément de grincement au centre de cet accessoire. Son nom fut cité dans la Revue des Ingénieurs juste après celui de Dath Hergo.

Les robots Abbag connurent un succès fou.

C'est à cette époque que Goodman décida de se faire mettre en congé pour assumer la charge de la Présidence Suprême. Il jugeait que c'était un devoir qui lui incombait dans l'intérêt du peuple tranaïen. Si l'ingéniosité et la science terriennes pouvaient apporter des améliorations en ce qui concernait la désamélioration, elles pourraient d'autant plus facilement perfectionner la perfection. Tranaï était une quasi-Utopie. S'il prenait les leviers de commande, la planète irait vers l'Utopie intégrale.

Il alla voir Melith au Palais Ingrid.

 « J'imagine que l'on peut toujours promouvoir des changements, » fit le ministre de l'immigration d'une voix songeuse. Assis devant la fenêtre, il laissait son regard errer sur les passants. « Évidemment, le système actuellement en vigueur fonctionne depuis un bon bout de temps et il a toujours donné entière satisfaction. Je ne vois pas quelles améliorations on pourrait y apporter. Le crime n'existe pas, par exemple…» 

Goodman l'interrompit : « Parce que vous l'avez légalisé ! Vous vous êtes contentés d'éluder le problème. »

 « Nous ne voyons pas les choses sous cet angle. La pauvreté n'existe pas…» 

 « Parce que tout le monde vole. Et le problème des vieux ne se pose pas parce que vous en faites des mendiants. Croyez-moi, il y a place pour bien des réformes. » 

 « Peut-être… peut-être. Mais je crois…» 

Melith se tut brusquement et se rua vers le mur pour décrocher son fusil. « Le voilà ! » s'écria-t-il.

 

Goodman se pencha à la fenêtre. Il aperçut un homme qui ne différait apparemment en rien des autres passants. Il y eut un faible déclic. L'homme vacilla sur ses jambes et s'écroula.

Melith l'avait abattu d'une balle.

Goodman, les yeux écarquillés, contempla le ministre.

 « Pourquoi avez-vous fait cela ? » 

 « C'était un meurtrier en puissance. » 

 « Comment ? » 

 « Eh oui ! La criminalité ouverte n'existe pas chez nous, mais nous avons affaire à des êtres humains et il nous faut tenir compte de la criminalité potentielle. » 

 « Qu'avait – il fait pour être considéré comme un assassin en puissance ? » 

 « Il avait tué cinq personnes. » 

 « Mais… mais, c'est un déni de justice ! Vous ne l'avez pas arrêté, vous ne l'avez pas traduit devant un tribunal, vous ne lui avez pas accordé de moyens de défense, un avocat…» 

 « Que vouliez-vous que je fasse ? » fit Melith, légèrement embarrassé. « Nous ne pouvons arrêter personne, puisque nous n'avons pas de police. Et nous n'avons pas non plus de système juridique. Vous ne vouliez quand même pas que je le laisse filer ? D'après notre définition, un assassin est considéré comme tel lorsqu'il a tué dix personnes, et celui-ci avait déjà fait la moitié du chemin. Je ne pouvais pas rester assis en me tournant les pouces. Il est de mon devoir d'assurer la protection de la population. Et je vous garantis que je me suis livré à des enquêtes minutieuses. » 

 « Ce n'est pas juste ! » s'écria Goodman. 

 « Qui a dit que ça l'était ? » répliqua Melith sur le même ton. « Qui a dit que la justice avait quelque chose à voir avec l'Utopie ? » 

Goodman lutta pour retrouver son calme. « La justice est le fondement de la dignité de l'homme, des aspirations humaines…»

 « Ce ne sont que des mots, » dit Melith avec son habituel sourire de bonne compagnie. « Soyez donc réaliste. Nous avons créé une Utopie pour des êtres humains, pas pour des saints qui n'en ont pas besoin. Nous sommes obligés de tenir compte des faiblesses humaines. Nous ne pouvons pas faire comme si elles n'existaient pas. Selon notre point de vue, un appareil policier et un système judiciaire engendrent une atmosphère de criminalité. Leur existence sanctionne le crime. Croyez-moi, il vaut mieux se refuser à reconnaître purement et simplement que le crime soit possible. Alors, on a avec soi l'écrasante majorité de la population. » 

 « Mais quand la criminalité se manifeste, et il est inévitable qu'elle le fasse…» 

 « Seule la criminalité potentielle se manifeste, » s'exclama Melith avec entêtement. « D'ailleurs, c'est beaucoup plus rare que vous ne le pensez, mais quand elle se manifeste, nous agissons rapidement et avec simplicité. » 

 « Et si vous abattez un innocent ? » 

 « C'est totalement exclu. » 

 « Pourquoi donc ? » 

 « Parce que tout individu abattu par une personnalité officielle est, par définition et en vertu de la loi non écrite, un criminel en puissance. » 

 

Marvin Goodman demeura muet quelques instants. Enfin, il reprit la parole : « Le gouvernement possède donc plus de pouvoir que je ne le croyais. »

 « Effectivement, mais il en a moins que vous ne l'imaginez. » 

Goodman eut un sourire ironique. « Est-ce que je peux toujours briguer la Présidence Suprême ? »

 « Bien entendu. Et sans aucune réserve. Souhaitez-vous vous porter candidat ? » 

Goodman réfléchit intensément. Le souhaitait-il réellement ? Il fallait bien que quelqu'un ait les rênes en main. Il fallait bien qu'il y ait quelqu'un pour défendre les gens. Il fallait bien qu'il y ait quelqu'un pour apporter des réformes dans cette Utopie qui faisait penser à un asile de fous.

 « Oui, je suis candidat, » dit-il. 

La porte s'ouvrit brusquement et le Président Borg se rua dans la pièce. « C'est merveilleux ! Absolument merveilleux ! Vous pourrez vous installer au Palais National aujourd'hui même. Il y a une semaine que mes bagages sont prêts. J'attendais que vous ayez pris votre décision. »

 « Je suppose qu'un certain nombre de formalités…» 

 « Il n'y a aucune formalité, » fit Borg dont le visage luisait de transpiration. « Pas la queue d'une. Il suffit que je vous transmette le sceau présidentiel. Après, j'irai au Palais du Peuple et je mettrai votre nom sur le panneau à la place diwmien. » 

Goodman se tourna vers Melith. Les traits du ministre de l'immigration étaient dépourvus de toute expression.

 « C'est entendu, » dit le Terrien. 

Borg s'apprêta à détacher le sceau présidentiel passé autour de son cou.

Il y eut subitement une violente explosion.

Horrifié, Goodman regarda la tête ensanglantée de Borg qui, après avoir titubé un instant, s'effondra.

Melith retira sa veste et la posa sur le visage du Président Suprême. Goodman se laissa tomber au fond d'un fauteuil. Il ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit de ses lèvres.

 « Quel dommage, » murmura Melith. « Il était presque arrivé au terme de son mandat. Pourtant, je l'avais prévenu. Je lui avais conseillé de ne pas autoriser la construction du nouvel astroport. La population était contre. Seulement, il était sûr que les citoyens seraient ravis de posséder deux astroports. Il avait tort. » 

 « Voulez-vous dire… Je… Comment… Qu'est-ce que…» 

 « L'insigne officiel porté par tous les membres du gouvernement contient traditionnellement une certaine quantité de tessium, un explosif dont vous avez peut-être entendu parler. Cette espèce de petite bombe est télécommandée depuis le Palais du Peuple où tout citoyen a le droit de se rendre pour manifester sa désapprobation à l'égard des représentants de l'autorité. » Melith soupira : « Le pauvre Borg ! Sa réputation sera définitivement entachée. » 

 

 « Vous laissez les citoyens exprimer leur désapprobation en supprimant leurs dirigeants ? » demanda Goodman d'une voix rauque. Il était affolé. 

 « C'est la seule solution logique, » répondit Melith. « Il s'agit d'une question d'équilibre. Le peuple est entre nos mains : aussi – sommes-nous entre les mains du peuple. » 

 « C'est pour cela qu'il voulait tellement que je lui succède. Mais pourquoi personne ne m'a-t-il mis au courant ? » 

L'ombre d'un sourire passa sur les lèvres de Melith. « Vous ne l'avez pas demandé. Mais remettez-vous. L'assassinat est toujours possible sur n'importe quelle planète et quelle que soit la forme du gouvernement. Nous essayons d'agir de façon constructive. Grâce à notre système, la population ne perd jamais le contact avec les hommes au pouvoir et ceux-ci ne cherchent jamais à prendre des mesures dictatoriales. Compte tenu du fait que chaque citoyen a le droit de manifester son opinion en se rendant au Palais du Peuple, vous seriez surpris du petit nombre de gens qui exercent ce droit. Bien sûr, il y a toujours des exaltés…»

Goodman se leva et se dirigea vers la porte en détournant son regard du cadavre de Borg.

« Désirez-vous toujours briguer la charge présidentielle ? » lui demanda Melith.

 « Non ! » 

 « Voilà bien les Terriens ! » soupira tristement le ministre. « Vous voulez bien assumer une responsabilité mais à condition qu'il n'y ait pas de risques. Ce n'est pas comme cela qu'on dirige une nation. » 

 « Vous avez peut-être raison mais je suis content d'avoir compris à temps. » 

Goodman rentra chez lui en toute hâte.

Lorsqu'il franchit le seuil, il était bouleversé. Tranaï était-elle une Utopie ou un asile de fous à l'échelle d'une planète ? Y avait-il beaucoup de différence entre les deux ? Pour la première fois de son existence, il se demandait s'il valait la peine de chercher l'Utopie. N'était-il pas préférable de se battre en vue d'atteindre la perfection plutôt que de posséder la perfection ? D'avoir un idéal plutôt que de le vivre ? Et si la justice n'était qu'un mensonge, le mensonge n'était-il pas plus souhaitable que la vérité ?

Peut-être… L'esprit en tumulte, Goodman se rua dans le salon, où il découvrit sa femme dans les bras d'un homme.

 

 

 

 

La scène avait l'effrayante netteté d'un film tourné au ralenti. Il fallut apparemment une éternité pour que Janna se levât. Elle se rajusta et considéra son mari, bouche bée. L'homme – un grand garçon à l'air sympathique que Goodman voyait pour la première fois – semblait trop stupéfait pour dire un mot. Il faisait de petits gestes absurdes, époussetait ses revers, tirait sur ses manchettes. Enfin, un sourire hésitant retroussa ses lèvres.

 « Ça, alors ! » s'écria Goodman. 

La formule manquait de force eu égard aux circonstances mais elle fut efficace : Janna éclata en sanglots.

 « Je suis vraiment navré, » murmura l'homme. « Je ne pensais pas que vous rentreriez si tôt. Vous avez dû éprouver un choc épouvantable. Je ne saurais vous dire à quel point je suis désolé. » 

Ces formules de sympathie venant de l'amant de sa femme étaient la dernière chose que Goodman eût pu imaginer. Dédaignant l'inconnu, il dévisagea son épouse en larmes.

 « Quoi ! » s'écria-t-elle soudain. « C'est ta faute. Il fallait bien que ça arrive. Tu ne m'aimes pas. » 

 « Je ne t'aime pas ? Comment peux-tu dire une chose pareille ? » 

 « Il n'y a qu'à voir la façon dont tu me traites. » 

 « Je t'aimais énormément, » fit-il avec douceur. 

 « Non ! » rétorqua-t-elle d'une voix stridente. « Tu m'obligeais à rester toute la journée à faire du ménage, à m'occuper de la cuisine, à attendre. Je n'étais plus moi-même, Marvin. Toujours la même routine idiote, accablante. Et, la plupart du temps, quand tu rentrais, tu étais tellement fatigué que tu ne faisais même pas attention à moi. Tu ne parlais que de tes imbéciles de robots ! Je m'usais, Marvin, je m'usais ! » 

Goodman comprit soudain que sa femme n'avait pas toute sa raison. « Mais, Janna, c'est ça la vie, » dit-il d'une voix patiente. « Le mari et la femme sont des compagnons. Ils vieillissent ensemble. On ne peut pas toujours planer sur les cimes…»

 « Bien sûr que si ! Essaye de comprendre, Marvift. C'est possible sur Tranaï… Pour une femme ! » 

 « Non, c'est impossible. » 

 « Les Tranaïennes escomptent une vie de joie tissée de plaisirs. C'est leur droit. Quand une épouse sort de stase, elle s'attend que son mari ait organisé quelque chose : une réception, une promenade au clair de lune, qu'il l'emmène nager ou qu'ils aillent voir un film. » Elle se remit à pleurer. « Mais toi, tu as voulu jouer les malins. Il fallait que tu changes tout. J'aurais bien dû savoir que j'avais tort d'épouser un Terrien. » 

L'amant soupira et alluma une cigarette.

 

 

 

« Tu es un étranger et tu n'y peux rien, je le sais, » poursuivit Janna. « Mais il faut que tu comprennes que l'amour n'est pas tout. Une femme doit aussi avoir l'esprit pratique. À ce train-là, je serais devenue vieille alors que mes amies auraient été encore jeunes. »

 « Jeunes ? » répéta Goodman. 

 « Dame ! » fit l'homme. « Une femme ne vieillit pas dans le derrsin ! » 

 « Mais c'est inadmissible ! Ma femme serait encore une jeunesse quand moi je serais un vieillard ? » 

 « C'est à ce moment-là que tu apprécierais d'avoir une jeune épouse. » 

 « Mais toi, tu aimerais avoir un vieillard pour mari ? » 

 « Il ne comprend rien, » murmura l'amant. 

 « Fais un effort, Marvin ! C'est pourtant clair, non ? Durant toute ta vie, tu aurais eu à ta disposition une femme jeune et belle dont le seul désir aurait été de te plaire et, à ta mort – ne prends pas cet air choqué : tout le monde meurt un jour –, à ta mort j'aurais été encore jeune et j'aurais hérité tous tes biens. C'est la loi. » 

 « Je commence à comprendre, » dit Goodman. « Je suppose que c'est encore là un des principes tranaïens – la jeune et riche veuve qui profite des plaisirs de la vie ? » 

 « Naturellement. Tout le monde y trouve son compte. L'homme a une femme jeune qu'il ne voit que lorsqu'il a envie de la voir. Il est totalement libre et a en même temps un foyer agréable. La femme, elle, échappe aux servitudes fastidieuses de l'existence et, quand elle peut vivre sa vie, elle a largement de quoi. » 

 « Tu aurais dû me prévenir, » se plaignit Goodman. 

 « Je pensais que tu le savais, puisque tu prétendais avoir une meilleure solution. Mais je me rends compte maintenant que tu n'as rien compris. Tu es d'une telle naïveté… Quoique je doive reconnaître que c'est l'un de tes charmes. » Elle eut un sourire désenchanté. « Et puis, si je t'en avais parlé, je n'aurais jamais rencontré Rondo. » 

L'homme s'inclina très légèrement. « Je représente les vêtements Greah. Je fais du porte à porte. Imaginez ma surprise quand j'ai trouvé cette ravissante dame hors stase. Un vrai conte de fées ! Personne n'espère que les vieilles légendes se réalisent et vous devez deviner ce que l'on éprouve lorsque c'est le cas. »

 « Est-ce que tu l'aimes ? » demanda Goodman à Janna. Les mots avaient de la peine à sortir de sa bouche. 

 « Oui. Rondo est plein d'attentions pour moi. Il accepte de me laisser en stase assez longtemps pour que je rattrape le temps perdu. C'est un sacrifice qu'il fait, il a une âme généreuse. » 

 « Dans ce cas, » fit tristement Goodman, « je ne vous mettrai pas de bâtons dans les roues. Je suis quand même un être civilisé. Si tu veux divorcer, je suis d'accord. » 

Il se croisa les bras sur la poitrine, se sentant très noble. Toutefois, il se rendait vaguement compte que son attitude était moins dictée par la grandeur d'âme que par le dégoût qu'il éprouvait à l'égard de Tranaï et des Tranaïens.

 « Le divorce n'existe pas sur Tranaï, » dit Rondo. 

Un frisson glacé parcourut l'échine de Goodman. « Non ? »

Rondo sortit un fulgurant de sa poche. « Si les couples permutaient tout le temps, ce serait une cause de désordre. Il n'existe qu'un seul moyen de modifier une situation matrimoniale. »

Goodman recula. « Mais c'est révoltant ! » balbutia-t-il. « C'est contraire à la décence la plus élémentaire ! »

 « Non, si la femme le désire. D'ailleurs, soit dit en passant, voilà encore une raison qui milite en faveur du derrsin. J'ai ton autorisation, mon amour ? » 

 « Pardonne-moi, Marvin, » dit Janna. Elle ferma les yeux et, se tournant vers Rondo, murmura : « Oui. » 

Rondo pointa son fulgurant sur le Terrien. Sans hésiter, Goodman plongea la tête la première à travers la fenêtre la plus proche et le coup passa au-dessus de lui.

 « Eh là ! » s'écria Rondo. « Un peu de courage, mon vieux ! Il faut regarder les choses en face. » 

Goodman était tombé lourdement, se meurtrissant l'épaule. Il se releva en un clin d'œil et se mit à courir. Le second coup lui roussit le bras. Il se mit à l'abri derrière la maison voisine mais ne perdit pas de temps à réfléchir. Il s'élança comme un dératé en direction de l'astroport.

Heureusement, une fusée allait prendre le départ et il put s'embarquer à destination de g'Moree. Là, il télégraphia à Tranaï pour qu'on lui envoyât des fonds et prit un billet pour Higastomeritréia où les autorités l'arrêtèrent, l'accusant d'être un espion ding. Cette accusation ne put être maintenue car les Dingans étaient une race amphibie et Goodman, aux trois quarts noyé, put apporter la preuve qu'il n'était pas capable de respirer autre chose que l'air.

Un navire ferraillant l'emmena tour à tour sur Mvanti, la planète double, Seves, Olgo et Mi. Un pilote irrégulier le conduisit jusqu'à Bellismoranti où commençait la sphère d'influence terrienne. Une fusée locale lui fit franchir le Tourbillon Galactique et le conduisit jusqu'à Tung-Bradar IV via l'Huître, Lekung, Pankang, Inchang et Machang. 

Goodman n'avait plus un sou en poche mais, compte tenu des distances astronomiques, il était pratiquement dans la banlieue de la Terre. Il parvint à gagner Oumé. Là, il prit un rafiot à destination de Legis II, où la Société d'Assistance aux Voyageurs Interstellaires le prit en charge et le rapatria.

 

Goodman s'est installé à Seakirk, dans l'État du New Jersey, où n'importe qui peut vivre en tout sécurité à condition de payer ses impôts. Il dirige le département robots de la Compagnie de Travaux Publics de Seakirk et a épousé une petite brune à l'air tranquille qui le tient en adoration bien qu'il lui permette rarement de sortir.

Il retrouve souvent le capitaine Savage chez Eddie, au Moonlight Bar. Les deux hommes boivent des « Tranaï Spécial » en parlant de Tranaï, la planète des merveilles qui a trouvé le chemin de la liberté et où l'Homme n'est plus attaché à la glaise. Goodman se plaint alors de la malaria de l'espace qui lui interdit de repartir sur les routes galactiques et de revenir sur Tranaï.

Il y a toujours un auditoire admiratif pour l'écouter.

Marvin Goodman a récemment créé avec l'aide du capitaine Savage un parti dont le programme consiste à supprimer le droit de vote aux femmes. Ils en sont les deux seuls membres mais, comme dit Goodman, cela a-t-il jamais empêché un réformateur de se lancer dans une croisade ?

 

Traduit par Michel Deutsch.

Titre original : A ticket to Tranai. 

Parution aux U.S.A. :

Galaxy, octobre 1955. 

 

N.D.L.R. : Une précédente traduction (coupée, saccagée et mutilée) de cette nouvelle avait paru dans le numéro 28 de l'ancien Galaxie (mars 1956), sous le même titre.

 

 

Au bout du rouleau

 

par ROBERT LORY

 

Dix cents… Une pièce de dix cents… C'était tout ce qu'il lui fallait pour survivre.

La rame du métro annonça son arrivée par un grincement d'acier suraigu. L'homme fut éjecté du wagon sur le quai par la foule de huit heures du soir. Le bruit et la bousculade le rendirent conscient du monde extérieur.

Non pas qu'il eût dormi ou bien perdu connaissance. Encore que cela aurait pu lui arriver. Il n'était sûr de rien.

 Il éprouva de la peine à se concentrer, mais une inscription sur un panneau du quai ne tarda pas à attirer son regard : 

WESTBORO

Cela ne signifiait rien pour lui. Mais la deuxième chose qui attira son attention prit un sens précis.

Une autre rame avait suivi la sienne et juste en face de lui venait de surgir une foule de gens absorbés par une seule pensée : poursuivre leur chemin coûte que coûte.

Ils arrivèrent à sa rencontre tous à la fois, formant une turbulente masse humaine qui poussait, jouait des coudes et jurait. Il n'évita les uns que pour se heurter aux autres. Il ne dut son salut qu'au brusque écart qu'il fit et qui lui valut plus loin de s'étaler de tout son long sur le froid ciment du quai.

Il se releva, reprit tant bien que mal son équilibre, et regarda l'inscription sur le panneau. C'était toujours Westboro. Et cela ne lui disait toujours rien.

Il était perdu.

Le pire c'est qu'il ne pouvait se rappeler d'où il venait pour s'être ainsi perdu.

Il fit demi-tour, afin de marcher, au hasard, et entra en collision avec un gamin qui mangeait une pomme.

Le petit garçon réagit d'une manière étrange.

 « Laissez-moi tranquille, espèce de crasseux ! » fit-il en lâchant sa pomme, et il se sauva, très effrayé. 

L'homme rougit de confusion, mais l'apostrophe du gamin l'obligea à se regarder de haut en bas.

Il vit qu'il était sale. Crasseux. Sa chemise – qui avait dû être blanche, jadis – était déchirée au coude et toute maculée, les pointes de ses souliers avaient blanchi à l'endroit où le cirage noir s'était complètement usé, son pantalon ne donnait pas l'impression d'avoir jamais reçu de coup de fer et la jambe droite en était fendue depuis le genou jusqu'au revers.

Deux filles de moins de vingt ans pouffèrent de rire sur son passage.

Il se rendit compte que les autres gens ne l'avaient même pas remarqué.

 « Dites donc, visez voir c'te cloche ! » fit remarquer un gros loustic à ses trois copains de vadrouille. 

 « Une cloche, » songea l'homme, et il tendit la main vers sa poche-revolver. 

Plus de portefeuille. Mais il en avait eu un, il en était sûr, tout récemment, car il avait l'impression très nette qu'il avait disparu. Quelqu'un avait dû le lui voler, à moins qu'il ne l'ait perdu. Dans cette foule ou dans la rame de métro, ou bien auparavant… Il ne pouvait se rappeler où il avait été auparavant.

Cette perte de mémoire lui parut familière et il fit un effort pour essayer de réfléchir. Mais il n'y avait rien de stable dans son esprit, rien à quoi il pût se raccrocher. Sa tête n'était plus vide, mais il y régnait un drôle d'embrouillamini. Il se rappela vaguement qu'il avait cherché de l'argent. Il fouilla dans ses autres poches.

Il ne trouva qu'un mouchoir sale et deux cents.

Le contact des pièces de monnaie lui rafraîchit la mémoire.

Il se tâta rapidement le pouls. Jamais, à sa connaissance, il n'avait battu avec une telle lenteur. Bien sûr, il y avait eu certaines occasions où… mais alors le médecin s'était toujours trouvé à proximité. Or, cette fois-ci, alors qu'il se sentait dans un était si critique – il leva de nouveau les yeux vers l'inscription Westboro – il s'était égaré. 

Peut-être que là-haut, dans les rues, il reconnaîtrait quelque chose.

Il prit d'assaut les premières marches de l'escalier, mais fut vite essoufflé et dut monter lentement jusqu'au tourniquet. Un bras de fer lui coupa son élan alors qu'il s'apprêtait à le franchir et une douleur aiguë lui traversa l'aine.

 « C'est par là qu'on entre, mon pote, » l'avertit quelqu'un, et les rires que souleva la remarque firent tiquer l'homme. Il aperçut l'écriteau de la sortie et s'y dirigea rapidement. 

Il y avait des lumières dans le soir, juste devant lui, lorsqu'il heurta une femme chargée de paquets. Ils se répandirent par terre. « Excusez-moi, » dit-il et, tandis qu'elle s'indignait, il hâta le pas pour sortir dans la rue, où régnait l'air frais de la nuit tombante.

 

Il ne marchait plus et s'accotait contre la porte de l'Auberge des Six Chevaux, qui exhibait fièrement son enseigne en néon bleu et blanc. 

Il n'avait rien reconnu.

Un policeman lui avait dit de circuler s'il ne voulait pas faire connaissance avec son gros bâton.

Le patron d'un drugstore, à sa demande d'utiliser le téléphone, lui avait répondu en le menaçant d'appeler l'agent à la matraque.

Une pièce de dix cents ! Dix cents ! 

Il se rappela son Shakespeare.

Mon royaume pour un… cheval ? Six chevaux. Il se pouvait, il se pouvait qu'à l'Auberge des Six Chevaux 

Un homme courtaud qui formait, devant le comptoir, la moitié de la clientèle, était en train d'attirer l'attention du barman sur le fait que les six chevaux de l'enseigne extérieure étaient plus nombreux que les consommateurs.

 « Va donc au diable, » grommela le barman en réponse à sa remarque. 

 « Si je le faisais, » répondit le nabot, « Georges que voici serait Uncas, le Dernier des Mohicans, et il n'y aurait plus que lui pour monter tes six étalons. » 

 « Comment sais-tu que c'est des étalons ? » demanda Georges. Il était maigre, minable et harassé, il avait l'air d'avoir passé une rude journée à tirer les sonnettes pour essayer de placer des aspirateurs. 

La porte d'entrée claqua et trois paires d'yeux se braquèrent sur l'individu malpropre qui entrait.

 « Voilà un mendigot qui s'amène, » annonça Pete, le barman. 

 « S'il vous plaît, » fit l'homme, d'une voix faible et chevrotante. 

 « Avant de me jouer ta scène, mon pote, » dit Pete, « comprends bien ceci : personne n'a rien gratuitement ici, ce n'est pas une œuvre de bienfaisance, ni un asile. C'est une maison de commerce comme toutes les autres. » 

 « Une très florissante maison de commerce, » railla le Courtaud. 

 « S'il vous plaît, dix cents, j'ai besoin de dix cents, c'est tout ce dont…» 

 « Dix cents ? » s'esclaffa Georges. « Pourquoi ? Pour une tasse de café ? Ici c'est un établissement de classe supérieure. On y paye la bière quinze cents. » 

Le Courtaud ajouta en grognant : « Peut-être qu'il veut téléphoner à sa poule. »

 « J'ai besoin de dix cents, » fit l'homme, en se penchant sur le comptoir pour y trouver un appui. 

 « C'est vraiment une question de vie ou de mort, quoi ? » dit Georges. 

 « Oui. Regardez… là, j'ai deux cents, prenez-les. » 

Pete regarda d'un air soupçonneux les deux pièces de monnaie. « Nous n'avons rien à vendre pour deux cents. »

 « Vous prenez les deux cents, mais vous m'en donnez dix. Je vous en prie. » 

 « Cet homme d'affaires a de l'astuce, » fit remarquer Georges. 

 « Riche idée, » déclara Pete. « Est-ce que tu espères vraiment acheter dix cents pour deux ? » 

 « Il vient de remarquer que tu fais de bonnes affaires, » dit le Courtaud. « Il se figure que tu peux supporter cette perte. » 

 « Mon vieux, ça me fait bouillir, » dit Pete. « Ces pleure-misère professionnels se font plus en une semaine que je n'en gagne en un mois. » 

 « Si tu continues à parler ainsi, ce malfrat aura envie d'acheter ta boîte pour deux cents, » fit Courtaud. 

 « Ça ne les vaut pas, » dit Georges, en cognant sur le comptoir son verre vide. « Remets-moi ça, » demanda-t-il à Pete. 

Tandis que Pete avait le dos tourné, l'homme s'élança vers la monnaie qu'il venait de rendre à Georges.

 « Fais gaffe, » avertit le Courtaud. 

Georges n'avait pas besoin d'être prévenu. Il avait vu le type loucher sur son argent et avait espéré un tel geste. Écrasant d'un crochet du droit la tempe de l'individu, il se défoula après une journée de travail infructueux.

L'homme se répandit par terre et ne bougea plus.

 

 « Tu parles d'une talmouse, » fit Courtaud, admiratif. « Tu aurais pu le tuer. » 

 « Il n'a pas l'air de beaucoup remuer, » dit Pete, en quittant son comptoir. « Je ferais bien de jeter un coup d'œil. » 

 « Mon vieux, je ne l'ai pas frappé si fort que ça. » 

 « En tout cas, vieux, il l'a sûrement cherché, » dit Courtaud. « Moi et Pete on est témoins pour dire aux flics que c'était un pirate qui a essayé de te voler ton argent. D'accord, Pete ? » 

 « Georges, le pouls du type ne bat plus, » proféra Pete. 

 « Qu'équ'tu vas faire, Georges ? » s'enquit le Courtaud. 

 « Écrase un peu et attends une minute, » dit Pete. « Je crois qu'il essaye de dire quelque chose. » 

Le regard de l'homme implora le trio à tour de rôle. Ses lèvres articulèrent calmement le message :

 « Dix cents. » 

 « Formid ! Tu parles d'une suite dans les idées, » fit le Courtaud. 

Georges examina sa monnaie sur le comptoir.

Il ramassa une pièce de dix cents.

 « Dis donc, » s'étonna le Courtaud, « qu'est-ce que tu fais ? » 

 « La ferme, » intervint Pete. « Le fric de Georges lui appartient. Ce qu'il en fait ne regarde que lui. » 

 « Voyons, » dit Georges, « je n'avais pas l'intention de te frapper si fort. Je veux dire que je t'ai cogné dessus si fort que toute ma main me fait mal. Alors voilà, tu peux avoir la pièce, elle ne me manquera pas. » 

Il serra la pièce dans la paume de l'homme.

 

 « Quelle salade ! » dit le Courtaud. Il fut le premier des trois à rompre le silence après le départ de l'homme, un quart d'heure plus tôt. 

Georges se contempla dans la glace qui se trouvait derrière le comptoir, comme s'il quêtait une profonde vérité dans le reflet de sa propre image. « Il a dit… il a dit : Déboutonnez ma chemise, et alors…» Georges fit sonner quelques pièces dans sa main. « Alors il a pris cette pièce minable. Dix cents. Une pièce de dix cents… Trois fois rien…» 

Pete se versa un scotch. « En tout cas, qu'est-ce que ce type, » dit-il, « qui se balade avec une fente d'appareil à sous au milieu de la poitrine, dans laquelle il fourre des pièces de dix cents ? »

 « Ouais, » acquiesça Georges, « et qui fait tic-tac, en plus de ça ! » 

 

Traduit par Paul Alpérine.

Titre original : Rundown

Parution aux U.S.A. :

If, mai 1963. 

 

 

 

 

Qui était-il réellement ? Quelle terrible mission accomplissait-il en affrontant…

 

LE ROI DE LA VILLE

 

par KEITH LAUMER

 

ILLUSTRÉ PAR FINLAY

 

 

Immobile dans l'ombre, je considérai le terrain vague contre le grillage crevé duquel le vent amoncelait les détritus et le panneau lumineux où l'on pouvait lire HAUG – ESCORTE. Des véhicules balafrés s'alignaient le long d'une rampe craquelée. Il y avait longtemps qu'ils n'avaient pas subi l'indignité du lavage. Le bâtiment de deux étages, une ancienne maison de campagne, ne portait plus trace de peinture en dehors des lettres jaunes, hautes de trente centimètres, de l'enseigne qui surmontait la porte du bureau. 

Le préposé, un bonhomme trapu et large d'épaules, aux petits yeux en vrille et dont les joues se hérissaient d'une barbe de vingt-quatre heures, mordillait un cigare. Il me toisa.

 « Le tarif d'une escorte porte à porte, ça fait deux cent mille dollars, » m'annonça-t-il. « Mais nous vous donnons notre garantie. » 

 « Qu'est-ce que vous garantissez ? » 

Il agita la main qui tenait le cigare. « Nous vous garantissons de vous conduire jusqu'à la ville et de vous ramener entier. » Il examina son cigare et ajouta : « Si quelqu'un ne vous troue pas la paillasse avant. »

 « Et un aller simple ? » 

 « Il faut bien que le chauffeur revienne, non ? » 

J'avais dépensé ma dernière pièce de dix dollars huit heures auparavant pour boire un café. Mais il fallait que je pénètre dans la ville. Je n'avais plus que cette idée en tête.

Je dis : « Vous m'avez mal compris. Je ne suis pas un client. Je cherche du travail. »

 « Ouais ? » Il me contempla avec une expression différente, l'expression que peut avoir un type qui vient de se trouver une petite amie lorsque celle-ci lui déclare tout à trac : « Ça fera tant. » 

 « Est-ce que vous connaissez Granyauk ? » 

 « Un peu ! » répondis-je. « C'est là que j'ai été élevé. » 

Après m'avoir posé encore quelques questions, il appuya sur un bouton entouré d'un cercle de crasse qui saillait sur le mur. Derrière la porte, j'entendis une chaise grincer. Un grand type osseux fit son entrée. Des poings comme des battoirs et un cou musclé en plein milieu duquel on voyait monter et descendre sa pomme d'Adam.

Mon interlocuteur me désigna d'un signe de tête.

 « Vire-moi ce gars-là, Lefty. » 

Lefty m'adressa un regard lourd de reproches, contourna le bureau et leva le bras pour m'empoigner. Je me penchai de côté et lui envoyai un vrai marron sur le coin du menton. Il vacilla et s'assit.

Je dis : « Ça va, j'ai compris. Je n'ai besoin de personne. » Et je me dirigeai vers la porte.

 « Ne partez pas si vite. Lefty me sert à faire la différence entre les godelureaux et les hommes. » 

 « Ça veut dire que vous m'embauchez ? » 

Le gars poussa un soupir. « Vous arrivez au bon moment. Je suis à court de garçons à la hauteur. »

J'aidai Lefty à se remettre debout, époussetai une chaise avant de m'asseoir et j'eus droit à un laïus d'une demi-heure sur la situation qui régnait en ville. Elle n'était pas bonne. Ensuite, je montai au premier pour attendre un appel dans le bureau d'ordres.

 

Vers dix heures, Lefty vint me rejoindre. J'étais plongé dans l'étude des cartes de la ville.

 « Venez voir, vous, » laissa-t-il tomber. 

Le mec au visage chafouin qui me soufflait sa fumée dans la figure se laissa glisser de son tabouret et lâcha sa cigarette qu'il écrasa d'un coup de talon.

 « Pas toi, » dit Lefty. « L'autre… le nouveau. » 

Je bouclai la ceinture de ma veste et descendis derrière lui l'escalier obscur. Nous traversâmes une piste jonchée de débris, éclairée par des poly-arcs, pour rejoindre Haug qui était en train de parler avec quelqu'un que je n'avais pas encore vu.

Il m'adressa un regard en coin et tourna à nouveau son attention vers l'étranger, un bonhomme qui devait avoir une cinquantaine d'années. Un visage aimable, des vêtements coûteux…

 « Je vous présente Smith, Mr. Stenn, » lui dit Haug. « Il va vous escorter. Vous ferez ce qu'il vous dira de faire. Il vous conduira en ville et vous ramènera entier. » 

Le client m'examina. « Compte tenu du prix, j'espère sincèrement qu'il en ira ainsi, » murmura-t-il.

 « Vous allez prendre la 16, Smith. » Haug tapota la calandre d'une bagnole à la carrosserie d'un jaune agressif ornée de plusieurs plaques d'identification – toutes exigées par une bonne douzaine de services municipaux rivaux. 

Il dut remarquer quelque chose dans l'expression de Stenn car il ajouta : « Cette tire n'est peut-être pas élégante mais elle possède un blindage intégral, des gyros tout ce qu'il y a de solide, des pare-chocs à toute épreuve et une mécanique increvable. »

Stenn acquiesça et s'introduisit à l'intérieur du tacot.

Je m'installai devant, réglai le siège et m'organisai pour avoir un peu de place. Je mis la turbine en marche. Le moulin avait l'air de tourner rond.

 « Vous devriez mettre la ceinture de sécurité, Mr. Stenn, » dis-je à mon passager. « Vous me donnerez vos instructions en cours de route. » 

Je quittai l'entrepôt. Dès que nous fûmes sur la route, je poussai à 130. À en juger par le bond que fit la bagnole, il devait y avoir un bon mégacheval sous son capot. Après tout, peut-être que Haug n'avait pas dit de blagues. Je pressai mon coude contre le pistolet à énergie fixé sous mon aisselle.

Cela me faisait plaisir de sentir son contact. Peut-être qu'avec lui et avec cette trottinette, je pourrais quand même aller où je voulais et en revenir.

 « C'est dans le quartier de Manhattan que je désire aller, » m'annonça Stenn. 

Cela me convenait parfaitement. En fait, c'était la première fois que la chance me souriait depuis que j'avais brûlé mon uniforme. Je jetai un coup d'œil dans le rétroviseur. Le visage de mon client était toujours aussi inexpressif. On aurait dit un bon petit père tranquille qui avait envie d'entrer dans la cage aux tigres.

 « C'est un coin très dangereux, Mr. Stenn, » lui dis-je. Il ne me répondit pas. 

J'insistai : « Il n'y a pas beaucoup de touristes qui vont dans ce quartier-là. » J'essayai de le cuisiner.

 « Je suis un homme d'affaires, » lâcha-t-il. 

Je laissai tomber. Peut-être qu'il savait ce qu'il faisait. Pour ce qui était de moi, je n'avais pas le choix. J'avais un indice fragile et il fallait que je l'exploite jusqu'au bout. J'appuyai à fond sur l'accélérateur.

Un quart d'heure plus tard, j'aperçus le signal rouge. Haug m'avait mis au parfum. Je ralentis et je dis à Stenn : « Voilà le premier barrage. Le type qui s'en occupe est un nommé Joe Naples. Tout ce qu'il veut, c'est toucher le péage. Je m'occuperai de lui. Vous, restez assis sans bouger. Quoi qu'il arrive, ne dites rien, ne faites rien. Vous m'avez compris ? »

 « Je vous ai compris, » répondit doucement Stenn. 

Des pieux antitanks surgirent dans la lumière de mes phares. Je freinai et mis pied à terre.

 « Rappelez-vous ce que je vous ai dit, Mr. Stenn. Ne bougez pas, quoi qu'il arrive. » 

Je m'avançai en restant dans le faisceau de mes phares.

Une voix s'éleva.

 « Éteins, face de rat. » 

Je rebroussai chemin et coupai mes feux. Trois hommes s'approchèrent nonchalamment. « Lève voir un peu les mains, tordu. »

L'un d'eux dominait ses compagnons de la tête. La lueur rouge du feu de signalisation était trop faible pour que je puisse distinguer son visage mais je savais qui il était.

 « Salut, Naples, » lui dis-je. 

Il fit un pas vers moi. « Tu me connais ? »

 « Pardi ! La première chose que m'a dit Haug, ç'a été de me prier de présenter ses respects à Mr. Naples. » 

Il éclata de rire. « Vous entendez ça, les gars ? J'ai une drôle de réputation à l'extérieur ! »

 

Redevenant sérieux, il me dévisagea. « Je ne t'ai encore jamais vu. »

 « C'est mon premier voyage. » 

Du pouce, il désigna la bagnole :

 « Qui c'est, ton client ? » 

 « Un certain Stenn. Il est dans les affaires. » 

 « Ouais ? Quel genre d'affaires ? » 

Je hochai la tête. « On ne pose pas de questions indiscrètes à la clientèle. »

 « On va voir la tête qu'il a. » Naples se dirigea vers la voiture, encadré par ses deux copains. Je les suivis. Il examina Stenn qui, l'air détendu, regardait droit devant lui. Apparemment satisfait, Naples s'éloigna et adressa un signe de tête à l'un de ses gardes du corps. Les deux hommes s'écartèrent. 

Le second, un type court sur pattes, qui avait une tête en pain de sucre, l'air d'un apache et qui était vêtu d'une salopette graisseuse s'immobilisa devant la bagnole, le regard braqué sur Stenn. Il sortit de sa poche une gros pistolet démodé, ouvrit la portière, visa la tempe de mon client et appuya sur la détente.

Le chien se rabattit avec un bruit sec.

 « Pan ! » fit le gars en rempochant son artillerie. Il referma la portière et revint à la hauteur de Naples. 

Celui-ci m'appela. « Je pense que tu joues peut-être franc-jeu. Ce sera le tarif normal. Cinq cents tickets en vieilles coupures fédérales. »

Maintenant, il fallait être prudent. Impassible, je sortis lentement – très lentement – mon portefeuille et lui tendis une liasse.

Naples regarda l'argent sans bouger. Le costaud à la salopette crapoteuse s'approcha et, brusquement, il m'envoya un coup sur le poignet avec le tranchant de la main. J'étais prêt. Mon bras se détendit. J'atteignis le truand à la base du cou et il s'effondra.

J'avais toujours l'oseille.

 « Cet espèce de clown n'est pas digne d'appartenir à l'organisation de Naples, » murmurai-je. 

Naples baissa les yeux sur l'homme inconscient et lui enfonça le pied dans les côtes.

 « Ouais… C'est un clown. » Il prit l'argent que je lui tendais et le fourra dans sa poche de chemise. 

 « O.K., bonhomme. Mon bon souvenir à Haug. » 

Je repris place derrière le volant et démarrai. Naples était penché au-dessus du corps de son acolyte. Il lui prit son pistolet, l'arma, visa. Il y eut une détonation sèche. Naples me sourit et me lança : « Il n'est pas digne de faire partie de l'organisation de Naples. »

J'agitai vaguement la main et appuyai sur l'accélérateur.

 

 

2

 

J'entendis bourdonner le micro inséré dans mon oreille. Je poussai un grognement inarticulé tandis qu'une voix déformée retentissait : « Smith, écoutez-moi bien. Quand vous arriverez à la patte d'oie, prenez la rocade. Allez-y mollo et arrêtez-vous à la station 9. Vous avez pigé ? » 

Je reconnaissais cette voix. C'était celle de Lefty, le bras droit de Haug. Je ne répondis pas.

 « Qu'est-ce que c'était, cet appel ? » demanda Stenn. 

 « Je ne sais pas. Rien. » 

J'aperçus les feux de signalisation de l'embranchement.

Je lâchai un peu le champignon et me mis à réfléchir. Je me dis qu'il fallait que je passe. Mon boulot était de conduire le client là où il voulait être conduit. C'était déjà assez coton sans faire de détours. J'appuyai à nouveau sur l'accélérateur et m'engageai sur l'autoroute en faisant hurler mes gyros.

La voix de Lefty vibra à nouveau dans le micro. Il avait l'air furieux : « À quoi tu joues, patate ? Tu viens juste de dépasser la rocade…»

Je répondis : « Exact. Mon job, c'est de conduire le gars et de le ramener. Pas la peine de nous rappeler. C'est nous qui vous rappellerons. »

L'autre poussa un long soupir.

 « T'as encore beaucoup de choses à apprendre, mon pote. Ce gazier-là, il a un foutu matelas de billets. Je l'ai vu quand il a payé Haug. Si tu veux, tu seras dans le coup. Je vais t'expliquer la coupure…» 

Il me donna des instructions détaillées. Quand il eut fini, je dis : « C'est pas la peine d'attendre mon retour. »

J'arrachai le micro de mon oreille et le laissai tomber dans le vide-ordures. Je roulai en silence pendant un bon moment.

Je commençai à m'y retrouver. Ce tronçon de l'autoroute avait été ouvert à la circulation un an avant que je ne quitte la maison. Il n'avait pas changé depuis, sauf que la circulation était nulle et que les fenêtres étaient noires.

J'étais en train de me demander comment Lefty allait réagir quand je vis l'éclat de deux phares. Une voiture arrivait par une voie latérale. Elle accéléra pour rouler à la même vitesse que moi. Je mis toute la gomme. J'entendis un bruit assourdissant et des éclats de verre dégringolèrent sur moi. Je me retournai. Il y avait un trou dans le dôme transparent juste au-dessus du siège arrière.

 « Planquez-vous ! » hurlai-je. Stenn se plia en deux. 

Les phares qui me suivaient gagnaient du terrain. J'ajustai mon rétroviseur. C'était une voiture de combat de trois tonnes munie de deux canons jumelés à répétition. À côté, ma bagnole ne faisait pas le poids. L'accélérateur au plancher, je me creusai la cervelle à la recherche d'une idée. Je finis par en trouver une. Elle n'était pas sensationnelle mais il n'y avait pas mieux.

Un peu plus loin, à six ou sept cents mètres, il y avait une dérivation qui avait provoqué plus d'un carambouillage dans les mois qui avaient suivi l'inauguration de ce tronçon. Peut-être que les collègues ignoraient ce détail.

Ils allaient bientôt parvenir à ma hauteur. Je ralentis un brin et serrai ma droite. Les poursuivants se rapprochèrent. Ils me talonnaient. Il y eut deux nouvelles détonations mais, cette fois, je ne reçus pas de débris de verre. À présent, je roulais sur le pavé. J'apercevais vaguement le signal indiquant le terre-plein.

Au dernier moment, je braquai à droite, passai à trente centimètres du garde-fou de béton et pris le virage à deux cents à l'heure dans un mugissement de gyros. La voiture de combat parut exploser.

J'avais quitté la route. Je me battis avec mon volant, fis une trouée dans les buissons et, miraculeusement, je me retrouvai à nouveau sur la chaussée. Je m'arrêtai.

Après avoir respiré profondément, je me retournai. Les débris fumants de la voiture de combat étaient éparpillés sur deux cents mètres. Si j'avais mal calculé mon coup, ç'aurait été la mienne qui serait maintenant dans cet état.

J'examinai ma carrosserie. Il y avait trois trous, juste au niveau de la tête du passager. Un tir bien groupé. Tranquillement, Stenn époussetait sa veste couverte de poussière de verre.

 « Parfaitement manœuvré, Mr. Smith. Reprenons-nous la route ? » 

 « Il serait peut-être temps de jouer cartes sur table, Stenn. » 

Il haussa légèrement les sourcils.

Je repris : « Quand le petit copain de Joe Naples a braqué son feu sur votre tempe, vous n'avez pas sourcillé. »

 « Je crois que c'étaient vos instructions, » fit-il d'une voix douce. 

 « Vous vous défendez rudement bien pour un simple homme d'affaires ! Et vous ne semblez pas avoir la moindre trouille après l'expérience que nous venons de vivre et qui a été pour le moins éprouvante. » 

 « J'ai pleinement confiance en vous…» 

 « Ne dites pas d'idioties, Stenn. Ces trois impacts sont joliment groupés, non ? Le gars était un bon viseur. Et c'est vous qu'il visait. » 

Une lueur d'amusement passa dans le regard de Stenn. « Pourquoi moi ? »

 « Au début, j'ai cru que ces terreurs voulaient me donner une petite leçon. Mais j'ai changé d'avis quand j'ai vu comment ils avaient tiré. » 

Stenn me considéra d'un air songeur. Il leva le bras et ôta le micro caché dans son oreille.

 « C'est le frère jumeau de celui que vous avez jeté, » dit-il. « Mr. Haug a eu l'amabilité de m'en faire cadeau… moyennant finances. Je vous avouerai que, en arrivant à la patte d'oie, j'avais un revolver à la main. Si vous aviez tourné comme on vous y invitait, j'aurais arrêté la voiture, je vous aurais abattu et j'aurais poursuivi mon chemin tout seul. Heureusement, vous avez préféré ne pas céder à la tentation pour des raisons qui vous regardent…» Il me décocha un regard interrogateur. 

 « C'est peut-être que je suis suffisamment cornichon pour prendre mon boulot au sérieux. » 

 « Peut-être. » 

 « Que venez-vous faire exactement ici, Stenn ? Franchement, je n'ai pas le temps d'être mêlé à vos histoires. » 

 « Vraiment ? C'est à se demander si vous n'avez pas quelqu'affaire en tête. Mais cela ne me regarde pas. On repart ? » 

Je le regardai avec la tête du type à qui on ne la fait pas.

 « Ouais, on repart. » 

 

Vingt minutes plus tard, nous entrions en ville. Les lumières de la cité éclairaient le ciel et quelque chose tressaillit au fond de moi. Le retour de l'enfant prodigue…

Cette impression nostalgique disparut vite. Huit ans après, il ne restait plus rien qui pût m'accueillir. La ville n'aimait pas les intrus. Si on l'oubliait, on ne faisait pas de vieux os.

Je ne vis la voiture à réaction que lorsqu'elle me doubla.

Je braquai et donnai un coup de patin avec la vague idée de me laisser dépasser et de faire demi-tour. Mais elle resta à ma hauteur. Il y eut un hurlement de métal, un crissement de gomme. Je dérapai et m'immobilisai contre le parapet. La voiture à réaction m'avait fait une queue de poisson. Mes pneus hurlaient encore quand son capot s'ouvrit et que les canon de deux pistolets en jaillirent. Je gardai les mains sur le volant, bien en vue.

Je me demandai de qui il s'agissait, cette fois.

Deux hommes mirent pied à terre et s'approchèrent de ma bagnole. Le premier, un gars bien baraqué, au type slave, vêtu d'un blouson militaire, me fit signe. Je descendis en prenant soin d'éviter les gestes brusques. Stenn me suivit. Le vent était froid et ses rafales chargées de bruine me giflaient les joues. Les poly-arcs plaquaient des ombres dures sur les visages.

Le plus petit des deux hommes repoussa Stenn contre la bagnole. Le Slave me fit à nouveau signe et je m'approchai docilement de lui. Il s'empara de mon portefeuille qu'il glissa dans sa poche sans même le regarder. Son copain dit quelque chose à mon client, puis j'entendis le bruit d'un coup. Je tournai la tête – lentement pour ne pas exciter mon ange gardien. Stenn était en train de se relever. Il retourna ses poches, laissant tomber à terre tout ce qu'elles contenaient. Le vent fit tourbillonner des papiers. C'est fou ce qu'il trimballait comme papiers !

Le gorille maugréa quelque chose et Stenn enleva son manteau, le retourna, le secoua. L'autre hocha la tête et fit signe à mon Slave en fixant les yeux sur moi. J'essayai de lire dans ses pensées. Je me dirigeai vers la bagnole. Je devais avoir deviné juste car il ne tira pas. Le Slave remit son arme dans sa poche et s'empara du manteau de Stenn. Méthodiquement, il en déchira la doublure. Ne trouvant rien, il laissa choir le vêtement et l'écarta d'un coup de pied. Je changeai de position. Il pivota sur lui-même et, d'un revers, il m'envoya dinguer sur la tire.

 « T'occupes pas de lui, Double-Muscle, » fit son acolyte. « Maxy ne nous a pas donné d'instructions à propos de ce gazier. C'est rien qu'un escorteur. » 

Double-Muscle voulut sortir à nouveau son feu. Quelque chose me dit qu'il avait l'intention de s'en servir. C'est peut-être pour cela que j'ai fait ce que j'ai fait. Au moment où il enfonçait la main dans sa poche, mon bras se détendit ; je l'immobilisai et je sortis à mon tour mon artillerie. L'empoignant solidement par le col de son blouson, je lui enfonçai sèchement le canon dans les côtes. Il ne fit pas un geste. Il n'était pas aussi idiot qu'il en avait l'air.

Son copain recula d'un pas, le pistolet au poing.

 « Range ton truc, mon petit père, » lui dis-je. « Il n'y a pas de raisons pour qu'on se cherche des crosses. On va s'en aller chacun de notre côté. » 

Stenn gardait une immobilité de statue. Il avait toujours son air de père tranquille.

 « Tu te fais des illusions, mon pote, » murmura doucement le gorille. Personne ne bougeait. 

 « Même si tu es prêt à tirer sur ton petit camarade, je ne peux pas te rater, » insistai-je. « Mettons-nous d'accord et disons que c'est un match nul. » 

 « Maxy n'aime pas les matches nuls. » 

 « Stenn, » dis-je à mon client, « montez dans la voiture et repartez par où nous sommes venus. Et tâchez de ne pas ralentir pour lire les affiches. » 

Stenn ne fit pas un mouvement.

 « Dépêchez-vous ! Il ne tirera pas. » 

 « Je vous ai engagé pour que ce soit vous qui jouiez les scènes de bravoure, » répondit Stenn. 

 « Si vous avez une meilleure idée, c'est le moment de parler. Je ne vois pas d'autre solution pour vous en tirer. » 

Stenn dévisagea le gars au revolver.

 « Vous avez fait allusion à un certain Maxy. S'agirait-il par hasard de Mr. Max Arena ? » 

L'autre le regarda d'un air songeur.

 « Ça se pourrait. » 

Stenn s'approcha du Slave à pas lents. Prenant soin de ne pas se placer dans la ligne de tir, il plongea sa main dans la poche du blouson et s'empara du pistolet. Son complice plissa les yeux. Il fallait qu'il prenne une décision importante sur-le-champ.

Stenn s'écarta, le pistolet au poing.

 « Éloignez-vous de lui, Smith, » me dit-il. 

Je ne savais pas ce qu'il avait en tête mais ce n'était pas le moment de discuter ; J'obéis.

 « Lâchez votre revolver. » 

Je lui jetai un coup d'œil.

 « Vous êtes cinglé ou quoi ? » 

 « Je suis venu pour voir Mr. Arena, » répliqua-t-il. « Il me semble que c'est l'occasion ou jamais. » 

 « Vraiment ? Je…» 

 « Lâchez votre revolver, Smith. C'est mon dernier avertissement. » 

Je le lâchai.

Le gorille se tourna vivement vers Stenn. Il n'était pas sorti du pétrin.

 « Je voudrais que vous me conduisiez auprès de Mr. Arena, » lui dit Stenn. « J'ai une proposition à lui faire. » Il abaissa son revolver et le tendit à Double-Muscle. 

Le second abaissa à son tour son arme. J'avais l'impression qu'il avait mis un siècle avant de s'y décider.

 « Installe ce monsieur derrière, Double-Muscle. » L'individu me fit signe d'avancer et me surveilla tandis qu'il s'installait dans la voiture à réaction. 

 « T'as vraiment de bons copains, mon pote, » murmura-t-il. 

La voiture fit marche arrière et repartit en direction de la ville. Immobile sous les poly-arcs, je la vis disparaître au loin.

Mr. Arena était l'homme que je cherchais. C'était pour le trouver que j'étais venu en ville.