9
OBJECTIF LUNE
En ce troisième jour du voyage, la Lune se détachait, énorme, sur fond de ciel noir.
Siobhan avait dû se tordre le cou pour regarder par les petits hublots de verre épais du Komarov, étoilés par les micrométéorites. Mais quand elle repéra le croissant anguleux, elle éprouva un frisson émerveillé. Comme c’était étrange. Après les banalités du vol – l’infâme nourriture habituelle des compagnies aériennes, le mal de l’espace, le fonctionnement lamentable des toilettes en apesanteur –, la Lune elle-même surgissait des ténèbres pour l’accueillir, s’imposant à sa conscience avec une grâce massive et glacée.
Mais le plus remarquable était que même ici, dans sa cabine de la navette Terre-Lune, son portable fonctionnait.
— Perdita, demande au professeur Graf de superviser pour moi le travail de Bill Carel, veux-tu.
Bill était un de ses étudiants de troisième cycle qui travaillait sur l’analyse spectrale des structures de l’énergie sombre. Indiscipliné mais prometteur, il valait la peine qu’on s’intéresse à lui ; elle allait devoir faire confiance à ce bon vieux Joe Graf pour qu’il s’en aperçoive par lui-même.
— Oh, et demande-lui aussi s’il veut bien vérifier les épreuves de mon dernier article pour l’Astrophysical Journal. Il saura ce qu’il faut faire. Quoi d’autre ? Ma voiture était encore un peu capricieuse la dernière fois que je l’ai prise.
Le grand choc du 9 juin avait été un traumatisme pour les machines semi-conscientes autant que pour les humains ; des mois plus tard, beaucoup avaient encore du mal à s’en remettre.
— Elle a sans doute besoin de retourner en thérapie… Voyons, quoi d’autre ?
— Tu as un rendez-vous chez le dentiste, dit sa fille.
— Zut, c’est vrai ! Annule-le, veux-tu.
Elle explora avec sa langue la dent qui la faisait souffrir et se demanda quelle était la qualité des soins odontologiques sur la Lune.
Ses étudiants, sa voiture, ses dents. Ces fragments de sa vie à Milton Keynes, où elle occupait une chaire à l’Open University, paraissaient incongrus, et même absurdes, vus de l’espace interplanétaire. Et pourtant, quand l’alerte serait passée, les choses reprendraient leur cours ; il fallait s’efforcer d’en maintenir la cohésion en attendant que vienne ce moment.
Mais, bien sûr, ce n’était pas du train-train quotidien que voulait parler Perdita.
L’image de sa fille sur le petit écran du portable, bien que brouillée par les parasites, était assez bonne. Siobhan n’allait pas se plaindre des petites imperfections d’un système de télécommunication qui reliait désormais tous les êtres humains de deux mondes… et, comme s’en vantaient les opérateurs, s’étendrait aussi bientôt jusqu’à Mars. Mais le décalage avait quelque chose d’étrange, lui rappelant qu’elle était si loin de chez elle que, même à la vitesse de la lumière, le délai de mise en relation avec sa fille était perceptible.
Il ne fallut pas longtemps pour que la question de la sécurité de Siobhan revienne sur le tapis.
— Vraiment, tu n’as pas à t’inquiéter. Je suis entourée de gens extrêmement compétents qui savent exactement ce qu’ils ont à faire pour me protéger de tout danger. En fait, je serai sans doute bien plus en sécurité sur la Lune qu’à Londres.
— J’en doute beaucoup, répondit Perdita d’un ton de léger reproche. Tu n’es pas John Glenn, maman.
— Non, mais je n’ai pas à l’être.
Siobhan contint un mouvement d’affectueuse irritation. Et je n’ai que quarante-cinq ans ! Mais, se dit-elle avec un sentiment de culpabilité, n’était-ce pas exactement de cette façon qu’elle traitait sa propre mère quand elle en avait vingt ?
— Et il y a les éruptions solaires, poursuivit Perdita. Je me suis renseignée.
— Comme presque toute l’humanité depuis le 9 juin, rétorqua Siobhan d’un ton sarcastique.
— Les astronautes échappent à l’atmosphère et au champ magnétique terrestres. Ils ne sont donc pas protégés comme ils le seraient au sol.
Siobhan promena son portable autour d’elle pour montrer la cabine à Perdita. Prévue pour huit personnes, mais occupée uniquement par Siobhan, elle avait de solides parois dont la profondeur des alvéoles au fond desquelles étaient sertis les hublots dénotait l’épaisseur.
— Tu vois ? dit-elle en cognant sur le mur. Cinq centimètres d’aluminium et d’eau.
— Ça ne suffira pas en cas de grosse éruption, fit remarquer Perdita. En 1972, une éruption massive s’est déclarée à peine quelques mois après le retour sur Terre d’Apollo 16. Si les astronautes avaient été surpris à la surface de la Lune…
— Mais ils ne l’ont pas été. Et, à l’époque, il n’y avait pas de prévisions météo solaires. S’il y avait eu le moindre risque, on ne m’aurait pas laissé partir.
— En ce moment, le soleil est agité, maman, protesta Perdita. Ça ne fait que quatre mois que le 9 juin a eu lieu et personne ne sait quelle en a été la cause. Qui peut dire si les météorologues ont la moindre idée de ce qui se passe ?
— Eh bien, rétorqua Siobhan avec un léger énervement, c’est précisément pour ça que je vais sur la Lune. Et je ferais certainement bien de me remettre au travail, ma chérie…
Elle assura sa fille de son amour et, après lui avoir demandé de saluer sa propre mère, raccrocha avec un certain soulagement.
Bien sûr, elle soupçonnait que Perdita ne s’inquiétait pas vraiment pour sa sécurité, mais qu’elle était jalouse. La jeune femme ne supportait pas le fait que ce soit sa mère qui se trouve dans l’espace, et pas elle. Avec un sentiment de triomphe mâtiné de culpabilité, Siobhan regarda grossir la Lune par le hublot.
Siobhan était une enfant des années mil neuf cent quatre-vingt-dix. Les premiers pas des humains sur la Lune avaient eu lieu plus de vingt ans avant sa naissance. Elle avait toujours considéré les vestiges des missions Apollo, les images granuleuses d’astronautes au visage poupin dans leurs tenues pressurisées rigides, avec leurs drapeaux et leur technologie incroyablement primitive, comme un symptôme de la folie de l’époque révolue de la guerre froide, au même titre que la croyance aux soucoupes volantes et que les silos à missiles sous les champs de maïs du Kansas.
Quand, au tournant du siècle, la conquête de la Lune avait été relancée des deux côtés de l’Atlantique, Siobhan était restée tout aussi indifférente. Même en tant qu’étudiante dans une discipline scientifique, la chose lui avait semblé une affaire de garçons dominée par les aviateurs et les techniciens, une manœuvre du complexe militaro-industriel pour accroître son influence et sa richesse avec, au mieux, des objectifs scientifiques pour feuille de vigne, tout comme l’avaient toujours été les voyages dans l’espace.
Mais la reprise de l’exploration spatiale avait enflammé l’imagination d’une nouvelle génération – y compris la sienne, il fallait bien le reconnaître – et les choses avaient progressé plus vite que quiconque aurait pu le rêver.
Dès 2012, une nouvelle flotte d’astronefs comparables aux vaisseaux Apollo s’était envolée. Même si les vénérables capsules Soyouz assuraient encore la liaison avec la Station spatiale internationale, les braves mais défaillantes navettes spatiales avaient pris leur retraite. En attendant, on avait envoyé sur la Lune et sur Mars une flottille de véhicules d’exploration et des missions de prélèvement d’échantillons. D’ambitieuses sondes automatiques filaient plus loin encore dans l’espace, dont une extraordinaire entreprise de démilitarisation d’un système d’armement obsolète, Extirpator, destinée à cartographier l’ensemble du système solaire. Même si ce dernier ne faisait pas partie de son champ de recherche, Siobhan savait que les retombées en termes scientifiques de ces missions étaient positives. Cependant, il était exaspérant que la plupart des gens ne connaissent même pas l’existence des grands télescopes cosmologiques, telle la sonde de Quintessence anisotropique, dont les résultats nourrissaient sa carrière.
Pendant que tout cela se déroulait, les programmes de vols spatiaux habités américain et eurasiatique s’étaient peu à peu fondus l’un dans l’autre et, en 2015, l’homme avait de nouveau posé le pied sur la Lune, cette fois sous plusieurs pavillons. En 2037, il occupait son satellite de façon permanente depuis près de vingt ans, avec un effectif d’environ deux cents habitants à la base Clavius et ailleurs.
Tout juste quatre ans plus tôt, les premiers explorateurs avaient atteint Mars à bord du vaisseau Aurora 1. Les cyniques les plus endurcis n’avaient pu s’empêcher d’applaudir lors de la réalisation de ce vieux rêve.
La mission de Siobhan était importante : à la demande poliment formulée du Premier ministre d’Eurasie, elle avait été chargée de découvrir ce qui arrivait au soleil et de déterminer si la Terre risquait de vivre un autre 9 juin. Avec pour conséquence qu’elle, Siobhan McGorran, enfant de Belfast, avait été envoyée sur la Lune à bord d’un engin à quatre pattes insectoïdes, ressemblant à une version hypertrophiée des vieux modules lunaires des missions Apollo. Magnifique, exulta-t-elle. Pas étonnant que Perdita soit verte de jalousie.
Une porte s’ouvrit au fond de la cabine. Le capitaine de la navette en émergea et s’installa sur un siège libre. D’un murmure à Aristote, Siobhan éteignit la batterie d’écrans qui l’entourait.
Mario Ponzo était un Italien. Âgé d’une cinquantaine d’années, il était étonnamment rondouillard pour un pilote de l’espace, à en juger par la brioche qui tendait sa combinaison.
— Je regrette de ne pas avoir eu plus de temps pour vous faire la conversation, professeur, dit-il avec un accent mâtiné d’américain hérité de son passage à Houston, où ce natif de Rome avait suivi l’entraînement du centre spatial de la NASA. Simon s’est-il bien occupé de vous ?
— Très bien, merci, répondit-elle.
Puis elle ajouta après un temps d’hésitation :
— La nourriture est plutôt insipide, non ?
Mario haussa les épaules :
— Un effet secondaire de l’apesanteur, je le crains. Quelque chose à voir avec l’équilibre des fluides corporels. Une tragédie pour tous les astronautes italiens !
— Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir dormi aussi bien depuis que je suis adulte.
— J’en suis heureux. En fait, c’est la première fois que nous faisons ce trajet avec un seul passager…
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
— En un sens, c’est assez approprié, parce que le dernier vol de Vladimir Komarov était aussi en solo.
— Komarov… ? Oh, celui qui a donné son nom à la navette.
— C’est ça. Komarov est un héros, et pour les Russes, malgré tous leurs héros, ce n’est pas rien. C’était le pilote du tout premier Soyouz. Il y a eu un dysfonctionnement au cours de la rentrée dans l’atmosphère et Komarov est mort. Ce qui le rend héroïque, c’est qu’il est parti en sachant certainement que son vaisseau, qui n’avait jamais été testé, souffrait de graves défauts.
— Cette navette porte donc le nom d’un cosmonaute mort. Cela ne risque-t-il pas de porter malheur ?
Il sourit.
— Loin de la Terre, il semblerait que nous développions des superstitions différentes, professeur.
Il regarda en direction de ses écrans muets :
— Vous savez, nous n’avons pas l’habitude des petits secrets, ici. Ce n’est pas encouragé. Nous devons tous travailler en équipe pour rester en vie. Le secret est destructeur, professeur, mauvais pour le moral. Et je n’ai jamais rien connu de comparable à la chape de silence qui pèse sur vous et sur votre mission.
— Je vous comprends, dit-elle sans se mouiller.
Il frotta son menton couvert d’une barbe de trois jours ; il lui avait expliqué qu’il ne se rasait jamais dans l’espace pour éviter le problème des poils de barbe qui flottaient dans toute la cabine.
— En plus, poursuivit-il, les faisceaux de communication entre la Terre et la Lune sont notoirement sous-dimensionnés. Un vrai goulet d’étranglement. Si je voulais empêcher une information sensible de se répandre sur les réseaux mondiaux, la Lune serait un excellent endroit pour la dissimuler.
Il avait raison, bien sûr ; la facilité avec laquelle il était possible de protéger les discussions sur la Lune était la raison principale pour laquelle on l’y avait envoyée, plutôt que de faire venir sur Terre les spécialistes qui y étaient installés. Elle dit :
— Mais vous savez que je suis une émissaire du Premier ministre d’Eurasie en personne. Je suis sûre que vous comprenez que les consignes de sécurité auxquelles je suis astreinte me sont imposées par des gens beaucoup plus haut placés que moi.
Ne cherchez donc pas à me tirer les vers du nez, ajouta-t-elle intérieurement. Et elle retourna à ses écrans :
— Maintenant, si vous voulez bien…
— Vous faites encore des recherches ? Je pense qu’il est un peu tard pour ça.
Il jeta un coup d’œil par le hublot.
La vue sur l’écrasant croissant de Lune avait été remplacée par une marbrure d’un noir profond et d’un marron clair lumineux qui défilait derrière le hublot.
— Vous pouvez voir en ce moment le cratère Clavius, professeur, dit doucement Mario.
Elle regarda attentivement. Clavius, au sud de Tycho, était si vaste que le fond en était convexe, épousant la courbure de la Lune. Au fur et à mesure de la descente, elle commença à distinguer au fond de cette immense cuvette de plus petits cratères de toutes tailles, imbriqués les uns dans les autres à perte de vue. C’était un paysage étrange, labouré comme un champ de bataille de la Grande Guerre, peut-être. Puis, émergeant de l’ombre de la paroi, elle vit une fine ligne, un scintillant fil d’or posé sur le sol gris de la Lune. Ce devait être la Fronde de David, le nouveau système de lancement électromagnétique, encore inachevé, mais déjà constitué d’un puissant rail de plus d’un kilomètre de longueur. D’où elle se trouvait, elle pouvait déjà voir que l’homme avait apposé sa marque sur la face de la Lune.
Mario observait sa réaction.
— Surprenant, n’est-ce pas ?
Et il sortit préparer l’alunissage.