CHAPITRE XXIII

Les jours s’écoulaient. L’été avait succédé au printemps. La chaleur était plus forte encore. Le climat militaire, pareil à une coupe en cristal placée dans le four de ces journées de canicule, s’approchait de son point de rupture qui le ferait éclater en une bataille titanesque. Désormais, Napoléon passait tous les jours des troupes en revue. De même, il inspectait souvent ses ponts, soucieux à l’idée que les Autrichiens réitèrent la tactique des ponts rompus d’Essling. Ces ouvrages impressionnaient. Il y en avait partout, comme s’il avait fallu sans cesse en construire pour faire oublier les effondrements répétés des premiers. Ils reliaient la rive ouest à l’île de Lobau et aux îles voisines et ces îles entre elles, tissant une sorte de toile d’araignée. On avait même installé des réverbères sur certains d’entre eux. On les protégeait par des estacades de pilotis en amont, des fortifications surchargées de canons, des troupes, la flottille des dix canonnières et une myriade de petites embarcations. 

Pendant ce temps, Margont, Lefîne, Relmyer, Pagin et Luise essayaient d’en apprendre un peu plus sur les trente-deux suspects en interrogeant des Viennois réticents à parler. Ils se heurtaient à tant d’obstacles que, petit à petit, le découragement les gagnait. Relmyer était convaincu que l’assassin avait trafiqué lui-même les registres. Trop de noms avaient été rajoutés : un complice aurait fini par deviner ce qui se passait, or qui pouvait accepter de s’associer à une telle ignominie ? Par conséquent, contre l’avis de Margont, il s’était mis à rayer les noms de ceux qui, manifestement, ne pouvaient pas être le meurtrier qu’ils traquaient. Il les traitait comme des suspects innocentés. Pas de gris, uniquement un monde en noir et blanc. De plus, si cette hypothèse n’était pas la bonne, leur enquête risquait de tourner court et Relmyer ne pouvait tout simplement pas envisager une telle option. Il s’obstinait donc à espérer que l’une des biographies et l’une des descriptions physiques coïncideraient avec ce qu’ils savaient de l’assassin. Un autre problème subsistait. Leur liste de suspects était forcément incomplète. Relmyer, qui en était conscient, devenait de plus en plus tendu. L’heure qui tournait l’obsédait et les nuits le conduisaient au bord de l’exaspération. Selon lui, personne ne se renseignait assez vite. Régulièrement, ils se rassemblaient dans un café pour faire le point, mais même ce genre de lieu ne parvenait plus à soulager leur tension. 

Le 14 juin, à Raab, le prince Eugène avait remporté une grande victoire sur les soldats de l’archiduc Jean et ses renforts hongrois. Le 24 juin, il battit une seconde fois les Autrichiens, soutenus cette fois par des Croates. Le prince Eugène se retrouva alors libre de pouvoir rejoindre Napoléon. Peu de temps après, on vit apparaître les premiers éléments de son armée. Jour après jour, les divisions d’Eugène arrivaient. Chacune était pareille à un poids pesant plusieurs milliers d’hommes qui venait faire pencher de plus en plus clairement le plateau de la balance du côté de Napoléon. 

Le 30 juin, tous étaient une nouvelle fois attablés dans un café viennois. Luise exposait ce qu’elle avait appris sur tel ou tel nom de la liste mais, quoi qu’elle pût dire, ce n’était jamais assez aux yeux de Relmyer. 

— Bref, ce monsieur Liedel est marié, il a deux enfants, des cheveux châtains et il habite dans la Naglergasse, s’énerva Relmyer. Parfait. Et ensuite ? On ne peut pas le rencontrer, car il sert dans les volontaires viennois et nous attend de l’autre côté du Danube. Ce pourrait être notre homme comme ce pourrait ne pas être lui. C’est le douzième de la sorte ! Ils travaillent tous dans le même ministère, ils se trouvent tous dans le même cas et, de toute façon, personne ne veut nous parler d’eux, car nous servons dans l’armée française ! 

— Fouillons leurs maisons à la recherche d’un portrait… proposa Lefine. 

— Je ne sais pas… répliqua Relmyer, dubitatif. 

S’offrir un portrait était une habitude coûteuse d’aristocrate ou de bourgeois : tout le monde n’en possédait pas. Il existait également un autre problème, nettement plus ennuyeux. 

— Si nous agissons ainsi, je pense que nous n’atteindrons même pas la cinquième maison, annonça Margont. Les habitants se plaindront de nous, on nous prendra pour des pillards et nous serons fusillés. Ou, avec de la chance, nous passerons seulement quelques jours en prison et on nous relâchera la veille de la grande bataille… 

— Moi, je le ferai ! le nargua Pagin. 

Relmyer remercia le jeune hussard d’une tape sur l’épaule. 

— Quentin a raison. L’affrontement est imminent, alors l’Empereur ménage plus que jamais les Viennois. 

— Il faudrait rencontrer l’un de ces hommes, répéta Margont pour la énième fois. 

— Ils n’ont quand même pas tous rejoint l’armée ou fui la capitale, dit Luise. Nous allons forcément mettre la main sur l’un d’entre eux. 

Margont parcourait la liste du regard. Relmyer l’avait couverte de son écriture minuscule et irritée, accumulant les informations et les taches d’encre. 

— Cessez donc de relire cela sans arrêt ! s’énerva Relmyer. 

L’index de Margont désigna un nom : Konrad Sowsky. 

— Celui-là est rayé ! déclara aussitôt Relmyer avec colère. Nous n’avançons pas assez vite : faut-il encore que vous fassiez des retours en arrière ? 

Puisque le doigt de Margont s’obstinait, il ajouta : 

— Ce n’est pas notre homme : ce Sowsky est obèse. 

— C’est le motif pour lequel nous l’avons barré, en effet, répondit Margont. Mais à quel point est-il obèse ? 

Relmyer le fixa comme il aurait contemplé un fou. Luise intervint. 

— Il doit peser bien plus de cent kilos. J’ai pu parler à son épouse et à certains de ses voisins afin qu’ils me le décrivent. Ils m’ont dit que Sowsky se déplaçait avec beaucoup de peine et s’essoufflait facilement. 

— Donc il est impossible que ce soit notre homme, répéta Relmyer. 

— Tout comme il est impossible qu’il serve dans les volontaires viennois et qu’il se trouve avec l’armée autrichienne, contrairement à ce que sa femme vous a déclaré, Luise. Aucun bataillon de volontaires n’accepterait un invalide dans ses rangs. Lui, il est resté à Vienne !