XIV
La touche étoile
En hommage à
Mireille Jospin et à Claire Quilliot
J’ai attendu ma quatre-vingt-unième année pour admettre que je pourrais mourir… un jour qui n’était plus si lointain. Avant, je le savais, mais comme on sait que Constantinople tomba aux mains des Turcs en 1453. Inconsciemment, chacun de nous est convaincu de son immortalité. Cette année-là a été la première d’un processus qui peut durer longtemps, parfois d’une manière indolore ou presque, à condition de mettre assez de mauvaise foi et de mauvaise volonté à vieillir. J’en ai à revendre.
Fut un temps, je courais vite. D’ailleurs j’aurais beaucoup aimé devenir championne junior de course à pied, pour le 100 mètres, voire le 500, car j’avais un cœur de sportive qui battait lentement, m’avait dit le médecin scolaire, et j’aimais l’effort. Mais aucune activité sportive n’était prévue pour les filles dans nos Ecoles chrétiennes avant la guerre, même pas la gymnastique.
Aujourd’hui, le temps court plus vite que moi et vient de me rattraper. Pour la première fois j’ai senti sa griffe sur mon épaule. Moins que rien, un coup de semonce sans frais, mais c’était comme si je reconnaissais une langue étrangère que je n’aurais jamais parlée.
Il était neuf heures dans la fraîcheur d’un petit matin de novembre, quand, au lieu de courir dans le ciel, un nuage est passé dans ma tête, obscurcissant ma conscience. J’étais debout sur le quai de la gare de Quimperlé et j’ai tout de suite su que c’était « ça », que c’était comme « ça » qu’on se retrouvait soudain par terre, livrée à la sollicitude des voyageurs, allongée sur un quai puis disposée sur un brancard surmonté d’un cercle de visages inquiets et surtout curieux, chacun rêvant d’assister à un fait divers, puis prise en charge par les pompiers, dépossédée de son invulnérabilité et offerte à la curiosité morbide d’inconnus.
J’ignore combien de secondes ou de minutes je suis restée dans le brouillard, debout sur ce quai, n’osant faire un pas ni même aller m’asseoir de peur de tomber. Et puis le nuage est sorti du champ comme font les nuages, le fracas du train m’a réveillée et j’ai pu monter dans mon wagon comme tout le monde. J’étais redevenue n’importe qui ! C'était bon.
Comment ai-je su que cet épisode ne ressemblait à rien de ce que j’avais vécu jusqu’alors ? Parce que c’était bien ça, justement. Allons, Alice, n’aie pas peur des mots : c’était la mort et, plus précisément encore TA mort. Pas pressée du tout, elle s’était contentée d’une chiquenaude, histoire de rire et de faire connaissance.
C'est vrai, je m’étais beaucoup dépensée toute cette semaine dans le jardin de Kerdruc, ayant pris plaisir à remodeler les abords de la crèche comme nous l’avions décidé avec Marion l’été précédent. La fatigue ne m’avait jamais fatiguée jusqu’ici et je ne songeais pas encore à changer de braquet. Je préférais penser que ce malaise était dû au chagrin ou à la solitude, nouvelle pour moi. J’espérais jouir enfin de ma liberté, ne plus être astreinte à des horaires pour les repas, pouvoir rallumer la nuit pour lire ou écouter de la musique… Mais voilà qu’Adrien m’occupait davantage encore absent que présent. Il s’était tant amenuisé la dernière année que, mort, il récupérait sa stature d’être humain et l’image du vieillard qu’il était devenu s’estompait.
Il faut savoir que les morts, ça bouge et ça peut continuer à faire du mal. Rarement du bien. Leur impunité les place en position dominante. Le pauvre survivant se dit : « J’aurais pu… J’aurais dû peut-être… Ai-je toujours compris ?... » Eux, du haut de leur éternité, ne sont pas mécontents de nous tourmenter encore un peu – on trouve toujours quelque chose à faire expier – et le survivant est perdant à ce petit jeu-là. Déjà culpabilisé de survivre, il est mal placé pour se défendre. D’autant que «le déserteur » vous laisse seule, face à toutes les corvées que déclenche sa mort. Déjà de son vivant, Adrien, se considérant comme retraité de l’administration, n’administrait plus les affaires du foyer. Je ne m’en plaignais pas, appréciant de décider seule de notre budget. Mais je découvrais qu’il me fallait affronter nombre de démarches avant de bénéficier des « donations au dernier vivant » que nous nous étions consenties. En plus d’être veuve Untel, j’étais devenue cette «dernière vivante», terme terrible, et Adrien sur les formulaires s’intitulait désormais « le contribuable décédé ». S'il n’y avait que le contribuable ! Mais hélas ! tout l’homme est parti avec. Et mille activités anodines, qui composaient le tissu de ma vie, ont changé de couleur.
Je faisais beaucoup de choses seule depuis quelques années mais quelqu’un m’attendait toujours à la maison. C'était pesant parfois. En revanche, je pouvais m’écrier en rentrant : « Zut et merde! Je viens de récolter une contravention ! » Ce qui la rendait moins pénible.
Je vais maintenant au cinéma toute seule, sans mon contribuable, et c’est le plus dur. Je me surprends à m’attendrir quand je repère deux têtes chenues penchées l’une vers l’autre à quelques rangées de mon siège, s’échangeant des impressions que l’autre accueille en souriant doucement, car ils ont vécu tant d’années ensemble que l’heure n’est plus à la provocation. Ils forment désormais une vieille machine bien rodée dont les rouages ont appris à fonctionner sans grincer. J’ai perdu en somme bien davantage que mon mari ou le père de mes enfants comme on dit, et même que ce cher emmerdeur auquel j’avais tant à reprocher. J’ai perdu ce que personne ne sera plus pour moi : mon contemporain.
J’ai mes enfants bien sûr mais ils sont loin devant. Même Marion. Je ne pourrai jamais leur dire : « Tu te souviens du Front populaire ? J’avais vingt ans et je manifestais pour la première fois de ma vie devant l’Assemblée nationale, avec Hélène qui arborait l’insigne des Filles de Croix de Feu ! » Autant évoquer le siège de Constantinople en effet.
En l’espace d’une génération, l’Histoire de France qui nous servait de ciment, de mémoire commune, s’est volatilisée. Même ma petite-fille Aurélie, qui a fait une licence d’Histoire, n’a jamais entendu parler du Vase de Soissons! Et quand je lance à mon prétentieux Valentin, comme saint Rémi à Clovis : « Baisse la tête, fier Sicambre ! », il se demande si je ne commence pas un Alzheimer.
Nous sommes la première génération de grands-parents abandonnés, coupés de leur descendance. Avant 68, le monde n’avait pas encore basculé, entraînant dans sa chute tout notre décor familier. Même le beau mot d’instituteur a disparu dans la tourmente, emportant avec lui les récitations, la sacro-sainte dictée, les lignes de o et de a, les tables de multiplication qui ornaient la dernière page de nos cahiers et les plumes Sergent-Major et les Gauloises (dont personne ne sait plus comme elles étaient bonnes à sucer avant la première utilisation), ces Gauloises qui bientôt ne seront même plus des cigarettes !
Dans la société où je survis, il traîne de moins en moins de contemporains. Beaucoup sont couchés, en fauteuil ou en Maison, inutilisables. Et il en disparaît chaque semaine quelques-uns que je connaissais au moins de nom. « Ça tombe comme à Gravelotte ! », disait mon père. Encore un souvenir qui ne veut plus rien dire ! Laisse béton, Alice.
Autre chose s’est volatilisé : ma force. Sur qui l’exercer ? Je ne vais plus au bureau et n’ai plus personne à tourmenter à domicile. Je citais souvent cette phrase de Nietzsche : « Il faut protéger le fort contre le faible. » M’étant laissé classer parmi les forts – non sans une satisfaction puérile –, je traînais la dépendance d’Adrien comme un encombrant fardeau, professant que les fardeaux ont un instinct très sûr pour trouver des porteurs. Mais peut-être les porteurs ont-ils besoin de traîner des paquets et de servir de raison de vivre à ceux qui naissent fatigués ? Chacun doit pouvoir exprimer sa nature, je suppose. C'est une idée nouvelle pour moi.
Je me retrouve seule également pour affronter les exploiteurs du grand âge. Depuis que nous étions passés octogénaires, Adrien et moi, pas un jour ne s’écoulait sans qu’arrivent des propositions mirobolantes, tricycles pour handicapés moteurs, monte-escaliers pour cœurs déficients ou baignoires à portes latérales. Aucun domaine n’échappe à la vigilance de ces bienfaiteurs qui se sont emparés récemment de la sexualité. Masculine, bien sûr. Je lis chaque semaine que «Monsieur Adrien Trajan pourrait jouir d’érections grandioses qui lui permettraient d’assouvir plusieurs femmes, même gourmandes, à la fois » ou bien « de déverser des déluges de sperme qui éblouiraient son épouse ». Une littérature ahurisante !
Quelles épouses, surtout à l’âge des pannes sexuelles, rêvent-elles vraiment d’être éclaboussées jusqu’aux yeux par la céleste laitance ?
Tous ces triomphes ne sont jamais promis qu’aux mâles. Aucune publicité pour des phéromones par exemple qui, pulvérisées sur le train arrière des dames, attireraient des hommes pantelants dans leur sillage !
Pour me venger, je me suis offert le délicat plaisir d’expédier une circulaire laconique à chacune de ces officines pornographiques : « Mon mari a suivi vos conseils et pris vos gélules régulièrement pendant tout le mois de septembre. Il est décédé le 2 octobre dernier.
Signé : l’épouse éblouie. »
Je n’ai reçu aucune réponse.
Nous nous esclaffions ensemble devant cette littérature de la déchéance et de l’impuissance. Je ne savais pas encore qu’on ne peut plus rire quand on est tout seul. On peut monologuer, on parle souvent tout haut, mais étrangement, le rire ne se produit plus.
Pourquoi rirait-on d’ailleurs ? La toute-puissance de la technologie, l’électronique, la mondialisation, « ghettoïsent » les gens trop âgés, qui sont en train de perdre sur tous les tableaux, même dans des sociétés où leur rôle était consacré depuis des siècles.
La vieille Esquimaude qui hier encore tannait les peaux de bêtes avec ses chicots était fière de se rendre indispensable à son groupe. Aujourd’hui, elle garde ses dents mais n’est plus qu’une bouche inutile à nourrir. Son époux, le chasseur de phoques dans son kayak, armé des flèches en os qu’il avait taillées lui-même, déployait un savoir-faire essentiel à la survie de sa communauté. Les consommateurs du Groenland ou d’Alaska achètent aujourd’hui leurs quartiers de phoque ou de caribou prêts à cuire au supermarché ou – pire – se contentent de filets de limande, pêchée, panée et formatée sur des navires-usines qui ne leur appartiennent même pas. Le génial chasseur est au chômage, et inscrit à l’Aide sociale.
Dans la Grèce antique, Socrate était détenteur d’une sagesse qu’il enseignait aux jeunes Athéniens qui se pressaient autour de lui. Aujourd’hui les jeunes Athéniens trouvent sur Internet ce dont ils ont besoin (et ce n’est plus la sagesse !). Le bel Alcibiade n’a rien à apprendre d’un vieillard et Socrate meurt tout seul. Sans ciguë peut-être, mais sans disciples non plus.
C'est de cela aussi que nous allons mourir : d’une immense indifférence. Qui va jusqu’au rejet. Nous sommes devenus si nombreux que les non-vieux expriment ouvertement leur ras-le-bol. (Et leur inquiétude : qu’est-ce qu’on va en faire, s’ils continuent comme ça ?) Je me surprends à évacuer un à un les lieux où je ne me sens plus souhaitée. La nuit est un des espaces où je n’ose plus m’aventurer. Un homme, même branlant, m’assurait un semblant de sécurité. Une femme seule et âgée est deux fois femme.
Pour la première fois l’autre soir, revenant du cinéma, au métro Franklin-Roosevelt, je me suis vécue en personne déplacée. Il était vingt-deux heures et quatre-vingts pour cent de jeunes gens occupaient les deux quais, s’échangeant des horions amicaux, s’interpellant d’un quai à l’autre, imposant à tous les passagers leur bruitage, leur langage agressif, leur glorieuse jeunesse. Ils étaient chez eux. Je ne l’étais plus. Mes quelques semblables se faisaient gris comme les murailles… surtout ne pas se faire remarquer. C'était soudain 1942, sous l’Occupation allemande à Paris, quand on se retrouvait dans un lieu public, le métro ou la place de l’Opéra et sa Kommandantur, quelques Français vaincus parmi une foule de vainqueurs vert-de-gris…
C'est cette peur qui nous conduit peu à peu à rester dans notre tanière, dans cette cuisine qui a été pour tant de femmes de ma génération cette « chambre à soi » dont parlait Virginia Woolf.
Mais le malheur a voulu que les technotueurs m’y poursuivent car j’ai été contrainte de remplacer mes quatre plaques électriques à palpeur, simplettes et anciennes, par un nouveau dispositif de cuisson. Le plombier du coin m’a chaudement recommandé une surface électrique à induction, plus sûre et plus économe d’énergie. Marion est équipée d’une plaque en vitrocéramique du plus bel effet dont je me sers sans problème. J’ai donc signé en confiance le contrat et vu déballer trois semaines plus tard une surface noire admirable, entièrement lisse, sans même un bouton de commande.
— C'est dépassé, madame, les boutons ! Un contact digital suffit.
— D’accord mais j’aimais bien les boutons qu’on pouvait régler, 1, 2, 3, 4, 5.
— Là, vous réglez la chaleur en pressant d’une manière répétée et les chiffres s’allument en rouge.
— Et si c’est mon chat qui saute sur la plaque, elle démarre ?
— Il existe un mécanisme de verrouillage, madame. Quand l’appareil n’est pas en service, vous le verrouillez. Là encore, un contact digital suffit.
— Et si un enfant pose sa main sur la plaque en passant, ça peut déverrouiller et faire démarrer ?
— Un enfant n’a pas à s’approcher de la surface de chauffe, madame.
— Et là, vous préconisez un contact digital pour écarter l’enfant ? Une gifle, par exemple ?
Le plombier du coin s’efforce de rire. Il ne faut pas désobliger le client.
— C'est tout de même plus compliqué qu’avant, votre système…
— Il faut apprendre à s’en servir, madame.
— Apprendre à faire cuire un œuf ? A mon âge ?
— Je vais vous faire une petite démonstration, vous allez voir. On va faire bouillir de l’eau.
Je décroche une casserole de ma série de six, pendue au mur.
— Ah non. De l’aluminium, jamais ! Il faut des récipients inox portant sur le fond la mention INDUCTION.
J’en possède un, par miracle.
— Mais alors, monsieur, tous mes ustensiles en Pyrex, tous mes plats à œuf en porcelaine qui font les meilleurs œufs au plat comme vous savez, et ma cocotte-minute et ma marmite en fonte émaillée et mes poêles Téfal… il faudra tout jeter?
— Rien de tout cela n’est estampillé INDUCTION, dit le cuisiniste, navré.
Je consulte encore une fois la notice et sursaute. En petits caractères je lis : « Porteurs de stimulateurs cardiaques, attention ! Certaines interférences électromagnétiques peuvent se produire. Consultez votre médecin. » Je n’ai pas de stimulateur, mais je suis d’âge à en avoir! Il aurait dû me prévenir, mon cuisiniste, que l’induction n’est pas faite pour les seniors et que, chez moi, tout est à jeter y compris mon chat. Il ne faut que des utilisateurs estampillés JEUNES. Et il est recommandé de consulter un cardiologue avant de choisir sa cuisinière. J’apprendrai plus tard dans Que choisir qu’il est conseillé de se tenir à plus de 30 cm des foyers ! Et de tourner sa sauce Béchamel avec un manche à balai ?
Je fais démonter sur-le-champ ma plaque à induction. Je veux une surface en n’importe quoi avec des boutons 1, 2, 3, 4, 5.
— Mais il était écrit sur votre contrat, madame, le mot INDUCTION.
— Justement ! Pour moi, l’induction c’est la « généralisation d’un raisonnement à partir d’un seul cas». C'est le contraire de la déduction, voyez-vous. Je suis professeur de français, monsieur, pas de plomberie, et vous auriez dû m’expliquer. Pour moi, votre induction, c’est de la merde. Vous voyez, voilà un bel exemple : je généralise à partir d’un seul cas ! C'est ça, l’induction.
— Madame, je suis désolé, dit le brave homme, mais vous avez signé le contrat et je suis obligé de vous faire payer cette plaque, qui vaut plus cher que les surfaces à commandes manuelles, c’est vrai, mais je vous assure que c’est ce qui se fait de mieux sur le marché. Toutes les grandes marques s’y mettent. C'est l’avenir.
— L'avenir, vous savez, ce n’est pas mon principal souci ! Vous n’auriez pas un modèle qui épluche les légumes et apporte les plats sur la table tant qu’à faire ?
Bien sûr, je me suis retenue d’accabler mon pauvre plombier. J’avais signé après tout, sans bien lire le contrat et c’était moi la fautive. J’ai donc lâchement réglé la plaque à induction et acheté en solde le modèle bas de gamme d’une marque en faillite, avec des boutons 1, 2, 3, 4, 5, comme dans mon enfance. Na! De toute façon, au premier pépin, elle sera déclarée irréparable et les plombiers des quatre coins de France entonneront le même refrain : « Ça vous coûtera plus cher de réparer ce (ici, au choix, poste de télé, aspirateur, radiateur ou four1que d’en acheter un neuf. »
Belzébuth se fout du monde et il est toujours gagnant, on l’apprend à ses dépens.
Les diverses formalités post mortem étant à peu près réglées, la dernière vivante a ressenti le besoin de changer d’air. Marion et Xavier m’avaient affectueusement proposé de les rejoindre à Kerdruc. C'était tentant. Mais décembre n’est pas le plus beau mois en Bretagne et c’est auprès d’Hélène que j’avais envie de me retrouver. Les circonstances étaient favorables : Victor s’est cassé le fémur en tombant de son lit et il est en rééducation pour deux mois, ce qui m’assure une cohabitation sans problème avec ma sœurette assortie de quelques semaines d’hiver au soleil du Midi. Elle a enfin passé son permis de conduire l’année dernière quand Victor a dû renoncer à sa Mercedes et elle s’est acheté une Twingo afin de ne pas humilier son mari qui aurait très mal vécu qu’elle choisisse un coupé décapotable grand sport. C'est en 2 CV qu’il l’aurait préférée mais Citroën, à son grand regret, n’en fabrique plus. Oui, ça existe encore les petites filles de soixante-dix ans qu’on a empêchées de grandir et qui restent persuadées de leur incompétence congénitale et de la nécessité d’obéir au mâle.
Je lui épargne mes sarcasmes, à ma pauvre Minnie, car la combativité s’use comme le reste et toutes mes forces s’emploient maintenant à juguler les signaux de détresse que m’envoie mon organisme. J’ai tant joué à «Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille » que je parviens encore à brouiller les messages et à ignorer par exemple mes genoux qui se sont mis dans la rotule que je n’avais plus de cartilages. Je refuse obstinément la canne qu’ils réclament… en attendant qu’ils se liguent tous les deux pour me précipiter au sol et me prouver qu’ils avaient raison. Mais Hélène a réussi à me traîner à la Polyclinique Saint-John-Perse pour me faire faire un check-up. J’ai refusé la coloscopie et autres examens traumatisants, persuadée qu’il ne faut pas réveiller les maladies qui somnolent… Mais j’ai dû subir une batterie de tests et d’analyses qui m’ont révélé… que je n’avais plus vingt ans. Que la cataracte… que la thyroïde… que l’hypertension… qu’une possible macula sur ma rétine… De toute façon je n’ai jamais beaucoup apprécié Saint John Perse ni comme poète ni comme diplomate.
En revanche, j’ai cédé momentanément aux sirènes du Bio, n’osant pas m’empiffrer de pâté de sanglier ou – pire – de sansonnet, de beurre salé en couche épaisse et de grillades à la bonne graisse, devant une adepte des yaourts au bifidus, du zéro pour cent et du bouillon de légumes. J’accompagne donc Hélène dans ses magasins Bio, innombrables à Cannes, qui ressemblent à des salles de patronage où de vieilles dames naïves et enthousiastes viennent philosopher et échanger leurs expériences. Jamais je n’ai vu entrer un homme dans ces sacristies. C'est pour cette raison qu’ils meurent avant nous, prétend Hélène.
Je me suis laissé tenter par l’argile verte en cataplasme pour l’arthrose du genou, ou au choix en pâte à tartiner en couche épaisse. De toute façon pas de notice, pas de mode d’emploi. C'est comme pour l’eucharistie, il faut y croire. Les conditionnements sont rudimentaires, on en met partout, ça tache, ça bouche les tuyauteries, ça fait partie du traitement. Mais il faut reconnaître que la résorption de mes enflures est spectaculaire.
Notre liberté est limitée malheureusement parce que Hélène tient à passer tous ses après-midi auprès de Victor. Je l’accompagne rarement : ça me fait vieillir de dix ans ! Nous entrons dans sa chambre avec un sourire engageant qu’il se charge d’effacer dès les premiers mots. Il a toujours passé « une très mauvaise nuit » prétendant au choix «qu’il n’a pas fermé l’œil, pas pu respirer avec ce temps orageux, eu la migraine ou une douleur atroce au gros orteil ».
— C'est la goutte, Victor, lui dis-je gaiement, la maladie des bons vivants !
Ça ne lui plaît pas, je le sais, mais la haine fait du bien aux méchants, tous ces vieillards qu’on nourrit d’amour et d’ortolans et qui vous le transforment en amertume et en reproches.
Il veut savoir ce que nous faisons, qui nous voyons sans lui. Personne ne trouve grâce à ses yeux.
— Ah, ce pauvre Jérôme ! Il est pédé comme un phoque, celui-là !
— Ah, vous avez été voir The Hours ? Le vague à l’âme de ces dames qui n’arrêtent pas de se regarder le nombril… C'est tout Virginia Woolf…
Les misogynes sont comme les violeurs à répétition. On leur explique, on leur démontre le bien-fondé du féminisme, ils semblent l’admettre sur le moment et puis on les relâche et ils recommencent de plus belle ! Les mêmes clichés sur « les bonnes femmes », les mêmes plaisanteries éculées.
Une des phrases préférées de Victor et que je déteste particulièrement : « J’en ai rien à foutre. » Il croit que c’est un argument. Je le reprends vertement chaque fois. Hélène me reproche d’insulter un grand malade. Et pourquoi pas ? C'est le traiter comme un homme normal pour une fois !
— Tout de même, remarque Hélène, la larme à l’œil quand nous quittons la chambre et que Victor l’accompagne d’un regard plein de rancune parce qu’il ne supporte pas qu’elle vive sans lui. Tout de même, Victor est parfois maladroit, mais il m’aura manifesté toute sa vie un immense amour!
Un immense amour-propre surtout, ai-je envie de rectifier. Mais je ne suis pas une criminelle, malgré les apparences.
Nos matinées, nous les consacrons à nous promener sur la Croisette, à visiter des musées, à « magasiner » comme disent les Québécois.
Et la soirée, nous la passons à être heureuses ensemble. A ressusciter nos souvenirs d’enfance. A nous attendrir sur les chevaux pommelés qui livraient en charrette les pains de glace enveloppés de toile à sac pour les glacières doublées de zinc. On comprenait mieux que le froid est un luxe. A évoquer le petit fox de la Voix de son Maître et les gramophones à manivelle ou les tourne-disques qu’on appelait bêtement tourne-disques puisqu’ils faisaient tourner les disques, sans aller chercher des Yahoo, ou Noos, phonèmes qui ne veulent plus rien dire.
Nous sommes heureuses mais je culpabilise parfois de cette existence en cocon climatisé. Est-ce que nous ne menons pas une vie résiduelle ?
— Résidentielle, ma chère sœur, corrige Hélène. C'est la même chose, mais en version luxe. Il faut savourer notre chance de vivre à l’aise, dans un cadre douillet, orné de beaux objets et sans rien qui nous rappelle les malheurs du monde. Tu n’es plus à l’âge des bagarres. Tu as beaucoup donné et beaucoup emmerdé. Laisse-toi vivre un peu, ma chérie…
C'est la sagesse mais ici la vie est caricaturale, «tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme... ». Manque hélas ! la volupté. La simple réalité commence aussi à me manquer dans cet univers aseptisé. J’ai l’impression d’être déjà morte, même si l’au-delà est bien agréable.
Je vais d’ailleurs devoir quitter Hélène car son fils aîné, sa belle-famille et Zoé viennent à Cannes passer les vacances de février. Nous avons dormi dans la même chambre la dernière semaine pour nous dire ces bêtises ou ces choses très profondes qu’on ne dit que la nuit et nous nous sommes promis de passer chaque année quelques semaines ensemble. Victor a deux fémurs après tout! J’ai gardé par-devers moi cette remarque de très mauvais goût, j’en conviens. C'est de mon âge.
M’étant habituée au luxe, j’ai trouvé en rentrant mon appartement misérable et j’ai décidé de mettre de l’ordre et de tout repeindre y compris mon chagrin. A nos âges, ranger signifie jeter. Je mets à la poubelle les strates de mon existence morte, j’évacue dossiers, coupures de presse jaunies, revues féministes, que je conservais pour me rassurer au cas où on me demanderait un article ; on ne me propose plus d’en écrire depuis longtemps, mes références sont périmées, mon nom ne dit plus rien à personne et les jeunes péronnelles d’aujourd’hui sont persuadées que les droits dont elles jouissent sont tombés du ciel.
— Vous n’avez eu le droit de vote qu’à trente ans ? Pas possible ! disent ces décervelées.
— Y avait pas la pilule « autrefois » ? Comment vous faisiez ? demandent ces déculturées, pour qui « autrefois » commence hier et touche au Moyen Age.
Oubliés la docteure Lagroua Weill-Hallé et le Planning familial, Gisèle Halimi et le procès de Bobigny, Simone Veil et les 800 000 avortements par an qui n’étaient pas des IVG et entraînaient la mort de centaines de femmes chaque année et la stérilité pour des milliers d’autres.
Ça aussi, ça tue, l’ignorance et l’oubli, même si de magnifiques femmes se battent encore, sans subventions, sans reconnaissance, dans l’indifférence générale.
On ne me demandera plus mon avis mais qui m’empêcherait de le donner ? Il m’est venu l’idée, puis l’envie, puis la ferme détermination de m’atteler à un dernier travail, une sorte de Testament féministe, que Marion ferait paraître après ma mort.
— Pourquoi après ta mort ? dit Moïra.
Je suis donc partie m’installer à Kerdruc ce printemps, pendant les travaux chez moi, pour y écrire tranquille. J’ai passé trois mois de bonheur. J’écrivais chaque semaine à Hélène qui n’apprécie pas plus que moi les relations téléphoniques et elle m’envoyait comme à son habitude ces délicieuses lettres illustrées, comme les livres d’heures, de personnages et d’animaux fabuleux, qui me faisaient regretter une fois de plus qu’elle n’ait jamais sauté le pas et accepté d’exprimer son talent.
Marion est venue me voir – elle ne manque jamais une marée d’équinoxe – pour m’aider à rassembler mes idées et à accepter l’évidence de mon vieillissement : je suis en fureur d’avoir à admettre que je ne peux plus écrire rien de bon après cinq heures du soir, moi qui ai tant aimé travailler la nuit. Je n’avais jamais eu à me plaindre du corps qui m’est échu. Celui qui s’est mis en place – à mon corps défendant – me plaît de moins en moins. Mais c’est lui qui me fait la loi.
J’allais inscrire le mot FIN de mon livre quand le sol s’est ouvert brutalement sous mes pieds. Le ciel est devenu noir – l’inacceptable s’était produit. Un minuscule caillot de sang venait d’obstruer une artériole du cerveau qui m’est presque aussi cher que le mien : celui d’Hélène. Ma petite sœur, pratiquement ma fille, venait de recevoir un coup, que je pressentais mortel.
Elle était seule chez elle, Victor ne devait rentrer que la semaine suivante. Ne recevant pas son appel téléphonique quotidien, il a tout de suite pensé au pire et donné l’alerte. Police-Secours a défoncé leur porte pour trouver Hélène sans connaissance au pied de son lit. Elle est à l’hôpital mais les dégâts sont impressionnants, m’a avoué son fils : elle est hémiplégique, du mauvais côté, celui qui commande à la fois la main qui écrit et l’hémisphère qui parle. Elle perd d’un seul coup la parole et l’écriture.
Je partirai demain pour Cannes. Hélène n’a « que soixante-quinze ans » et les médecins prétendent qu’elle pourra récupérer – en partie. Que dire d’autre à quelqu’un qui vient de basculer en un instant du monde des bien-portants à cette zone floue où l’on n’est ni vivant ni mort ?
Quinze longs jours se sont écoulés depuis l’AVC 2, comme on appelle le transport au cerveau d’autrefois, et je crains qu’elle ne revienne pas, mon Hélène. Les mines fuyantes des médecins, leurs discours empruntés, son visage asymétrique et son regard de vaincue surtout, me laissent bien peu d’espoir.
Pendant ce bel automne passé ensemble, nous avions réfléchi à « l’art de mourir 3» et elle s’était enfin inscrite à l’ADMD 4où je milite depuis tant d’années. C'est si valorisant de se déclarer pour une mort choisie quand on est en pleine santé ! Mais comment s’assurer qu’on ne franchira pas ce seuil fatal où l’on perd le contrôle, sur soi et sur les autres ? Tant qu’Adrien vivait, je prenais bien sûr le risque de vivre. Je n’aurais jamais non plus fait « ça » à Hélène, la laisser seule. Mes deux principales raisons de vivre ont disparu (ou tout comme) et mes enfants, eux, n’ont plus vraiment besoin de moi, même s’ils croient avoir envie de me garder. Ils ont réussi leur vie comme ils la voulaient et ma disparition, prévisible, ne leur fera pas plus de chagrin demain que plus tard.
De mon côté, je n’ai aucune envie d’assister au vieillissement de mes enfants. Marion a soixante-quatre ans déjà, et j’ai pitié d’elle pour ce qui l’attend. Elle est toujours magnifique mais la voir à soixante-dix ans manifester les mêmes symptômes que moi serait pour moi un vrai scandale. Il n’était pas prévu jusqu’ici qu’une mère voie le beau petit humain qu’elle a mis au monde devenir un spécimen flageolant au regard terne et aux mains déformées. Et comment admettre que mes petites-filles deviennent des quinquagénaires ? La longévité détraque la chaîne des générations.
Je nous imagine à Kerdruc au petit déjeuner, Marion et moi dans dix ans, les cheveux teints dans notre ancienne couleur, ouvrant chacune notre boîte de gélules, cartilages de requin, huiles essentielles, Oméga 3, anti-inflammatoires, anticholestérol, antitension, magnésium, silicium, zinc, vitamines, DHEA et j’en passe. Nous les avalerions péniblement en contemplant la mer, vide désormais, car il aurait fallu vendre le bateau, Maurice ne pouvant plus démarrer le hors-bord 5 CV à cause de sa tendinite. Nous le regarderions, attendries, feuilleter ses revues nautiques à la recherche d’une pinasse avec un Diesel à démarrage électrique, sachant bien qu’était passé pour nous le temps d’investir. Les femmes sont souvent d’un désolant réalisme. Pour Maurice, tout semble toujours possible. Ses rêves prolifèrent indépendamment de toute réalité, ce qui lui assure une manière d’éternelle jeunesse, que j’admire. Je m’en veux de devenir une tueuse de rêves…
Car c’est par amour pour la vie que je voudrais la quitter à temps, non sans un terrible regret. Mais je sais que tout ce que j’ai déjà perdu et tout ce qui s’en va chaque jour, ne sera remplacé par rien.
J’ai trop aimé courir, grimper, skier, conduire une voiture, pour accepter de m’installer aux commandes d’un déambulateur.
J’ai trop aimé le goût du vin, celui des Single Malt et le parfum de neige éternelle de la vodka, pour voir devant mon assiette une bouteille en plastique, pleine d’un liquide incolore, inodore et sans saveur.
J’ai trop aimé vivre auprès d’un compagnon pour affronter les jours et les nuits, pour s’assaillir, pour discourir, pour ronchonner, pour lire à deux, pour rire aussi, pour tous les plaisirs et les déplaisirs de la vie et pour doucement vieillir…
J’ai trop aimé Xavier et Marion et Maurice d’égale à égaux pour envisager de les voir un jour debout devant ma dépouille, prétendue vivante, alimentée par gouttes, oxygénée par tube et soulagée par sonde.
J’ai trop aimé m’agenouiller dans un jardin et humer l’odeur de la terre et bêcher et planter et tailler; j’ai trop aimé le soleil en face, au zénith, et les baignades dans l’océan glacé et les randonnées sur la lande, pour somnoler à l’ombre dans un jardin, une capeline sur la tête et une couverture sur les jambes, en attendant que le soir tombe… pour aller au lit !
J’ai trop aimé pêcher, à pied ou en bateau, avec Marion, Amélie et Séverine, à l’île Verte, à Raguénès ou aux Glénan, pour regarder sans pleurer partir les autres, le haveneau sur l’épaule, leur hotte en bandoulière et les yeux pleins de lumière, lors de chaque grande marée.
Je veux m’en aller, ma hotte lourde de souvenirs et les yeux pleins de la fierté d’avoir vécu vivante jusqu’au bout. M’en aller à mon heure à moi, qui ne sera pas forcément celle des médecins, ni celle autorisée par le pape, encore moins la mort au ralenti proposée par Marie de Hennezel, avec son plateau de soins palliatifs en devanture et son sourire crémeux.
Curieusement, comme une compensation, je suis de plus en plus sensible à la beauté des choses, les toutes petites merveilles et les grands spectacles s’unissant pour me mettre les larmes aux yeux : le bleu des plumbagos, le vol des grues cendrées dans Le Peuple migrateur, le rosier nommé Cézanne planté l’an dernier sans y croire dans un coin peu propice et qui m’offre sa première rose bigarrée rouge et jaune en novembre quand je ne l’espérais plus, juste pour me dire : « Tu vois ! » Un bateau de pêche qui rentre au port, la coque si bien taillée qu’elle ne laisse presque aucun sillage sur l’eau, le vieux marin debout à la barre, son chien dressé à l’avant faisant l’important comme une figure de proue… et puis la chapelle de la baie des Trépassés et son calvaire de granit usé par les tempêtes et par les larmes des veuves.
Et puis la poésie, curieusement, que j’aimais tant dans ma jeunesse et que j’ai retrouvée depuis la mort d’Adrien avec une émotion d’adolescente – Te souvient-il, Hélène, comme nous aimions Laforgues et ses vers désespérés que je comprends mieux aujourd’hui :
Ah que la vie est quotidienne
Et du plus loin qu’on s’en souvienne
Comme on fut piètre et sans génie!
Nous allions très vite devenir plus vieilles que ce jeune poète mort à 27 ans
Et aussi les hommes quelquefois… le goût pour les hommes se perd-il jamais ?
Sur un toit en face de chez Hélène, à Cannes, j’ai rencontré l’an dernier un couvreur magnifique. Ils étaient quatre à courir sur les tuiles roses mais lui seul était blond comme un Finlandais, les hanches étroites et la taille d’une finesse émouvante chez un homme. Il travaillait torse nu et je contemplais chaque matin en prenant mon petit déjeuner ses épaules hâlées, de ce hâle doré des blonds, sa taille de guêpe et ses cheveux mi-longs brillant au soleil du Midi comme… un casque d’or. Parfaitement. Et chaque fois qu’il s’approchait du bord de la toiture, je tremblais pour lui, en fredonnant la chanson de Dalida : « Il venait d’avoir dix-huit ans... », déclenchant les gloussements ironiques d’Hélène.
« La propension à s’unir existe même chez les infusoires et les paramécies, êtres pourtant asexués », me rappelait-elle, citant quelque article de Science et Vie auquel était abonné Victor et qu’elle lisait religieusement.
L'être humain ne redevient jamais une paramécie. Je suis presque choquée de ressentir parfois au cinéma, aujourd’hui comme hier, quelque chose de l’émotion de l’héroïne quand l’homme qu’elle aime la prend enfin dans ses bras… à condition que le réalisateur sache filmer non l’amour mais le désir, autrement plus difficile à montrer que la haine ou la violence qui sont des émotions rudimentaires.
Je n’ose pas avouer cet émoi ou cette faiblesse à Hélène qui n’a jamais trompé Victor et reste étrangement pudique sur ce qu’elle appelle « la sexualité » avec une petite moue qui ne me dit rien de bon.
Ne pouvant me satisfaire des baisers des autres et des trop rares couvreurs qui se donnent en spectacle, ayant perdu presque tous mes plaisirs et presque tous les amis de mon âge, ayant écrit mon dernier livre, je ne vois pas pourquoi j’attendrais passivement le dernier coup du sort. Mais comment abréger mes jours, au cas où j’aurais la chance d’entendre grincer à temps la charrette de l'Ankou5, conduite par son charretier funèbre qui a toujours eu pour moi le visage de Jouvet ?
En Suisse, en Belgique, en Hollande, on admet « l’aide à mourir ». J’avais vu Exit à la télévision et suivi la mort douce et choisie d’un homme malade, dans les bras de sa femme. Et l’admirable Mar adentro 6, un film sur la joie de vivre et le courage de mourir.
La France n’est plus le pays des libertés. Nos députés viennent d’inventer l’hypocrite « laisser-mourir », formule affreuse bien dans la lignée du « laissez-les vivre », les deux slogans ayant en commun le même mépris de la volonté des intéressés.
Moi, je tiendrai compte de ta volonté, Alice, dit Moïra. Même si je n’aime pas qu’on meure, moi qui n’aurai jamais le droit de mourir.
Comment accéder à l’euthanasie, ce beau mot grec qui signifie tout simplement ce que tout le monde souhaite : « une belle mort » ?
Quand un philosophe est contraint de se défenestrer pour échapper à sa maladie incurable 7, quand une femme âgée en est réduite à s’avancer dans l’eau glacée d’un étang jusqu’à s’y engloutir, afin d’échapper à ses poursuivants qui l’avaient déjà réanimée de force à deux reprises, qu’est-ce d’autre qu’un refus d’assistance ? que le non-respect d’une personne ? Qu’est-ce d’autre qu’une mort dans la cruauté, sans l’aide d’une main secourable ? Pour ne pas laisser condamner le médecin qui vous aide, ou le proche qui vous tend la main, est-on voué en France à mourir seul ?
— Tu n’es pas seule, dit Moïra.
J’ai besoin de conseils éclairés et j’ai cru devoir consulter les spécialistes de la vie, donc de la mort. J’ai rencontré le neurologue qui suit Hélène, le pneumologue qui soignait Adrien, mon propre gérontologue et même la gynécologue de Marion. Tous ont fait resurgir du fond de ma mémoire des impressions enfouies depuis plus de cinquante ans ! L'humiliation, l’impression d’être coupable, le ton paternaliste masquant mal une totale indifférence, le même blindage idéologique que pour l’avortement avant la Loi Veil. Et pour couronner le tout, l’alibi de la foi chrétienne chez des gens qui ne vont même plus à la messe.
Or quand un être n’a plus d’Espérance, c’est de Charité qu’il a besoin, non de Foi.
Réclamant le droit de choisir ma mort comme j’avais réclamé autrefois celui de donner ou non la vie, voilà que je me retrouvais dans la même position de quémandeuse devant la même nomenklatura ! Voilà qu’on me parlait comme à une petite fille alors que j’avais le double de l’âge de tous ces médecins et n’étais coupable que d’avoir trop vieilli à mon goût! Ma vie n’était donc plus à moi ?
Au cours d’une nuit blanche, cherchant comment sortir de cette impasse, il m’est soudain apparu que nous, partisans de la mort choisie, avions peut-être sans le savoir un illustre prédécesseur. Il m’apparaissait tout à coup comme une évidence que Jésus-Christ, lui aussi, avait choisi de mourir. Il aurait pu, c’était une évidence aussi, échapper à ses bourreaux, par un miracle simplet… il en avait réussi de plus difficiles. Et ce serait une insulte à sa nature divine de croire que le Fils de Dieu s’était laissé piéger comme un lapin et mettre en croix comme un larron sans l’avoir prémédité. C'était inscrit dans le grand dessein de son Père et le Christ avait choisi de s’y conformer, en mourant.
Je me sentais bizarrement confortée dans mon projet à cette idée.
— Ne hâte pas l’irréparable, dit Moïra. Qu’est-ce que tu attends ? Fais paraître ton livre-testament de ton vivant.
Avant de le déposer dans son coffre en vue d’une publication ultérieure, Alice se décida à faire lire son livre à sa fille. Marion fut enthousiasmée, le fit lire à Maurice et ils réussirent à eux deux à la convaincre de le publier sans attendre.
— Le succès que tu as espéré toute ta vie, c’est ce petit livre qui va te l’apporter, Maman, tu vas voir. Ce serait trop triste de ne pas vivre cette aventure. La conjoncture est favorable, j’en suis sûre.
Le Testament féministe parut trois mois plus tard. L'ancien magazine d’Alice, Nous, les Femmes, y vit l’occasion de récupérer un lectorat trop longtemps négligé et décida d’en publier les meilleures pages en avant-première. Le succès fut immédiat, inespéré. Alice retrouva des bonheurs oubliés : recevoir un abondant courrier de lectrices, anciennes et nouvelles, être consultée sur les problèmes de société, dire leur fait à ceux qui avaient enterré les féministes, la féminisation, la parité… et participer en vedette à des émissions culturelles où elle sut se montrer d’une virulence et d’une drôlerie imprévues chez une personne de son âge.
J’aurai tout de même réussi à rester une belle emmerdeuse toute ma vie, se dit Alice, et voilà que c’est pour cela qu’on m’apprécie aujourd’hui !
— «Tout ce qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard ni patience8», dit Moïra.
Alice n’eut pas le plaisir de faire partager sa joie à Hélène, victime d’une deuxième attaque et qui sombrait peu à peu dans l’inconscience. Mais elle eut le bonheur de voir naître le premier enfant de Séverine et de pleurer d’émotion et de connivence dans les bras de Marion en découvrant que Brian avait réussi une nouvelle fois à se faufiler dans leur descendance sous l’apparence de ce petit garçon d’un roux insolent.
Hélène s’éteignit à l’automne. Alice commençait à éprouver de sérieux troubles de la vision qu’une opération de la cataracte avait seulement retardés. Elle avait prévenu ses enfants qu’elle ne saurait pas vivre dans la dépendance, sans lire, sans voir la couleur du ciel et de la mer, mais qu’elle refusait de les impliquer dans une décision dont elle seule se voulait responsable.
J’aime mieux que vous ne sachiez rien de précis. Que vous puissiez vous dire qu’après tout je suis peut-être morte de mort naturelle. Je sais que vous allez être très malheureux mais je n’ai aucun moyen de vous l’éviter, de toute façon.
— Je ne suis jamais pressée de voir disparaître mes protégés, dit Moïra. Je m’attache à eux. Je ne devrais pas. Mais je t’aime assez, Alice, pour admettre que tu veuilles renoncer, parce que tu as su saisir tes chances et toutes celles que j’ai pu t’offrir. Y compris la dernière : mourir à ton heure. Quand tu seras prête, Alice, je serai là. Fais-moi signe en appuyant sur la touche étoile. Je me charge du reste, mon petit.
1 Liste non exhaustive.
2 Accident vasculaire cérébral.
3 Comme l’a appelé Françoise Giroud dans Leçons particulières.
4 Association pour le Droit de mourir dans la Dignité.
5 Qui annonce la mort chez les Bretons.
6 Film espagnol d’Amenabar, inspiré d’une histoire vraie qui a bouleversé toute l’Espagne, celle de Ramon Sanpedro, quadriplégique depuis vingt ans et qui, à bout de courage, parvient enfin à se délivrer grâce à l’aide de ses amis.
7 Gilles Deleuze.
8 René Char.