6
Trahison
Le cœur du petit Nkima était la proie d’émotions contradictoires depuis que, de son poste d’observation situé au sommet de la butte rocheuse, il avait observé le départ de Miguel Romero. Le fait de voir ces courageux Tarmanganis, armés de bâtons à tonnerre répandant la mort, quitter ainsi les ruines d’Opar le persuadait que quelque chose de terrible avait dû arriver à son maître dans l’enceinte lugubre de ce tas de pierres croulant. Sa fidélité l’incitait à y retourner pour y entreprendre des recherches, mais Nkima n’était qu’un très petit Manu, et un petit Manu très effrayé. Deux fois, il voulut prendre le chemin d’Opar, mais il ne put s’enhardir au point de s’exécuter. Pour finir, en pleurnichant pitoyablement, il retraversa la plaine pour regagner la forêt inquiétante mais où, au moins, les dangers étaient familiers.
La porte de la pièce obscure où entrait Tarzan venait de s’ouvrir : il avait encore la main dessus quand le rugissement du lion lui fît comprendre son erreur. Numa est agile et rapide, mais l’esprit très vif de Tarzan, seigneur des singes, fonctionne avec plus de célérité encore. À l’instant où le fauve bondissait sur lui, un tableau de l’ensemble de la scène se présenta à l’esprit de l’homme-singe. Il vit les prêtres difformes d’Opar s’avancer le long du couloir, à sa poursuite. Il vit le lourd battant de porte tourner vers l’intérieur. Il vit le lion charger. Et il mit en relation ces différents facteurs pour en tirer des conclusions beaucoup plus favorables que ce qu’on aurait pu croire. Prestement, il tira la porte vers l’intérieur, l’ouvrant toute grande, et se cacha derrière. Et c’est pourquoi le lion emporté par son élan ou peut-être heureux de s’échapper, s’élança dans le corridor, à la rencontre des prêtres. Aussitôt, Tarzan referma la porte derrière lui.
Il ne pouvait voir ce qui se passait dans le couloir mais, à en juger par les rugissements et les cris dont l’écho s’éloignait rapidement, il put se représenter une image qui fît éclore un sourire tranquille sur ses lèvres. Un instant plus tard, un hurlement perçant d’agonie et de terreur révéla le sort que venait de subir au moins l’un des Opariens en fuite.
Comprenant qu’il n’avait plus rien à gagner à rester là, Tarzan, décida de quitter la cellule et de se remettre à la recherche d’un moyen de sortir du labyrinthe des caves d’Opar. Il savait que le lion en train de dévorer sa proie barrait le couloir qu’il allait emprunter au moment où les prêtres l’avaient interrompu. Bien qu’il fût parfaitement en mesure d’affronter Numa, il n’avait aucune envie de prendre un tel risque sans nécessité. Mais la question était superflue, car en cherchant à ouvrir la lourde porte il constata qu’il ne parvenait pas à la mouvoir. Il comprit aussitôt ce qui était arrivé : il se retrouvait une fois de plus prisonnier dans les souterrains d’Opar.
La barre équipant cette porte n’était pas d’un modèle à glissière, elle actionnait un loquet à levier s’engageant dans de lourds crochets de fer. En entrant, Tarzan avait soulevé la barre, et celle-ci était retombée sous son propre poids quand il avait claqué la porte derrière lui. Le système avait fonctionné aussi bien que si un homme l’avait manipulé.
Dehors, le couloir était moins sombre que le passage sur lequel donnait sa cellule précédente. Aussi, bien qu’il n’entrât pas assez de lumière pour en éclairer l’intérieur, il y en avait suffisamment pour que Tarzan puisse discerner la nature du judas faisant fonction d’aérateur. Celui-ci consistait en un certain nombre de petits trous ronds, dont aucun n’avait un diamètre suffisant pour qu’en passant la main on puisse tenter de soulever la barre.
Tandis que Tarzan restait à méditer sur ses nouveaux malheurs, il entendit un mouvement furtif dans le noir, au fond de la cellule. Il se retourna vivement, en retirant du fourreau son couteau de chasse. Il n’eut pas à se demander qui faisait ce bruit, car il savait que la seule autre créature vivante susceptible d’occuper cette cellule en même temps que son hôte déjà cité ne pouvait être qu’un deuxième lion. Il ignorait ce qui avait empêché celui-ci de l’attaquer plus tôt, mais il n’eut aucune peine à se représenter que cela était désormais imminent. Peut-être l’animal se préparait-il déjà à ramper vers lui. L’homme-singe aurait souhaité que ses yeux pussent percer les ténèbres car, s’il avait vu le lion au moment de la charge, il aurait été plus sûr de lui. Dans le passé, il avait souvent affronté l’attaque d’un lion, mais toujours dans des conditions où, le voyant prendre son élan, il parvenait à éviter les griffes prêtes à le saisir. Aujourd’hui, c’était différent et, pour une fois, Tarzan, seigneur des singes, envisagea sa mort comme inéluctable. Oui, son heure était venue.
Il n’avait pas peur. Il savait tout simplement qu’il ne voulait pas mourir et que le prix auquel il vendrait sa vie coûterait cher à son adversaire. Il attendait en silence. Une nouvelle fois, il entendit ce bruit faible, mais menaçant. L’air vicié de la cellule puait le fauve. Quelque part, dans un couloir lointain, s’éleva le feulement d’un lion vautré sur sa proie. Puis une voix emplit le silence.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle.
C’était une voix de femme. Elle venait du fond de la cellule.
— Où es-tu ? demanda Tarzan.
— Je suis ici, au fond de la cellule, répondit la femme.
— Où est le lion ?
— Il est sorti quand tu as ouvert la porte, répliqua-t-elle.
— Oui, je sais, mais l’autre. Où est-il ?
— Il n’y en pas d’autre. Il n’y avait qu’un lion ici, et il est parti. Ah, maintenant je te reconnais ! Je reconnais ta voix. Tu es Tarzan, seigneur des singes.
— La ! s’exclama l’homme-singe.
Il traversa rapidement la cellule.
— Comment se fait-il que tu aies pu te trouver ici avec un lion et être encore en vie.
— Je suis dans une autre cellule, séparée de la tienne par une grille de fer.
Tarzan entendit en effet grincer des gonds de fer.
— Il n’y a pas de verrou, dit La. Ce n’était pas nécessaire, car ma cellule s’ouvrait sur celle où se trouvait le lion.
En tâtonnant dans le noir, l’un et l’autre avancèrent jusqu’au moment où leurs mains se touchèrent. La se pressa contre Tarzan. Elle tremblait.
— J’ai eu peur, dit-elle, mais je n’aurai plus peur maintenant.
— Je ne te serai pas d’un grand secours, moi aussi je suis prisonnier.
— Je le sais, répondit La, mais je me sens toujours en sécurité quand tu es près de moi.
— Dis-moi ce qui est arrivé, demanda Tarzan. Comment se fait-il qu’Oah se fasse passer pour la grande prêtresse et que sois prisonnière dans tes propres cachots ?
— J’ai pardonné à Oah sa première trahison, quand elle a conspiré avec Cadj pour me dérober le pouvoir, expliqua La, mais elle ne peut vivre sans intrigues ni fourberies. Pour assouvir son ambition, elle a séduit Dooth, devenu grand prêtre après que Jad-bal-ja eut tué Cadj. Ils ont répandu dans la ville des bruits sur mon compte. Et, comme mon peuple ne m’a jamais pardonné mon amitié pour toi, ils ont réussi à gagner assez de gens à leur cause pour me renverser et m’emprisonner. Toutes les idées venaient d’Oah, car Dooth et les autres prêtres, comme tu le sais bien, sont des animaux stupides. C’est Oah qui a eu l’idée de m’emprisonner ainsi, avec un lion pour compagnie. Son seul souci était de rendre mes souffrances encore plus terribles, en attendant que vienne l’heure où prévaudrait parmi les prêtres l’idée de me sacrifier au dieu flamboyant. Car, à ce sujet, elle a rencontré des difficultés. Je le sais par ceux qui m’apportent à manger.
— Comment font-ils pour t’apporter de la nourriture ici ? demanda Tarzan. Personne ne peut passer par la cellule où se trouvait le lion.
— Il y a une autre issue à la cellule du lion. Elle conduit vers un corridor bas et étroit dans lequel ils peuvent jeter de la viande par le plafond. Cela attire le lion, après quoi ils font descendre une herse à l’entrée du boyau dans lequel la bête s’est engagée. Pendant que celle-ci est ainsi coincée, ils m’apportent à manger. Cependant ils ne nourrissent pas beaucoup le lion. Celui-ci a toujours faim et souvent il feule et griffe les barreaux de ma cellule. Peut-être Oah espère-t-elle qu’un jour il les abattra.
— Où donne ce boyau dans lequel ils nourrissent l’animal ? demanda Tarzan.
— Je ne sais pas, répondit La, mais j’imagine que c’est un cul-de-sac construit jadis dans ce seul but.
— Nous devons aller y jeter un coup d’œil, dit Tarzan. Il peut représenter un moyen de nous échapper.
— Pourquoi ne pas nous échapper par où tu es entré ? s’étonna La.
Quand l’homme-singe lui eut expliqué que ce n’était pas possible, elle fit un pas vers l’entrée de la petite galerie.
— Il nous faut sortir d’ici au plus vite, dit Tarzan, car s’ils parviennent à capturer le lion, ils le ramèneront certainement à son gîte.
— Ils le captureront, affirma La. Cela ne fait aucun doute.
— Alors je dois me dépêcher d’aller explorer le tunnel, car, si on le ramenait pendant que je suis là-bas, cela serait dangereux.
— J’écouterai à la porte pendant que tu explores, proposa La. Dépêche-toi.
À tâtons, Tarzan se dirigea vers la partie du mur que La lui avait indiquée. Il y trouva une solide herse de fer barrant l’entrée d’un passage bas et étroit. Il la souleva, entra et, les bras tendus devant lui, avança en position accroupie car le plafond bas ne lui permettait pas de se tenir debout. Après avoir ainsi progressé sur une brève distance, il découvrit que le boyau formait un angle droit vers la gauche. Au-delà, il aperçut une faible lumière. En avançant le plus rapidement possible, il parvint au bout du tunnel, pour déboucher au fond d’un puits vertical, dont l’intérieur baignait plus dans une lumière crépusculaire anémique. Le puits était construit dans ces mêmes pierres de granit grossièrement taillées qui constituaient les murs de soutènement de la ville, mais appareillées sans grand soin, ce qui donnait à la paroi du puits l’aspect d’une surface inégale.
Tandis que Tarzan l’examinait, il entendit La dont la voix agitée lui annonçait l’imminence du plus extrême danger, pour elle comme pour lui.
— Dépêche-toi, Tarzan. Ils reviennent avec le lion !
L’homme-singe se précipita vers l’entrée du petit tunnel.
— Vite ! cria-t-il à La.
En même temps, il souleva la herse.
— Là-dedans ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
— C’est notre seule chance, répondit l’homme-singe.
Sans un mot, La pénétra dans la galerie. Tarzan rabaissa la herse et, suivi de La, retourna vers le puits. Toujours sans un mot, il prit La dans ses bras et la hissa aussi haut qu’il put. Il n’eut pas besoin de lui expliquer ce qu’elle devait faire. Sans grande difficulté, elle trouva prise contre la paroi rugueuse et se mit à grimper lentement, aidée et soutenue par Tarzan.
Le puits conduisait à une pièce de la tour dominant la cité d’Opar. Là, cachés par les murs branlants, ils s’arrêtèrent pour élaborer un plan.
Ils savaient tous deux que ce qu’ils devaient éviter par-dessus tout était de se faire débusquer par l’un de ces innombrables cercopithèques qui infestent les ruines d’Opar et avec qui les habitants de la ville peuvent converser. Tarzan avait hâte de recouvrer sa liberté de mouvements pour s’opposer aux projets des Blancs qui avaient envahi son domaine. Mais il entendait provoquer tout d’abord la chute des ennemis de La et réinstaller celle-ci sur le trône d’Opar. Si l’entreprise se révélait impossible, il l’aiderait à fuir et veillerait à sa sécurité.
En la contemplant, à ce moment, dans la lumière du jour, il fut frappé, une fois de plus, de sa beauté incomparable, impérissable, que ni le temps, ni les soucis, ni les dangers ne semblaient capables de flétrir. Il se demanda aussi ce qu’il ferait d’elle en cas d’échec, où il pourrait la conduire. Où, en effet, cette farouche prêtresse du dieu flamboyant pourrait-elle trouver place dans le monde, hors les murs d’Opar ? Où pourrait-elle s’adapter et vivre en harmonie ? En y réfléchissant, il dut convenir qu’un tel lieu n’existait pas. La appartenait à Opar, elle était une reine sauvage, née pour régner sur une race de sous-hommes sauvages. Plutôt introduire dans des salons élégants une tigresse que La, reine d’Opar. Deux ou trois mille années plus tôt, elle aurait pu devenir Cléopâtre ou la reine de Saba, mais aujourd’hui elle ne pouvait que rester La d’Opar.
Ils restèrent quelque temps assis sans mot dire, les beaux yeux de la grande prêtresse s’attardant sur le profil du dieu de la forêt.
— Tarzan ! dit-elle.
Il la regarda.
— Qu’y a-t-il, La ? demanda-t-il.
— Je t’aime toujours, Tarzan, dit-elle à voix basse.
Une expression de trouble envahit les yeux de l’homme-singe.
— Ne parlons pas de cela.
— J’aime en parler, murmura-t-elle. Cela me donne du chagrin, mais c’est un doux chagrin. C’est même la seule douceur que j’aie jamais connue dans ma vie.
Tarzan tendit sa main bronzée et la posa sur les doigts minces et effilés de La.
— Tu as toujours possédé mon cœur, dit-il, mais non pas jusqu’à l’amour. Si mon affection ne va pas plus loin, ce n’est ni ma faute, ni la tienne.
La eut un petit rire.
— Ce n’est certainement pas la mienne, Tarzan, mais je sais que nous ne commandons pas à ces choses. L’amour est un don des dieux. Parfois il fait figure de récompense, parfois de châtiment. Pour moi, il constitue sans doute un châtiment, mais je ne voudrais pas en être privée. Je l’ai nourri depuis que je t’ai vu pour la première fois. Sans cet amour, pour désespéré qu’il soit, je ne me soucierais pas de vivre.
Tarzan ne répondit pas et tous deux retombèrent dans le silence, attendant la nuit, afin de pouvoir descendre en ville sans être vus. L’esprit alerte de Tarzan passait en revue quantité de moyens de restaurer le pouvoir de La et, finalement, ils se mirent à en débattre.
— Juste avant le moment où le dieu flamboyant regagne son gîte nocturne, dit La, les prêtres et les prêtresses se rassemblent dans la salle du trône. Ils y seront ce soir, devant le fauteuil où siégera Oah. Alors nous pourrons descendre en ville.
— Et ensuite ? demanda Tarzan.
— Si nous parvenons à tuer Oah dans la salle du trône et Dooth en même temps, ils n’auront plus de chefs. Sans chefs, ils sont perdus.
— Je ne puis tuer une femme, dit Tarzan.
— Moi, je le puis, répliqua La. Tu peux t’occuper de Dooth. Tu ne renâcleras tout de même pas à le tuer, lui ?
— S’il m’attaquait, je le tuerais, dit Tarzan, mais pas autrement. Tarzan, seigneur des singes, ne tue que pour se défendre et pour se nourrir, ou s’il n’a pas d’autre moyen de se débarrasser d’un ennemi.
Sur le plancher de la pièce délabrée où ils attendaient, il y avait deux ouvertures : l’entrée du puits par lequel ils avaient quitté les souterrains et une autre qui lui ressemblait, mais en plus grand. Ce puits comportait une longue échelle de bois scellée dans la maçonnerie. C’est par-là que Tarzan croyait pouvoir s’évader de la tour mais, tandis qu’il laissait errer ses yeux sur la margelle, une sombre pensée se présenta soudain à lui. Il se tourna vers La.
— Nous avons oublié, dit-il, que ceux qui viennent apporter de la viande au lion montent par-là. Nous ne serons pas longtemps à l’abri des regards, comme nous l’espérions.
— Ils ne nourrissent pas le lion très souvent, dit La. En tout cas pas chaque jour.
— Quand l’ont-ils fait pour la dernière fois ? demanda Tarzan.
— Je ne m’en souviens pas. Le temps pèse si lourd dans l’obscurité de ces cellules que j’ai cessé de compter les jours.
— Chut ! avertit Tarzan. Quelqu’un monte.
Silencieusement, l’homme-singe se leva et gagna l’ouverture. Il s’accroupit du côté opposé à l’échelle. La le rejoignit furtivement et se plaça contre lui. De cette façon l’homme qui grimpait se présenterait de dos et ne les verrait pas en sortant. Il se hissait lentement. On pouvait entendre ses halètements, de plus en plus proches. Il ne semblait pas aussi agile que l’étaient habituellement les prêtres simiesques d’Opar. Tarzan se dit, que peut-être, il portait une charge dont le poids ou l’encombrement retardait sa progression. Quand le nouveau venu montra enfin la tête, Tarzan vit qu’en fait il s’agissait d’un vieillard. Des doigts puissants entourèrent aussitôt la gorge de l’Oparien sans méfiance, qui fut prestement extrait du puits.
— Silence ! ordonna l’homme-singe. Fais ce qu’on te dit et rien ne t’arrivera.
La retira un couteau du fourreau que portait leur victime. Tarzan l’étendit sur le sol, relâcha légèrement sa prise et la retourna pour la voir de face. Une expression d’incrédulité et de surprise apparut sur le visage du vieux prêtre quand ses yeux tombèrent sur La.
— Darus ! s’exclama-t-elle.
— Honneur au dieu flamboyant qui a ordonné ta fuite ! s’écria le prêtre.
La s’adressa à Tarzan.
— Tu ne dois pas craindre Darus, il ne nous trahira pas. De tous les prêtres d’Opar, il n’y en a jamais eu de plus loyal envers sa reine.
— C’est vrai, dit le vieillard en hochant la tête.
— Y a-t-il beaucoup d’autres personnes fidèles à la grande prêtresse La ? demanda Tarzan.
— Oui, beaucoup, répondit Darus, mais ils ont peur. Oah est une démone et Dooth un imbécile. Avec eux, il n’y a plus ni sécurité, ni bonheur à Opar.
— Combien sont ceux dont tu es absolument sûr qu’on peut se fier à eux ? interrogea La.
— Oh, ils sont très nombreux.
— Rassemble-les donc ce soir dans la salle du trône, Darus. Dès que le dieu flamboyant se couchera, sois prêt à frapper les ennemis de La, ta prêtresse.
— Tu viendras ? demanda Darus.
— Je viendrai. Ta dague, que voici, servira de signal. Quand tu verras La d’Opar la plonger dans la poitrine d’Oah, la fausse prêtresse, précipite-toi sur les ennemis de La.
— Il en sera fait comme tu dis, l’assura Darus. Maintenant, je dois jeter cette pitance au lion et m’en aller.
Après avoir lancé quelques os et déchets de viande dans le puits surmontant l’antre du lion, le vieux prêtre redescendit lentement l’échelle, en marmonnant des mots incompréhensibles.
— Es-tu vraiment sûre de pouvoir te fier à lui, La ? demanda Tarzan.
— Absolument, répondit-elle. Darus mourrait pour moi et je sais qu’il hait Oah et Dooth.
Les ombres de l’après-midi s’étiraient lentement. Le soleil baissait. Bientôt, les deux évadés allaient devoir prendre de grands risques, en descendant en ville, alors qu’il faisait encore clair, pour se diriger vers la salle du trône. Certes, le danger était quelque peu amoindri par le fait que les habitants de la cité seraient en principe tous rassemblés dans la grande salle à ce moment-là, occupés à accomplir les rites immémoriaux par lesquels ils accompagnent chaque jour le dieu flamboyant sur le chemin du repos nocturne. Ils descendirent donc sans s’arrêter jusqu’au pied de la tour, traversèrent la cour et entrèrent dans le temple. Par des passages détournés, La guida Tarzan jusqu’à une petite porte donnant dans la salle du trône, derrière l’estrade sur laquelle se dressait le fauteuil royal. Elle s’arrêta, écoutant se dérouler la liturgie et attendant le moment où tout le monde, sauf la grande prêtresse, se prosternerait, face contre terre.
Quand cet instant arriva, La ouvrit la porte toute grande et bondit silencieusement sur l’estrade, derrière le trône où sa victime était assise. Tarzan la suivait de près.
Tous deux comprirent aussitôt qu’ils avaient été trahis, car l’estrade fourmillait de prêtres prêts à s’emparer d’eux.
Déjà l’un d’eux avait saisi La par le bras, mais avant qu’il pût l’entraîner, Tarzan bondit sur lui, l’attrapa par le cou et lui tira la tête en arrière si soudainement et avec tant de force que le craquement des vertèbres s’entendit dans toute la salle. Puis il souleva le corps à bout de bras et le lança à la face des prêtres qui se précipitaient vers lui. Ceux-ci reculèrent. Alors Tarzan agrippa La et la fit repasser dans le couloir par où ils étaient arrivés.
Inutile de rester à combattre : Tarzan savait que, même s’il pouvait résister un certain temps, le nombre finirait par avoir raison de lui. Il savait aussi qu’à peine se serait-on emparé de La, elle se ferait mettre en pièces.
La horde des prêtres les suivit dans le couloir avec, à leur tête, Oah, hurlante et assoiffée du sang de sa victime.
— Prends le plus court chemin vers les remparts, La, lui conseilla Tarzan.
En courant, elle le conduisit à travers le dédale des passages et des ruines. Ils arrivèrent soudain dans la salle aux sept piliers d’or. Au-delà, Tarzan connaissait le chemin.
Plus rapide que La, n’ayant plus besoin qu’elle le guide et comprenant que les prêtres gagnaient du terrain sur eux, il prit la prêtresse dans ses bras et traversa à toutes jambes les salles résonnantes du temple, vers le mur intérieur. Il franchit celui-ci, puis la cour et le rempart extérieur. Les prêtres couraient toujours derrière eux, aiguillonnés par les cris d’Oah. Dehors, les fugitifs s’élancèrent dans la vallée déserte. À présent, leurs poursuivants se laissaient distancer, car leurs courtes jambes arquées ne pouvaient mener le train d’enfer imposé par Tarzan, malgré le poids de La.
Près des tropiques, l’obscurité suit de peu le coucher du soleil. Aussi les prêtres perdirent-ils bientôt les fuyards de vue. Aussi, peu après, tout bruit de poursuite cessa. Tarzan en déduisit aussitôt que la chasse avait été abandonnée, car les hommes d’Opar n’aimaient pas battre la campagne dans le noir.
Tarzan s’arrêta donc et déposa La sur le sol. Elle lui passa les bras autour du cou et se pressa contre lui, la tête contre sa poitrine, puis elle éclata en sanglots.
— Ne pleure pas, La. Nous retournerons à Opar et tu t’asseoiras à nouveau sur ton trône.
— Je ne pleure pas pour cela, dit-elle.
— Et pourquoi donc ?
— Je pleure de joie, parce que peut-être je vais rester longtemps seule avec toi.
Par miséricorde, Tarzan la laissa s’épancher un moment contre lui, mais bientôt il l’entraîna et ils se remirent en marche vers la falaise.
Ils dormirent cette nuit-là dans un grand arbre de la forêt qui s’étend aux pieds des rochers, après que Tarzan eut construit pour La une couchette improvisée entre deux branches et qu’il se fut lui-même installé au creux d’une fourche, quelques pieds plus bas.
Il s’éveilla à l’aube. Le ciel était couvert et Tarzan flaira l’approche d’une tempête. Il n’avait tâté d’aucune nourriture depuis des heures et savait que La n’avait rien avalé depuis la veille au matin. Trouver à manger devenait urgent. Il lui fallait résoudre ce problème à temps pour retourner auprès de La avant que l’orage n’éclate. En effet, il voulait de la viande et il savait qu’il devrait être en mesure de faire du feu pour la faire cuire avant d’en proposer à La, même si, pour son compte, il la préférait crue. Il lança un regard à la couchette de La et vit qu’elle dormait toujours. Elle devait être épuisée par tout ce qu’elle avait vécu la veille, il la laissa donc dormir. Il se balança au bout d’une liane jusqu’à un arbre voisin et se mit en quête de proies.
Il avançait contre le vent, à l’étage moyen des arbres, tous les sens en alerte. Comme le lion, Tarzan appréciait particulièrement la chair de Pacco, le zèbre, mais Bara, l’antilope, ou Horta, le sanglier, pourraient constituer un palliatif acceptable. Cependant la forêt semblait désertée par toutes les espèces qu’il recherchait. Seuls les effluves des grands félins lui parvenaient aux narines, mêlés à l’odeur plus ou moins humaine de Manu, le cercopithèque. Pour les bêtes en chasse, le temps ne compte pas. Il ne comptait pas non plus pour Tarzan qui, parti à la recherche de viande, ne s’en retournerait que quand il en aurait trouvé.
Quand La se réveilla, elle mit quelque temps à revenir à la réalité. Mais quand elle se fut remémoré les événements de la veille, un sourire de bonheur et de contentement se dessina lentement sur ses jolies lèvres, révélant une rangée de dents parfaites. Elle soupira, puis murmura le nom de l’homme qu’elle aimait. « Tarzan ! » appela-t-elle.
Il ne répondit pas. Elle cria de nouveau son nom, à voix plus haute, mais ce fut toujours le silence. Légèrement troublée, elle se souleva sur un coude et se pencha par-dessus le bord de sa couchette. Sous elle, l’arbre était vide.
Elle se dit, avec raison, qu’il était peut-être parti chasser. Elle n’en était pas moins troublée de son absence, et son trouble augmenta à mesure que l’attente se faisait plus longue. Elle savait qu’il ne l’aimait pas et pensait qu’elle devait représenter un fardeau pour lui. Elle savait aussi qu’il était une sorte de bête sauvage, au même titre, ou presque, que les lions de la forêt et qu’il était animé du même besoin de liberté. Peut-être avait-il été incapable de résister plus longtemps à la tentation et, pendant qu’elle dormait, l’avait-il quittée.
Il n’y avait pas grand-chose dans l’éducation ni dans la morale de La d’Opar qui pût opposer une objection à pareille conduite, car sa vie parmi les siens avait toujours laissé la plus grande place à un égoïsme sans pitié et à la cruauté. On n’y connaissait pas plus la sensibilité raffinée de l’homme civilisé que la grande noblesse de caractère propre à tant d’animaux sauvages. Son amour pour Tarzan avait procuré à La les seuls moments de tendresse de sa rude vie et, comme elle admettait qu’elle-même n’aurait éprouvé aucune peine à abandonner une créature qu’elle n’aurait pas aimée, elle avait assez d’honnêteté pour ne rien reprocher à Tarzan qui n’avait rien fait de plus que ce qu’elle aurait pu faire elle-même. En outre, ce geste ne dérogeait en rien à la conception qu’elle se faisait de la noblesse de l’âme.
Descendue à terre, elle chercha à s’imaginer quelque plan d’action pour l’avenir mais, en ce moment de solitude et de dépression, elle ne vit d’autre parti à prendre que de retourner à Opar. Ce fut donc vers sa ville natale qu’elle dirigea ses pas. Elle n’était pas encore allée bien loin cependant quand elle réalisa le danger et l’ineptie de ce projet, qui ne pouvait que la mener à une mort certaine aussi longtemps qu’Oah et Dooth régneraient sur Opar. Elle s’en prit âprement à Darus, qu’elle croyait l’avoir trahie, et elle mesura à l’aune de cette trahison ce à quoi elle pouvait s’attendre de la part de ceux sur l’amitié desquels elle avait compté. Elle en conclut à l’absence totale d’espoir de recouvrer le pouvoir sans aide extérieure. La n’envisageait plus aucune perspective heureuse, et pourtant la volonté de vivre restait forte en elle. Et sans doute était-ce dû davantage à son stoïcisme qu’à une quelconque peur de la mort, laquelle n’était en effet, pour elle, que synonyme de défaite.
Elle s’arrêta sur la piste où elle s’était engagée, à quelque distance de l’arbre dans lequel elle avait passé la nuit. Pratiquement sans rien pour la guider, elle tenta d’envisager dans quelle direction se trouvait le chemin de sa destinée. Partout où elle irait, ailleurs qu’à Opar, elle marcherait sur des sentiers inconnus, qui la conduiraient parmi des peuples et vers des expériences aussi inconcevables pour elle que si elle venait de tomber d’une autre planète, ou de resurgir du continent perdu de ses ancêtres.
Elle se dit que, peut-être, elle trouverait dans ce monde étranger des gens aussi généreux et chevaleresques que Tarzan. C’était là en tout cas que pouvait se fonder l’espoir. À Opar, il n’y en avait aucun. Elle s’en éloigna donc. Au-dessus de sa tête roulaient en vagues les nuages noirs de l’orage qui rassemblaient ses forces. Derrière elle, une bête fauve aux yeux luisants se glissait dans les broussailles, le long de la piste qu’elle suivait.