13
Le naufrage du Lady Alice
Le matin, au petit déjeuner, la place de Tarzan était vide. Miss Strong s’en étonna vivement, car M. Caldwell s’était toujours fait un point d’honneur de déjeuner avec sa mère et elle-même. Plus tard, sur le pont, M. Thuran s’arrêta près d’elle pour échanger quelques mots plaisants. Il semblait d’excellente humeur. Ses manières étaient d’une extrême affabilité. Quand il s’en alla, Miss Strong se dit que M. Thuran était un homme bien aimable.
Elle trouvait le temps long. La présence tranquille de M. Caldwell lui manquait. Quelque chose en lui l’avait fait apprécier de la jeune fille dès le début. Il parlait avec tant d’enthousiasme des endroits qu’il avait vus, des peuples et de leurs coutumes, des animaux sauvages. Il avait toujours une curieuse manière de dresser des comparaisons frappantes entre les bêtes sauvages et les hommes civilisés ; comparaisons qui dénotaient une remarquable connaissance des premières et une estime entachée d’un certain cynisme pour les seconds.
L’après-midi, M. Thuran s’arrêta une nouvelle fois pour bavarder avec elle ; et elle accueillit avec satisfaction cette coupure dans la monotonie de la journée. Mais elle commençait à se préoccuper de l’absence prolongée de M. Caldwell. Elle ne pouvait s’empêcher de l’associer à cette chute d’un objet sombre, la nuit précédente. Elle fit part de ses inquiétudes à M. Thuran. Avait-il vu M. Caldwell aujourd’hui ? Il ne l’avait pas vu. Pourquoi ?
— Il n’était pas au petit déjeuner, comme d’habitude, et je ne l’ai plus vu depuis hier, précisa la jeune fille.
M. Thuran était extrêmement soucieux.
— Je n’ai pas le plaisir de connaître intimement M. Caldwell, dit-il. Il me semble toutefois que c’était un homme des plus estimables. Se peut-il qu’il soit indisposé et qu’il n’ait pas quitté sa cabine ? Cela n’aurait rien d’étrange.
— Non, répliqua la jeune fille, cela n’aurait rien d’étrange, bien entendu. Mais pour je ne sais quelle raison inexplicable, j’ai comme un de ces ridicules pressentiments féminins : j’ai l’impression que quelque chose ne va pas en ce qui concerne M. Caldwell. C’est un sentiment tout à fait bizarre… C’est comme si je savais qu’il n’est plus à bord du navire.
M. Thuran rit poliment.
— Je vous en prie, ma chère Miss Strong, dit-il ; où diable pourrait-il être ? Cela fait des jours que nous ne sommes plus en vue de la terre.
— Bien sûr, je suis ridicule, accorda-t-elle. Mais je ne vais pas continuer à m’inquiéter plus longtemps. Je saurai où est M. Caldwell.
Elle appela un steward qui passait.
— Cela sera plus difficile que tu n’imagines, ma chère, pensa M. Thuran, mais à haute voix il se contenta de dire : faites donc !
— Allez trouver M. Caldwell, s’il vous plaît, dit-elle au steward, et dites-lui que ses amis s’inquiètent de son absence.
— Vous aimez beaucoup M. Caldwell ? risqua M. Thuran.
— Je le trouve splendide, répliqua la jeune fille, et maman est folle de lui. C’est le genre d’homme avec qui on se sent parfaitement en sécurité. Impossible de ne pas avoir confiance en M. Caldwell.
Un moment plus tard, le steward revint dire que M. Caldwell n’était pas dans sa cabine.
— Je ne parviens pas à le trouver, Miss Strong, et (il hésita) on m’a dit que sa couchette n’avait pas été occupée la nuit dernière. Peut-être devrais-je en faire rapport au capitaine.
— Très certainement ! s’exclama Miss Strong. Je viens avec vous. C’est terrible ! Je sais que quelque chose d’affreux s’est passé. Mes pressentiments n’étaient pas faux, après tout.
Ce furent une jeune femme très effrayée et un steward très nerveux qui se présentèrent au capitaine. Il les écouta en silence. Une ombre passa sur son visage lorsque le steward lui assura qu’il avait cherché le passager manquant partout où l’on pouvait s’attendre à trouver un passager.
— Et êtes-vous sûre, Miss Strong, que vous avez vu un corps tomber dans la mer la nuit dernière ? demanda-t-il.
— Il ne peut y avoir le moindre doute à ce sujet, répondit-elle. Je ne saurais dire s’il s’agissait d’un corps humain : je n’ai pas entendu crier. Peut-être n’était-ce que ce que j’ai cru alors : un sac de détritus. Mais si l’on ne trouve pas M. Caldwell à bord, j’affirmerai toujours que c’était lui que j’ai vu tomber par mon hublot.
Le capitaine ordonna une fouille immédiate et complète de tout le bateau, du fond de la cale à la pointe du mât. On ne négligea pas le moindre recoin. Miss Strong resta dans sa cabine en attendant le résultat. Le capitaine lui posa beaucoup de questions, mais elle ne put rien lui dire à propos du passager manquant, en dehors de ce qu’elle avait pu observer elle-même pendant leur brève rencontre. Pour la première fois, elle s’aperçut que M. Caldwell lui avait dit très peu de chose sur lui-même et sur son passé. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il était né en Afrique et qu’il avait étudié à Paris. Encore ces maigres informations étaient-elles dues à sa surprise qu’un Anglais parlât sa langue avec l’accent français.
— N’a-t-il jamais dit qu’il avait des ennemis ? demanda le capitaine.
— Jamais.
— Avait-il des relations avec un autre passager ?
— Les mêmes qu’avec moi, au gré des circonstances et des rencontres occasionnelles.
— Euh… À votre avis, Miss Strong, buvait-il trop ?
— Je ne saurais dire si seulement il buvait. Ce qui est certain, en tout cas, c’est qu’il n’avait rien bu jusqu’à une demi-heure avant que je voie ce corps tomber dans la mer : j’étais sur le pont avec lui jusqu’à ce moment.
— C’est très étrange, dit le capitaine. Il n’avait pas l’air d’un homme sujet à des évanouissements, ou à quoi que ce soit de ce genre. Et même si cela avait été le cas, il est peu croyable qu’il soit passé par-dessus le bastingage, même s’il avait été pris d’une attaque en se penchant. Il serait plutôt tombé sur le pont. S’il n’est pas à bord, Miss Strong, c’est qu’il a été jeté par-dessus bord ; et si vous ne l’avez pas entendu crier, cela laisserait supposer qu’il était mort avant de faire le grand saut. Mort assassiné.
La jeune fille frissonna d’horreur.
Une bonne heure s’était écoulée lorsque le second vint faire son rapport sur le résultat des recherches.
— M. Caldwell n’est pas à bord, capitaine, dit-il.
— Je crains qu’il n’y ait là quelque chose de plus sérieux qu’un accident, M. Brently, dit le capitaine. Je veux que vous procédiez en personne à un examen très attentif des effets personnels de M. Caldwell, afin de vous assurer qu’il ne s’y trouve aucun indice permettant de conclure à un suicide ou à un meurtre. Fouillez-moi sa cabine de fond en comble.
— Bien, capitaine ! répondit M. Brently.
Il commença aussitôt ses investigations.
Hazel Strong restait prostrée. Pendant deux jours, elle ne quitta pas sa cabine. Lorsque, finalement, elle s’aventura sur le pont, elle était très pâle, avec de grands cernes autour des yeux. Dans la veille comme dans le sommeil, il lui semblait constamment voir une silhouette noire tomber à toute vitesse et silencieusement dans la mer.
Peu après sa première apparition sur le pont depuis la tragédie, M. Thuran se porta à sa rencontre, avec toutes les manifestations de la plus aimable sollicitude.
— Oh ! comme c’est terrible, Miss Strong, dit-il. Je ne parviens pas à m’y faire.
— Moi non plus, dit la jeune fille d’un ton las. J’ai l’impression qu’il aurait pu être sauvé si j’avais donné l’alarme.
— Vous n’avez rien à vous reprocher, ma chère Miss Strong, s’empressa de lui dire M. Thuran. Ce n’est absolument pas votre faute. N’importe qui aurait fait comme vous. Comment pourrait-on penser que, parce que quelque chose tombe dans la mer, cela doive nécessairement être un homme ? Et puis, le résultat n’aurait pas été différent si vous aviez donné l’alarme. On aurait commencé par douter de votre récit, par croire qu’il ne s’agissait que d’une hallucination due à la nervosité d’une femme. Si vous aviez insisté, il aurait de toute façon été trop tard pour opérer le sauvetage, parce qu’il aurait fallu arrêter le bateau, mettre les chaloupes à la mer, ramer dans toutes les directions à la recherche de l’endroit inconnu où la tragédie s’était produite. Non, vous n’avez pas de reproche à vous faire. Vous en avez fait plus que n’importe qui d’autre pour ce pauvre M. Caldwell. Vous étiez la seule personne à qui il manquait. C’est vous qui avez donné l’alerte.
La jeune fille ne pouvait que lui être reconnaissante de ses paroles de sympathie et de réconfort. On les vit souvent ensemble ; en vérité, presque tout le temps jusqu’à la fin du voyage. Elle se mit à l’aimer beaucoup. M. Thuran avait appris que la belle Miss Strong, de Baltimore, était une héritière américaine, une jeune fille très riche. Quand il la regardait, il imaginait des perspectives d’avenir à couper le souffle. Et comme il passait la plupart de son temps à cette occupation délectable, c’est à se demander comment il respirait encore.
Il était d’abord entré dans les intentions de M. Thuran de quitter le navire à la première escale après la disparition de Tarzan. N’avait-il pas dans la poche de son veston l’objet pour lequel il s’était embarqué sur ce bateau ? Rien ne le retenait plus ici. Il n’aurait dû être que trop pressé de retrouver le continent européen et de prendre le premier express pour Saint-Petersbourg.
Mais à présent, une autre idée l’obsédait et, de plus en plus, rejetait à l’arrière-plan ses intentions premières. La fortune de cette Américaine n’était pas à négliger, surtout que la propriétaire en était tout à fait attirante.
— Sapristi ! mais elle ferait sensation à Saint-Petersbourg.
Et il espérait faire sensation, lui aussi, avec l’aide de l’héritage.
M. Thuran rêvait qu’il dilapidait des millions de dollars et découvrait que c’était là sa vocation profonde ; aussi lui convenait-il de poursuivre son voyage jusqu’au Cap, où il se trouva soudain des engagements d’une extrême importance qui l’y retiendraient certainement quelque temps.
Miss Strong lui avait dit qu’elle se rendait avec sa mère chez un frère de cette dernière, et qu’elles n’avaient pas décidé de la durée de leur séjour. Celui-ci serait probablement de quelques mois. Elle fut ravie d’apprendre que M. Thuran se rendait là-bas, lui aussi.
— J’espère que nous serons en mesure de poursuivre nos relations, dit-elle. Il faut que vous nous rendiez visite dès que nous serons installées.
M. Thuran se réjouissant de cette proposition, s’empressa de le faire savoir. Hélas ! il n’impressionna pas Mrs. Strong aussi favorablement que sa fille.
— Je ne vois pas pourquoi je devrais me méfier de lui, dit-elle à Hazel, un jour qu’elles discutaient à son propos. Il a l’air d’un parfait gentleman, à tous point de vue mais parfois il y a quelque chose dans ses yeux… Une expression que je ne parviens pas à définir mais qui me laisse un sentiment d’inquiétude.
La jeune fille éclata de rire.
— Vous êtes une chère grande sotte, maman, dit-elle.
— Je le suppose, mais je suis désolée que nous n’ayons plus la compagnie de ce pauvre M. Caldwell, en lieu et place de la sienne.
— Moi aussi, répondit sa fille.
M. Thuran rendit de fréquentes visites à Hazel Strong chez son oncle, au Cap. Il était plein d’attentions pour elle et il parvenait si bien à rencontrer tous ses désirs que la jeune fille devint de plus en plus dépendante de lui. S’agissait-il d’accompagner sa mère chez un vague cousin ? S’agissait-il de rendre un quelconque service d’ami ? L’omniprésent M. Thuran était toujours disponible. L’oncle et toute la famille de Hazel se mirent à aimer de plus en plus M. Thuran pour sa courtoisie et sa serviabilité infaillibles. Il était devenu indispensable. Il jugea enfin le moment propice pour faire des propositions. Miss Strong tomba de la lune. Elle ne savait vraiment pas que dire.
— Je n’ai jamais pensé que vous envisagiez nos relations sous cet angle, lui dit-elle. Je vous ai toujours considéré comme un ami très cher. Je ne vous donnerai pas de réponse tout de suite. Oubliez que vous m’avez demandée en mariage. Continuons comme par le passé. Je serai peut-être en mesure, d’ici quelque temps, de vous voir sous un autre jour. Peut-être découvrirai-je que mes sentiments à votre égard dépassent la simple amitié. Je n’ai en tous cas pas pensé un instant que je pourrais vous aimer.
Cet arrangement convenait parfaitement à M. Thuran. Il regrettait profondément d’avoir été hâtif, mais il l’aimait depuis si longtemps et avec tant de dévotion qu’il souhaitait que chacun le sût.
— Dès la première fois que je vous ai vue, Hazel, dit-il, je vous ai aimée. Je veux attendre, car je suis certain qu’un amour aussi grand et aussi pur sera récompensé. Tout ce que je demande à savoir, c’est si vous n’en aimez pas un autre. Voulez-vous me le dire ?
— Je n’ai jamais été amoureuse, répliqua-t-elle, et il en fut très satisfait.
En rentrant chez lui, ce soir-là, il se voyait déjà acheter un yacht et faire construire une villa d’un million de dollars sur la mer Noire.
Le lendemain, Hazel Strong eut une des plus belles surprises de sa vie : elle se trouva nez à nez avec Jane Porter dans la boutique d’un bijoutier.
— Quoi, Jane ! s’exclama-t-elle. D’où sort-tu ? Je n’en crois pas mes yeux.
— Eh bien, ça alors ! s’écria Jane, tout aussi étonnée. Je ne peux pas dire que j’aie fait preuve de beaucoup d’imagination. Je te croyais à Baltimore. Quelle idée !
Les deux amies tombèrent dans les bras l’une de l’autre et s’appliquèrent une longue série de baisers retentissants.
Hazel apprit ainsi que le yacht de Lord Tennington relâchait au Cap pour au moins une semaine et qu’ensuite il poursuivrait son voyage par la côte occidentale, jusqu’en Angleterre.
— Et là-bas, conclut Jane, je me marierai.
— Tu n’es donc pas encore mariée ? demanda Hazel.
— Pas encore, répondit Jane qui ajouta, avec une certaine impertinence : je voudrais que l’Angleterre fût à un million de milles d’ici.
On échangea des visites entre les passagers du yacht et les parents de Hazel. On s’invita à dîner. On organisa des excusions dans l’arrière-pays. Chaque fois, M. Thuran était un hôte privilégié. Il offrit lui-même à dîner et, par d’innombrables petits actes d’hospitalité, il s’attira les bonnes grâces de Lord Tennington.
M. Thuran avait saisi des bribes de conversation concernant les suites de cette escale du yacht de Lord Tennington. Il espérait en tirer quelque avantage ; c’est pourquoi il profita d’un moment où ils étaient seul pour lui révéler que ses fiançailles avec Miss Strong seraient annoncées immédiatement après leur retour en Amérique.
— Mais pas un mot de tout ceci, mon cher Tennington, pas un mot de tout ceci.
— Certainement, je comprends parfaitement, mon cher ami, répondit Lord Tennington, mais il faut vous féliciter. Une fille épatante, n’est-il pas vrai ? Réellement.
Le lendemain, Mrs. Strong, Hazel et M. Thuran étaient les hôtes de Lord Tennington à bord de son yacht. Mrs. Strong était en train de leur dire à quel point elle était contente de son séjour au Cap et comme elle regrettait de devoir repartir plus tôt que prévu : elle venait en effet de recevoir une lettre de son avocat de Baltimore.
— Quand vous embarquerez-vous ? demanda Tennington.
— Lundi prochain, je pense, répondit-elle.
— Vraiment ! s’exclama M. Thuran, quelle heureuse coïncidence ! Moi aussi, je dois repartir ; j’aurai donc l’honneur de vous accompagner, pour vous servir.
— Vous êtes très aimable, Monsieur Thuran, répliqua Mrs. Strong. Je suis sûre que nous serons toutes deux très heureuses de nous placer sous votre protection.
Mais au fond de son cœur, elle aurait souhaité y échapper. Pourquoi, elle n’aurait pu le dire.
— Bon Dieu ! s’écria Lord Tennington un instant plus tard. Quelle belle idée, bon Dieu !
— Oui, Tennington, bien entendu, hasarda Clayton. Ce ne peut être qu’une idée magnifique, puisque c’est toi qui l’as eue. Mais que diable cela peut-il être encore ? Aller en Chine par le pôle Sud ?
— Oh, Clayton, sais-tu ce que je vais dire ? répliqua Tennington. Tu n’as pas besoin de râler comme ça parce que ce n’est pas toi qui as proposé ce voyage. Tu n’as pas cessé de ronchonner depuis le début. Non, Monsieur. C’est une idée extraordinaire et vous allez tous être d’accord. Il s’agit d’emmener en Angleterre, sur le yacht, Mme Strong, Mlle Strong et aussi Thuran, s’il veut venir. Alors, ça vous en bouche un coin, non ?
— Excuse-moi, mon vieux Tenny, s’écria Clayton. Là, vraiment, tu m’en bouches un coin. Je ne t’aurais jamais cru capable d’une idée pareille. Es-tu bien sûr qu’elle est de toi, au moins ?
— Et nous partirons lundi, ou le jour qui vous conviendra, Mme Strong, conclut l’Anglais au grand cœur, comme si tout était arrangé à l’exception de la date du départ.
— Mais, Lord Tennington, vous ne nous avez même pas donné l’occasion de vous remercier, ni encore moins celle de décider si nous accepterons votre généreuse invitation, dit Mme Strong.
— Voyons, mais il est bien évident que vous viendrez, dit Tennington. Notre compagnie vaudra bien celle de n’importe quel passager et nous vous rendrons le voyage aussi confortable que sur n’importe quel paquebot. Et puis, de toute façon, nous désirons tous votre présence et nous n’admettrons pas que votre réponse soit non.
Il fut donc décidé qu’on partirait lundi.
Deux jours plus tard, les jeunes filles étaient assises dans la cabine d’Hazel et regardaient des photographies qu’elle avait fait développer et tirer au Cap. Il s’agissait de toutes les vues qu’elle avait prises depuis qu’elle avait quitté l’Amérique. Jane s’y intéressait beaucoup et posait énormément de questions, qui suscitaient de la part d’Hazel un véritable torrent de commentaires et d’explications.
— Et ici, dit-elle tout à coup, il y a quelqu’un que tu connais. Le pauvre homme, j’ai si souvent voulu t’en parler, mais je n’y ai jamais pensé quand nous étions ensemble.
Elle tenait la photographie de telle manière que Jane ne pouvait voir le visage de l’homme qui s’y trouvait représenté.
— Il s’appelait John Caldwell, continua Hazel. Te souviens-tu de lui ? Il m’a dit que vous vous étiez rencontrés en Amérique. C’est un Anglais.
— Je ne me souviens pas de ce nom, répondit Jane. Laisse-moi voir la photographie.
— Ce pauvre homme est passé par-dessus bord pendant le voyage, dit Hazel en tendant la photographie à Jane.
— Passé par-dessus bord ? Voyons, Hazel, Hazel ! Ne me dis pas qu’il est mort ! Qu’il est tombé à la mer ! Hazel ! Pourquoi ne me dis-tu pas que tu plaisantes ?
Et avant que Miss Strong, stupéfaite, ait pu la retenir, Jane Porter était tombée sur le plancher, inanimée.
Hazel parvint à la ranimer. Puis elles restèrent longtemps à se regarder, sans dire un mot.
— Je ne savais pas, Jane, dit enfin Hazel d’une voix étranglée, que tu connaissais M. Caldwell si intimement et que sa mort pouvait te causer un pareil choc.
— John Caldwell ? demanda Miss Porter. Tu ne vas tout de même pas me dire que tu ne sais pas qui était cet homme, Hazel ?
— Évidemment non, Jane. Je sais parfaitement qui il était. Il était John Caldwell. Il était de Londres.
— Oh ! Hazel, je voudrais pouvoir te croire, gémit la jeune fille. Je voudrais pouvoir te croire, mais ses traits sont gravés si profondément dans ma mémoire et dans mon cœur que je les reconnaîtrais partout dans le monde, parmi un millier d’autres, même s’ils semblaient identiques à n’importe qui.
— Que veux-tu dire, Jane ? s’écria Hazel, vivement alarmée. Qui veux-tu que ce soit ?
— Je ne veux pas, Hazel. Je sais que c’est là un portrait de Tarzan, seigneur des singes.
— Jane !
— Je ne peux pas me tromper. Oh, Hazel, es-tu sûre qu’il est mort ? N’y a-t-il pas erreur ?
— Je crains bien que non, ma chérie, répondit tristement Hazel. Je voudrais, moi aussi, pouvoir croire que tu te trompes ; mais maintenant, je vois apparaître cent et une petites preuves qui ne pouvaient me frapper tant que je croyais qu’il s’agissait de John Caldwell. Il m’a dit qu’il était né en Afrique, qu’il avait étudié en France.
— Oui, cela doit être vrai, murmura Jane Porter.
— Le second, qui a fouillé ses bagages, n’y a rien trouvé qui pût identifier John Caldwell, de Londres. Pratiquement tous ses effets étaient de fabrication française ou avaient été achetés à Paris. Tout ce qui portait une initiale était marqué soit d’un simple T, soit des lettres J. C. T. Nous avons pensé qu’il voyageait incognito sous ses deux prénoms : J. C. signifiant John Caldwell.
— Tarzan, seigneur des singes, avait pris le nom de Jean C. Tarzan, dit Jane d’une voix monotone. Et il est mort ! Oh, Hazel, c’est horrible ! Il est mort tout seul dans ce terrible océan ! Je ne parviens pas à croire que ce brave cœur a cessé de battre, que ses muscles puissants sont à tout jamais inertes et froids ! Que lui, qui était la personnification de la vie, de la santé et de la force virile, ait pu être la proie de ces choses gluantes et glissantes qui…
Elle ne put continuer et, en poussant une faible plainte, elle se cacha la tête dans les bras et se laissa aller sur le sol, en sanglotant.
Pendant des jours, Miss Porter fut malade et ne voulut voir personne à l’exception de Hazel et de la fidèle Esmeralda. Quand elle monta, finalement sur le pont, tout le monde fut frappé du changement qui s’était opéré en elle. Elle n’était plus la belle jeune Américaine alerte et vive qui charmait et ravissait ceux qui la rencontraient. Elle n’était plus, au contraire, qu’une petite fille calme et triste, dont seule Hazel Strong pouvait interpréter l’expression pensive et désespérée.
Toute la compagnie se donnait du mal pour lui faire plaisir et l’amuser, mais en vain. De loin en loin, le folâtre Lord Tennington parvenait à lui arracher un petit sourire, mais la plupart du temps elle restait assise en regardant fixement la mer.
À partir de la maladie de Jane Porter, un malheur après l’autre semblèrent s’abattre sur le yacht. Pour commencer, il y eut une avarie de machine et l’on dériva pendant deux jours, le temps d’une réparation de fortune. Puis un grain s’abattit à l’improviste et emporta tout ce qui, sur le pont, n’était pas solidement arrimé. Ensuite deux matelots commencèrent à se battre sur le gaillard d’avant, avec pour résultat que l’un fut grièvement blessé à coups de couteau et qu’il fallut mettre l’autre aux fers. Pour couronner le tout, le mousse passa par-dessus bord une nuit et se noya sans qu’on ait pu le repêcher. Le yacht croisa dix heures dans les parages, sans que l’on retrouvât trace de lui.
À la suite de ces incidents, membres de l’équipage et passagers étaient déprimés et de sombre humeur. On craignait le pire. C’était particulièrement vrai des matelots, qui ne manquaient pas d’interpréter ces événements, ainsi que leurs nombreux pressentiments, comme les clairs présages d’une tragédie à venir.
Les prophètes de malheur n’eurent pas longtemps à attendre. La seconde nuit après la noyade du mousse, le yacht subit tout à coup de violentes secousses. À une heure du matin, on sentit un choc terrible, qui jeta les passagers et les hommes d’équipage de leurs hamacs et de leurs couchettes. Une forte vibration parcourut le petit bâtiment, qui se mit à donner du gîte à tribord. Les machines s’arrêtèrent. Pendant un moment, le yacht resta couché à quarante-cinq degrés puis, dans un craquement sourd, il se redressa et commença à s’enfoncer dans la mer.
Aussitôt les hommes se précipitèrent sur le pont, suivis de près par les femmes. La nuit était nuageuse, mais il y avait peu de vent, la mer n’était pas forte et il ne faisait pas assez noir pour qu’on ne pût distinguer une masse sombre flottant entre deux eaux.
— Une épave, expliqua l’officier de quart.
Le mécanicien venait de monter sur le pont et cherchait le capitaine.
— La protection des têtes de cylindre a sauté, capitaine, déclara-t-il, et nous faisons eau par bâbord avant.
Un instant plus tard, c’était un matelot qui accourait.
— Mon Dieu ! cria-t-il, tout le fond de cale est arraché. On ne flottera pas plus de vingt minutes.
— Silence ! rugit Tennington. Mesdames, descendez prendre quelques-unes de vos affaires. J’espère que ce n’est pas si grave, mais peut-être devrons-nous mettre les canots à la mer. Il vaut mieux être prêts. Rapidement, s’il vous plaît. Capitaine Jerrold, je vous prie, envoyez dans la cale un homme compétent pour évaluer l’étendue exacte des dégâts. Pendant ce temps, je suggère que l’on fasse préparer les canots !
La voix calme et grave du propriétaire fit beaucoup pour rassurer tout le monde. Un moment plus tard, chacun s’affairait aux tâches qu’on lui avait assignées. Quand les dames remontèrent sur le pont, les canots étaient quasiment prêts. L’officier qui était aller inspecter la cale remonta faire son rapport. Son avis n’était guère nécessaire pour persuader chacun que la fin du Lady Alice était proche.
— Et bien, Monsieur ? dit le capitaine, en voyant l’officier hésiter.
— Je crains d’effrayer les dames, capitaine, dit-il, mais nous ne pourrons flotter plus de douze minutes, je pense. Il y a une brèche par où vous pourriez faire passer une vache, capitaine.
Cinq minutes plus tard, le Lady Alice piquait du nez. La proue s’élevait hors de l’eau et, sur le pont, l’équilibre devenait précaire. Le yacht était équipé de quatre canots de sauvetage. On put tous les mettre à la mer sans encombre. Ils s’éloignèrent rapidement du petit bâtiment, auquel Jane Porter adressa un dernier regard. On entendit un violent craquement, suivi d’un grondement, provenant de l’intérieur du bateau. La machinerie avait explosé et les débris en roulaient vers l’avant, tandis que la poupe montait presque à la verticale. Pendant un instant, il y eut une pause : on aurait cru voir un tronc d’arbre dressé sur la mer ; puis, rapidement, la coque s’engloutit dans les vagues.
Dans l’un des canots, le brave Lord Tennington écrasa une larme. Ce n’était pas une fortune qu’il venait de voir s’engloutir, mais un beau et cher ami qu’il aimait beaucoup.
Enfin la nuit se dissipa et le soleil des tropiques se leva sur les eaux houleuses. Jane Porter était tombée dans un sommeil agité. La vive lumière du soleil la réveilla. Elle regarda autour d’elle. Dans le canot, il y avait avec elle trois matelots, Clayton et M. Thuran. Puis, elle chercha du regard les autres canots. Mais aussi loin qu’elle put voir, rien ne rompait la monotonie des flots : ils étaient seuls, dans une frêle embarcation, sur l’immensité de l’Atlantique.