blement Marcel, décidé à passer une bonne journée. T'es installé, Momo ?
- Ouais, ouais...
Momo, à l'arrière, avait trouvé une boîte de boulons rangés par taille et diamètre et s'amusait à les mélanger.
Nadja jeta un bref coup d'oil vers la fenêtre de son appartement. Marcel ne dit rien, mit le contact et s'éloigna rapidement avant qu'elle ne change d'avis.
Il se sentait mal à l'aise. Dans la peau d'un dégueulasse sur le chemin bordé d'épines de l'adultère. Un joyeux dégueulasse qui avait envie de chanter. Il repensa à un film que Madeleine l'avait obligé à regarder au Cinéma de Minuit : Le Portrait de Dorian Gray, et à une phrase du film : ´
Je suis le Ciel et l'Enfer. ª Eh bien lui, Marcel Blanc, à cette heure, il était le Ciel et l'Enfer, et la foudre et le soleil, les nuages et la pluie et tout ce qu'on voudrait, du moment qu'on lui foutait la paix.
La route serpentait dans les collines déboisées comme une cicatrice sur la joue rugueuse d'un Afrikaner et Marcel se sentait l'‚me d'un explorateur.
Aujourd'hui, il ne penserait ni aux meurtres, ni à Jean-Jean, ni à
Madeleine, il ne penserait qu'à lui et à Nadja.
Ils avaient trouvé un coin sympa pour déjeuner, pas trop de capotes et de canettes de bière abandonnées, et ils s'étaient installés tranquillement.
Marcel avait ouvert le panier, disposé les victuailles :
- Fallait pas en faire autant, vous avez d˚ travailler toute la nuit !
-Je pensais que vous auriez faim. J'aime bien faire la cuisine.
Une perle, c'était une perle, une sainte, une oasis ! Marcel torcha gaiement ses deux assiettes de couscous,
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vida la bouteille de vin du Maroc, avala consciencieusement les g‚teaux un peu pl‚treux, sans presque parler. Ils étaient bien, calmes. Des mois que Marcel ne s'était pas senti aussi calme. En paix. Protégé. Nadja parlait peu. Ennui ? Réserve ? Elle ne semblait pas s'ennuyer. Elle souriait. Il semblait à Marcel qu'il était transporté dans un de ces tableaux qu'il aimait bien : guinguettes au bord de l'eau, parties de canotage, bals populaires...
Momo jouait au ballon, shootant contre un arbre. Marcel posa sa main sur l'herbe. Le chant des cigales, assourdissant, donnait l'illusion d'être assis sur un animal, à la fourrure jaune et rêche, au souffle paisible.
Marcel se sentait vivant. Il sourit à Nadja et posa sa main sur son poignet, avec naturel. Elle ne retira pas son bras. Elle ne baissa pas les yeux.
-Vous êtes marié, n'est-ce pas ?
-Oui, j'ai deux enfants, un garçon, Frank, et une fille, Sylvie.
-Vous n'aimez plus votre femme ?
- Non, répondit posément Marcel. Nous sommes en train de divorcer. Elle a du mal à l'accepter, mais c'est mieux comme ça.
Nadja se pencha vers lui.
- Il ne faut pas quitter votre femme.
Marcel se pencha vers elle et l'embrassa. Momo, occupé à détruire un nid de fourmis, ne les regardait pas.
Le petit homme tapa du pied, les yeux rivés à ses jumelles de chasse.
- Ben, y s'emmerde pas, le Marcel, tu parles d'un salaud, oui ! Elle va être contente, Madeleine, d'apprendre ça...
Adossé à la carrosserie noire du 4x4 qu'il avait 127
LE COUTURIER DE LA MORT
emprunté au garage, il vida une boîte de bière tiède et l'écrasa ensuite dans son poing fermé. Il rigolerait moins, Marcel, quand il la trouverait
débitée en tranches, sa pétasse, et le gamin y serait pas mal arrangé non plus, on pouvait lui faire confiance. Dans sa haine en perpétuelle expansion, le petit
homme souhaita un instant tailler dans les chairs de tous ses amis, de tous ces gens qui s'occupaient de lui, lui souriaient, lui tapaient dans le dos familièrement.
Leur gentillesse, il la leur ferait rentrer dans la gorge.
¿ coups de marteau. Je sais que mon apparence est trompeuse. que ma petite taille les pousse à la condescendance. Mais ils ignorent combien je suis fort. Puissance des muscles,
puissance de l'esprit, entraînement sans faille, rapidité, action. Vos sourires comme des gifles. Si Maman était là, elle laisserait personne se moquer de moi. Jamais. Il eut un bref frisson en repensant à sa mère. Il secoua la tête et reprit ses jumelles. Ils rangeaient les restes du pique-nique. Momo tournait autour d'eux en riant. Nadja recoiffait ses longues boucles brunes. Marcel se moucha. Fallait être ringard comme ce pauvre Marcel pour s'attraper un rhume en plein mois d'ao˚t. Le bruit strident des cigales lui cassait les oreilles. Il rêva un bref instant d'une giclée de napalm embrasant les oliviers. Remonta dans le 4x4 et se tint prêt à
démarrer. -Allez, Momo, on y va...
- Ouais, j'arrive... pourquoi t'as la même moche voiture ?
- La même moche voiture que qui ? -que celle du loup...
- qu'est-ce que tu dis, Momo ?
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- Je dis : pourquoi t'as la même moche voiture, pourquoi tu veux épouser ma mère ?
- Momo, ça suffit !
Nadja lui décocha une gifle qu'il évita habilement. Marcel fit un geste d'apaisement.
-J'ai la même voiture que lui ?
-Ouais. Et pourquoi t'as une moustache comme Astérisque ?
- Astérisque ?
-Il veut dire Astérix. Momo, tu vas prendre une raclée...
- J'm'en fous, je dirai à Pépé que t'as embrassé le flic...
- Momo !
Nadja lui lança une autre taloche, le manqua. Marcel démarra. Enfin une indication tangible. quoi qu'en pense Jean-Jean, il sentait, lui, que les deux affaires étaient liées. Il fallait qu'il arrive à le convaincre.
Le petit homme se mit en route, les suivant à trois cents mètres environ, le visage protégé par le pare-brise teinté et par ses lunettes de soleil miroitantes. La colère le rongeait comme un acide. Il avait dans la bouche le go˚t métallique du sang. Arrivé en ville, il bifurqua pour rentrer chez lui.
Après avoir déposé Nadja et Momo, Marcel conduisit en sifflotant jusque chez le petit homme pour lui rendre la camionnette. Ensuite direction le commissariat, voir si Jean-Jean était là. Madeleine et les gosses ne rentreraient pas avant neuf ou dix heures du soir : il avait le temps. Il fallait qu'il le mette au courant, pour le véhicule du suspect.
Le petit homme ouvrit presque aussitôt. Il transpirait lui aussi.
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- Entre, Marcel, tu veux une bière ?
- Je veux bien, je crève de soif.
- Alors cette promenade, c'était bien ? -Tranquille... Et toi, qu'est-ce que t'as fait ?
- La sieste !
Le petit homme lui lança une boîte de bière bien frappée que Marcel attrapa au vol. Ils burent sans rien dire. Il faisait bon, dans la pièce, avec les volets clos. La télé ronronnait en sourdine. Marcel finit sa bière, s'essuya la bouche.
- Bon, je vais y aller...
- T'en veux une autre ?
- Pas le temps : je veux passer au commissariat...
- Tu bosses ?
- Non, c'est pour cette histoire de meurtres, faut que je voie Jeanneaux.
- Y a du nouveau ?
- Je peux rien dire, excuse-moi, tu comprends... -Ouais ouais, c'est normal. Bon alors à demain.
- ¿ demain ! Et merci !
- De rien, entre mecs faut bien s'entraider, non ? La porte s'était refermée sur le large sourire du petit
homme.
Éntre mecs faut bien s'entraider. ª La remarque trottait dans la tête de Marcel. Il aurait bien voulu lui rendre service à son tour, mais depuis qu'il le connaissait, il n'avait jamais vu l'autre avec une fille. ¿ croire qu'il avait un problème. Faut dire qu'avec ses lunettes noires et sa gueule en lame de couteau, y faisait pas très engageant. quelle drôle d'idée, d'ailleurs, de porter des lunettes noires en pleine journée, dans une pièce sombre... Marcel arriva au commissariat et salua le planton.
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- Il est là, Jeanneaux ?
- Oh ! Marcellino ! Tu fais des heures sup', ou quoi ? Oui, il est là.
¿ peine la porte refermée, le large sourire du petit homme s'était effacé.
Un nerf tressautait dans sa joue et la sueur perlait à ses tempes. Il se rendit à la salle de bains, entièrement tapissée de photos de filles à
poil, pour se passer un peu d'eau sur le visage. Son reflet dans le miroir au-dessus du lavabo était livide. Il s'aperçut qu'il avait oublié d'ôter ses lunettes de soleil. Il s'aimait bien comme ça, le visage barré par un éclat métallique, comme un reflet sur la lame d'un couteau.
- Mon capitaine ?
- Entrez, Blanc.
- Je m'excuse de vous déranger, chef, il faut que je vous parle...
- C'est ce que vous êtes en train de faire, non ? Jean-Jean alluma une cigarette, l'air de méchante
humeur, s'assit sur le coin de son bureau.
- C'est à propos de ces meurtres. Et du petit gosse dans la conduite...
- Le fils de votre... copine ? laissa tomber Jeanneaux, moue méprisante.
-Copine ou pas, on a vraiment essayé de tuer le gamin, rétorqua Marcel inébranlable, j'en suis s˚r et je suis s˚r que c'était notre cinglé.
- J'admire vos certitudes, Blanc. Et pour le prochain loto, qu'est-ce que je dois jouer ?
- Le gamin a identifié la marque de la voiture de son agresseur. Une Express bleu marine.
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LE COUTURIER DE LA MORT
Jean-Jean se leva en s'étirant, mal aux dorsaux, trop de tension.
-…coutez Blanc, vous n'êtes pas chargé des homicides, mais de la circulation, d'accord ? Je vais m'occuper de votre Express mais si vous me faites perdre mon temps avec des conneries, je vous fais muter dans n'importe quel bled o˘ il pleut au moins trois cents jours par an !
Marcel remercia, salua et sortit. La première chose qu'il ferait quand il serait lieutenant, ce serait de foutre sa main sur la gueule de Jean-Jean.
Réconforté par cette pensée, il rentra chez lui tout guilleret. Madeleine l'attendait, le repas était prêt et les gosses en larmes.
CHAPITRE 10
Jean-Jean n'avait presque pas fermé l'oil de la nuit, assailli par des visions de corps morcelés, défigurés, surgissant derrière lui à
l'improviste. Il était excédé par l'obstination du tueur à sévir dans sa juridiction, plus encore que par l'immoralité de ses crimes. ¿ l'instar des chasseurs de primes de l'Ouest qu'il admirait, Jean-Jean était un traqueur de criminels, un flic obstiné et opini‚tre, mais les motivations des hommes qu'il pourchassait n'étaient pas son intérêt primordial.
¿ peine arrivé, il avait convoqué Ramirez et Costello et leur avait assigné
des t‚ches précises, plus pour s'occuper que par conviction, car pour l'instant sa conviction, c'était qu'il nageait dans la panade. La perspective de ne pas pouvoir partir en congés le galvanisa soudain :
- Ramirez, tu vas aux cartes grises, tu demandes au mec de l'ordinateur de te trouver tous les propriétaires d'Express bleu marine de plus de trois ans. Costello, tu t'es renseigné pour Martin ?
-Le sieur Martin n'a jamais travaillé dans un laboratoire. Avant d'être engagé à la fourrière, il était employé aux abattoirs.
- Décidément, il avait la vocation. Bon, tu me loges 133
LE COUTURIER DE LA MORT
les types de ta liste de labos qui se sont fait virer et qui habitent encore par ici. Regarde aussi avec les Impôts. Ensuite, vous m'apportez tout ça ici. Mélanie, vous allez me chercher un café, s'il vous plaît.
Marcel aussi avait mal dormi. Il s'était retourné dans tous les sens.
Chaque fois que Madeleine respirait c'était comme si elle sifflait : Śsssalaud, ssssalaud. ª II avait rêvé que des juges en noir arrachaient les épau-lettes de sa chemise d'uniforme. Il s'était réveillé en sueur, blême et bouffi.
Tout en s'habillant, Marcel songeait à ce que lui avait raconté Ramirez, les histoires de labos, de vivisection, de cannibalisme.
Madeleine, quant à elle, avait passé une nuit atroce. Elle avait ressassé
sans cesse la même image : Marcel et l'autre femme. Ce salaud ne se doutait pas qu'elle l'avait vu. Et tout ça à cause d'un concours de circonstances imprévisible.
Contrariée par son beau-frère, un prétentieux qui lui cherchait toujours des noises et qui prétendait que la vraie ratatouille nécessitait d'éplucher les courgettes, Madeleine était partie plus tôt que prévu de chez sa sour.
En arrivant au péage sur l'autoroute, elle avait reconnu la vieille Express bleue et s'était faufilée vers elle, prête à klaxonner joyeusement. quelque chose l'avait retenue, la taille du conducteur peut-être : il était trop grand. Et puis, soudain, il avait tourné la tête et elle avait reconnu Marcel ! Son cour avait bondi dans sa poitrine. Marcel sur l'autoroute, et il n'était pas seul ! Une femme lui passait de la monnaie, il lui souriait.
Dieu merci, les enfants, occupés à se flanquer des cla-134
LE COUTURIER DE LA MORT
ques en hurlant, n'avaient rien vu. Ainsi c'était vrai, il la trompait ! Oh mais elle le coincerait, l'ordure, elle le prendrait sur le fait et lui enfoncerait le nez dans son caca !
Ce n'était qu'à l'aube qu'elle avait pu enfin s'assoupir.
Après avoir vaqué à ses t‚ches ménagères en pleurant copieusement, une fois les enfants partis au club de voile, Madeleine se retrouva seule. L'après-midi commençait, déjà interminable. Madeleine se fit du thé, elle avait lu que boire chaud était plus désaltérant en été. ¿ peine son thé avalé, elle se mit à transpirer abondamment et se jeta sur la carafe d'eau glacée. Le temps reprit son cours, mortel. Brusquement, vers quatre heures, prise d'une soudaine crise de fureur alors qu'elle rangeait pour la troisième fois le placard à vaisselle, Madeleine décida d'aller voir Marcel et d'avoir une explication. Dans la rue, il ne pourrait pas refuser de répondre, il aurait trop peur du scandale.
Elle s'habilla avec soin : boléro rosé à troutrous, jupe gitane assortie et sandales dorées à talons hauts. Fit bouffer ses cheveux teints en blond vénitien et se maquilla un peu plus que de coutume.
Le traître ! Rien que d'y penser, ça lui faisait tourner les sangs.
Madeleine sortit dans la canicule, se sentant femme et forte, ce qui était tout à fait justifié étant donné sa généreuse corpulence.
La place était vide : Marcel n'était pas à son poste ! Elle blêmit, fit le tour des rues adjacentes et revenait à la fontaine quand le petit homme sortit du garage.
- Oh, Madeleine ! ça va ?
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- Je cherche Marcel, tu ne l'as pas vu ? s'enquit-elle d'un ton froid qui lui donnait presque l'accent pointu.
- Il est parti, il y a un quart d'heure... -O˘?
- Je sais pas. En patrouille, s˚rement. qu'est-ce qu'il y a ? «a ne va pas ?
- Et ton Express, elle va bien ? Allez, salut.
Et sans rien ajouter, Madeleine avait tourné les talons. Elle avait tout compris, pas la peine de lui faire un dessin : ce salopard lui prêtait sa voiture et certainement aussi son appartement ! Ah, fine mouche elle était, Madeleine ! Ils allaient voir ce qu'ils allaient voir ! En dix minutes, Madeleine arrivait devant la maison du petit homme, échevelée, suante et essoufflée. «a montait sacrement. quelle idée d'habiter en haut d'une colline dans un quartier qui semblait abandonné ! Elle, elle aimait les immeubles modernes, flambant neufs, bardés de verre et d'acier, dotés de tout le confort sanitaire.
Elle fit une pause pour observer l'adversaire. Les volets étaient clos.
Rien ne filtrait de derrière les murs décrépis. Un sac poubelle dégueulait du pl‚tre sur les hortensias fanés. Le bonnet d'un nain de jardin dépassait d'un tas de gravats. quelle décharge ce jardin ! On voyait bien qu'il vivait seul, confit dans sa crasse, comme tous les hommes sans femme pour s'occuper d'eux...
Elle posa la main sur la poignée du vieux portail, poussa doucement. Fermé.
Adultères, mais prudents.
Madeleine fit lentement le tour de la petite maison, exhala un soupir de satisfaction : les volets de la fenêtre de la cuisine n'étaient pas rabattus. Elle poussa la vitre, mais sans succès.
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Un camion-benne arrivait dans un bruit assourdissant. Madeleine prit une grande inspiration et comme le camion passait à sa hauteur, brinquebalant, elle fit tournoyer son sac à main et le balança de toutes ses forces contre la vitre. La vitre se brisa avec un bruit sec. Madeleine retint son souffle. Le camion venait de freiner au feu rouge, la dissimulant aux vieilles bicoques d'en face. Elle passa la main dans le trou ainsi pratiqué
et tourna l'espagnolette. La fenêtre s'ouvrit, Madeleine enjamba sans peine le rebord. Le feu passait au vert. Le camion redémarrait. Elle se tint debout dans la cuisine, le cour battant, mais rien ne bougeait. Pas un bruit. Madeleine avança lentement jusqu'au salon, sa lime à ongles à la main, prête à crever les yeux aux fornicateurs.
¿ peine Madeleine avait-elle tourné les talons que Jacky avait apostrophé
le petit homme : -Dis, c'était pas Madeleine avec qui tu causais ?
- Oui, elle cherchait Marcel.
- Tu lui as pas dit qu'il était au parking, à cause de cette bagarre ?
-J'en savais rien.
- Toi, le jour o˘ tu feras attention à ce qui se passe autour de toi !
sourit Jacky.
Ta gueule, vermine ! songeait le petit homme tout en faisant un signe aimable de la main. Il réintégra le garage, frottant pensivement ses mains pleines de cambouis sur sa salopette.
Ainsi, Madeleine savait, pour la camionnette. Elle était sur les traces de Marcel. Et vu qu'il était pas là, elle avait peut-être même pensé qu'il profitait de ses
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heures de service pour aller s'en jeter un derrière la braguette.
Il sourit, se représentant une Madeleine furieuse et échevelée parcourant la ville en chaleur à la recherche de son futur ex-mari en rut.
Son sourire se figea brusquement. Dans l'esprit de Madeleine, o˘ est-ce que Marcel aurait bien pu aller pour consommer ? Pas à l'hôtel, ni chez la fille, ni chez lui. Et pas trop loin pour pas s'absenter trop longtemps. Il ne restait que l'appartement d'un copain complaisant...
Le petit homme sauta sur son vélomoteur.
- J'vais à la casse, j'reviens, j'ai besoin d'un delco.
- Ouais, ouais, magne-toi quand même...
- ¿ tout de suite !
Madeleine avait parcouru toute la baraque. Une chambre sombre et qui sentait le renfermé, un salon aux meubles fanés, une salle de bains carrelée de blanc et de noir, un wc que personne n'avait d˚ détartrer depuis cinquante ans. La maison était sale, mais vide. Elle s'était trompée. Peut-être qu'elle avait tout imaginé, que Marcel ne la trompait pas ? Ou fallait-il dire ´ pas encore ª ?
Elle revint dans la cuisine, contempla la vitre cassée. Bon, après tout, une vitre, c'était pas la mort. Son regard tomba sur l'immense congélateur.
Presque aussi grand que ces machins dans lesquels on conserve les momies.
Depuis le temps qu'elle en voulait un comme ça et que Marcel rechignait...
Mais lui, un célibataire, qu'est-ce qu'il fichait avec un engin pareil ?
Elle s'approcha pour mieux voir la marque, souleva machinalement le couvercle.
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Madeleine n'entendit pas le vélomoteur s'arrêter devant le portail. Elle regardait fixement l'entassement de membres jetés en vrac, l'oil rond et hagard, et son esprit refusait énergiquement de comprendre la vraie signification de ce qu'elle voyait.
La voix claqua dans son dos comme une gifle.
- Alors, Mado, on visite ?
Elle sursauta et se retourna d'un bond, la bouche ouverte, abasourdie.
Le petit homme la regardait, ses yeux p‚les cachés derrière ses lunettes noires, les lèvres retroussées sur ses dents pointues, les deux mains derrière le dos.
- La droite ou la gauche ? demanda-t-il suavement.
- Hein ? balbutia Madeleine, saisie d'une terrible envie d'uriner.
- La droite ! lui assura le petit homme en ramenant lentement devant lui sa main qui tenait un couperet brillant.
Dans un sursaut de panique, quasi animal, Madeleine voulut fuir par la fenêtre. Abattu à la volée, le couperet bien aiguisé lui sectionna la cheville. Madeleine essaya de hurler mais rien ne sortit de sa gorge bloquée. Elle retomba lourdement dans le congélateur béant. Le petit homme se pencha sur elle en souriant. Le sang giclait de la cheville coupée, éclaboussant son visage, et il se lécha les lèvres. Madeleine se sentit perdue, une haine incontrôlable, le désir éperdu de vivre réussirent à la soulever, elle se redressa comme un ressort et planta sa lime dans la gorge du petit homme, de toutes ses forces, mais rata l'artère.
Il poussa un grognement de bête blessée et, furieux, abattit le couperet, lui tranchant la gorge comme on fend une b˚che. Il retira la lame de la plaie et frappa
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encore et encore le corps tressautant, la lime crochée dans la peau hérissée de son cou. Lorsqu'il s'arrêta enfin, hors d'haleine, ce qui avait été une femme pulpeuse n'était plus que de la pulpe de viande et d'os fracassés.
Il arracha d'un coup la lime plantée dans son cou, libérant un jet de sang, et courut à la salle de bains.
quand Marcel rentra chez lui, fourbu, il trouva les gosses dans le salon, vautrés devant une vidéo porno qu'ils avaient réussi à attraper sur le haut de l'armoire. Distribution de taloches, cris, pleurs.
- O˘ est votre mère ? Bon Dieu, elle est cinglée ou quoi de vous laisser regarder ces cochonneries !
- Et toi, pourquoi tu les regardes, les femmes à poil ? -Frank, ferme-là.
C'est un copain qui nous a prêté
ça. On les a jamais regardées. Madeleine ! appela-t-il à tue-tête.
- Elle est pas là ! grogna Frank.
- O˘ est-elle ?
- On sait pas ! On a même plus de Coca ! geignit Sylvie.
- On peut regarder les dessins animés ? demanda Frank.
- Oui ! Mais fermez-la, Papa est fatigué. Aussitôt, ils entamèrent une bataille de coussins à
peine moins bruyante qu'un duo de marteaux piqueurs. Tout en avalant une aspirine, Marcel se demanda brièvement quelle pouvait bien être l'utilité
de perpétuer la race. Puis il poussa une gueulante et s'installa pour voir les dessins animés, Sylvie sur ses genoux, Frank blotti à ses pieds. ¿ neuf heures du soir, Madeleine n'était toujours pas 140
LE COUTURIER DE LA MORT
là. Marcel commençait à s'angoisser. La mère de Madeleine était morte depuis quinze ans. Et son père tirait son Alzheimer dans une maison de retraite. Il appela sa belle-sour qui lui rétorqua que Madeleine avait toujours eu un grain, ce qui ne lui fut d'aucune utilité. O˘ pouvait-elle être ? Chez une copine du club de gym ? Une de ces monstrueuses copines qui prétendaient toujours régenter l'existence de Marcel avec force ćonseils ª... Bien qu'il lui en co˚t‚t, Marcel téléphona à toutes les copines. Rien.
Ou alors on lui mentait.
Il regarda dans la penderie. Tout y était. Elle n'avait même pas pris son vanity-case. Elle n'aurait pas un amant, quand même ?! Tellement occupée à
la luxure qu'elle n'aurait pas vu passer l'heure ? Non, impossible, Madeleine était, hélas, une femme sérieuse, une mère modèle, un dictateur irréprochable. Marcel commença à s'inquiéter sérieusement. Il appela les copains : non, personne n'avait vu Madeleine, à part le petit homme. Elle l'avait cherché cet après-midi, lui expliqua-t-il.
Cherché ? Mais pourquoi ? …tait-ce en rapport avec sa disparition ? Marcel se fit décrire les vêtements qu'elle portait, puis, après avoir couché les gosses en leur racontant que Madeleine était partie voir une amie malade à
l'hôpital, il appela le commissariat. Il était presque minuit.
Aucune personne ne répondant au signalement de Madeleine n'avait été
accidentée ou interpellée.
Marcel s'assit dans un fauteuil et alluma une cigarette. qu'est-ce qui avait bien pu se passer ? Pas une seconde l'idée que Madeleine ait pu être victime du tueur ne l'effleura. Tout ce qu'il craignait, c'était qu'elle ait découvert son escapade avec Nadja. Elle ne man-141
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querait pas de s'en servir contre lui pour obtenir une augmentation de sa pension alimentaire.
Au matin, il fallut bien se rendre à l'évidence : Madeleine avait disparu.
Lundi matin, huit heures trente. En finissant son troisième gobelet de café
fadasse, Jean-Jean soupira longuement. Cet imbécile de Blanc avait même réussi à paumer sa femme ! Tout le commissariat en rigolait en douce. Jean-Jean avait mis le vieux Georges sur l'affaire : la routine. Vérifier qu'elle n'était pas planquée chez un ćopain ª, vérifier les gares, les aéroports, etc. ¿ part ça, il n'y avait plus qu'à attendre Costello, qui était parti rendre visite aux deux types virés de laboratoires, vétérinaires ou d'analyses, depuis moins de cinq ans, et qui possédaient un utilitaire Renault bleu.
Si le petit homme l'avait su, il aurait bien ri. Impossible de savoir qu'on l'avait viré : il bossait au noir. Tant qu'ils ne tomberaient pas sur le bon type à qui poser la bonne question, il ne risquait rien. Chaque fois qu'il pensait aux minables qui l'avaient jeté dehors, il devenait de mauvaise humeur. Le renvoyer comme un malpropre parce qu'il s'était laissé
aller à sa passion du découpage. Des bestiaux condamnés à crever, de toutes façons ! Ah, aux abattoirs, ça c'était le bon temps ! C'était là qu'il avait rencontré ce pauvre Martin. Aux abattoirs, on le payait pour ça. Mais les abattoirs avaient fermé. Alors la faute à qui, hein, s'il en était réduit à ça ?!
Il b‚illa, il avait mal dormi, les voix dans sa tête qui ne voulaient pas la fermer et qui parlaient toutes à la
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fois, celles des psys, insidieuses comme des cafards dans un évier sale, celle de Pierrot, aiguÎ à briser du verre quand la hache s'était abattue, celle de Maman, froide comme le vent d'hiver. Il s'était réveillé quand Maman avait commencé à cracher des crapauds.
Il ouvrit à la volée le couvercle du congélateur et contempla les restes de Madeleine. qu'est-ce qu'il allait en faire, de celle-là ? Il en préleva une tranche, qu'il se mit à grignoter pensivement. Puisque Marcel aime deux femmes, ça serait pas gentil de les réunir en une ? Un package spécial ´ Le harem de Marcel Blanc ª. Le petit homme cracha un débris d'os dans la poubelle, insensible à l'odeur fétide qui s'en dégageait. Le problème, c'est que je ne peux pas garder Madeleine à la maison. Si jamais les flics font la tournée de toutes ses connaissances... je ne peux pas m'exposer à
une fouille, même irrégulière, les conséquences en seraient trop déplaisantes. Et pareil pour les autres morceaux. Il va falloir faire disparaître tous ces spécimens-là. Comment ?
Il regarda sa montre. Presque neuf heures. Il n'avait pas vu le temps passer. Il rassembla tous les reliefs de corps qu'il gardait au frais et les entassa dans un grand sac poubelle.
Le vieux Georges portait beau. Avec ses cheveux argentés et d'excellentes manières, il était toujours bien accueilli chez les gens et c'est pour cela qu'on était toujours heureux de se décharger sur lui des corvées du genre annonce de décès, recherche de chers disparus ou intervention pour tapage nocturne.
Il regarda la liste de noms que lui avait fournie Marcel et décida de commencer par les Da Costa, Jean-Michel et Eisa, domiciliés à quatre rues de là. Il tapa
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LE COUTURIER DE LA MORT
sur l'épaule de son coéquipier, un jeunot aux yeux cernés qui répondait au nom de Max.
- En route, Max !
Max soupira. Il avait dormi deux heures. Les soirs o˘ il n'était pas de permanence, il jouait les DJ dans une boîte heavy métal. Il avait encore les oreilles bourdonnantes et l'impression que le vieux lui parlait de l'autre bout de la pièce. Il se dirigea au radar vers la voiture, mais Georges l'arrêta :
- T'es fou ou quoi ? Avec cette chaleur, vaut mieux y aller à pied, on marchera à l'ombre.
Ils s'éloignèrent, sans forcer l'allure.
Après avoir expédié les enfants au Centre nautique, Marcel avait avalé des litres de café br˚lant et amer, avant de se passer la tête sous l'eau froide. Un mal de cr‚ne lancinant le taraudait. Ce qu'il souhaitait le plus au monde, c'était pouvoir contacter Nadja, mais il ne voulait pas l'appeler à son travail, à F épicerie. Il souhaitait aussi que Madeleine réapparaisse, bien s˚r, si possible souriante, et approuvant le divorce.
Au commissariat, on l'avait accueilli comme un pestiféré. Comme s'il avait soudain changé de camp, rejoignant les victimes de faits divers, les ćlients ª qui défilaient à longueur de journée, comme un médecin assez stupide pour attraper les oreillons, un infirmier assez bête pour se casser une jambe en portant un brancard.
Normalement, son service ne commençait qu'à midi et il ne savait pas quoi faire.
Il pensa soudain au petit homme. Si Madeleine avait appris quelque chose, ça ne pouvait être que par lui. Il
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se pencha vers l'agent de service à la réception, une brune aussi musclée qu'un lutteur professionnel.
-Si on me demande, je reviens, j'en ai pour une demi-heure.
-D'accord, mon pauvre Marcel. Bon courage !
Sans s'attarder sur ces paroles peu réconfortantes, Marcel se mit à cavaler dans la rue, surexcité par l'attente interminable et la tension nerveuse.
¿ neuf heures pile, il sonnait chez le petit homme. Celui-ci s'immobilisa.
Les flics, déjà ? Il referma précipitamment le couvercle du congélateur sur le grand sac poubelle rempli à ras bord. Trop tard. que faire ? La sonnette retentit une seconde fois, impérieuse. Il glissa un couteau tranchant dans sa manche, boutonna soigneusement les poignets de sa combinaison bleue.
Troisième coup de sonnette, encore plus long et plus appuyé. Le petit homme respira à fond et alla ouvrir. La porte s'entreb‚illa sur le visage furieux de Marcel.
- Bon sang, elle est là, hein c'est ça ? Allons bon !
- qu'est-ce que tu racontes ? T'es fou, Marcel !
- Pousse-toi !
Marcel écarta le petit homme d'une bourrade, s'avança dans la pièce aux vitres sales.
J'aime pas qu'on me pousse comme ça. J'aime pas, oh non, j'aime pas.
- Madeleine !
Elle risque pas de te répondre, mon pote. Rouler les yeux dans les orbites :
-Mais, Marcel, je t'ai dit qu'elle était pas là !
- Pourquoi t'as mis si longtemps à ouvrir ?
Parce que je finissais d'avaler un morceau du nichon de ta femme.
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LE COUTURIER DE LA MORT
-J'étais aux chiottes. C'est interdit ?
- Comment elle a su, hein, comment elle l'a su ? Tu commences à me les briser.
- quoi ? De quoi tu parles, Marcel ?
Marcel hésita. Se rua soudain dans la cuisine. Le cour du petit homme manqua se décrocher. Déjà, Marcel revenait, tournant sur lui-même comme un boxeur agressif.
-Tu lui as dit, à propos de l'Express ?
Même pas eu besoin !
- T'es fou ou quoi ? Pour qui tu me prends ?
-Je suis certain qu'elle l'a su. Sinon, Madeleine serait pas partie. Mais o˘ elle peut être, Bon Dieu ?! T'es presque assis dessus. -T'as téléphoné
chez sa sour ?
- Ouais, elle s'était disputée avec son beau-frère. Elle est partie avant-hier vers cinq heures et depuis ils n'ont pas eu de nouvelles !
S˚r qu'elle aurait mieux fait de rester chez eux. Bon, rassurer l'animal :
-…coute, à mon avis tu t'inquiètes pour rien. Elle est toute tourneboulée avec ce divorce. Elle a peut-être eu besoin de faire le point, de prendre un peu de distance.
Appuyé à la table en formica, Marcel balayait mécaniquement du regard la pièce : le frigo, l'évier, le congélateur, la fenêtre... Il soupira, se redressa :
- Excuse-moi, je perds la boule. Tu sais, même si on se sépare, je l'aime bien, Madeleine. T'as vu que t'as un carreau cassé, là ?
Ouais et j'ai aussi une case de fêlée. -C'est rien, j'ai secoué un peu fort en voulant ouvrir...
146
LE COUTURIER DE LA MORT
-Bon, j'y vais. Si jamais tu apprenais quelque chose...
Casse-toi, Marcel, tu sens pas les mauvaises ondes ?
-Compte sur moi. Tout va s'arranger, tu verras...
Le petit homme raccompagnait Marcel jusqu'à la porte, en lui tapotant le dos.
T'es grand, t'es con, t'es musclé, et tu vas souffrir, mon pote. Tu souffriras jamais assez. Personne souffre jamais assez. Personne a jamais assez faim.
- Allez, t'en fais pas, elle reviendra !
Marcel sourit faiblement, franchit la grille, l'échiné basse.
Le petit homme referma la porte et pouffa de rire. Il releva sa manche. La pointe du couteau lui avait entamé la peau, au creux du bras. Le sang perlait. Il le lécha tout en réfléchissant. Merde, neuf heures un quart, il allait sacrement se faire engueuler au garage. Heureusement, il pourrait toujours dire que Marcel voulait plus décoller. Et puis, il avait jusqu'au soir pour réfléchir. Les flics allaient peut-être passer au garage, mais c'est tout. S'agissait juste d'une disparition, quasiment une fugue, une broutille.
S'il faisait cuire tout ça tranquillement cette nuit, qu'il séparait la chair des os et qu'il foute les os à la poubelle, il serait presque s˚r de n'avoir aucun problème. Démodé, Landru ? qu'est-ce qu'il en avait à foutre, il visait pas la célébrité. Il ne visait rien, il était juste porté par la haine, comme une lueur incandescente, et la lueur convergeait peu à peu vers une seule cible.
CHAPITRE 11
Costello se sentait un peu inquiet tout en inspectant les boîtes aux lettres de l'entrée C du bloc F de la cité du Moulin, ledit moulin ayant été rasé pour laisser place à la cité. Sur son ancien emplacement on avait aménagé une aire de jeux pour enfants, un carré de sable de quatre mètres carrés, plein de mégots et de pisse de chien.
Costello se sentait un peu inquiet parce que si le type qu'il cherchait, Fernand Magnano, était vraiment le tueur, il risquait aussi bien de s'énerver contre lui, Costello, et de le taquiner au cran d'arrêt...
Magnano, 3e étage. Costello soupira et entreprit l'ascension, pas question de prendre l'ascenseur au risque de se trouver coincé avec une bande de petits rats des villes. La cage d'escalier était recouverte d'inscriptions à la bombe vantant les mérites d'une certaine Babette. La dégradation morale de ses contemporains ne cessait de l'étonner. Bientôt les femmes seraient à vendre à l'encan.
Essoufflé, il s'immobilisa sur le palier du troisième. Il repéra la porte, vert-de-gris, avec l'étiquette à moitié décollée : Magnano. Costello sonna.
La porte s'ouvrit presque instantanément et il sursauta, surpris. Un grand 149
LE COUTURIER DE LA MORT
type vêtu d'un jogging rosé vif le regardait, tour de poitrine deux mètres cinquante environ, une serviette jaune autour du cou, un bandeau rosé dans ses épais cheveux noirs.
- Ouais ? aboya la montagne de chair.
- Fernand Magnano ?
- Ouais ?
Le type serra ses énormes poings, comme par inadvertance.
- Police ! fit Costello en exhibant prestement sa carte. Je voudrais vous poser quelques questions.
- Ouais ?
- Je peux entrer ? -Ouais...
Le colosse s'écarta pesamment. Ses cuisses frottaient l'une contre l'autre quand il marchait. Costello pénétra dans un petit deux pièces entièrement rempli d'instruments de musculation. Une bouffée de sueur lui inonda le cou. L'autre m‚chait son chewing-gum, paisible.
-Voyons, se h‚ta de dire Costello, vous avez été employé aux laboratoires Vitez, du 5 septembre 97 au 12 mars 98, c'est ça ?
- Ouais.
- Vous êtes propriétaire d'un utilitaire Renault bleu marine...
-... ?
- Un Express ?
- Ouais.
- Vous avez été renvoyé de votre emploi parce que vous avez été accusé de voler des substances anabolisantes, c'est exact ?
- Des drogues...
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LE COUTURIER DE LA MORT
-Ouais?!
-qu'est-ce que vous faisiez dans la soirée du 12 ao˚t, il y a huit jours ?
Le type fit une bulle avec son malabar, sans répondre.
- Jeudi dernier... qu'est-ce que vous faisiez jeudi dernier ? insista Costello.
Magnano s'assit sur un appareil rouge et vert et commença à manipuler des poids.
Costello commença à s'énerver.
-Jeudi dernier, dans la soirée, vous savez ce que vous avez fait ?
- Ouais.
-Et vous voudriez bien avoir l'amabilité de me le dire?
- Ouais.
Costello respira à fond. -Eh bien, de quoi s'agissait-il ? Magnano désigna une affiche placardée au mur: JOKER BUNKER, la salle des champions.
- Vous avez passé la soirée dans votre club de sport ?
- Ouais.
- Il y a des témoins qui peuvent le certifier ? L'hercule fit pensivement passer son chewing-gum
de la joue droite dans la joue gauche. Costello toussota :
- Je veux dire : y a-t-il des personnes qui vous ont vu, qui peuvent dire que vous étiez bien là ?
- Ouais.
- Et à partir de quelle heure étiez-vous au club ? Magnano leva sept doigts, gros comme des saucissons.
Costello nota : 19 heures.
- Et vous êtes resté là-bas jusqu'à ? Dix doigts.
151
LE COUTURIER DE LA MORT
-Très bien. Je vais vous laisser, si j'ai besoin de vous, je repasserai.
- Ouais.
Le colosse ne bougeant pas d'un pouce, Costello ajouta :
- Au revoir.
Comme si le mot avait déclenché un automatisme, l'autre se leva aussitôt et d'une démarche raide vint ouvrir la porte qui claqua violemment contre le mur. Costello sortit en rasant le mur. Magnano le regarda partir, quintal de viande enrobée de coton rosé avec dans les yeux un vague reflet de trains.
Peut-être qu'il briguait l'inscription au Guiness Book of Records, avec comme capital de conversation un seul et unique mot...
Le jeudi 12 ao˚t c'était le jour o˘ la Juliette Delattre avait disparu, entre vingt heures et vingt heures trente. Alors si l'alien en survêt' rosé
se trouvait au Joker Bunker, il ne pouvait pas être l'assassin. En tout cas, ce serait facile à vérifier.
Le deuxième lascar possesseur d'une Express bleu marine avait été identifié
comme étant Michel Renard, aide-laborantin. Il avait été viré de son boulot quatre ans plus tôt.
Il était inscrit à l'ANPE et avait touché le RMI pendant deux ans, mais, après avoir fichu le feu à son studio minable en fumant au lit, il s'était retrouvé à la rue. Il ne lui restait plus que ladite Renault dans laquelle il vivait. Renard était alcoolique au dernier degré, et Costello, d˚ment renseigné par l'assistante sociale du foyer d'aide sociale, le trouva près d'un jardin public, installé comme un prince, les pieds à l'air par la fenêtre de la camionnette, en train de téter un litron de rouge.
152
LE COUTURIER DE LA MORT
- Renard Michel, si je ne me trompe ?
- J'ai rien fait, s'pecteur ! protesta Renard en écartant à peine le goulot de ses lèvres craquelées.
-Réponds ! C'est toi, Renard ? -C'est c'qu'y disent.
- qui ça ?
-Les gens. Mais les gens y disent n'importe quoi...
- Tu as été employé dans un laboratoire de recherche médicale ?
- Possible...
- Renard, je te conseille de filer doux, je suis de la vieille école, celle qui n'hésite pas à user injustement de la force physique à rencontre des suspects !
- Oui, Môssieur, j'ai tra-tra-vaille dans la recherche !
- Et pourquoi as-tu été congédié ?
-Y z'étaient jaloux, j'étais trop brillant.
-Tss tss... On t'a renvoyé parce que tu as frappé le chef de service un jour o˘ tu étais en état d'ivresse, voilà pourquoi tu as été démis de tes fonctions. Aurais-tu la bonté de me dire o˘ tu te trouvais jeudi dernier, entre huit et neuf heures du soir ?
- qu'est-ce que vous voulez que-que-que j'en sache, j'sais même pas quel jour on est...
- C'est dommage pour toi, parce que tu vas certainement te retrouver avec une accusation de meurtre sur le dos ! Allez, lève-toi, et marche !
- «a c'est dé-dé-dégueulasse, et comment vous voulez qu'j'tue quelqu'un, j'suis même pas capable de pisser droit !
- Tu me narreras ça au bureau, allez, on y va ! Costello saisit Renard au collet et le souleva. Il ne
pesait presque rien, tout en os et en peau fripée. Renard vacilla sur ses pieds, puis se mit en route sans cesser
153
LE COUTURIER DE LA MORT
de maugréer. Costello ne l'écoutait pas. Ce pauvre hère avait à peu près autant de chances d'être un tueur en série que Bossuet un auteur scatologique. Mais la routine...
En route, Renard se tourna vers lui.
- Pourquoi qu'vous m'avez d'mandé si j'avais bossé dans un la-la-
laboratoire ? demanda-t-il de sa voix p‚teuse.
- Parce que je cherche un individu qui a ouvré dans un laboratoire et qui possède une camionnette bleue, comme toi.
- Moi, j'en co-connais un.
- Ah oui ?
- Ben, tiens, s˚r, je suis pas fou, quand même, je sais ce que je dis !
- Je suis tout ouÔe ! -J'ai soif...
- Tu veux que je te rafraîchisse le lobe temporal à l'aide de quelques mandales bien assenées ?
- Pas la peine, j'ai p'us d'neurones... J'ai la cirrhose d'ia tête, y m'I'a dit, le d'teur.
Costello soupira en faisant craquer ses longs doigts. La charité ne consistait-elle pas à surmonter sa répugnance pour éprouver un authentique amour envers les disgraciés ? Il sortit un billet de cent francs de sa poche.
-Avec ça, tu pourras étancher ta soif pendant au moins deux jours.
Renard fit mine de s'en emparer, mais, plus vif, Costello le rangea dans sa poche de chemise. Renard se mordit les lèvres.
- Ben, y avait ce type qui bossait avec moi, qu'avait la même bagnole.
Mais lui, c'était un sale con.
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LE COUTURIER DE LA MORT
- Sale con ? qu'est-ce que tu entends par ce vocable injurieux ?
-Un vrai sa-salopard. L'aimait jouer avec les morceaux.
Costello sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque.
- Les morceaux de quoi ?
-Des aaanimaux. L'était chargé de les aaachever, quand on pouvait pus s'en servir. L'aimait vraiment ça, l'mec. Les coupait en morceaux et y jouait avec. Aucun respect, quoi, merde ! J'pouvais pas l'piffer. Passque moi, attention, les aaaanimaux j'ies aime, et Brigitte Bardot aussi je l'aime !
Costello en trépignait presque de joie.
- Comment se nommait-il ? -J'sais plus... Un nom de bagnole.
- Pardon ?
- Ouais, un nom de bagnole !
Ils étaient arrivés devant l'hôtel de police. Il fit entrer Renard tout en poursuivant la conversation :
- C'est quoi, ún nom de bagnole ª ? -J'sais pus...
L'agent en faction derrière le comptoir en plastique beige apostropha Costello :
- Je vois que tu ramènes du gros poisson !
- Mets-moi celui-là au frais avant qu'il tourne. Je le récupère tout à
l'heure.
L'agent entraîna Renard qui protestait violemment.
Jean-Jean était en train de tester un nouveau feutre fluorescent sur une couverture cartonnée et il leva à peine les yeux quand Costello entra, essoufflé.
-Costello au rapport, s'annonça-t-il.
Jean-Jean leva les yeux au ciel.
-J'ai vu les deux suspects, poursuivit Costello en 155
LE COUTURIER DE LA MORT
suivant le vol d'une mouche du regard. Mon premier est un empêché du cerveau qui ne connaît qu'un seul mot : óuais ª. Mon second est un SDF
fortement alcoolisé. Et mon tout est un troisième larron pourvu d'une Express bleu marine, qui a travaillé au laboratoire Duteuil, o˘ il était chargé d'exécuter les sujets d'expérience et prenait plaisir à jouer avec leurs corps. Jean-Jean dressa l'oreille, tel un setter à l'arrêt.
- D'o˘ il sort, celui-là ?
- Un collègue de Michel Renard, le clochard. Apparemment inconnu au fichier du personnel.
-Continue...
-Renard ne se souvient plus du nom de son excollègue. C'est une vraie éponge à vin rouge...
- Presse-le !
- Facile à dire... Tout ce dont il se souvient, c'est que l'individu en question portait un nom de véhicule automobile.
- Xantia ? Laguna ? Volvo ? -Je l'ignore.
- Putain, y nous faut ce type, la coÔncidence est trop grosse ! Bon. Laisse ton Renard cuver un peu, tu retourneras l'interroger tout à l'heure. Et envoie Ramirez au labo, quelqu'un doit bien se souvenir de l'employé
fantôme.
-Je doute qu'ils veuillent nous confesser qu'ils emploient des travailleurs en situation irrégulière. De plus, ils ont fermé avant-hier pour les congés. Ils réouvrent fin ao˚t.
Je vais le tuer ! songea Jean-Jean en grognant :
- OK, ce sera tout ! Costello toussota :
- Au fait, la femme de Blanc, pas de nouvelles ?
156
LE COUTURIER DE LA MORT
- Rien. Georges fait la tournée de leurs connaissances. ¿ mon avis elle s'est barrée.
Costello sortit. Jean-Jean se remit à écrire. Il sentait la victoire proche, si proche qu'il avait peur qu'en esquissant le moindre mouvement elle ne s'évanouisse.
Marcel était épuisé. Après avoir quitté le petit homme, il avait déambulé
au hasard dans la ville, puis il s'était souvenu qu'il prenait son service à midi et était rentré chez lui, manger un morceau et se changer. Madeleine n'était pas revenue. La maison était vide, sinistre, les jouets des enfants traînaient partout. La casserole de café était encore sur la cuisinière, et les bols du déjeuner sur la table. Faudrait juste qu'il achète quelques cafards, deux ou trois toiles d'araignée, et puis ça serait parfait pour un décor de tragédie.
Il regarda le téléphone muet. La seconde d'après, il se retrouvait en train de composer le numéro de Nadja. Une voix de vieil homme lui répondit, nasillarde. Il demanda Nadja mais l'autre baragouina quelque chose que Marcel ne comprit pas.
- Pas là ! Travail ! cria finalement le vieux.
- Merci, au revoir.
Le vieillard avait déjà raccroché. Marcel considéra le combiné, le reposa.
Se changea. Alla se passer un peu d'eau sur le visage. Depuis hier soir, il n'arrêtait pas de ruminer et il se sentait devenir brumeux. quelque chose le dérangeait. Un sentiment d'angoisse s'insinuait en lui, de plus en plus fort. Madeleine n'était pas partie. Elle s'était opposée à ce qu'ils divorcent de toutes ses forces, elle n'arrivait pas à comprendre que c'était fini entre eux, ce n'était pas pour foutre le camp 1
157
LE COUTURIER DE LA MORT
du jour au lendemain avec un mec. Il lui était arrivé quelque chose.
Le vieux Georges sourit aimablement à Caro qui leur proposait de la limonade glacée.
- Avec cette chaleur c'est pas de refus... Vous faites de la couture ?
Il désigna la grande machine à coudre, les tissus étalés, le mannequin d'osier.
- Oui, un peu, pour arrondir les fins de mois. Et puis Jacky, mon mari, il aime que je sois bien habillée. «a revient moins cher quand on le fait soi-même.
- Vous la connaissez bien, Madeleine ?
Max étouffa un rot discret. Il s'endormait complètement. Ils avaient interrogé Eisa Da Costa, la femme de Jean-Michel le barman, et une flopée de grosses femmes en collant dans un club de gym, puis ils étaient allés déjeuner dans une brasserie que connaissait Georges. P‚tes fraîches à l'ail et aux moules, arrosées de rosé bien frais, c'était bon, mais c'était lourd ! D'autant que Max, lui, d'habitude, c'était une salade niçoise et une Vichy. Vivement qu'on la retrouve cette bonne femme et qu'il rentre chez lui, se mettre à l'aise.
Caro avala une gorgée de limonade avant de répondre.
- Oui, enfin, je la voyais avec les autres. C'est surtout Marcel qui est copain avec mon mari.
-Vous êtes toute une bande d'amis, dites-moi... -Oui.
- Et vous ne pensez pas, enfin c'est délicat à dire, mais que Madeleine aurait pu, avec l'un d'entre vous...
Max souleva une paupière gonflée. Les vieux avaient toujours des idées dégueulasses.
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LE COUTURIER DE LA MORT
-Vous rigolez? protestait Caro. Jean-Michel Da Costa, qui travaille au Claridge, c'est pas vraiment un apollon, on dirait plutôt le dieu du Vin, Bacchus, et Jacky... je ne pense pas que vous supposez que Jacques, mon mari...
- Non, non, bien s˚r, protesta suavement Georges.
- quant à Paulo et Ben, non vraiment je ne crois pas que ce soit le genre de Madeleine. Madeleine elle aime les types bien b‚tis, comme Marcel, et eux, ils sont plutôt du genre ´ riquiquis ª, si vous voyez ce que je veux dire.
-Je vois, dit Georges qui voyait se profiler l'heure de regagner ses pénates. Bon, eh bien on va vous laisser... Max !
Max tressaillit, se redressa. Georges se leva, Max l'imita en dissimulant un b‚illement.
- Contadini et Lebec sont célibataires tous les deux, je crois ?
- Oui. Ils travaillent au garage Palace.
- C'est là que nous faisons réparer nos voitures. -Je sais.
- Contadini, ajouta Georges rêveusement, ça me dit quelque chose... J'ai déjà entendu ce nom...
Caro sourit poliment au vieux flic. Elle avait encore deux robes à
reprendre. Max se balançait sur ses grands pieds, stoÔque.
- Bon eh bien on y va, excusez-nous pour le dérangement, conclut Georges en saluant.
Ils sortirent dans la canicule, frappés de plein fouet par la chaleur.
Caro resta sur le seuil jusqu'à ce qu'ils disparaissent au coin de la rue.
Mais qu'est-ce qui avait bien pu
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LE COUTURIER DE LA MORT
LE COUTURIER DE LA MORT
arriver à Madeleine ? Est-ce qu'elle s'était suicidée ? Ce pauvre Marcel devait être fou d'inquiétude.
Marcel était fou d'inquiétude. Il avait pris son service sans même s'en rendre compte. Impossible de joindre Nadja. Madeleine n'avait pas pu se volatiliser. Et si elle avait eu un amant, elle n'aurait pas arrêté de prendre la pilule depuis des mois. Il lui était arrivé quelque chose. Mais quoi ?
Ruisselant de sueur, immobile au milieu des coups de klaxon, Marcel regardait les véhicules surchauffés s'enrouler en longs rubans de métal strident. quoi qu'il soit arrivé à Madeleine, c'était grave, suffisamment grave pour qu'elle ne donne pas signe de vie aux enfants.
Pas signe de vie.
Marcel ressentit une brusque douleur au plexus solaire. Et si Madeleine gisait, morte, quelque part ? Terrassée par un infarctus ?
Dans le garage, tout était calme. Paulo et Ben bossaient en silence. La radio jouait en sourdine.
Le petit homme tirait sur sa clope tout en tripatouillant un carburateur encrassé. Une heure pour préchauffer le four. quatre à cinq heures pour rôtir la viande. Dommage, lui, la viande il l'aimait crue. Tout ça finirait aux chiens. Il repensa au visage horrifié de Madeleine, à ses yeux pleins de colère et de reproche, et il sourit pour lui tout seul. Il imagina les grands yeux noirs de Nadja écarquillés de terreur et il sourit encore plus franchement au point que le patron, qui passait, s'étonna : 160
I
- Oh ! C'est de bosser qui te fait rigoler ? -Non, j'm'racontais une histoire belge. Vous la
connaissez celle du type...
- Me casse pas les oreilles avec tes histoires à la con, grommela le patron.
Un jour, je te souderai les couilles au chalumeau. Et les yeux, et ta sale bouche pleine de cambouis.
Son regard voilé par la colère intercepta deux silhouettes qui entraient.
Le vieux Georges liquéfié, suivi d'un Max au bord de la narcolepsie, s'avançait vers eux d'un pas lent.
-Messieurs... Police.
- «a se voit ! lança Ben en riant.
-Juste quelques questions à vous poser... (Georges reprit son souffle, s'épongea le front)... à propos de Madeleine Blanc. Elle a disparu, acheva-t-il.
- Ouais, on est au courant.
Paulo s'était rapproché et tous les deux ils dévisageaient Georges.
- question de routine : est-ce que vous savez o˘ elle est?
- Aucune idée, répondit Ben en s'essuyant les mains sur sa combinaison.
- Madeleine, on la connaît moins que Marcel, on va au karaté tous ensemble, expliqua Paulo.
-¿ votre connaissance, elle était fidèle? s'enquit Georges en baissant la voix.
-«a oui ! Madeleine, c'était le genre bobonne, toujours à s'occuper de sa maison. Elle regardait jamais un mec.
Corriger le tir :
-Hé, t'oublies ce maître-nageur qui lui a fait du gringue sur la plage.
161
LE COUTURIER DE LA MORT
-Elle plaisantait avec lui, c'est tout.
- Oui, mais depuis que ça n'allait plus avec Marcel...
- Ah bon, ils s'étaient disputés ? voulut savoir Georges.
Assener l'estocade :
- ¿ vrai dire, ils vont divorcer.
De sa fine écriture, Georges remplissait paisiblement son carnet. Ainsi, Blanc et sa femme ne s'entendaient plus. Ainsi, la fidèle Madeleine se laissait draguer sur la plage.
- Vous avez le nom de ce maître-nageur ?
- Non, répondirent en chour les deux mécanos. Georges posa encore quelques questions, nota les
réponses, regarda Max qui louchait de fatigue, referma son carnet et le rangea dans sa poche.
-Bon, messieurs, on vous laisse travailler. Conta-dini... je connais ce nom, mais d'o˘ ? On a peut-être des amis communs ?
- Je ne sais pas.
- Enfin, c'est sans importance. Au revoir, messieurs. Georges et Max, à la traîne, sortirent. Le petit homme
respira à fond. Lui, il savait très bien d'o˘ il le connaissait, ce vieux Georges. Même trente-cinq ans après.
Tout en farfouillant entre ses lèvres avec un cure-dents, Georges réfléchissait. Il avait fait son rapport, congédié Max qui lui tapait sur les nerfs et il buvait un pastis en jouant aux cartes avec Marron, un autre vétéran, confortablement installés dans le foyer de permanence. Contadini, ça lui évoquait un incendie. Oui, un incendie. Une nuit d'orage. Des décombres... Mais quand ? Et o˘ ? Et pourquoi ? L'image d'un cadavre 162
LE COUTURIER DE LA MORT
déchiqueté le traversa soudain comme un flash et il bondit, renversant son verre. Marron gueula :
-Jo ! T'es fou ou quoi ?!
-Je sais ! L'incendie de la Palombière !
- Jo, ça va ?
-C'est là que je l'ai entendu ce nom, c'était celui de la femme !
- quelle femme ? Tu te calmes un peu ? Tu t'expliques ?!
- On l'a retrouvée, coincée sous les décombres, avec son gamin, quinze jours après l'incendie. On croyait qu'ils avaient br˚lé. En fait, c'était un mec.
- quoi, un mec ?
- Un mec qui avait br˚lé. On savait pas qu'il y avait une cave.
Marron vida son verre d'un trait.
- Explique-toi, je comprends rien.
- La Palombière, c'était une propriété dans l'Esterel, tu vois, loin de tout. La mère Contadini vivait là avec son fils, un gamin d'une dizaine d'années. Il y a eu cet orage, et la foudre est tombée sur la baraque. Tout a br˚lé. On a trouvé des ossements carbonisés, on a cru que c'était eux.
Mais en fait, ils s'étaient réfugiés à la cave, sous les décombres.
- Et ils étaient morts ? demanda Marron en étouffant un b‚illement.
-La femme, elle était morte. Le cr‚ne brisé. Le gamin, il était vivant.
- Putain !
- Comme tu dis. quinze jours après l'incendie, le bulldozer était en train de tout raser, il a éventré la cave, et on les a trouvés. J'étais jeune, à
l'époque. Je me
163
LE COUTURIER DE LA MORT
souviens des yeux du gosse, des yeux comme t'en as jamais vu, pire qu'à la télé.
- Il était pas mort de faim ?
- Marron, je meurs si je mens : il avait bouffé sa mère.
Marron le dévisagea, incrédule.
- qu'est-ce que tu racontes ? T'as trop bu ? -Poui survivre, il l'avait mangée, tu comprends?
quinze jours dans le noir complet avec le cadavre de sa mère et lui qui crevait de faim et de froid. On était en hiver, je me souviens... Mais alors...
- Alors quoi ? demanda Marron, visiblement dépassé. Georges avait toujours été le genre de type à se poser
trop de questions.
- Le type que j'ai interrogé cet après-midi, c'est peut-être lui, le gamin, l'‚ge correspondrait !
- C'est peut-être juste le même nom. Et le mec carbonisé, c'était qui ?
- Si je me souviens bien, un voisin, un bon ami de la mère, d'après le gosse, tu vois ce que je veux dire. Il n'a pas eu le temps de sortir de la chambre, la foudre est entrée par la fenêtre et tchac ziiim ! acheva Georges avec un grand geste tragique.
- La foudre, c'est mauvais, approuva Marron. Bon, on la finit ou pas, la partie ?
- Non, je vais rentrer. Je dois avoir gardé mes vieux carnets de l'époque.
Ciao, Marron.
Le vieux et consciencieux Georges sortit dans le doux crépuscule.
CHAPITRE 12
Dans le doux crépuscule, le petit homme passa en première et se mit à le suivre. Le vieux Georges avait un rendez-vous ce soir. Le dernier.
Georges dépassa le pont et tourna dans la rue paisible. La nuit était tombée. ¿ l'écart de l'agitation du centre-ville, le quartier paraissait abandonné. Il y avait une odeur de jasmin, comme une caresse d'adieu.
Georges entendit la voiture freiner près de lui. Il se tourna, toujours prêt à donner un renseignement à un touriste. La portière s'ouvrit. Il se pencha. Le grand ciseau se planta dans sa pomme d'Adam avec force. Georges bascula en avant, enfonçant encore plus profondément les lames pointues dans sa chair. Le sang jaillit de sa bouche sur le plastique étalé par le petit homme sur le siège. Celui-ci referma la portière d'un coup sec, tassant les jambes de Georges sous le tableau de bord. Il jeta son blouson sur l'agonisant et ouvrit la radio pour couvrir les r‚les, laissant jaillir un flot de techno.
Le vieux Georges eut un sursaut, émit tout un tas de gargouillis. Le petit homme lui cogna du poing sur la tête deux ou trois fois, jusqu'à ce que les pointes du ciseau ressortent de la nuque du vieil agent. Plus rien 165
LE COUTURIER DE LA MORT
LE COUTURIER DE LA MORT
ne bougea. Maintenant, c'était le moment délicat. Il était à la merci du moindre contrôle, du moindre accident. Il roulait lentement, attentif à la circulation, aux passants, aux ombres.
Cette imbécile de Madeleine avait attiré l'attention sur lui. Il ne s'agissait plus de s'amuser, il fallait survivre. Et si on devait le prendre à cause de ce connard de Marcel et de sa bonne femme, il bousillerait d'abord le petit morpion. Il adorait les représailles.
Arrivé devant chez lui, il se préparait à décharger Georges quand son sang se glaça dans ses veines. Une silhouette postée devant la grille se détacha et s'avança vers lui. Marcel ! Fallait pas que Marcel s'approche. Il descendit précipitamment de la voiture et se porta à sa rencontre.
Merde, les ciseaux sont restés dans la gorge du vieux ! La jouer profil bas. Inquiet et étonné, mains écartées, paumes en l'air.
- qu'est-ce que tu fous là, Marcel ?
- Je t'attendais. J'ai mené les gosses chez la sour de Madeleine. …coute, je suis s˚r qu'il lui est arrivé quelque chose.
Tu vas voir que ce con a deviné ! …carquiller les yeux en signe de sincérité. -Mais non, tu te fais des idées...
- Tu es la dernière personne à qui elle ait patlé, est-ce qu'elle t'a dit quelque chose ?
qu'est-ce qu'elle aurait bien pu me dire ?
- Mais je t'ai déjà dit que non ! Allez, entre, tu veux boire un coup ?
-Non. J'ai rendez-vous avec Nadja. J'étais juste passé comme ça.
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- Et si Madeleine revient ? Elle sera contente de savoir que t'es avec Nadja ?
Paf, prends ça dans les gencives.
- Si tu lui avais rien dit, elle l'aurait jamais su et elle serait encore là, siffla Marcel d'un air peu amène.
Protester avec conviction ;
-Marcel !
-Me prends pas pour un con, j'ai réfléchi, je suis s˚r que c'est toi qui lui as tout dit. D'ailleurs, y a que, toi qui étais au courant. T'es un pourri !
Me provoque pas, mec. C'est pas le soir.
- Tu débloques. Changer de sujet :
- Et tu dois la voir o˘, ta Nadja ?
-Elle vient chez moi. Je veux être là au cas o˘ Madeleine téléphonerait.
- Et le gamin ? Il reste au pied du lit ?
Marcel leva un poing menaçant, le petit homme rentra la tête, servile.
Touche-moi, Marcel, touche-moi et t'es mort.
-Excuse-moi, j'ai dit ça comme ça...
Marcel se domina, haussa les épaules et s'éloigna à grands pas. Comme il arrivait devant le square, une vieille dame revêtue d'un poncho en plastique, poussant un caddie plein de sachets, le saisit par le bras.
-Hé!
- quoi ? Ah c'est vous ! Je suis pressé.
Marcel la connaissait de vue. Une vieille tapineuse black qui vivait dans la rue. Elle opérait dans les cinémas. Vite fait, bien fait. Avec son bonnet de laine de couleurs vives, été comme hiver, son caddie et son poncho, c'était une silhouette familière de la ville. La semaine précédente, il l'avait tirée des griffes d'une 167
LE COUTURIER DE LA MORT
bande de petits branleurs agressifs qui la bousculaient. C'était la première fois qu'il la regardait vraiment et il la trouvait pas trop moche.
De beaux yeux gris derrière ses grosses lunettes rondes. On aurait jamais cru qu'elle faisait la retape. La porte du petit homme claqua dans son dos.
- Vous vous disputez à cause de la dame ? chuchota-t-elle.
-Oui, mais...
- Il vous a menti, elle est venue, je l'ai vue... -Pardon?
- Elle est venue, hier après-midi. Il était pas là. Je dormais sur un banc dans le square. Et puis j'ai ouvert les yeux à cause du camion. Il faisait un bruit d'enfer. Et je l'ai vue. Devant la fenêtre.
- Et alors ?
Malgré lui, Marcel avait baissé la voix aussi, ils chuchotaient dans la nuit chaude comme une haleine trop chargée.
- Alors le camion est passé et je l'ai vue se faufiler dans la maison, elle avait cassé la vitre.
La vitre cassée dans la cuisine !
- Elle est ressortie ? -Je l'ai pas vue ressortir.
- Comment était-elle ?
- Un peu grosse, blonde, avec un tricot rosé.
- Madeleine ! Le salaud !
Dans son émotion, il lui avait saisi le bras et la secouait. Elle se dégagea doucement. Marcel se retourna vers la maison du petit homme dont la fenêtre brillait dans la nuit comme l'oil malin d'un chat borgne.
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LE COUTURIER DE LA MORT
- Bonne chance ! ajouta la vieille comme il s'élançait.
Elle n'aimait pas le petit homme, son regard comme du givre, son regard de givré.
- Merci, répondit Marcel machinalement.
Déjà il était à la grille, la poussait, sonnait à la porte d'entrée, en essayant de maîtriser sa colère.
Le petit homme ouvrit lentement, ses lunettes scintillaient sur son visage luisant de sueur.
- qu'est-ce que tu veux encore ?
Avant même qu'il ait fini sa phrase, Marcel l'avait projeté à terre d'une bourrade et le surplombait, prêt à | le frapper. Il protesta :
- T'es fou, t'es fou, Marcel !
-Espèce de sale menteur, elle est venue ici hier après-midi, quelqu'un l'a vue ! Je vais te casser la gueule !
- Et comment tu veux que je le sache, si elle est venue ? J'étais pas là, hier après-midi, j'étais au garage ! J'étais au garage, t'entends ?
Marcel, qui l'avait empoigné à la gorge, le l‚cha.
Le petit homme se frotta le cou. La blessure que lui avait faite Madeleine s'était rouverte et il saignait. Il y avait Georges dans la voiture... Il fallait inventer une histoire plausible et vite. Marcel respirait fortement, les poings serrés. Danger.
Brusquement, Marcel s'élança vers la cuisine. Le petit homme eut un hoquet de terreur, bondit sur ses pieds et le rejoignit comme Marcel s'arrêtait devant le carreau cassé, accusateur :
-Et pourquoi elle est rentrée par la fenêtre, pourquoi ? qu'est-ce qu'elle voulait ?
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LE COUTURIER DE LA MORT
LE COUTURIER DE LA MORT
II se précipita de nouveau sur le petit homme, ses larges mains tendues en avant.
Mais c 'est un cauchemar ou quoi ?
- Marcel, écoute, je vais t'expliquer !
Si seulement j'avais pensé à prendre le cran d'arrêt avant d'ouvrir. Il y a bien le couteau à viande sur l'évier, mais ce con de Marcel est juste devant. D'un autre côté, buter un flic chez moi...
- Je vais t'expliquer, calme-toi.
Sortir un truc, un truc bien juteux, un bon os à ronger.
- Voilà, Madeleine, elle avait un amant.
- Menteur !
Oh sa gueule, oh sa gueule! Oh c'est trop bon! Glapir :
- Je te le jure ! Je te le jure, Marcel, me frappe pas !
- Comment tu le sais ? Explique-toi !
-J'ai trouvé une photo, d'elle et de lui, dans une bagnole au garage.
Cachée dans un pare-soleil.
- qu'est-ce que tu racontes ?
C'est bon, ça prend, putain, je suis grand ! -Je te dis que j'avais trouvé
une photo d'elle et de lui en train de... Marcel sentit un calme étrange l'envahir.
- Continue.
-J'ai pris la photo. Je voulais la garder comme preuve, au cas o˘...
- Attends, attends une minute. Madeleine couchait avec un des clients du garage ?
- C'est ce que j'essaye de te dire depuis une heure ! -C'est qui?
Petit tour de vis supplémentaire.
- Je peux pas te le dire.
Marcel attrapa le petit homme par le col de sa che-170
mise et le souleva du sol. Maintenant une colère rouge lui dévorait les entrailles. Après toutes les scènes de jalousie qu'elle lui avait faites, Madeleine s'envoyait en l'air !
- C'est qui ? C'est la dernière fois que je te le demande.
C'est qui ? Voyons... Ouais !
- Un flic, merde, c'est un flic ! Marcel le laissa retomber sur ses pieds.
- quoi ?
- Un flic, je te dis ! Là, t'es content ?!
Devant l'expression totalement abasourdie de Marcel, le petit homme faillit éclater de rire. Bon Dieu, ce qu'il s'en sortait avec brio ! Un vrai comédien !
- Son nom !
Jouer les vierges effarouchées. -…coute, Marcel, je sais pas si...
- Son nom ! Heu... mais oui !
Le petit homme prit un air piteux.
- Jeanneaux.
- C'est pas possible ! Pas lui ! Sollicitude :
- Marcel, ça va ?
Marcel releva la tête, l'air hagard.
- Si tu me racontes des craques..,
- Pourquoi je ferais ça ?
Pourquoi je tuerais des gens ? Pourquoi tu tromperais ta femme ? Pourquoi y aurait des guerres ?
Marcel resta un instant silencieux. Puis désignant la fenêtre :
- Et la vitre ?
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Putain, t'as de la suite dans les idées, Marcellino de mon cour '
- ¿ mon avis, elle est venue ici pour récupérer la photo. Parce que la photo, elle est plus là o˘ je l'avais rangée. Mais tu comprends bien que je pouvais pas t'en parler.
- Et pourquoi elle s'est tirée ?
-J'en sais rien, elle m'a pas fait ses confidences...
- Et comment elle a su que tu savais ? s'obstina Marcel, profondément ébranlé.
-Je l'ignore. Peut-être qu'il lui a dit que la photo avait disparu et elle a pensé que c'était moi qui l'avais prise ? En tout cas, l'autre après-midi, elle est passée au garage et elle m'a demandé de la lui rendre, elle gueulait, elle avait l'air d'une folle. J'ai fait l'imbécile. Elle est partie, furieuse. Mais je ne savais pas qu'elle allait venir ici. C'est en voyant que la photo avait disparu que j'ai compris...
Je crève de soif. Y me déshydrate, ce con.
Marcel se passa la main sur le visage. Le petit homme reprit :
- ¿ quelle heure t'as rendez-vous avec Nadja ? -Merde, j'avais oublié, quelle heure il est ?
- Presque huit heures et demie.
-Il faut que j'y aille. Jeanneaux, cet enflé, je peux pas y croire !
Moi non plus. C'est pas le genre à tirer ta grosse bobonne. Bon, caresser le chien dans le sens du poil
- Je suis désolé, Marcel...
- Oh ça va, garde tes larmes pour toi.
Marcel tourna les talons sans un regard pour le peti' homme. Il marmonna encore ´ Jeanneaux, bon sang ! >. puis claqua la porte.
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LE COUTURIER DE LA MORT
Le petit homme s'effondra sur son canapé comme une poupée de chiffon, hoquetant de rire.
Georges! J'allais l'oublier celui-là. Il se redressa. Alla chercher son grand sac de marin en haut de l'armoire. Inspecta soigneusement le jardin, la rue. Marcel avait disparu. Dire que cet imbécile est resté tout ce temps à moins d'un mètre de sa bonne femme !
Le petit homme se faufila prestement jusqu'à la camionnette, ouvrit les portes arrière, s'engouffra dans le véhicule. Cinq minutes après, il ressortait, traînant derrière lui le sac de marin distendu. Hop hop hop jusqu'à la porte. Il jeta le lourd sac sur le carrelage de la cuisine, ferma la porte à double tour et se servit une grande bière glacée. La mousse coulait su- son menton et il buvait avidement, avec délice Mais comment Marcel a su que Maaeieme était venue ici ? '
Décidément, quelque chose s'était détraqué. Le petit homme était contrarié.
La colère le fouillait comme une lame tranchante. Il saisit la scie et se pencha sur Georges. Puisque c'était comme ça, on allait voir ce qu'on allait voir. Il se mit au travail avec furie, son regard fixe de serpent ne cillant pas sous les éclaboussures de sang. Ce serait son chef-d'ouvre.
Marcel avait couru jusque chez lui Nadja l'attendait, immobile, devant la devanture illuminée du quincaillier, plongée dans la contemplation d'un établi complet de bricoleur. Il lui posa la main sur l'épaule. Elle se retourna et sans un mot se blottit contre lui. Ils entrèrent dans l'immeuble. Marcel sentait la chair douce et ferme pressée contre lui. La minuterie se mit en marche, ils s'écartèrent. I e comptable du troisième les croisa salua
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poliment, demanda des nouvelles de Madeleine, sans omettre quelques regards suspicieux vers Nadja qui le toisait, méprisante.
¿ peine entrés, Marcel saisit Nadja dans ses bras et se laissa tomber sur un fauteuil. Elle voulut se dégager. Il la retint. Leurs lèvres se heurtèrent, s'adoucirent. Ils s'embrassèrent à perdre le souffle. Puis Marcel annonça la nouvelle :
-Tu sais, ma femme, elle me trompait, avec mon chef...
Nadja éclata de rire.
- Excuse-moi, mais tu as vraiment une tête de cocu ! Le pire, c'était qu'elle avait raison.
Jeanneaux regarda sa montre. Bon, en route. Il éteignit la lumière, descendit l'escalier. En bas, Ramirez et Marron blaguaient tranquillement.
- Hé, chef ! lança Ramirez. -Oui?
Jean-Jean tripotait ses clés, nerveusement. qu'est-ce que ces crétins lui voulaient encore ?
-Chef, vous la connaissez vous, l'affaire de la femme mangée par son fils ?
- C'est une devinette ?
-Non, c'est Georges. Il est parti comme un fou, à cause d'une histoire de bonne femme mangée par son fils.
- Il avait bu ?
- Non, chef, on jouait aux cartes, expliqua Marron. Il a parlé d'une villa, la Palombière... y a une trentaine d'années...
- Jamais entendu parler. ¿ demain.
- ¿ demain, chef.
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Jean-Jean déboucha dans la nuit. Il passa devant une fenêtre d'o˘
s'échappaient des senteurs de melon. Il respira profondément. L'odeur du melon, pour lui, c'était le souvenir de toutes ces soirées d'été, quand il rentrait épuisé de la plage, d'avoir nagé et couru, couvert de sel séché, les yeux br˚lants, et l'air était doux, si doux...
Il n'avait pas envie de rentrer chez lui, de dîner seul sous son ampoule de 60 watts. Il décida d'aller au cinéma. L'été, c'était ça : du melon, de la sueur et des super-héros. Une sorte d'excitation diffuse qui faisait vibrer la ville à la poursuite d'une jouissance qui se dérobait.
CHAPITRE 13
J
Nadja se releva, reboutonnant sa légère robe d'été, coupée dans un nylon vert et moulant qui mettait en valeur ses épaules brunes. Marcel se recoiffa machinalement. Il avait l'impression curieuse de dessaouler. Ses idées se remettaient lentement en place. Il regarda Nadja et il eut l'impression qu'un voile se déchirait, lui donnant accès aux vraies couleurs du monde.
Madeleine s'était toujours moquée de son désir de peindre. Et, à côté
d'elle, il avait toujours eu l'impression d'être un brave garçon, un peu pataud, un peu naÔf. Aujourd'hui, Marcel ne se sentait ni brave, ni pataud, ni naÔf. Il se sentait lourd d'une densité jusque-là inconnue. Nadja but un verre d'eau en le regardant par-dessus le rebord du verre.
-Alors, grand homme blanc, qu'est-ce que tu vas faire?
-Il faut que je parle à Jeanneaux. S'il sait o˘ est Madeleine, je n'ai pas l'intention de continuer à me laisser ridiculiser aux yeux des copains.
- Et quand tu auras retrouvé ta Madeleine ? Vous vous remettez ensemble ?
Je me casse ? Fin des Mille et Une Nuits ?
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LE COUTURIER DE LA MORT
- Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça. En plus d'être con et cocu, je suis extrêmement têtu.
Elle lui sourit, effleurant sa moustache.
- Il faut que je rentre. Mon beau-père va s'inquiéter, je lui ai dit que j'allais au cinéma avec une amie.
Marcel se souleva,
- OK, allons-y.
23 heures. Le petit homme avait fini sa besogne. Il ruisselait de sueur, son tee-shirt couvert de taches pourpres, tel un peintre en pleine crise créatrice. Il posa la scie dans l'évier, fit couler l'eau, rinça soigneusement l'outil. Avec la grosse éponge, il nettoya ce qui avait giclé
sur les murs, puis ôta son tee-shirt souillé, l'arrosa de white-spirit et y mit le feu. Pendant que le tee-shirt se consumait dans le bac en grès blanc, il ramassa les déchets soigneusement déposés au fur et à mesure sur l'égouttoir à vaisselle et les jeta dans un grand sac poubelle qu'il porta à la camionnette, non sans avoir jeté un coup d'oil alentour. Tout était calme. Une légère brise se levait.
Il revint, s'arrêta devant son ouvre allongée sur la table. Superbe ! De l'esthétique, du sens, de la créativité et une pointe de distanciation.
Satisfait, il fit claquer sa langue contre son palais et s'autorisa une canette de bière supplémentaire. Il referma ensuite autour de son ouvre les pans de la b‚che opaque, les lia avec les deux sangles prévues et la transporta jusqu'à la camionnette à l'aide du diable de déménageur. Inutile de se casser les reins.
Tassée sur son banc, à l'ombre d'un bosquet de palmiers, la vieille tapineuse se fit toute petite. Ce type était vraiment bizarre. Depuis le temps, elle avait acquis
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LE COUTURIER DE LA MORT
un sixième sens pour les détecter, les cinglés, et là, c'était vraiment le gros lot ! ¿ un moment, il se retourna et fouilla la nuit dans sa direction. Inondée de sueur, elle oublia pour un instant le froid incessant qui la tenaillait depuis des années.
Le petit homme embraya et disparut. Il fit un premier arrêt près d'une décharge sauvage, dans la colline. Là, tout en roulant le long du fossé, il ouvrit la portière côté passager et balança le sac poubelle plein de ´
déchets ª. Le sac roula lentement dans l'herbe jaune avant de s'immobiliser contre un vieux fauteuil éventré. De la pitance pour les rats.
Deuxième arrêt : l'appartement de Jeanneaux. Avec la carte grise que cet enfoiré laissait dans le pare-soleil, c'était pas difficile de savoir son adresse. quartier résidentiel, bel immeuble, moderne, cossu, avec de larges terrasses, des plantes vertes, des sonnettes dorées, un hall de marbre qui vous donnait irrésistiblement envie de cracher par terre. Le petit homme enfonça une casquette sur sa tête, ajusta ses lunettes de soleil, ouvrit les portes arrière et déchargea son fardeau.
La rue était déserte
¿ partir de là, c'était une question de chance. Il poussa le diable contre la porte vitrée, chercha le nom. Jeanneaux. Voilà. Sonna. Deux coups brefs.
Une voix, dans l'interphone :
- Ouais ?
Le petit homme prit une inspiration :
- Chef, c'est Ramirez, chef, il faut que je vous voie, c'est urgent.
- «a peut pas attendre demain ?
-C'est à propos du cinglé, chef, j'ai du nouveau. ´- Bon, monte !
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LE COUTURIER DE LA MORT
Un long soupir exaspéré se mêla à la vibration de l'ouvre-porte. Pas difficile d'imiter la voix de ce gros lard de Ramirez. Suffisait de choper l'accent. Le petit homme traversa rapidement le hall, traînant son chargement. Coup de bol, l'ascenseur était là. Les portes métalliques s'ouvrirent sans bruit. Il posa l'ouvre enveloppée à plat sur le plancher de la cabine, déboucla les sangles, retira la b‚che d'un coup sec et cala soigneusement son ouvrage sur la paroi du fond. Vingt secondes. La lumière s'éteignit dans l'ascenseur. Une voix feutrée appela d'en haut :
- qu'est-ce que tu fabriques ?
-L'ascenseur il marche pas, chef ! répondit le petit homme tout en ressortant sans bruit de la cabine.
- Eh bien, monte à pied, c'est au troisième.
Le petit homme se dirigea vers la sortie. Il entendit encore Jeanneaux grommeler : ´ Marche pas, marche pas, ça m'étonne... ª et appuyer sur le bouton d'appel.
Docile, l'ascenseur se mit en marche et s'éleva gracieusement vers Jean-Jean.
Comme le petit homme atteignait la porte à reculons, il entendit la portière d'une voiture claquer devant l'entrée. Aussitôt il plongea dans le noir du local du vide-ordures, laissant la porte entreb‚illée.
Plusieurs événements se produisirent alors simultanément : La vibration de l'interphone résonna suivi du déclic d'ouverture de la porte.
Marcel entra d'un pas rapide, se dirigea vers l'ascenseur et, voyant qu'il était occupé, entreprit de grimper l'escalier quatre à quatre.
Les portes automatiques de l'ascenseur s'ouvrirent sur le palier de Jean-Jean.
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LE COUTURIER DE LA MORT
Penché par-dessus la rampe, guettant Ramirez, Jean-Jean, en robe de chambre saumon, ne vit pas tout de suite ce que contenait l'ascenseur.
Le petit homme était déjà dehors et démarrait sur les chapeaux de roue (autant que faire se peut avec une camionnette déglinguée), lorsque retentit une exclamation étouffée.
Jean-Jean contemplait l'intérieur de la cabine avec des yeux incrédules.
Comme personne ne montait ni ne descendait, l'ascenseur, machine disciplinée, referma ses portes. Aussitôt Jean-Jean appuya sur le bouton d'appel. Les portes se rouvrirent. Il imagina un instant qu'un des co-propriétaires aurait pu appeler l'ascenseur et découvrir cette horreur ! Il fallait tirer ça dehors.
Il se pencha et saisissait deux jambes comme Marcel débouchait sur le palier, essoufflé et furieux.
- Il faut que je vous parle ! lança-t-il avec vindicte. Il s'immobilisa, perplexe. Jean-Jean le regardait, l'air
absent. Et il tirait un corps par les pieds ! quelqu'un avait eu un malaise ? Marcel s'approcha, vaguement inquiet.
- Pouvez pas m'aider, non ? lui lança Jean-Jean entre ses dents.
Interdit, Marcel acquiesça et saisit une jambe. Puis il leva la tête et son regard rencontra le regard vitreux de Madeleine.
Madeleine, dont la tête, cousue à côté de celle de Georges, surmontait un corps androgyne.
Une nausée parcourut Marcel, le choc le frappa comme un coup de bélier en plein ventre et il se plia en deux, sonné.
Jean-Jean le dévisageait, interloqué. Marcel pivota sur lui-même, s'affaissant contre le mur. Son front
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LE COUTURIER DE LA MORT
cogna durement contre le ciment. Il se retenait d'une main et se massait le ventre de l'autre, incapable d'émettre un son.
Jean-Jean acheva de tirer le cadavre à deux têtes sur le palier et entreprit de le faire glisser dans son appartement, avant que ses voisins, deux braves retraités d'une politesse sourcilleuse, mettent le nez dehors.
Marcel le suivit, frappé de stupeur.
- Fermez la porte ! chuchota Jean-Jean en se redressant.
Marcel obtempéra machinalement. Ses mains tremblaient.
- Je vous sers un cognac, Blanc ? «a va ? demanda Jean-Jean, pas mal secoué
lui-même.
Sans attendre de réponse, il remplit deux verres à ras bord et en tendit un à Marcel qui l'avala cul sec.
Jean-Jean jeta un coup d'oil à la chose. ¿ première vue, le tueur ne s'était pas foulé, il avait simplement habillé le cadavre de Georges en homme du côté droit, en femme du côté gauche. Pour le buste : veston et chemise coupés au milieu, accolés à un boléro rosé de l'autre côté. Pour le bas : demi-pantalon contre demi-jupe gitane. Et à côté de la tête si noble de ce pauvre cher vieux Georges, il avait cousu la tête exsangue d'une quelconque poufÔasse. Une représentation charnelle du yin et du yang, en quelque sorte. Une paire de ciseaux était enfoncée jusqu'à la garde dans la gorge de Georges.
Blanc désignait la poufÔasse d'un doigt tremblant,
-II l'a tuée...
Décidément ce pauvre Blanc ne tournait pas rond.
- Oui, j'ai vu. Bon, je vais appeler le fourgon.
- C'est tout ce que ça vous fait ?
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LE COUTURIER DE LA MORT
-J'ai envie de vomir, mais je me retiens. Vous en voulez un autre ? lui lança sèchement Jeanneaux en désignant le cognac.
- Merde, vous êtes incroyable ! Elle est MORTE et c'est tout ce que ça vous fait !
Jean-Jean recula prudemment vers le téléphone.
- Vous avez eu un choc, Blanc, asseyez-vous donc...
- J'ai pas envie de m'asseoir, cria Marcel, elle est là, sous mes yeux, et vous voulez que je m'assoie, mais vous êtes malade ou quoi ?!
-…coutez... commença Jeanneaux avant de s'interrompre, les sourcils froncés : Mais au fait, o˘ est Rami-rez?
- Ramirez ? demanda Marcel machinalement.
-Il a sonné, je lui ai ouvert... Merde ! il a imité la voix de Ramirez ! Ce salaud connaît mon adresse et il connaît Ramirez ! Et vous êtes arrivé
quelques secondes après... vous n'avez vu personne, Blanc ?
- Vu qui ? demanda Marcel, complètement paumé.
- Pourtant vous auriez d˚ le croiser ! murmura Jean-Jean en regardant Marcel avec circonspection.
Il composa rapidement le numéro du commissariat. Marcel ne bougeait pas.
Madeleine regardait dans sa direction, reproche muet et terrible. Il ne se sentait pas triste, plutôt assommé. Et perplexe. Comment ? Pourquoi ? qui ?
Georges et Madeleine, c'était plus qu'une coÔncidence.
Jean-Jean raccrocha après avoir eu le lieutenant de service.
- Leroy arrive avec le fourgon, le toubib et les techniciens. Regardez-moi ça, ajouta-t-il en désignant le corps à deux têtes allongé sur le marbre moucheté de son hall d'entrée, c'est vraiment dégueulasse !
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LE COUTURIER DE LA MORT
-Vous n'avez pas honte? lui lança Marcel, en secouant la tête.
- Honte ? Honte de quoi ? Je crois que vous avez éprouvé un choc, Blanc...
- Et vous, vous en avez pas eu, de choc ? Et elle, elle en a pas eu un de choc ?
-Certainement... mais je ne vois pas...
Pourquoi diable Blanc faisait-il une fixation sur cette bonne femme ?
-Vous ne l'aimiez pas, c'était juste une aventure, comme ça ! laissa tomber Marcel en se prenant la tête entre les mains.
- Mais de qui parlez-vous ?
- Mais de Madeleine, Bon Dieu ! De ma femme ! Merde !
Jean-Jean fronça les sourcils.
- Votre femme ?
Marcel se leva d'un bond et se rua sur Jean-Jean, le saisissant aux revers de sa robe de chambre.
- Ne vous foutez pas de ma gueule en plus ! Je m'en fous que vous ayez couché avec elle, mais c'est pas une raison pour manquer de respect à son cadavre !
- Son cadavre ? Bordel ! Vous voulez dire que cette femme... c'est votre femme ?
- Espèce de salaud ! fulmina Marcel, prêt à cogner.
- Blanc, je ne plaisante pas, je n'ai jamais vu votre femme, comment voulez-vous que je la reconnaisse ?
-Jamais vue ? Vous la b.....avec un oreiller sur la tête ?!
- Mais je n'ai jamais... mais vous êtes cinglé ! hurla Jeanneaux, suffoqué.
Le carillon feutré de la porte retentit, insistant. Marcel l‚cha Jeanneaux, se frotta les yeux comme pour
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LE COUTURIER DE LA MORT
revenir dans un monde normal. Il les rouvrit. Rien n'avait changé. Le cadavre à deux têtes gisait sur le sol, les cheveux blonds de Madeleine étalés en corolle. Jean-Jean avait ouvert. On entendait un piétinement dans l'escalier.
Madeleine... quelle pitié ! Et tout en songeant à Madeleine, il avait encore la chaleur de Nadja sur la peau. La vie était horrible, tissu putride qui ne cessait jamais de se régénérer, se repaissant de la mort pour engendrer la vie.
Le lieutenant Leroy fit irruption. Il était en sueur et se tamponnait le visage avec un grand mouchoir à carreaux digne du commissaire Maigret.
Derrière lui, deux infirmiers portant une civière, et les techniciens de scène du crime. Tout le monde s'arrêta sur le seuil. L'un des infirmiers ne put retenir une exclamation :
-Merde alors, t'as vu ça ?!
Le docteur entra, dépeigné, le visage ensommeillé.
-Pour une fois que je m'étais couché tôt ! Ah, des siamois, ça change ! Il a de l'imagination ce gars-là, je dis će gars ª parce que je suppose que c'est toujours le même ?
-Heu docteur, écoutez...
Jean-Jean entraîna le docteur à l'écart.
- La femme, la tête de femme, là, c'est celle de la femme du type qui est debout dans le coin, alors pas trop de blagues, hein ?
- Je comprends, chuchota le docteur. Mes condoléances, monsieur, ajouta-t-il à l'adresse de Marcel hébété.
Le docteur s'agenouilla près du cadavre, ses vieux genoux craquèrent.
Marcel se servit un autre cognac.
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LE COUTURIER DE LA MORT
Jean-Jean s'était habillé. Il enfonça les pans de sa chemisette rosé dans ses jeans, enfila des tennis.
-Bon, Blanc, ça ne sert à rien de rester là. Venez avec moi, on va au bureau. Je veux relire le dossier. Docteur, vous tirerez la porte derrière vous. Heureusement que ma femme est en vacances !
Marcel le suivit sans rien dire. La circulation s'était raréfiée. Il faisait encore chaud, mais une chaleur supportable, presque agréable.
Marcel regardait autour de lui sans rien reconnaître. Tout lui semblait neuf. Les immeubles, les enseignes, les gens surtout, étranges, étrangers, heureux vivants d'un monde paisible. Et ce grotesque quiproquo autour du cadavre de Madeleine... Incursion du vaudeville dans le drame. Pourquoi Jean-Jean niait-il ? Est-ce qu'il pensait que Marcel aurait de la peine ?
Est-ce qu'il... La pensée piqua Marcel comme un scorpion. Après tout, qu'est-ce qu'il connaissait de Jean-Jean ? Imaginer que c'était peut-être lui le meurtrier, c'était fou, mais ce n'était pas impossible. Il fallait qu'il soit sur ses gardes. Il se rencogna discrètement contre la portière, un oil sur Jean-Jean qui conduisait vite, sans parler, une cigarette fichée au coin des lèvres.
Le commissariat tournait au ralenti. Une prostituée en colère, quelques petits dealers, des formulaires à remplir, des inspecteurs fatigués, des gobelets de café, et la fumée des cigarettes. La routine de la nuit.
Jean-Jean monta les escaliers sans saluer personne, Marcel sur ses talons.
- Bon, vous n'êtes pas obligé de rester, Blanc. Je sais que vous venez d'avoir un sacré coup dur. Mais je sens qu'on va le coincer, ce salopard.
Je le sens.
- Je reste.
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LE COUTURIER DE LA MORT
En disant ça, Marcel eut l'impression fugitive de jouer dans un bon vieux western et quelque part c'était réconfortant. Dans l'ambiance familière des bureaux, l'idée que Jeanneaux puisse être mêlé au meurtre de Madeleine lui semblait de plus en plus grotesque. Il y avait autre chose, quelqu'un qui les manipulait, qui se jouait d'eux.
Jean-Jean lui passa une partie du dossier et ils se mirent à récapituler l'affaire.
Le petit homme était garé devant chez lui. Il réfléchissait, immobile, les yeux dans le vague. Une silhouette bougea près des buissons et il fit un bref appel de phares, épinglant la vieille tapineuse en bonnet de laine dans le faisceau lumineux. Elle sursauta et détala comme un lapin affolé.
Le petit homme sourit pour lui tout seul. Puis il reprit sa rêverie morose.
Son instinct de prédateur l'avertissait que c'en était fini des beaux jours. Ils étaient après lui, la curée avait commencé. Il sentait qu'il ne devait pas bouger et se tenir prêt à filer. Il sortit son portefeuille de la poche de son blouson et vérifia qu'il avait bien ses papiers, son chéquier, sa carte de crédit et la photo de sa mère. Son beau visage intact lui souriait. Il caressa l'image d'un doigt taché de sang et de cambouis, tremblant. Elle était si jolie, sa maman.
Beaucoup trop jolie pour un porc comme Pierrot, beaucoup trop jolie pour faire avec lui la bête à deux dos et à deux têtes, la vilaine bête qui n
'aimait plus son petit chéri, la vilaine bête haletante, avec ses deux têtes en sueur, bouches ouvertes sur leurs cris de bêtes, le contact rassurant du manche de la hache, il savait fendre les b˚ches, vite et bien, il était petit, mais fort,
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LE COUTURIER DE LA MORT
ne jamais l'oublier, la vilaine voix de la Bête-Maman Śors d'ici, laisse-nous ! ª ´ Je vais te mettre en pension, j'en ai par-dessus la tête de toi ! ª, le vilain sourire de la Bête-Pierrot, repue, de la salive sur le menton. Oh, non, on ne se moquait pas de lui comme ça. Le manche de la hache. Les cris, longs, aigus, rythmés par le fracas assourdissant du tonnerre, la Bête-Pierrot en morceaux sur le lit, la Bête-Maman fuyant, fuyant dans le couloir, nue, nue comme Dieu l'a faite, l'orage, la foudre, la foudre divine frappant la maison, explosion de feu, avant le grand noir, le noir plein de choses.
La nuit sembla envahir tout l'habitacle de la voiture, lui pesant sur la poitrine, collant à ses lèvres comme une chair moite et molle. Une odeur de putréfaction vint lécher son nez, sa bouche, ses yeux désespérément ouverts mais qui ne voyaient plus rien. quelque chose grouillait sous ses doigts.
Un frémissement, une palpitation invisible qui chatouillait sa paume.
D'étranges soupirs se faisaient entendre et des bosses se créaient soudain sous ses mains. Le monde n'était plus que tactile et puant. Le froid le faisait trembler, il se collait à la masse rigide et mouvante mais elle ne dispensait aucune chaleur. Juste ces chatouillements aux bruits de succion.
Le petit homme voulut hurler. Ses mains griffaient le pare-brise, ses jambes battaient spasmodique-ment sous le tableau de bord.
Une main ouvrit brutalement la portière, une masse se pencha vers lui.
- Monsieur ? Vous êtes souffrant, monsieur ? La tête du petit homme pivota vers la voix, ses lunettes noires brillèrent fugitivement sous le lampadaire, son rictus dévoilait toutes ses dents. Le passant voulut reculer, la main du petit homme
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LE COUTURIER DE LA MORT
décrivit un arc de cercle et le couteau s'enfonça dans son ventre, perforant le péritoine.
La dernière chose que vit l'homme, ce fut ce sourire terrifiant et les dents blanches qui s'approchaient de son cou.
Le petit homme se redressa, gorgé de sang. Il avait bu la force de la proie. Il était de nouveau d'attaque. Tous ses sens en alerte, il enregistra le mouvement furtif sur sa gauche. quelqu'un, quelqu'un l'avait vu et essayait de fuir. Il mit le moteur, claqua la portière, abandonnant le corps du passant sur le trottoir.
La vieille, c'est la vieille pute, elle court vers la cabine téléphonique.
Il se dirigea dans sa direction. Elle se retourna, poussa sans doute un cri, car il vit sa vieille bouche s'ouvrir tout grand et, renonçant à
atteindre la cabine, elle se mit à courir le long des immeubles silencieux.
Il accéléra, lui barrant l'accès au square.
Je vais t'avoir. Tu peux courir, tu m'échapperas pas. Aussi vif que le tigre, aussi rapide que le loup, aussi rusé que l'ours, je suis le roi des prédateurs.
La vieille courait d'un pas mal assuré, elle avait abandonné son caddie avec toutes ses possessions et elle ne cessait de crier. Des volets se fermèrent avec un claquement sec. Il arriva à sa hauteur, pencha la tête à
la portière et lui sourit, passant sa langue sur ses lèvres d'un air gourmand. Elle lui balança à la tête le sac en plastique plein de pommes abîmées qu'elle tenait à la main.
Il le reçut en plein visage et perdit un instant le contrôle de la voiture, aveuglé. Elle avait cogné fort et il sentit du sang sourdre de son nez. La vieille saleté ! Comme elle allait le regretter. Avant qu'il ait pu redresser, la camionnette grimpa sur le trottoir et buta contre 189
LE COUTURIER DE LA MORT
un panneau de stationnement interdit. Il enclencha la marche arrière, furieux. La vieille tourna au coin de la rue, toujours courant et criant.
Il se remit en première, accéléra. Un bruit de casserole se fit entendre.
Il accéléra encore, tourna dans l'avenue : personne. La vieille charogne avait disparu. Elle allait s˚rement téléphoner aux flics. Le bruit de casserole était insupportable.
Exaspéré, le petit homme freina, descendit en courant : le pare-chocs pendait, complètement enfoncé. Il l'arracha d'une secousse, se coupant à la main gauche, le jeta dans la voiture, repartit. Il roulait doucement, attentif aux ombres, aux rues transversales, aux portes cochères. Rien. La vieille truie avait pu se dissimuler n'importe o˘. ¿ croire qu'il avait vraiment la scou-moune...
Un rai de lumière sur sa droite. Des vociférations. Il se rapprocha. Une grande silhouette qui jette quelque chose dans la rue... Par la vitre ouverte des bribes de voix lui parvinrent :
-Et que je t'y reprenne à venir dormir dans l'escalier ! On n'en veut pas des cloches ici, t'as compris ?! Le petit homme se lécha les babines. Là-bas, la vieille se relevait, ajustait son bonnet, essayait en vain d'expliquer quelque chose au grand abruti qui la poussait dehors. Elle entendit la camionnette. Sa tête pivota vers lui. Le grand abruti remontait les marches du perron en haussant les épaules. Elle se jeta sur lui, l'agrippant par la taille. Il poussa un juron, essaya de la jeter par terre, mais elle se cramponnait de toute la force de ses vieux doigts maigres et noueux. Il hésita à la frapper. Une fenêtre s'ouvrit :
- C'est pas bientôt fini, ce bordel ?
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LE COUTURIER DE LA MORT
- C'est une cinglée, elle veut pas me l‚cher ! Allez, même, ça suffit !
-Attendez, j'appelle les flics !
-Allez, même, calmez-vous...
Sans prévenir elle lui lança un coup de genou dans les parties et il se plia en deux. Elle en profita pour se ruer dans l'immeuble. Des fenêtres s'allumaient L'abruti se précipita derrière elle, courbé en deux.
Le petit homme attendait, moteur au ralenti, comme un chat guettant l'assiette de son maître. L'abruti reparut, tenant la vieille à bout de bras. Il la jeta sur le trottoir, elle tenta de se relever, il la poussa, elle titubait au milieu de la rue, en hurlant des imprécations diverses.
C'était la chance à saisir. Le petit homme accéléra à fond et lança la camionnette droit sur elle. La vieille femme s'éleva dans les airs comme une poupée rejetée par un enfant capricieux et retomba lourdement sur le trottoir. L'abruti faisait de grands gestes, s'arrachait les cheveux. Le petit homme vira rapidement sur la droite. Au loin, il entendit une sirène.
Arrivé devant chez lui, il coupa le contact. Ils allaient rechercher une camionnette bleue. Il y en avait des tas, de camionnettes bleues. Mais ils allaient fatalement remonter jusqu'à lui, petit à petit, comme les vers obstinés qu'ils étaient, acharnés à creuser des galeries dans les chairs putrides de la ´ vérité ª.
Marcel Blanc, Jeanneaux, les docteurs, tous munis de lampes frontales pour regarder au fond de son ‚me, pour en extirper la saveur, pour la dévorer.
Il repensa à sa livraison, à la tête qu'avaient d˚ faire Jeanneaux et Marcel. Si seulement il avait pu les photographier, les filmer, se repasser au magnétoscope
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LE COUTURIER DE LA MORT
leurs visages stupéfaits, horrifiés, désespérés... Le meurtre avait son inconvénient : l'incognito.
Un peu plus loin, sur le trottoir sombre, la tache claire d'un corps se dessinait, chemisette et short blancs, allongé sous la nuit comme un peu de gelée de lune tombée à terre. Il ne le voyait pas. Un élément du décor. Un cadavre.
Les idées du petit homme n'étaient pas très claires. La rage submergeait tout. Chacun de ses doigts se transformait en un rasoir tranchant et se crispait sur ses genoux. Il se fit violence pour descendre de la camionnette et rentrer chez lui. Puis soudain l'idée le frappa et il fit demi-tour.
CHAPITRE 14
Marcel reposa l'épais dossier sur le bureau de Jean-Jean et but une gorgée de café tiède. Madeleine était morte, il buvait du café, et il trouvait que ça manquait de sucre. La vie était cynique.
Il pointa l'index vers Jeanneaux.
- Le meurtrier vous connaît.
- C'est aussi mon opinion, acquiesça celui-ci, plongé dans ses papiers.
- Il est au courant de nos déplacements, de nos projets, reprit Marcel. Il s'amuse avec nous, il nous provoque. Pourquoi ? Il en sait suffisamment sur vous pour connaître votre bagnole, votre numéro de téléphone, votre adresse...
- Exact. Conclusion ?
-J'essaye de comprendre. Si on reprend la piste labos/camionnettes, on trouve deux types qui ne peuvent pas être le tueur.
- Le gosse de votre copine vous a peut-être mené en bateau...
-Peut-être. J'ai un de ces mal au cr‚ne.
- Vous voulez un cachet ? Il doit y avoir de l'aspirine dans le tiroir de Mélanie.
- qu'est-ce que je vais dire aux enfants ? murmura 193
1
LE COUTURIER DE LA MORT
Marcel en avalant distraitement un cachet qu'il fit passer avec le fond de café.
Jean-Jean fit semblant de n'avoir rien entendu. Aucune envie de consoler un veuf éploré. Il avait toujours été mal à l'aise face aux manifestations de détresse.
Le téléphone sonna, le délivrant momentanément du chagrin de ce pauvre Blanc.
-Allô?... quand ça?... Attends... (il détacha une feuille de son bloc), répète... OK ! Il raccrocha.
- Une vieille femme a été renversée par une Express Renault bleue. Le type qui a appelé prétend que la camionnette a carrément foncé sur la vieille, volontairement. On y va, conclut-il.
Il boucla son holster, enfila un léger blouson coupe-vent. Marcel suivit.
Un autre soir, il aurait été fou de joie de suivre enfin une enquête. Là, ça lui semblait tout simplement normal. Il songea à Nadja qui ne savait pas que Madeleine...
Ils arrivèrent rapidement sur les lieux. Une vieille femme gisait sur la chaussée, le cr‚ne éclaté. Un grand type à l'air abruti ne cessait de s'excuser auprès de tout le monde :
- Si j'avais su, je l'aurais pas foutue dehors, si j'avais su...
Jean-Jean lui tapa sur l'épaule.
-Capitaine Jeanneaux. Vous pouvez m'expliquer ce qui s'est passé ?
Marcel s'approcha du corps. Deuxième (ou devait-il dire troisième ?) cadavre de la journée... Mais les flics qui faisaient le relevé des traces de pneus lui demandèrent de s'écarter. Il aperçut vaguement un drap blanc 194
LE COUTURIER DE LA MORT
jeté sur une forme aux angles étranges, revint vers Jean-Jean.
-C'est incompréhensible, lui lança ce dernier. La vieille avait essayé de dormir dans la cage d'escalier. Le concierge l'a foutue dehors, ils se sont bagarrés et brusquement une camionnette lui a foncé dessus. Et hop, passez muscade ! Tous les témoins sont d'accord avec cette version.
- Si c'est notre homme, il est devenu fou, marmonna Marcel avec appréhension.
- Vous ne pensez pas qu'il l'était déjà un peu, non ? grogna Jean-Jean en allumant son avant-dernière clope.
Les ambulanciers chargeaient le corps dans son sac en plastique gris. Le gyrophare lançait des lueurs de boîte de nuit sur la scène, lui donnant un air irréel.
Marcel et Jean-Jean marchaient lentement. Jean-Jean fumait. Marcel s'immobilisa.
- S'il a tué Georges, c'est parce que Georges avait découvert quelque chose.
- Georges ? Il était même pas foutu de trouver le trou de sa serrure.
- …coutez, on a un type dont on est presque s˚r qu'il a bossé dans un labo ou pour un labo o˘ l'on pratiquait la vivisection. Ce type était ou avait été en contact avec Martin. Il a tué Martin parce que Martin risquait de nous mener jusqu'à lui. Et il a tué Georges pour la même raison. Parce que Georges avait découvert qu'il avait tué Madeleine !
- Et pourquoi aurait-il tué Madeleine ?
- Parce qu'il était son amant, peut-être ? avança Marcel en se posant lui-même la question.
- Blanc, vous parlez de votre femme ! protesta Jeanneaux sans conviction.
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LE COUTURIER DE LA MORT
Marcel fit la grimace :
- Arrêtez cette comédie, vous voulez bien ? -Blanc, vous commencez à
m'énerver, s'emporta
Jeanneaux qui commençait à en avoir plein le dos de ces jérémiades.
-Je devrais vous foutre mon poing sur la gueule, énonça Marcel comme s'il constatait un fait.
- Vous déraillez complètement !
¿ ce moment-là, un des agents s'approcha. Il tenait un objet qu'il faisait tourner entre ses doigts. Jean-Jean se retourna, aboya :
- quoi ?
-L'ambulance a fini, capitaine. On peut y aller ?
- Ouais.
L'agent tendit le bonnet de laine rayé à Jean-Jean.
- C'était tombé sur la chaussée.
Marcel bouscula Jean-Jean et se mit à courir vers la voiture.
- Bon sang, chef, vite !
- qu'est-ce qui vous prend ?
- Vite, nom de Dieu, je crois qu'on le tient ! Jean-Jean hésita un bref instant, puis courut derrière
Marcel qui s'était installé au volant.
- Les clés !
Jean-Jean lui lança les clés. Marcel mit le moteur en route. Jean-Jean n'eut que le temps de s'asseoir, Marcel démarra en flèche.
Pensées décousues tout en conduisant comme un fou jusqu'au square. Le bonnet rayé de la vieille qui lui avait dit avoir vu Madeleine essayer d'entrer chez Paulo ! Paulo, l'enfoiré ! Paulo avec son sourire de fouine, ses yeux de rongeur. Délit de physionomie, agent Blanc. Paulo, enculé de ta mère, si c'est vrai, je
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LE COUTURIER DE LA MORT
te ferai passer le go˚t de... De quoi, au fait ? De tuer des gens pour les coudre ensemble ? Marcel pila net. Ils étaient arrivés.
Jean-Jean n'avait rien dit. Indifférent aux cahots, il fumait, impassible, le coude à la fenêtre. Il tapota sa cendre et se tourna vers Marcel, impérial.
- Alors, Blanc ? J'attends vos explications.
- Il habite juste là derrière.
- Précisez.
- C'est un peu compliqué.
Marcel se rangea doucement à dix mètres du portail, feux éteints. La camionnette n'était pas en vue.
- Vous avez un flingue pour moi ? demanda-t-il à Jean-Jean.
-Dans la boîte à gants. Mais je...
- OK, on y va.
Avant que Jean-Jean ait pu protester, il ouvrit sans bruit sa portière et descendit. Pas d'autre choix que de l'imiter. Marcel poussa la grille vermoulue : fermée à clé. Ils l'escaladèrent rapidement, puis, plies en deux, coururent sans bruit jusqu'à la porte d'entrée. Jean-Jean se voyait déjà se faire retirer sa plaque. Marcel se pencha vers lui, chuchota :
-Je fais le tour par-derrière. On compte jusqu'à 10 et on entre.
-Blanc, si vous me faites faire une connerie...
- Faites-moi confiance, merde !
Sans attendre la réponse de Jean-Jean, Marcel courut jusqu'à la fenêtre de la cuisine. Son cour battait à tout rompre. Dans la maison, tout était sombre. Il compta jusqu'à 10 puis glissa la main dans le trou de la vitre et tourna l'espagnolette. La fenêtre s'ouvrit. La voix de Jean-Jean s'éleva :
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LE COUTURIER DE LA MORT
- Police ! Ouvrez immédiatement !
Pas de réponse. Marcel avança sans bruit sur le carrelage gluant de la cuisine. Gluant ? La sueur l'aveuglait et il n'osait pas s'éponger le front. Le bruit de la porte qui s'ouvre à la volée. Marcel faillit sursauter. Le faisceau d'une lampe de poche découpant des volutes de poussière. Marcel atteignit le chambranle de la porte. Une respiration oppressée dans le salon. Une seule respiration. Il appela à mi-voix :
- Chef ?
- Ouais.
Jean-Jean éclaira. Le salon était vide. Marcel et lui avancèrent lentement jusqu'à la salle de bains. La porte était grande ouverte et il n'y avait personne. Restait la chambre. Marcel couvrit Jean-Jean tandis que celui-ci ouvrait le battant d'un coup de pied. Rien. La baraque était déserte.
Jean-Jean rengaina son arme.
-Bon, si on s'expliquait un peu. On est o˘, là ?
- Il s'est barré. Il faut le retrouver. C'est lui qui a tué Madeleine.
- Comment le savez-vous ? Marcel soupira longuement.
- C'est un copain à moi. Cet après-midi, je suis venu ici, lui demander s'il avait vu Madeleine. Il m'a dit que non. On a un peu haussé le ton. En partant, une vieille cloche m'a arrêté. Elle m'a dit que Madeleine était venue ici, hier, qu'elle était entrée par la fenêtre de la cuisine. Je suis revenu sur mes pas. Il m'a dit qu'il avait menti pour couvrir Madeleine.
qu'elle était venue ici à son insu, récupérer des photos.
- quel genre de photos ?
- ¿ votre avis ? Des photos d'elle et de son amant.
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LE COUTURIER DE LA MORT
-Vous le connaissez, l'amant ? -Oui.
- qui est-ce ?
- Vous.
Jean-Jean s'immobilisa.
- Ce type vous a dit que moi et votre femme.,, -Oui.
-Et vous l'avez cru ?
- Oui. . '
-qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
-La vieille. C'est elle qui s'est fait écraser.
- Merde !
- Elle était près d'ici cet après-midi et elle est morte, reprit Marcel.
Madeleine est venue ici et elle est morte. Georges est allé au garage et il est mort.
- Au garage ? Vous voulez dire que nous sommes chez un des mécaniciens du garage Palace ?
- Exact.
- C'est pour ça que notre tueur savait tant de choses sur moi !
- Et il a une Express bleue.
- Son nom ?
- Paulo, Paul Contadini.
- Le nom de bagnole ! cria Jean-Jean en se tapant sur le front.
- quoi ?
- Le clodo que Costello a ramené hier, il disait qu'il avait bossé avec un sadique, un type qui avait un nom de bagnole : Paulo ! Je vais lancer un message.
Jean-Jean sortit rapidement, brancha l'émetteur radio et diffusa le signalement de Paulo, avec ordre de dresser des barrages aux diverses sorties de la ville.
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LE COUTURIER DE LA MORT
- On ne sait pas combien d'avance il a sur nous. ¿ votre avis, Blanc ?
- La vieille est morte vers une heure... Il est presque deux heures...
- Vous le connaissez. O˘ est-ce qu'il a pu aller ?
- Je ne sais pas.
Une angoisse sourde barrait la poitrine de Marcel. L'image de Nadja s'imposa à lui. Puis celle de Momo. Momo enfermé dans la canalisation. Par le type à la camionnette. Par Paulo. Il composa un numéro en h‚te.
- qu'est-ce que vous faites ?
- Je dois appeler quelqu'un.
Le numéro de Nadja sonnait, interminablement. Marcel raccrocha, les mains tremblantes.
Il mit Jean-Jean au courant, brièvement. Celui-ci hocha la tête et démarra.
Marcel ferma les yeux, laissant le vent tiède lui fouetter le visage, les dents obstinément
serrées.
Jean-Jean freina devant l'immeuble de Nadja. Marcel était déjà dehors, arme au poing. Il grimpa les escaliers quatre à quatre. Sonna. Pas de réponse.
C'est alors qu'il remarqua que la porte était entreb‚illée. Un frisson le traversa. Il revit la porte entrouverte de l'appartement de l'obèse. La chambre tapissée de sang.
Jean-Jean le rejoignit, essoufflé. Marcel lui désigna la porte, d'un geste du menton. Jean-Jean lui pressa l'épaule et rabattit la porte violemment contre le mur, jambes écartées, en position de tir. La pièce était vide.
Sur la table basse, les verres à thé étaient renversés.
Il n'y avait aucun bruit. Aucun souffle. Aucun ronflement. Marcel avança jusqu'à la deuxième pièce. La mort, la mort était là. Une chambre de femme.
Le lit était défait, mais vide. Marcel serra les doigts sur la 200
LE COUTURIER DE LA MORT
crosse de son arme. Ils suivirent le couloir. quelque part dans l'immeuble, quelqu'un écoutait du rap. Une mobylette démarra en pétaradant dans la cour.
Une porte blanche sur laquelle il y avait la photo de Momo en train de dormir. Jean-Jean poussa la porte. Elle résista. Il poussa encore.
Lentement, comme une feuille tombée d'un arbre, une main apparut dans l'interstice. Une main ‚gée et brune, aux ongles ras, aux doigts calleux.
Marcel se rua en avant. Le corps du vieil arabe bloquait la porte. De sa gorge tranchée s'était échappé un flot de sang. Vision quasi familière. Le petit lit d'enfant était vide. La pièce était sens dessus dessous. Les boules en métal d'un jeu de pétanque avaient roulé en tous sens. Marcel se retourna. Son cour s'arrêta. Au pied du lit, Nadja, à plat ventre. Il la retourna avant que Jean-Jean ait pu intervenir. Yeux clos, lèvres entrouvertes, une grosse ecchymose sur la tempe, du sang sur ses doigts. Il posa la main sur son cour.
- Elle vit.
Ses doigts cherchaient l'origine du sang. Une plaie derrière la tête.
Jean-Jean était déjà au téléphone. Marcel l'entendait parler, phrases brèves, cent fois entendues.
Nadja ouvrit les yeux. Son regard trouble sembla errer sur les choses sans les reconnaître puis se fit net peu à peu. Marcel !
-Marcel ! L'ambulance va venir,
- Il a pris Momo !
- On va s'en occuper. Ne t'en fais pas Nadja essaya de se redresser.
- Reste allongée.
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LE COUTURIER DE LA MORT
-Je n'ai rien, protesta-t-elle. Il a... il a tué Ahmad ! D l'a tué et il a pris Momo !
Marcel ramassa une des boules, tachée de sang. Les yeux grands ouverts du vieillard le fixaient. Il abaissa les paupières doucement. Nadja s'était assise et, appuyée au lit, tentait de se lever.
Marcel la prit dans ses bras. Jean-Jean les dévisagea sans rien dire. Puis, désignant le vieillard, il demanda :
-qu'est-ce qui s'est passé ?
- Je me suis réveillée en entendant du bruit, puis un cri. J'ai couru jusqu'à la chambre de Momo. Il y avait cet homme, il tenait Momo par le cou et Ahmad essayait de l'en empêcher et il a levé le bras et Ahmad s'est écroulé, le sang giclait partout, je me suis précipitée sur lui, je l'ai frappé, il a l‚ché son rasoir, je me suis penchée sur mon beau-père, j'ai senti un grand choc derrière la tête et puis plus rien. Pauvre Ahmad, il criait : ´ Laisse mon enfant, laisse-le !ª Il va le tuer, n'est-ce pas ? Il va tuer Momo...
Marcel pensa que Ahmad, la gorge tranchée, s'était quand même traîné
jusqu'à la porte pour retenir l'homme qui emportait son petit-fils. Mais la porte s'était refermée sur son désespoir pour toujours.
- Pourquoi est-ce qu'il ne m'a pas tuée, moi ? hurla encore Nadja.
- Pour que tu souffres, lui répondit Marcel, pour que tu en crèves.
Jean-Jean se gratta le tête.
-Georges avait découvert quelque chose sur ce Paulo. Il en a parlé à
Marron. Il faut aller aux archives.
- Il faut surtout le retrouver.
- Il y aura peut-être un détail qui nous mettra sur la LE COUTURIER DE LA MORT
piste. S'il a enlevé le gosse, c'est qu'il veut s'en servir. Le monnayer.
-Il sait qu'il est foutu. Il n'a plus rien à perdre, objecta Marcel.
-Personne n'aime s'avouer vaincu. Rejoignez-moi là-bas.
¿ cette heure-là, il n'y avait personne aux archives. Jean-Jean fractura tranquillement la porte.
C... Compaux, Consigli, Constand, Contadini... Le dossier tenait dans une mince chemise d'un bleu passé. Il l'ouvrit. Lut les quelques pages jaunies.
Le referma. Maintenant il comprenait. Pauvre vieux Georges, victime de sa trop bonne mémoire.
Un bruit de pas dans l'escalier. Marcel apparut, suivi de Nadja, la tête sommairement bandée.
- Alors ?
Jean-Jean lui tendit le dossier sans répondre. Marcel et Nadja le parcoururent. La déposition du gamin avait été difficile à obtenir, il était en état de choc, grognait et essayait de mordre ceux qui l'approchaient. Il avait été confié à un établissement de soins et le psychiatre avait diagnostiqué un état délirant.
-L'amant de la mère est mort foudroyé ? s'étonna Nadja.
- «a arrive, laissa tomber Jean-Jean, mais ce n'est s˚rement pas la foudre qui avait emmené une hache dans la chambre ! Bon Dieu, quel est le con qui s'est occupé de ce dossier ?
Marcel relut rapidement le procès-verbal : effectivement, on avait trouvé
les restes à demi fondus d'une hache, près des ossements de l'homme. Il rendit le dossier à Jean-Jean.
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LE COUTURIER DE LA MORT
- Vous croyez que...
- Je ne sais pas. Un homme, une femme, un enfant. L'homme meurt, la femme meurt, l'enfant survit en dévorant sa propre mère... Et il y a une hache sur le lit. Une nuit d'orage.
-On dirait un film d'horreur, dit Nadja.
- L'avantage d'un film d'horreur, c'est que ça a une durée limitée.
-Cette baraque qui a br˚lé, il en reste quelque chose ? demanda soudain Marcel.
- La Palombière ? Je ne sais pas. On va aller voir. J'ai noté l'adresse.
Pour l'instant, notre homme n'a été signalé nulle part.
-Il est passé avant qu'on installe les barrages.
- Je ne sais pas si vous ne feriez pas mieux de rester ici, poursuivit Jean-Jean en s'adressant à Nadja.
- Laissez-moi venir. Si Momo doit mourir, je veux être là. Laissez-moi une chance de le sauver, cette fois-ci.
Jean-Jean haussa les épaules. Il décrocha le téléphone.
- Appelle-moi Costello et Ramirez. qu'ils me rejoignent au Tanneron. 65
chemin des Grenouillers. Villa la Palombière. Non, pas de fourgon. qu'ils soient discrets. Feux éteints, arrêt cent mètres avant.
Il raccrocha, se retourna vers Marcel et Nadja.
- Bon, on y va ?
CHAPITRE 15
La nuit était lisse et parfumée comme un pétale de rosé, chaude et douce comme une caresse de chat.
Mais pour Momo, la nuit était br˚lure. Le petit homme le serrait contre lui, il le tenait par le cou, l'avant-bras replié sous son menton, l'étouffant à moitié. Les pieds de Momo touchaient à peine le sol. Son petit cour battait sous sa veste de pyjama. Il avait terriblement envie de faire pipi et craignait de ne pouvoir se retenir encore longtemps.
L'homme l'avait emmené dans la campagne. Une campagne toute noire, sans lune, sans oiseaux, pas du tout comme à la télé. Le chant incessant des grillons lui faisait peur, comme si une armée d'ogres cachés dans les arbres aiguisait ses longs couteaux.
Le cinglé l'avait traîné hors de la camionnette, les herbes piquantes lui avaient griffé les mollets et maintenant ils étaient cachés derrière un mur à moitié écroulé, dans une maison en ruine. La voix rauque d'un crapaud se fit entendre tout près et Momo frémit en imaginant sa langue baveuse lui lécher les pieds.
Le petit homme marmonnait entre ses dents des paroles incompréhensibles d'une voix grinçante. Il
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n'avait pas quitté ses lunettes de soleil, malgré la nuit noire. Au bout de sa main droite brillait la lame du rasoir qui avait coupé la gorge de Pépé.
En pensant à Pépé, Momo faillit éclater en sanglots. Pépé, il était mort comme dans un feuilleton, en criant, et puis les yeux tout à l'envers.
Il fallait qu'il fasse pipi !
-J'ai envie de faire pipi, articula-t-il distinctement.
L'homme resserra sa pression.
- Tais-toi !
- Mais j'en peux plus, faut que j'y aille...
- Moi aussi, j'ai envie de faire pipi, dit brusquement le petit homme avec une drôle de petite voix.
Il l‚cha Momo qui se massa le cou. Le petit homme s'accroupit et se mit à
marcher drôlement en canard. -Paulo aussi a envie de faire pipi. Mais il a peur
dans le noir.
- Moi aussi, j'ai peur dans le noir, lança Momo aimablement.
Peut-être que le monsieur était fou comme les fous dans les cassettes vidéo, chez son copain …ric. Momo savait qu'il fallait leur parler gentiment, comme si on voyait pas qu'ils étaient fous.
- Tu y as jamais été dans le noir, dans le vrai noir, jeta l'homme rageusement, le rasoir brillant au bout de ses doigts.
-Non, jamais, j'y ai jamais été. «a doit faire trop peur... Faut pas aller dans le noir.
-Ta gueule, p'tit con ! Le noir c'est plein de dents, des dents qui te m
‚chent, qui t'avalent, qui te sucent les os...
Momo se sentit tout mou. Il devait faire pipi immédiatement. Trop tard.
L'urine coulait le long de ses
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jambes brunes. Le petit homme avait déboutonné son jean et se soulageait contre le mur. On entendit, très loin, le bourdonnement d'une voiture. Le petit homme se reboutonna rapidement, saisit Momo par le cou, le plaqua contre lui.
-Mais tu t'es pissé dessus, petit salaud !
-Pardon, m'sieur, pardon !
- La prochaine fois, je te la coupe, t'entends ? -Je le ferai plus, plus jamais... plus jamais !
- Tais-toi, bon sang !
L'homme lui assena un grand coup de poing sur la tête. Les larmes jaillirent des yeux de Momo, malgré lui. Il revit les yeux si tristes de Pépé et le sang rouge qui coulait partout. quand il serait grand, il prendrait un fusil et il tuerait le petit homme. Il le tuerait de toutes ses forces.
La voiture se rapprochait. Le petit homme se mit à grincer des dents, ça faisait un drôle de bruit dans la nuit, un bruit pas du tout rigolo.
Jean-Jean coupa le moteur, éteignit les phares. Une rafale de vent agita les oliviers près d'eux, faisant courir des reflets d'argent sur la route.
Le chant des grillons fit songer Marcel au pique-nique de dimanche. Comme c'était loin ! Nadja, à l'arrière, ne disait rien. Marcel se tourna vers Jean-Jean.
- qu'est-ce qu'on fait ?
- On va voir s'il y a sa voiture. Il faut agir très très doucement. Il a le gosse avec lui.
- Merci, on le sait ! coupa Nadja.
Jean-Jean la regarda, surpris. C'était son gosse à lui qui avait été assez con pour se faire enlever par un fou, peut-être ?
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LE COUTURIER DE LA MORT
- Pourquoi vous appelez pas des renforts ? jeta-t-elle encore. Le GIGN ou un truc de ce genre...
- Si on l'affole, votre fils est mort, OK ? Alors, laissez-nous régler ça à
notre manière.
Marcel s'était glissé hors de la voiture, sans bruit, arme au poing...
Jean-Jean descendit à son tour.
- Ne bougez pas, souffla-t-il à Nadja. Elle acquiesça en silence, les traits tendus.
Ils avançaient le long du chemin, attentifs à ne pas faire craquer de branches et aux mouvements furtifs de la nuit.
Derrière eux, un véhicule stoppa.
- Ramirez et Costello, murmura Jean-Jean.
Il s'arrêta près d'un cyprès. Marcel écoutait l'ombre. Des pas rapides. La masse haletante de Ramirez se découpa près d'eux, suivie de la mince silhouette de Costello.
- qu'est-ce qui se passe ? demanda Ramirez.
- Chuut ! Voilà la situation.
Jeanneaux leur expliqua rapidement le topo.
-On aurait d˚ avertir les gendarmes, fit observer Costello.
- Ramirez, tu surveilles les bagnoles, ordonna Jeanneaux sans répondre. Tu ne bouges pas d'ici. Blanc, vous me suivez. Costello, tu nous couvres, vingt pas en arrière. quand on sera arrivés à la b‚tisse, tu prends le porte-voix. Et tu te planques. Blanc, on y va.
Ramirez couva Marcel d'un regard rancunier. Depuis quand les uniformes galopaient-ils arme au poing aux côtés des gradés ? Et lui, que devait-il faire ? La circulation, sur cette route déserte ?
Les lumières de la ville en contrebas scintillaient 208
LE COUTURIER DE LA MORT
dans un halo de nuages. Un coup de tonnerre résonna, derrière les montagnes. Le vent se fit plus violent. Des feuilles couraient sur le sol.
Marcel et Jean-Jean longeaient le mur de la propriété, mètre après mètre.
Le tonnerre résonna encore, plus près, et un éclair gigantesque fracassa le ciel au-dessus de la mer. L'air sentait la pluie. L'orage était proche.
Les ruines de la b‚tisse calcinée s'élevaient à quelques mètres. Sous un grand platane, une camionnette bleue. Marcel ne la vit qu'en butant dedans.
Elle était vide.
Costello ne se sentait pas tranquille. Il n'aimait pas la campagne. Trop calme. Ni les vaches, ni les fermières. Trop calmes aussi. Il avait besoin de la rumeur de la ville, des expressos serrés, de la fumée des pots d'échappement. Pour lui, la campagne, c'était comme une planque dans un cimetière. Il s'attendait presque à voir un vampire surgir de tout ce sombre, suivi d'une cohorte de créatures h‚ves et avides. Ónt les crocs ª
en six lettres. En plus, il avait tellement soif qu'il avait mal chaque fois qu'il avalait sa salive. Il marcha sur des brindilles qui craquèrent sinistrement. …voqua avec délice l'odeur du macadam fondu en plein midi.
Le petit homme suait abondamment. Son odeur aigre et forte gênait Momo. Il avait trop chaud, trop soif, trop peur. Le petit homme ne grinçait plus des dents, mais il respirait fort et vite et Momo sentait son cour cogner sous la peau, contre son oreille. Il pensa, le plus fort possible : Le flic va venir et le tuer, le flic va venir et le tuer... Il imagina le petit homme écrabouillé sous la chaussure géante de Marcel, liquéfié comme un 209
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monstre de dessin animé, transformé en gelée vert vomi, et cette pensée lui apporta un peu de réconfort. Le petit homme se déplaça de cinquante centimètres, traînant Momo avec lui. Par une ouverture dans le mur en ruine, il pouvait surveiller les abords de la propriété. Le vent mugissait violemment, en courtes rafales, ébouriffant les arbres, ployant l'herbe sèche.
C'est une chance que le vent se soit levé, pensa Marcel en avançant courbé
en deux, pas après pas. Avec le vacarme que ça fait, il ne peut pas nous entendre. Jean-Jean avait disparu au coin d'un mur. Marcel dépassa une vieille boîte aux lettres à demi calcinée o˘ l'on pouvait encore lire La Palom... Les maisons les plus proches étaient distantes d'au moins cinq cents mètres. Un éclair illumina encore la baie, très loin en contrebas.
Marcel se sentait trempé de sueur comme au sortir d'un hammam. Il était s˚r que Paulo était quelque part là derrière ces ruines. Avec Momo. Il avait certainement enlevé Momo pour s'en servir comme monnaie d'échange contre sa liberté. Mais combien de temps son esprit raisonnerait-il encore de manière logique ? Le monstre en lui pouvait prendre le dessus n'importe quand et réduire Momo en charpie.
Jean-Jean s'immobilisa sous la décharge blanche de l'éclair. Il craignait que sa silhouette ne se découpe à contre-jour. La chaleur se faisait de plus en plus lourde. Le vent charriait des paquets de poussière sèche et br˚lante. Le vent du sud, pensa Jean-Jean, le vent du sud chargé de sable.
Une lourde goutte s'écrasa mollement sur son bras nu. Il souhaita avec violence des paquets de pluie furieuse, un déluge irrésistible qui lui permettrait de bondir au cour des ruines dans le vacarme et l'opacité.
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Une goutte lourde s'écrasa sur le visage du petit homme, roula sur sa joue crispée, jusqu'au coin de la bouche retroussée dans un rictus permanent. Il battit des cils, troublé.
Il va pleuvoir, pensa Momo avec un obscur soulagement, il va y avoir un gros orage. Il aimait bien les orages. …couter l'orage bien au chaud dans le lit de Maman. Maman. Des larmes lui montèrent aux yeux, il hoqueta. Le petit homme se baissa vers lui, colla sa bouche à son oreille :
- Tu les entends, tu les entends, les vers gluants, les vers rampants, ils arrivent, tu vas voir, ils vont grimper le long de tes jambes, se coller contre tes lèvres, entrer dans ta bouche par paquets grouillants, chut, tais-toi, sinon ils te dévoreront. Tu ne sens pas comme ça pue ? Tu ne vois pas comme il fait noir ? Le sang coule sur nos têtes, tu le sens qui coule ?
Momo cligna des yeux, étouffé par la main puissante. Il battit des jambes désespérément pour se dégager mais en vain. L'orage creva d'un coup, noyant tout de pluie.
La pluie ! Marcel s'élança sous le déferlement d'eau que les rafales de vent lui projetaient au visage. Il tourna au coin du mur d'enceinte. Stoppa net. Les ruines de la maison, s'élevant à mi-corps d'homme environ, composaient une sorte de labyrinthe. Chaque pan de mur pouvait abriter la mort.
Protégé par un muret en pierre, Marcel, accroupi, essayait de percer le déluge. Un frottement sur sa droite. Il pivota aussitôt, prêt à tirer. La silhouette courbée de Jean-Jean se détacha sur fond d'éclair. Il se faufila jusqu'à lui, un doigt sur les lèvres. Arrivé contre Marcel, il chuchota :
- Il faut prendre la baraque en tenaille. Je prends à
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LE COUTURIER DE LA MORT
droite, vous à gauche. Costello va lui faire les sommations d'usage. Prêt ?
- Prêt.
- Allons-y !
D'un bond souple, Jean-Jean se jeta dans les hautes herbes, rampant sous les arbres. Marcel l'imita. Le sol devenait rapidement un bourbier spongieux. Il avait l'impression de jouer dans un film de guerre. Il rêva une seconde que l'aviation intervenait, tandis que les feux croisés de la DCA illuminaient le ciel. Mais il n'y avait que la pluie tiède et crépitante.
La voix de Costello résonna soudain, emportée par le vent, déformée par le porte-voix, ridiculement humaine dans la tourmente :
-Contadini, l‚che l'enfant et sors de là, les mains sur la tête. Tu es encerclé. Ne fais pas l'imbécile.
Le petit homme eut un brusque sursaut, comme si on l'avait mordu. La rage durcissait ses traits, lui donnant la sensation que du marbre infiltrait sa chair. Un filet de bave coulait au coin de ses lèvres trop rouges. Il leva le rasoir. Momo ferma les yeux.
La pluie dégoulinant sur le visage du petit homme l'empêchait de voir, et il ne pouvait s'essuyer le front sans l‚cher Momo ou baisser sa garde.
Il ne fallait pas qu'il les laisse s'approcher assez près pour le descendre. Il avait un avantage : il connaissait le terrain comme sa poche.
Là, juste là o˘ je suis, il y avait le grand salon. Derrière moi, la cheminée, et la grosse télé sur la droite, près du canapé en skaÔ vert.
Avant d'arriver au salon, il fallait suivre le couloir, avec les chambres de chaque côté. ¿ droite du salon, le bureau de Papa, fermé depuis sa mort en Algérie. ¿ gauche, la salle de bains. Ma 212
LE COUTURIER DE LA MORT
maison. Ma maman. La chambre de ma maman. Pleine de la Bête. Du rire de la Bête, de l'odeur de la Bête, Maman assise sur Pierrot, soudée à lui, comme cousus ensemble.
La voix qui criait dans la nuit s'était tue. Le petit homme tourna vivement la tête en tous sens. Le silence soudain ne lui plaisait pas. Loin de décroître, la pluie redoublait de violence. Un de ces furieux orages d'été, soudains comme un coup de folie et aussi dévastateurs. La panique montait en lui avec le crescendo des éclairs. La foudre...
Il sentit soudain la chaleur du feu aussi vivement que si le mur s'était mis à br˚ler. La foudre avait frappé juste après qu'il eut réglé son compte à la Bête-Pierrot. La course éperdue dans la maison en flammes. Les rideaux, torches vives aux fenêtres. La porte inaccessible, le couloir transformé en langue de feu par les belles tentures en lin. La cuisine rustique en bois, flambant comme une b˚che. La cave ! Soulever la trappe, si lourde, tirer de toutes ses maigres forces à s'en faire péter les muscles.
Maman ! Maman encore hurlante de ce qui venait de se passer dans la chambre, Maman à la bouche de vipère assommée par le gros bahut qui s'était renversé et qui se consumait sur son visage dans une odeur de chair br˚lée.
Il l'avait tirée par les pieds, traînée jusqu'à la trappe. Poussée dans l'escalier. La fumée. Peux pas respirer. quintes de toux. La peau gonfle sur les mains, sur les jambes, cloc doc cloc, le visage. Le silence sombre de la cave. La dalle en ciment s'était refermée en claquant au-dessus de sa tête comme les murs de la cuisine s'écroulaient. L'escalier glacé. Si froid après la fournaise. La nuit. Totale. Descendre Vescalier à quatre 213
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pattes, en bas il y a quelque chose. De la peau br˚lante. Maman. Maman, réveille-toi ! Il ne nous embêtera plus jamais. Je resterai toujours avec toi. Je serai ton petit homme, comme avant. Tu entends ?! Tu entends ? Le visage de Maman, tout poisseux, avec des morceaux qui partent. Maman. qui ne bouge plus. Plus du tout. Il tremblait comme une feuille et Momo se demanda si le petit homme avait froid. Pourtant la pluie était tiède. Une tache blanche dans l'herbe. Momo cligna des yeux. La tache bougeait. Elle rampait dans l'herbe, puis disparut derrière un tas de pierres. Un fantôme ? La voix jaillit du porte-voix. Elle avait changé de direction et le petit homme se retourna d'un bond.
- Contadini, sors de là. On ne te fera pas de mal. Tu as ma parole d'officier de police. Laisse le petit et sors, les mains sur la tête.
Pendant que Costello parlait, Marcel et Jean-Jean progressaient rapidement.
Brusquement, Marcel eut une idée. Profiter du vacarme du vent et de la pluie pour grimper dans un olivier. De là, il aurait une vue d'ensemble de la situation. Il ignorait si Paulo était armé. Prononcer, même mentalement, le nom de Paulo lui était pénible. Il n'arrivait pas à croire, à croire réellement, qu'il s'agissait du même Paulo avec qui il blaguait tous les jours.
Il commença à se hisser péniblement le long du tronc humide, offrant une cible sans défense, les épaules crispées dans l'attente du coup de feu ou du cri de Momo. Mais rien ne se produisit et il opéra un rétablissement sur le faîte, camouflé par l'épais feuillage argenté. Le petit homme réfléchissait à toute vitesse. 7/5 ne donnent pas l'assaut parce qu'ils savent que j'ai le gosse. Ils ne donneront pas l'assaut tant que 214
LE COUTURIER DE LA MORT
j'aurai le gosse. Mais ils vont essayer de me coincer, tout doucement, et pan, me tirer une balle dans le cr‚ne. C'est ce qu'ils veulent tous depuis le début, m'ouvrir le cr‚ne, pour y plonger leurs doigts sales. Mais je ne me laisserai pas faire.
Il se cala, dos au mur, Momo en bouclier devant lui.
- Si vous avancez d'un pas, je lui tranche la gorge ! hurla le petit homme de toute la force de ses poumons.
Sa voix perça faiblement l'orage. Jean-Jean cessa de ramper. Costello porta la main à son arme. Marcel scrutait l'obscurité dans la direction de la voix. Une tache blême, là-bas, près du mur ?
Momo se débattait comme un diable. Les doigts du petit homme glissèrent contre ses lèvres. Dans un sursaut il planta ses petites dents dans la chair, déterminé à en arracher un bout. Paulo essaya de dégager sa main, mais Momo tenait bon. Son premier mouvement fut d'abattre le rasoir sur le gosse mais il se contint à grand-peine. Il en avait encore besoin. Un éclair éclata, tout près, illuminant la scène.
Marcel les avait vus. Il se mit en position de tir. Impossible de viser à
travers toute cette pluie. Et le gosse était trop près. Mais vivant.
Indéniablement vivant.
Costello attendait, appuyé contre un arbre, son arme à la main, le porte-voix à bout de bras. Il était trempé et glacé. Il avait horreur des éclairs, du tonnerre, toute cette gesticulation cosmique. Et si la foudre tombait sur l'arbre ? Il s'avança d'un pas sous l'averse. Et si le psychopathe surgissait par-derrière ? Il recula de deux pas sous l'arbre.
Bienheureux Ramirez, au chaud dans l'auto !
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LE COUTURIER DE LA MORT
Ramirez n'était pas au chaud. Tête nue sous l'averse, il scrutait la nuit avec anxiété.
Un éclair succéda au premier. Marcel écarquilla les yeux. Plus personne !
Il se laissa dégringoler de l'arbre. Courut en zigzag jusqu'au mur. Jean-Jean jaillit, arme braquée sur sa tête : ´ Halte ! Police ! ª, puis, reconnaissant Marcel, baissa le bras.
- Il a foutu le camp ! lui cria Marcel.
Ils se mirent à courir, sautèrent le mur d'enceinte. Costello faillit tirer.
- Bon Dieu, prévenez ! Un peu plus et vous étiez morts !
-Il s'est barré !
Marcel courait sur le chemin, longues foulées précipitées. Il entendait le souffle court de Jean-Jean et loin derrière les pas de Costello. La camionnette était toujours là.
Dès que la nuit avait succédé à l'éclair, le petit homme s'était élancé, Momo suspendu à sa main. Il ne sentait pas la douleur, se moquait de la douleur. Mais, par colère, il projeta l'enfant contre le mur, de toutes ses forces. Momo geignit un peu, puis se tut, devenu tout mou sous son bras. Il courait, courbé en deux, comme un singe difforme, alourdi par son fardeau.
Il surgit sur le chemin, caché par les hautes haies de m˚riers sauvages. Un bref coup d'oil à droite, puis à gauche. Deux véhicules stationnés, à vingt mètres de lui, un rouge et un blanc. Les voitures des flics. Bon. Il rampa dans le fossé, Momo contre sa hanche, inerte. Dépassa les véhicules. Se hissa sur le chemin. Revint lentement vers les voitures. Ramirez arpentait la route, nerveusement, trempé jusqu'aux os. Nadja, la tête à la portière, guettait les ruines, indifférente à la pluie.
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LE COUTURIER DE LA MORT
Le petit homme cala Momo sur son épaule et se mit à courir sans bruit.
Ramirez lui tournait le dos. Il s'accroupit à l'arrière de la voiture.
Ramirez ne se retourna pas : il apercevait vaguement quelque chose s'agiter au loin devant lui, des formes indistinctes. Une voix lui parvint, incompréhensible.
Ramirez se retourna vers Nadja, une masse surgit de sous la voiture, quelque chose de dur et de douloureux s'enfonça dans son ventre, remontant vers le cour. Il hurla. Nadja voulut remonter la vitre mais déjà une main puissante l'avait saisie aux cheveux et lui cognait la tête contre le montant de la portière. Le sang jaillit de sa plaie à peine refermée.
Le petit homme agita le corps inanimé de Momo sous son nez.
- Prends le volant ou je le crève. Vite !
Nadja, à demi assommée, se glissa péniblement jusqu'au siège du conducteur Ses doigts eurent du mal à tourner la clé de contact. ¿ côté d'elle, assis sur le siège du passager, le petit homme, le rasoir contre la gorge de Momo toujours immobile, les yeux clos, du sang sur le front. Les taches blêmes se rapprochaient en criant.
-Démarre, j'te dis, ou je lui ouvre la gorge...
La petite poitrine de Momo se souleva dans un r‚le. Nadja essuya le sang qui coulait dans ses yeux et démarra. La voiture fît une embardée. Le rasoir entailla la peau de Momo.
- Non ! cria Nadja, affolée.
-T'as qu'à faire attention. Vas-y, accélère.
- Je sais pas conduire.
- Accélère, merde !
- Je sais pas conduire, on va se tuer
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LE COUTURIER DE LA MORT
Le petit homme appuya un peu plus sur la lame de rasoir. Nadja accéléra. La voiture partit en hurlant. Elle essayait de se rappeler les quelques fois au village o˘ Moussa avait essayé de lui apprendre, pour s'amuser. La pluie lui masquait la route. Elle ne savait pas comment actionner les essuie-glaces et n'osait pas l‚cher le volant pour toucher les boutons. Le petit homme
aboya :
- La manette, sur ta gauche, tu la tournes pour mettre les codes. Voilà. Le premier bouton à droite, pour les essuie-glaces. Non, pas celui-là, l'autre à côté. Bon. Maintenant, fonce.
La lueur d'un coup de feu troua la nuit. Puis le mugissement d'une sirène, derrière eux.
- Plus vite ! Passe ta troisième, merde, t'es vraiment trop conne !
Nadja débraya, mal, passa la troisième, la voiture eut un hoquet puis repartit, cahotante. La sirène derrière eux se rapprochait.
- Tourne à droite après le pont.
L'aiguille du compteur marquait 70. Nadja pensa que c'était de la folie, sur une route sinueuse et détrempée, sans aucune visibilité et avec quelqu'un qui ne savait pas conduire. Mais après tout ce n'était pas plus fou que le reste.
Marcel, incrédule, avait vu des mouvements confus près de la bagnole, puis celle-ci démarrer en cahotant. Il avait forcé l'allure. Le corps de Ramirez gisait sur le sol, trempé de sang et de pluie mêlés, l'abdomen ouvert jusqu'au sternum, les yeux fixés sur le ciel sans étoiles. Costello se laissa tomber à genoux.
- Ramirez !
Il lui tapota les joues.
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LE COUTURIER DE LA MORT
-Raymond ! Raymond, tu m'entends ? Capitaine, il faut appeler une ambulance, vite... Jean-Jean ouvrait déjà la porte de l'autre voiture.
- Tu vois pas qu'il est mort ? Monte ! Il claqua la portière.
-Mais... balbutia Costello, une main sur la poitrine immobile de Ramirez.
- Monte ! aboya Jean-Jean par la fenêtre ouverte, en démarrant.
Costello grimpa, l'oil vide. Marcel courait sur la route, il tira sur la voiture blanche qui s'enfuyait. La détonation fut avalée par le vent. Jean-Jean ralentit à sa hauteur. Marcel sauta sur le siège, blême d'inquiétude.
Le corps de Ramirez resta offert à l'orage.
Nadja passa le pont en trombe et tourna le volant à droite, à fond. On va mourir, pensa-t-elle brièvement. La voiture dérapa sur la chaussée, Nadja freina d'instinct, ils firent un tête-à-queue, heurtèrent le mur, se retrouvèrent dans le bon sens. Le petit homme se tenait ferme et le rasoir n'avait pas dévié de sa cible. Nadja repartit en avant, la tête en feu, la douleur palpitait dans son cr‚ne au rythme échevelé de sa peur.
Jean-Jean s'engagea sous le pont de chemin de fer, ralentit. Droite ou gauche ? Cette putain de pluie n'arrangeait pas les choses. Ses mains pleines de boue étreignaient le volant, indécises. Il tourna à droite comme il aurait misé à la roulette. Les Dieux de la Nuit sont parfois plus cléments que les croupiers.
Deux feux, loin devant. Marcel se redressa sur son siège.
- Les voilà ! Ils roulent comme des fous...
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- ¿ sa place, je ferais pareil. Costello, ordonna-t-il, contacte Ruggeri, c'est son secteur, qu'il fasse installer des barrages, et puis appelle chez nous.
Costello s'acquitta de sa t‚che, mornement. La voix de ses interlocuteurs grésillait dans l'habitacle qui puait le chien mouillé. quand on eut réussi à le joindre, Ruggeri, le commandant de gendarmerie, confirma qu'il prenait les choses en main. Marcel aperçut les points phosphorescents de la montre de tableau de bord. 4 h 10. Dans moins d'une heure, il ferait jour. Il songea à ses gosses. Madeleine... comme c'était loin déjà. Il avait sauté
dans un autre temps, dans une nouvelle vie.
La voiture fonçait toujours sous la pluie. Nadja plissait les yeux pour mieux distinguer la route. Dans le rétroviseur, elle apercevait par intermittence les phares de leurs poursuivants.
Le petit homme connaissait bien la région pour l'avoir sillonnée en tous sens. Il lui faisait prendre des chemins de traverse, des départementales désertes jonchées de feuilles glissantes. Si seulement il n'y avait pas eu Momo, elle aurait jeté la voiture contre un arbre. De toute façon, à rouler comme ça, ils allaient se tuer, c'était s˚r.
Les gendarmes dressaient les barrages sous la pluie qui ne cessait pas, leurs imperméables en plastique claquaient sous les bourrasques. Jean-Jean signala sa position. Ils n'étaient pas loin.
Le petit homme aperçut les lumières clignotantes en contrebas.
- La prochaine à gauche, tu tournes.
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Nadja obéit, indifférente aux crissements des pneus, résignée. Si ce n'était pas là, ce serait au prochain virage, au prochain croisement...
Elle conduisait quasiment à l'aveuglette. Son mal de tête ne lui laissait aucun répit, comme des dents pointues plantées dans le cr‚ne.
Le petit homme essayait de se remémorer la configuration des routes. Il se retourna : les salopards derrière n'avaient pas abandonné, ils se rapprochaient même à toute allure.
- Accélère.
- Si j'accélère, on va se tuer,
- Si tu n'accélères pas, je vais le tuer,
Nadja accéléra. que la volonté de Dieu soit faite. Mais pour ce qu'il se préoccupait des vivants, ce n'était pas encourageant...
Momo ouvrit les yeux. Il avait mal dans le front, derrière les yeux. Il pleuvait : ça sentait la pluie et ça sentait... Maman ! Il eut un sursaut vers elle, mais la main de fer le cloua sur le siège. Il était dans une voiture, le fou était avec Maman, Maman conduisait la voiture, ils étaient perdus dans la forêt... Est-ce que c'était un rêve ?
- Maman ! balbutia Momo, les yeux brouillés de larmes.
Nadja tourna la tête vivement. Momo ! Il vivait, il parlait !
- Momo, mon chéri ! Le petit homme hurla :
- Attention !
Nadja reporta son regard sur la route. Le poids lourd surgi sur sa droite multipliait les appels de phare. Elle appuya sur le frein. Dans sa mémoire surgirent les images du film Les Choses de la vie. Puis le visage de 221
LE COUTURIER DE LA MORT
Marcel. Elle pensa à Marcel violemment, farouchement, tandis que son pied pesait de tout son poids sur le frein et qu'elle tournait le volant vers la gauche.
Le petit homme leva les bras pour se protéger le visage, dans un réflexe incontrôlable. Momo se laissa glisser à terre sous le tableau de bord, recroquevillé sur lui-même.
Le conducteur du poids lourd ferma les yeux. La voiture grimpa sur le terre-plein central à près de 80 à l'heure, arrachant les panneaux de signalisation. La tête du petit homme cogna violemment contre le montant de la portière et il l‚cha le rasoir sous le choc. Momo posa dessus son petit pied chaussé d'une pantoufle Mickey.
La voiture glissa vers le fossé, rebondit contre la rambarde de protection, se souleva sur le nez, prête à basculer le long des flancs déchiquetés de la colline Puis retomba lourdement sur elle-même. Un bref silence. Le bruit d'une portière qui claque . celle du poids lourd. Le chauffeur avança d'un pas mal assuré, il tremblait.
Le son d'un moteur lancé à toute allure arracha le petit homme à son hébétude. L'arcade sourcilière fendue, il était aveuglé par le sang qui lui coulait dans les yeux. Nadja, tétanisée, serrait toujours le volant. Elle entendit la voiture se rapprocher, tourna lentement la tête. Pourvu que ce soit Marcel !
Le petit homme ouvrit la portière, saisissant Momo à bras le corps. Il se mit à courir sous la pluie. Momo se mit à hurler. Nadja bondit hors de la voiture, se tordant les chevilles à cause de ses talons hauts.
Le chauffeur du poids lourd s'avançait vers le petit homme, il tendit la main.
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- Attendez ! Je vais vous aider !
Le petit homme le heurta à l'épaule sans s'arrêter. L'autre le regarda le dépasser, les yeux ronds.
- Arrêtez-le, il va piquer votre camion ! hurla Nadja, surprise de la force de sa voix.
Un camion immobile, fumant sous la pluie, une voiture au pare-brise en miettes, éclats de verre, odeur de caoutchouc chaud, Nadja titubante, Contadini qui courait, le gamin dans les bras, et le routier, bras ballants : Jean-Jean freina à mort.
Marcel et Costello jaillirent du véhicule, arme au poing, prêts à faire feu :
- Halte ! hurla Costello.
- Ne tirez pas, hurla Nadja en réponse, il a Momo ! Le petit homme s'agrippa d'une main à la poignée
en fer, tirant Momo sur le marchepied.
7/5 ne me prendront jamais, jamais f Plutôt crever avec le gamin ! Plutôt se jeter avec le camion dans le précipice. Exploser comme une étoile.
Illuminer le ciel comme un de ces foutus éclairs. Br˚ler, br˚ler enfin dans son enfer, là o˘ tout n 'était que braises, et cendres, et frémissements obscurs.
Il tira Momo vers lui. Marcel avança d'un pas. Jean-Jean le retint. Nadja se mordit la main. Le chauffeur du camion, hébété, frissonnait sous la pluie dense.
Les premiers rayons de l'aube à travers les frondaisons des arbres.
quand l'homme l'avait soulevé, Momo avait snisi le rasoir, l'avait plaqué
contre sa cuisse. Il ne réfléchit pas, ne pensa pas, ne se posa aucune question : il projeta sa main en avant et la lame s'enfonça dans le bas-ventre
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LE COUTURIER DE LA MORT
du petit homme comme le couteau du petit déjeuner dans le beurre.
Le petit homme hurla, la tête renversée en arrière, en loup furieux qu'il était. Momo retomba sur le sol et se mit à courir vers sa mère.
Avant que Jean-Jean ait pu dire quoi que ce soit, Costello fit feu. Il déchargea entièrement son arme dans le corps titubant du petit homme que les impacts faisaient claquer contre la portière de la cabine.
Le sang jaillissait de son corps comme de l'eau d'un sac en plastique crevé. Nadja s'étonna de ne ressentir aucune émotion, aucune horreur devant cet homme qui mourait.
Costello tira encore mais son arme était vide. Il soupira longuement, avant de rengainer à regret. Jean-Jean courait vers le corps inerte qui avait roulé en bas du marchepied. Nadja serrait Momo contre elle, lui caressait éperdument les cheveux, en lui chuchotant des choses douces. Marcel s'approcha d'eux. Sa moustache rousse dégouttait de pluie, lui donnant l'air comique d'un chat trempé. Nadja lui sourit, petit visage souillé de sang et de cro˚tes.
Le chauffeur du camion évita soigneusement Costello, debout, les bras ballants dans l'odeur de la poudre, et se dirigea vers Jean-Jean.
Comme si le lever du jour annonçait un changement d'acte, la pluie s'arrêta d'un coup.
Le chant des grillons, le bourdonnement des mouches reprirent aussitôt.
Une sirène de police au loin.
Marcel marcha jusqu'au petit homme et se pencha vers lui.
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Les lèvres retroussées sur les dents pointues, les yeux grands ouverts, il semblait encore prêt à mordre.
Marcel. Penché sur moi. Dernière vision du monde. Sa tête de con qui me regarde. Et au-dessus, l'étoile du matin.
Marcel haussa les épaules et revint vers Nadja. Il souleva Momo du sol et le jucha sur ses épaules. Le gosse dodelinait de la tête, éperdu de sommeil et d'émotion.
Nadja posa sa main sur la poitrine de Marcel.
-Il faut que je te dise quelque chose...
- Je le sais.
Elle le regarda, surprise.
- Personne ne le sait.
-Moi, je le sais. T'oublies que tu vas vivre avec un flic? -Tu le sais et tu t'en fous ?
- Oui, je m'en fous. Je ne veux plus jamais en entendre parler, c'est tout.
-J'avais besoin d'argent.
-Je me fous aussi de tes excuses. Je t'aime.
La fourgonnette de la gendarmerie, suivie de motards, stoppa près d'eux. Un gradé en jaillit qui se dirigea vers Jean-Jean. Costello fumait, lentement, bouffée après bouffée, avec application. Il se demanda si les petits prédateurs des champs avaient déjà attaqué le corps de Ramirez.
L'ambulance arriva. Un infirmier donna un cachet au chauffeur du poids lourd, choqué. Un autre t‚ta la tête de Nadja, examina brièvement Momo dans les bras de sa mère, leur fit promettre de passer à l'hôpital le lendemain.
Dans un élan de camaraderie virile, Jean-Jean serra 225
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la main de Marcel. Pauvre Blanc, sa première femme venait de se faire assassiner et il se remariait avec une pute de couleur. Décidément, il y avait des types qui attiraient la poisse. Mais c'était un bon flic. Il le recommanderait pour le tableau d'avancement.
Marcel serra la main de Jean-Jean. Un sale con ce Jean-Jean, mais un bon flic. Comme quoi rien n'était jamais ni tout blanc ni tout noir. C'était comme pour Nadja. Elle n'était pas parfaite, mais c'était celle qu'il voulait.
Nadja frissonnait de froid, de fatigue, de tension nerveuse. Marcel et Jeanneaux se serraient la main de cet air important qu'ont les hommes quand ils sont contents d'eux. La moustache de Marcel pendait comme du poil de chien mouillé. Elle eut envie de la caresser, se retint. Jean-Jean était un gros macho, Marcel un brave homme et un homme brave, la grisaille de la nuit cédait la place aux couleurs lumineuses de l'aube et son fils était vivant.
Momo s'était endormi.
A six heures cinq, ce mardi 24 ao˚t, mon corps est parti pour la morgue.