Le scénario du pire
Le pire, autrement dit la ruine de tous, est possible. En particulier, la ruine de l’Occident constitue un scénario crédible, aussi peu attendu des contemporains que ne le furent en leur temps la ruine de Venise, celle de Gênes ou de Madrid.
Comme en beaucoup d’autres cas, la démesure de la dette souveraine peut être le déclencheur de cette ruine en même temps que le moyen de prendre conscience de son imminence : par les contraintes qu’elle impose, elle constitue un principe de réalité.
Comme souvent par le passé, on l’a vu, nombre de dirigeants des principaux pays développés pensent que ce qui s’annonce aujourd’hui est différent de ce qui s’est passé hier dans des circonstances analogues. Pour eux, la crise actuelle va bientôt se terminer, la dette souveraine refluer. Selon eux, la production mondiale connaît déjà une reprise, le bilan des banques se rétablit, le chômage se stabilise ; tout cela devrait permettre, pensent-ils, aux États des pays développés de faire rentrer les recettes fiscales nécessaires, de réduire leurs déficits et leurs dettes sans risquer de crise de solvabilité. Ils estiment que les États et leurs créanciers ont tiré les leçons de leurs erreurs, et que, grâce à des démocraties mieux assurées, à des dirigeants politiques mieux informés et plus surveillés, à des comptabilités mieux tenues et à des emprunts contractés avec plus de discernement sur des marchés financiers plus sophistiqués, le monde ne reverra pas une nouvelle grande vague de défauts de paiement, à tout le moins dans les pays développés. De plus, disent-ils, la baisse des taux d’intérêt réduit à néant le coût de la dette. De fait, aux États-Unis, le service de la dette est passé de 4,8 % du PIB en 1991 à 2,8 % en 2009.
Ces hypothèses ne sont certes pas invraisemblables. Il n’empêche : le pire reste encore possible, car le paysage mondial est, aujourd’hui, très inquiétant : si l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine se développent et dégagent de l’épargne, les gouvernements du Japon, de l’Europe et des États-Unis ont dépensé des fortunes pour écarter provisoirement une crise bancaire en laissant aux financiers la maîtrise de leurs institutions, sans rien régler de fondamental. La dette publique atteint un niveau où elle peut exploser, et pas seulement aux marges de l’Europe.
En 2010, le ratio de la dette publique des pays développés par rapport à leur PIB est en moyenne de 80 % pour les pays les plus riches du G20, alors qu’il n’est que de 40 % pour les pays émergents membres du même club. Si rien ne change, ce ratio sera bientôt égal, dans les pays riches, à ce qu’il était au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Par ailleurs, l’interdépendance croissante des économies rend les crises modernes plus difficiles à cantonner que celles du passé : au XVe siècle, Venise pouvait faire faillite sans que cela influe sur la prospérité des autres nations d’Europe, chacune ayant d’autres débouchés commerciaux. Si, en revanche, l’Europe vient aujourd’hui à s’effondrer, l’Amérique et le reste du monde s’effondreront de même, selon un scénario du pire qu’on n’a aucune peine à imaginer, en regardant la réalité d’aujourd’hui.
Première étape :
le surendettement souverain s’alourdit
D’abord, si rien n’est fait rapidement, la dette publique des pays de l’OCDE continuera de croître massivement, sous l’effet combiné de la baisse des recettes fiscales, des plans de relance, de l’incapacité de ces pays à retrouver une forte croissance, des pertes gigantesques encore cachées dans les banques et les institutions financières, et de la volonté frénétique du secteur privé, en particulier du secteur bancaire, de se désendetter. En outre, si l’allongement de la durée de vie et la baisse de la natalité en Occident entraîneront, à législation constante, une légère baisse des dépenses d’éducation, elles provoqueront surtout une hausse massive des dépenses de santé, ainsi que de celles liées à la dépendance et aux retraites, alors que la hausse des impôts sera de plus en plus impopulaire, en raison des niveaux qu’ils ont atteints.
Au total, dans les années à venir la dette publique dans les pays de l’OCDE va vraisemblablement encore augmenter à partir des niveaux vertigineux qu’elle vient d’atteindre (cf. tableau 5).
Regardons les chiffres :
Au Japon, à législation constante, et même sans évolution des taux d’intérêt, aujourd’hui quasi nuls, la dette publique brute devrait passer de 204 % à 245 % du PIB en 2014, puis, selon la Banque des règlements internationaux, à 300 % en 2020. Même si le Japon a accumulé un stock considérable de capital, sa capacité de financer sa dette par sa propre épargne s’épuise. D’autant plus que, privées de financement et de demande par l’orientation de l’épargne vers les bons du Trésor, les entreprises privées japonaises risquent de cesser d’investir et d’alimenter l’innovation et la croissance. Pour ramener en quinze ans le ratio de la dette publique japonaise au PIB à 60 %, il faudrait que l’État fasse au moins 20 points de PIB d’économies budgétaires ou d’augmentations d’impôt. S’il n’y parvient pas, les épargnants japonais, si patriotes soient-ils, pourraient perdre confiance et cesser de financer l’État. Les taux d’intérêt devraient augmenter. Le défaut adviendrait alors très rapidement.
En Europe aussi, la dette publique, qui vient d’atteindre des niveaux vertigineux, ne peut qu’augmenter encore. Dès 2010, les budgets des pays membres de l’Union européenne ont besoin d’emprunter 1,6 trillion d’euros. Si l’on en croit des prédictions plus qu’incertaines de l’Union européenne, la dette de l’Italie passera de 115,3 % du PIB en 2009 à 128,5 % en 2014 ; celle de l’Allemagne, de 78,7 % à 89,3 % ; celle de la France, de 83 % à 96,3 % ; celle du Royaume-Uni (le pays le plus en péril parce que non protégé par l’euro), de 68,7 % à 98,3 %. Selon d’autres prévisions émanant du FMI, en 2014, la dette publique du Royaume-Uni sera de 99,7 % du PIB ; celle de la Belgique, de 111,1 %. Celle de l’Italie, de 132,2 % ; la dette publique de la Grèce sera de 133,7 % de son PIB (cf. tableau 6). Le Portugal, l’Irlande, l’Espagne (dont la dette publique a doublé en quatre ans) connaissent des situations pires encore.
En 2020, cette fois selon la Banque des règlements internationaux (BRI), la dette publique dépassera les 200 % du PIB en Grande-Bretagne, et les 150 % en Belgique, en France, en Irlande, en Grèce et en Italie. À taux d’intérêt constant, les charges d’intérêt représenteront alors plus de 10 % du budget de ces États, jusqu’à 27 % pour le Royaume-Uni (cf. tableau 6).
Si les taux d’intérêt grimpent, ces montants seront alors hors de portée de tout financement raisonnable. De plus, les maturités sont de plus en plus courtes (cf. tableau 8). Et à l’avenir davantage encore, car les dépenses sociales et militaires européennes vont continuer de croître pour des raisons à la fois démographiques et géopolitiques. Sans compter que les dépenses européennes d’armement, qui représentent chaque année plus de 250 milliards d’euros, financent en grande partie des importations, contrairement aux États-Unis, où l’essentiel des commandes militaires sont adressées à des entreprises nationales. Il faut encore y ajouter les pertes restant à venir du système financier, qu’il faudra bien couvrir, et d’autres déficits publics dissimulés par divers mécanismes (swaps, consortiums de réalisation, agences paragouvernementales, partenariats public-privé, etc.), transformant le déficit extérieur en dettes publiques (comme en Irlande) ou le transférant (comme l’Espagne) en investissements immobiliers, convertis par la crise en déficit public interne. La restauration des balances primaires exigera des efforts considérables (de l’ordre de 4 à 8 % du PIB d’économies ou de recettes nouvelles, selon les pays).
Il en va de même aux États-Unis, où les dépenses militaires et les dépenses sociales, liées elles aussi au vieillissement et à la santé, désormais mieux assurée, vont augmenter et alourdir l’énorme facture, encore à venir, des errements bancaires. À cela s’ajoutera une grave crise des États et des collectivités locales, déjà au bord de la faillite. Sans compter le règlement nécessaire des pertes de la Réserve fédérale, qu’il faudra bien couvrir pour qu’elle ne perde pas sa crédibilité.
On peut donc s’attendre à un déficit du budget fédéral américain de 1,6 trillion de dollars en 2010 et d’au moins 1,3 trillion en 2011 (cf. tableau 7). À cette date, la dette publique américaine représentera 400 % des recettes de l’État (autrement dit, quatre années de revenus fiscaux) et 80 % du PIB. En 2012, le gouvernement américain devra rembourser 850 milliards de dollars d’obligations et financer un déficit d’au moins 1 000 milliards de dollars. Et plus encore les années suivantes. Selon les prévisions de l’administration actuelle, le déficit du budget fédéral restera chaque année supérieur à 4 % du PIB, au moins jusqu’en 2019. Selon la BRI, la dette fédérale américaine atteindra 150 % du PIB en 2020. Les charges d’intérêt représenteront, au niveau actuel des taux, 25 % des revenus fiscaux. Il faudra y ajouter les dépenses liées au nouveau programme de santé, évaluées à 16 trillions pour la prochaine décennie. Là encore, si les taux d’intérêt montent et même si le dollar reste la principale monnaie de réserve mondiale, cela ne sera pas supportable.
Inversement, la plupart des pays dits « en développement » se désendettent : en 2010, la dette publique de la Chine a disparu ; celle du Brésil est passée de 68,5 % à 58,8 % du PIB ; celle de l’Inde, de 84,7 % à 78,6 % ; même celle du Mexique est passée de 47,8 % à 44,3 %, et celle de la Russie reste inchangée à 7,2 %. Cette tendance va se poursuivre : dans vingt ans, au rythme actuel, la Chine sera devenue le premier créditeur international, avant même le Japon (cf. tableau 7).
Au total, en 2014, la dette publique pourrait représenter 120 % du PIB des pays les plus riches et toujours 40 % de celui des pays émergents. Le remboursement de cette dette exigera la mobilisation d’une épargne qui n’ira pas vers les particuliers ni vers les entreprises, retardant d’autant le progrès technique, freinant l’investissement concurrentiel, la productivité, le pouvoir d’achat, la consommation privée et les recettes fiscales, obérant en conséquence les possibilités ultérieures de rembourser les dettes publiques.
En 2050, au rythme actuel, le ratio de la dette des pays développés rapportée à leur PIB atteindrait même le chiffre de 250 %. Situation évidemment impossible.
Pourtant, cette tendance est en marche. On ne connaît pas de précédent à un mouvement d’une telle ampleur, d’une telle étendue géographique, d’une telle vitesse. En l’absence d’un véritable mécanisme de restructuration de la dette souveraine, la répudiation, c’est-à-dire le défaut, pourrait devenir le seul recours possible des dirigeants des États autrefois les plus riches pour honorer – au moins provisoirement – les engagements souscrits auprès de leurs électeurs.
Deuxième étape :
la faillite de l’euro
et la dépression mondiale
Les pays européens, en particulier ceux de l’Eurogroup, ont, en principe, les moyens de résister longtemps à une croissance de la dette souveraine, dans la mesure où les taux d’intérêt sont bas, et l’épargne privée, abondante.
Mais cet état de chose ne sera pas éternel, et les Européens prendront bientôt conscience de la difficulté de l’enjeu. Pour rétablir en Europe, en 2060, un niveau d’endettement public raisonnable, voisin de 60 % du PIB, il faudrait passer d’un déficit structurel de 3,5 % en 2010 à un excédent structurel de 4,5 % en 2020, et le conserver jusqu’en 2030 ! Cela supposerait de réduire les dépenses publiques de 8 % du PIB, soit 20 à 25 % du budget. Cela exigerait de réaliser de l’ordre de 300 milliards d’euros d’économie ou à augmenter d’autant les impôts (en France, un basculement de l’ordre de 70 milliards d’euros). Perspective quasi impossible. Aucune démocratie ne l’a jamais fait, et les peuples préféreront sans nul doute ne pas acquitter leurs dettes.
Prenant conscience de ce fait, les marchés financiers ne croiront plus les gouvernements européens capables de rétablir leur équilibre. Ils parieront sur un effondrement. D’abord, pronostiqueront-ils, des pays vacilleront ou tomberont, comme on l’a vu récemment dans le cas de l’Islande, en raison des turpitudes de ses banques, et de la Grèce, en raison de ses folies budgétaires. Ils exigeront d’eux des rendements plus élevés pour des prêts qu’ils jugeront plus risqués. D’où un surenchérissement du coût de la dette publique, avec des différences de taux considérables entre les divers pays de l’Eurogroup.
Les pays de l’Eurogroup hésiteront à être solidaires entre eux : pourquoi prêter 20 milliards d’euros à la Grèce, quand on sait qu’elle aura besoin de 150 milliards avant fin 2011, qu’elle ne pourra pas rembourser ? Ne vaut-il pas mieux garder cet argent pour couvrir les pertes à venir des banques européennes, en cas de défaut grec ? Incapables de s’entendre à temps pour aider de façon crédible la Grèce (qui ne représente pourtant que 2 % du PIB de l’Union), puis le Portugal et l’Espagne, les autres pays de l’Union européenne, même les membres les plus solides de l’Eurogroup et la Grande-Bretagne, particulièrement vulnérable, seront attaqués l’un après l’autre.
Faute de moyens et de consensus, l’Union passera alors de plus en plus la main au Fonds monétaire international. Cette institution, aujourd’hui encore dominée politiquement et idéologiquement par les États-Unis, ne dispose d’aucune expertise particulière pour gérer l’aide budgétaire massive nécessaire. Elle tentera en vain d’imposer à des pays membres de l’Union européenne une rigueur indispensable, mais qui sera ressentie comme illégitime. À un moment ou à autre, le débat portera sur la responsabilité des banques et leur nationalisation éventuelle. Les pays européens comprendront que, s’étant privés de l’arme illusoire de la dévaluation, il ne leur restera plus que celle, efficace, de la solidarité entre tous ; mais ils ne seront pas prêts à la financer. Les États-Unis et leur allié britannique feront tout pour discréditer l’euro, croyant se sauver du naufrage en noyant leurs voisins.
Pour retarder le défaut, l’Union européenne cherchera tous les expédients. L’inflation, à la fois tant attendue et tant redoutée, jusque-là soigneusement contenue par la globalisation et la dépression, se déclenchera et réduira la valeur de la dette et, avec elle, celle des patrimoines financiers et des revenus fixes. Les épargnants européens ayant financé la dette publique seront ruinés et, avec eux, les détenteurs d’un patrimoine financier, de quelque nature et de quelque montant qu’il soit. Si elle n’est pas soigneusement maîtrisée par une hausse des taux d’intérêt, l’inflation explosera. Mais, si les taux d’intérêt grimpent, la dette sera encore moins finançable…
Face à cette situation, dans ce scénario du pire, en l’absence d’une réelle solidarité budgétaire entre pays membres de l’Eurogroup, les pays les plus en difficulté, à commencer par la Grèce, feront défaut, pénalisant sévèrement les banques prêteuses. Ce défaut ne suffira pas à enrayer la crise. Certains de ces pays sortiront, au moins provisoirement, de la zone euro pour modifier leur parité, passer par un choc déflationniste majeur et réduire leurs importations. Cela dévalorisera la valeur de leurs bons du Trésor et fragilisera très dangereusement les banques qui les auront financés. À moins que cela ne soit les pays les plus stables financièrement – l’Allemagne et les Pays-Bas – qui demandent à sortir de l’euro, qu’ils vivront comme un poids accroché à leur cou.
L’existence même de l’euro sera ainsi remise en cause par le refus des pays les plus vertueux de lier leur monnaie au destin des plus laxistes. L’autorisation accordée, dans la plus grande discrétion, à quelques banques centrales de l’Union de recevoir en dépôt des titres librement choisis par chacune d’elles constitue la préfiguration d’un retour à des banques centrales indépendantes, d’une fin de l’euro.
Il en découlera un regain du protectionnisme, une remise en cause de tous les acquis de l’Union européenne et une très profonde dépression, étendue à tout le continent. Les démocraties européennes n’en sortiront pas indemnes.
Troisième étape :
faillite du dollar et retour
de l’inflation mondiale
Obligés eux aussi d’émettre de plus en plus de papier pour financer leur dette souveraine, les États-Unis seront heureux de voir ainsi s’affaiblir, puis disparaître, un concurrent du dollar dont ils se seront employés méthodiquement à saper la crédibilité. Puis ils se rendront compte qu’ils pourraient fort bien être la prochaine victime de la crise de confiance dans les emprunteurs souverains.
Pourtant, les États-Unis semblent pouvoir rester, pour très longtemps encore, des emprunteurs insouciants. Après tout, ils sont la première économie du monde, ils disposent de la première armée, du plus grand rassemblement de chercheurs, et leur monnaie reste utilisée pour plus des trois quarts des échanges planétaires et des réserves mondiales. De plus, ils sont capables, s’ils le veulent, d’épargner de quoi se financer.
Mais la récession, puis la crise sévissant en Europe, ralentiront la croissance américaine, ce qui y entraînera un effondrement des recettes fiscales et une hausse des dépenses. La dette publique américaine (qui dépasse déjà officiellement les 11 trillions de dollars) augmentera alors de façon vertigineuse. Le financement du marché immobilier reposera totalement sur le souverain, par une prorogation de la garantie donnée par l’État fédéral à Fannie Mae et Freddie Mac, c’est-à-dire par la nationalisation de l’ensemble du crédit immobilier aux États-Unis. Le dollar se dépréciera alors face à des monnaies considérées aujourd’hui comme exotiques (chinoise, russe, indienne et brésilienne). On découvrira l’immensité des actifs douteux rachetés par la Banque centrale pour financer le système bancaire en crise. Les bons du Trésor américain perdront, même dans ce scénario du pire, leur notation AAA.
Pendant un certain laps de temps, les banques centrales des pays d’Asie et les fonds souverains, qui détiennent des bons du Trésor américain, auront encore intérêt à ne pas laisser s’effondrer le cours du dollar, et ils achèteront des bons de Trésor américain à des taux un peu plus élevés. Puis les prêteurs se feront plus rares ; la Fed devra augmenter encore les taux d’intérêt des bons du Trésor pour obtenir des capitaux. Cette augmentation finira par peser lourd sur les finances publiques américaines. Une augmentation de 2 points des taux d’intérêt ferait passer la charge de la dette au-delà de 40 % des revenus fiscaux, seul ratio sérieux annonçant aux créanciers l’imminence d’une crise majeure de la dette publique.
Pour réduire celle-ci, les États-Unis devront alors, dans ce scénario du pire, se décider enfin à augmenter les impôts et à réduire leurs dépenses publiques, ce qui torpillera ce qu’il reste d’espoir de retour à la croissance, comme ce fut déjà le cas en 1936, quand Morgenthau imposa à Roosevelt de renoncer au laxisme budgétaire des premières années de son mandat.
Le président américain, quel qu’il sera, choisira alors sans doute l’inflation pour éviter la dépression – un recours récurrent dans l’histoire américaine : une inflation de 6 % sur cinq ans peut réduire le ratio dette/PIB de 20 points. Il acceptera même, en toute dernière extrémité, l’émission et la distribution de sommes distribuées dans la monnaie du Fonds monétaire international, le DTS (Droit de tirage spécial). Ce qui reviendra à faire fonctionner une nouvelle planche à billets, émettant une monnaie de plus, laquelle complétera la panoplie des financements imaginaires des déficits publics, eux, bien réels.
S’il ne se reprend pas, comme il l’a fait si souvent dans son histoire, l’État américain sera ruiné par l’inflation. Le dollar ne tiendra plus que par le bon plaisir de Pékin. La crise financière apparaîtra alors comme une étape majeure dans l’accélération de la perte de confiance du monde dans l’Occident et dans le basculement du « cœur » du monde vers l’Asie.
Quatrième étape :
dépression et effondrement de l’Asie
Comme les États-Unis et l’Europe avant eux, les Chinois croiront avoir intérêt à la faillite de leurs rivaux. Ils feront donc tout pour discréditer tour à tour l’euro, puis le dollar. Puis ils comprendront que, si les créances américaines s’effondrent, ils se retrouveront dans la même situation que l’Allemagne il y a quarante ans, lorsque l’inflation réduisit à peau de chagrin ses créances sur l’Amérique.
Puis ils hésiteront de plus en plus à placer leurs réserves en dollars. Ils craindront de voir leurs actifs à l’étranger se dévaloriser, leurs exportations se tarir, et ils n’auront plus assez de ressources pour financer à la fois les déficits occidentaux et leurs propres investissements en infrastructures physiques et sociales, comme le système des retraites. La Chine réorientera alors son épargne et son industrie vers son marché intérieur. Avec les Japonais et les fonds souverains (qui disposent au total d’environ 6 trillions de dollars en 2010), ils achèteront à bas prix, en dollars dévalués, les principaux actifs américains et européens dans un paysage économique, social et politique dévasté.
Cela n’empêchera pas pour autant la dépression de s’étendre à l’économie de toute la planète et d’immenses troubles de survenir en Asie, où la stabilité politique exige une très forte croissance. Le créancier sera, une fois de plus, la victime du débiteur.
En fait, ce scenario épouvantable n’est pas le pire qui puisse se concevoir. On peut en imaginer d’autres en inversant l’ordre des faillites entre l’euro, la livre et le dollar, ou en passant par l’étape de la guerre, comme ce fut si souvent le cas dans l’histoire de la dette publique. Il constitue en tout cas la description, à grands traits et sans doute à peine exagérée, d’un rite de passage nécessaire avant que l’Asie ne reprenne toute sa place face à l’Occident.