QUATRIEME PARTIE

LE FROID INTERSTITIEL

F’lar regarda un long moment dans la direction où son demi-frère était sorti, les sourcils contractés par l'angoisse intense qu'il ressentait.

« Que peut-il être arrivé ? » demanda Lessa. « Nous n'en avons même pas encore parlé à F'nor. Nous avons à peine fini de mettre ce projet sur pied. »

Elle porta la main à sa joue.

« Et la brûlure des Fils, je l'ai soignée moi-même ce soir, et elle a disparu.

Disparu. Donc, il y a longtemps qu'il est parti ! »

Elle s'effondra sur le banc.

— « Il est revenu. C'est donc qu'il est parti », remarqua lentement F'lar d'un ton pensif. « Mais maintenant, avant même que l'aventure commence, nous savons qu'elle ne réussira pas complètement. Et sachant cela, nous l'avons quand même renvoyé dix Révolutions en arrière, quel que soit le bien que nous puissions en attendre. »

F'lar se tut pour réfléchir.

« En conséquence, nous n'avons pas d'autre possibilité que de continuer l'expérience. »

— « Mais qu'est-ce qui a pu mal tourner ? »

— « Je crois que je le sais, et il n'y a pas de remède. » Il s'assit à côté d'elle, la regardant avec intensité. « Lessa, vous étiez complètement bouleversée quand vous êtes revenue, après avoir remonté le temps interstitiel, la première fois que vous êtes retournée à Ruatha. Mais maintenant, je crois que ça ne venait pas uniquement du choc que vous avez éprouvé à voir Fax envahir votre propre Fort ou à penser que c'était votre présence qui avait provoqué le désastre. Je crois que ça venait du fait de vivre dans deux époques à la fois. »

De nouveau, il hésita, essayant de comprendre à mesure qu'il l'énonçait ce nouveau concept d'une portée immense.

Lessa le regardait avec tant de crainte et de respect qu'il se mit à rire avec embarras.

« C'est éprouvant dans n'importe quelles conditions », continua-t-il, « de penser qu'on remonte le temps et qu'on se regarde soi-même vivre dans le passé. »

— « C'est sans doute ce qu'il a voulu dire au sujet de Kylara », dit Lessa, haletante. « Elle veut retourner en arrière pour se regarder... quand elle était enfant. Quelle misérable ! »

Lessa était très en colère à la pensée du narcissisme de Kylara.

« Misérable, égoïste créature ! Elle va tout faire rater. »

— « Pas encore », lui rappela F'lar. « Bien que F'nor nous ait averti que la situation, dans le temps où il vit, est en train de devenir intenable, il ne nous a rien dit des résultats qu'ils ont atteints. Mais vous avez remarqué que sa blessure a disparu sans laisser de traces, donc, plusieurs Révolutions se sont écoulées.

Même si Pridith n'a fait qu'une bonne ponte, et même si seulement les quarante fils de Ramoth ont assez grandi pour pouvoir combattre dans trois jours, ce sera quand même un résultat. Ainsi, Dame du Weyr (et il remarqua qu'elle se redressait fièrement à l'énoncé de son titre), nous ne devons pas tenir compte du retour de F'nor. Demain, quand vous volerez vers le Continent Méridional, ne faites aucune allusion à cet incident. Vous comprenez ? »

Lessa hocha gravement la tête et poussa un soupir.

— « Je ne sais plus si je suis heureuse ou déçue de savoir, avant même de partir, qu'un Weyr peut subsister sur le Continent Méridional », dit-elle avec consternation. « C'était plutôt exaltant, cette incertitude. »

— « De toute façon », lui dit-il avec un sourire sardonique, « nous n'avons que partiellement répondu aux problèmes un et deux. »

— « En ce cas, vous feriez bien de répondre immédiatement au problème numéro quatre ! » suggéra Lessa. « Et comme il faut ! »

Tisserand, forgeron, harpiste et mineur,

Tanneur, fermier, éleveur et Seigneur,

Rassemblez-vous, portés par les ailes, et prêtez l'oreille A la voix du Chef qui vous appelle.

Ils parvinrent tous deux à ne faire aucune allusion à son retour prématuré quand ils parlèrent à F'nor le lendemain matin. F'lar demanda à Canth d'envoyer son maître au Weyr de la Reine dès qu'il s'éveillerait, et il eut le plaisir de voir F'nor se présenter presque aussitôt. Le chevalier-brun remarqua peut-être le regard d'intense curiosité que Lessa posait sur son visage enveloppé de pansements, mais il n'en laissa rien paraître. En fait, dès le moment où F'lar lui eut exposé le projet audacieux d'aller faire une reconnaissance sur le Continent Méridional en vue d'y établir un Weyr dix Révolutions en arrière, F'nor oublia complètement ses blessures.

« J'irai de bon cœur, mais seulement si T'bor accompagne Kylara. Je ne vais pas attendre que N'ton et son bronze soient assez grands pour se charger d'elle. T'bor et elle, ils sont aussi... »

F'nor s'interrompit et regarda Lessa en faisant la grimace.

« Enfin, ils sont aussi bien accouplés qu'on peut l'être. Je veux bien qu'on...

m'importune, mais il y a des limites à ce qu'un homme peut supporter, même pour l'amour de la race des dragons. »

F'lar réprima à grand-peine son amusement à la répugnance de F'nor. Kylara essayait ses séductions sur tous les chevaliers du Weyr et, parce que F'nor s'était montré rétif, elle était bien décidée à vaincre sa résistance.

« J'espère que deux bronze suffiront. Quand viendra le moment de s'accoupler, Pridith aura peut-être des idées à elle sur la question. »

— « Mais on ne peut pas transformer un brun en bronze ! » s'exclama F'nor avec tant de consternation que F'lar ne put plus se contenir.

— « Oh ! en voilà assez ! »

Sur ce, Lessa éclata de rire.

« Vous ne valez pas mieux qu'eux, tous les deux », dit F'nor en se levant. « Si nous allons dans le sud, Dame du Weyr, il vaut mieux nous mettre en route tout de suite. Surtout si nous voulons donner à notre Chef hilare le temps de reprendre son sérieux avant l'arrivée solennelle des Seigneurs. Je vais me faire donner des provisions par Manora. Eh bien, Lessa ? Venez-vous avec moi ? »

Étouffant son rire, Lessa saisit sa tenue de vol en fourrure et le suivit. Au moins, l'aventure commençait bien.

Portant son pichet de klah et sa chope, F'lar se dirigea vers la Salle du Conseil, se demandant s'il convenait de mettre les Seigneurs et les Maîtres Artisans au courant de cette aventure méridionale. La faculté qu'avaient les dragons de voler dans l'Interstice, ni temps ni espace, n'était pas encore très connue. Les Seigneurs n'avaient peut-être pas réalisé qu'ils s'en étaient servis la veille pour devancer les Fils. Si F'lar avait été sûr que l'entreprise fût couronnée de succès, eh bien, cela aurait ajouté une note d'optimisme à la rencontre.

Après tout, il valait mieux rassurer les Seigneurs en leur montrant les cartes indiquant le moment et la durée des attaques.

Les visiteurs ne furent pas longs à s'assembler Et c'est en vain qu'ils essayèrent de dissimuler leur appréhension et le choc qu'ils avaient éprouvé en apprenant que les Fils avaient commencé à tomber de l'Etoile Rouge et menaçaient toute vie sur Pern. L'entrevue sera difficile, se dit F'lar d'un air sombre. Il ressentit le regret fugitif de ne pas avoir accompagné F'nor et Lessa sur le Continent Méridional, mais il se reprit immédiatement, et se pencha, faussement affairé, sur les cartes étalées devant lui.

Bientôt, il ne manqua plus que deux personnes à leur assemblée, Meron de Nabol (qu'il aurait autant aimé ne pas voir, car c'était un fauteur de troubles), et Lytol de Ruatha.

F'lar avait envoyé chercher Lytol en dernier, préférant qu'il ne rencontre pas Lessa. Elle était toujours extrêmement — et, à son avis, sottement —

sensibilisée à l'idée d'avoir dû abandonner ses droits sur le Fort de Ruatha au fils posthume de Dame Gemma. Lytol, en tant que Régent de Ruatha, avait sa place à cette conférence. De plus, c'était un ancien chevalier-dragon, et le retour au Weyr lui serait assez pénible sans y ajouter le ressentiment de Lessa. Lytol était, avec le jeune Larad de Telgar, l'allié le plus précieux du Weyr.

S'lel entra bientôt, suivi de Meron. Le Seigneur était furieux de cette convocation. Cela se voyait à sa démarche, à ses yeux, à son attitude hautaine.

Mais il était doué d'un esprit aussi curieux que tortueux. Il ne salua que Larad, et prit place à côté de lui. A son attitude, il était évident que cette place était beaucoup trop proche de F'lar pour son goût.

Le Chef du Weyr rendit à S'lel son salut et lui fit signe de s'asseoir. F'lar n'avait pas laissé ses hôtes s'installer au hasard ; il avait soigneusement intercalé les Seigneurs et les Maîtres Artisans avec les chevaliers-bronze et bruns.

Maintenant, il y avait à peine la place de remuer dans la vaste caverne, mais il n'y avait pas non plus la place de tirer l'épée si les assistants s'échauffaient.

Le silence s'abattit sur l'assemblée et F'lar, levant les yeux, vit que l'ex-chevalier-dragon de Ruatha, trapu et maussade, venait de s'arrêter sur le seuil. Il leva lentement la main, en un salut respectueux au Chef du Weyr. F'lar lui rendit son salut, tout en remarquant que la joue gauche de Lytol était agitée d'un tic incessant. Lytol parcourut l'assemblée d'un regard sombre et inquiet. Il salua d'un signe de tête les membres de son ancienne escadrille, Larad et Zurg, le chef de son ancien atelier de tissage. D'un pas raide, il se dirigea vers le seul siège encore libre, murmurant des salutations à T'sum, assis à sa gauche.

F'lar se leva.

« Je vous remercie d'être venus, Seigneurs et Maîtres Artisans. Les Fils ont commencé à tomber. Leur premier assaut a été repoussé et brûlé en plein ciel.

Seigneur Vincet (et le Seigneur de Nerat leva des yeux alarmés), nous avons envoyé une patrouille survoler vos forêts à basse altitude, pour nous assurer qu'aucun Fil ne s'est enterré. »

Vincet avala nerveusement sa salive, blême à la pensée de ce que les Fils pouvaient faire de ses terres fertiles,

« Nous aurons besoin de vos meilleurs coureurs de forêt pour aider... »

— « Aider ? Mais vous venez de dire que les Fils ont été brûlés en plein ciel ? »

— « Inutile de prendre le moindre risque », répliqua F'lar, leur donnant à penser que cette patrouille n'était qu'une précaution, et non une nécessité.

Vincet resta bouche bée et parcourut l'assemblée du regard, espérant y trouver quelque sympathie, mais son attente fut déçue. Bientôt, tout le monde se trouverait dans sa situation.

« Une patrouille va se rendre à Keroon et à Igen. »

F'lar regarda d'abord le Seigneur Corman, puis le Seigneur Banger, qui hochèrent gravement la tête.

« Je vous dis tout de suite pour vous rassurer qu'il n'y aura pas de nouvelle attaque avant trois jours et quatre heures », reprit-il abattant la main sur la carte appropriée. « Les Fils commenceront à tomber sur Telgar, à peu près ici puis, se déplaçant vers l'ouest, tomberont sur la partie la plus méridionale de Crom, qui est montagneuse, puis ils atteindront enfin Ruatha et la région sud de Nabol. »

— « Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? »

F'lar reconnut le ton dédaigneux de Meron de Babol.

« Les Fils ne tombent pas au hasard comme au jeu de jonchet, Seigneur Meron, mais selon un plan très précis et prévisible ; les attaques durent exactement six heures. Les intervalles entre les attaques se raccourciront au cours des prochaines Révolutions, à mesure que l'Étoile Rouge se rapprochera. Puis pendant environ quarante journées, pendant que l'Étoile Rouge fera le tour de la planète, les attaques se produiront toutes les quatorze heures, chaque point de la planète étant affecté à son tour, avec une précision d'horloge. »

— « C'est vous qui le dites », dit Meron avec mépris, et un murmure d'approbation lui fit écho.

— « C'est ce que disent les Ballades d'Enseignement », intervint Larad avec fermeté.

Meron fusilla du regard le Seigneur de Telgar et continua :

« Je me souviens d'une autre de vos prédictions, suivant laquelle les Fils devaient commencer à tomber tout de suite après le Solstice... »

— « Et c'est ce qu'ils ont fait », l'interrompit F'lar. « Sous forme de poussière noire, sur les Forts du nord. Pour le sursis qui nous fut accordé, nous pouvons remercier notre bonne étoile de ce que le froid ait été particulièrement long et sévère, cette Révolution. »

— « De la poussière ? » demanda Nessel de Crom. « Cette poussière, c'étaient des Fils ? »

Il était apparenté à Fax et subissait l'influence de Meron : c'était un vieillard qui avait suivi l'exemple sanglant et conquérant de son parent, sans avoir l'intelligence d'améliorer ou de transformer l'original.

« Cette poussière continue à souffler sur mon Fort. Est-ce qu'elle est dangereuse ? »

F'lar secoua la tête avec force.

« Depuis quand la poussière noire a-t-elle commencé à tomber sur votre Fort ?

Plusieurs semaines ? A-t-elle fait des dégâts ? »

Nessel fronça les sourcils.

« Vos cartes m'intéressent, Chef du Weyr », dit doucement Larad de Telgar.

« Est-ce qu'elles peuvent nous donner une idée précise de la fréquence des attaques sur nos Forts respectifs ? »

— « Oui, et vous pouvez aussi vous attendre à ce que les chevaliers-dragons apparaissent peu avant chaque intrusion », continua-t-il. « Toutefois, il est indispensable que, de votre côté, vous preniez certaines mesures de défense, et c'est dans ce but que j'ai convoqué cette assemblée. »

— « Pas si vite », grogna Corman de Keroon.

« Je veux une copie de vos cartes pour mon usage personnel. Je veux savoir ce que signifient ces bandes et ces lignes sinueuses. Je veux... »

— « Naturellement, vous recevrez tous votre carte horaire personnelle. J'ai l'intention de demander à Maître Robinton », F'lar inclina respectueusement la tête en direction du Maître Harpiste, « de surveiller le travail de copie et de s'assurer que tout le monde comprend parfaitement les zones temporelles représentées. »

Robinton, grand et décharné, avec un visage taciturne et creusé de rides profondes, s'inclina très bas. Un léger sourire effleura ses lèvres comme tous les yeux, se détachant des Seigneurs des Forts, se tournaient vers lui avec espoir. Sa vocation, comme celle des chevaliers-dragons, avait été le sujet de bien des railleries, et ce nouveau respect l'amusait. Il avait l'imagination vive, et aucun ridicule ne lui échappait. La situation en laquelle se trouvait la sceptique population de Pern était trop ironique pour ne pas satisfaire son sens inné de la justice. Pour le moment, il se contenta d'un profond salut et d'une réponse modérée.

« En vérité, tout le monde doit prêter attention au Maître. »

Il parlait d'une voix grave, sans la moindre trace d'accent provincial.

F'lar, qui allait reprendre la parole, jeta à Robinton un regard incisif en entendant cette phrase à double tranchant. Larad, lui aussi, se retourna pour regarder le Maître Harpiste, en s'éclaircissant la gorge.

« Nous aurons nos cartes », dit Larad, devançant Meron qui ouvrait la bouche pour parler. « Nous aurons des chevaliers-dragons quand les Fils tomberont.

Quelles sont donc ces autres mesures dont vous parliez ? Et pourquoi sont-elles nécessaires ? »

Tous les yeux se reportèrent sur F'lar.

« Nous n'avons plus qu'un seul Weyr, au lieu des six qui volaient autrefois. »

— « Mais l'on dit que Ramoth a eu plus de quarante fils », dit quelqu'un dans le fond de la salle. « Et pourquoi êtes-vous venus en Quête pour nous enlever des jeunes garçons ? »

— « Quarante et un dragons sont encore dans l’enfance », dit F'lar.

En lui-même, il espérait encore que l'aventure méridionale réussirait. La voix de l'homme trahissait une grande frayeur.

« Ils grandiront beaucoup et vite. Pour le moment, les Fils ne frapperont pas très fréquemment car l'Étoile Rouge ne fait que commencer son Passage, et notre Weyr sera suffisant... si votre coopération au sol nous est assurée. D'après la Tradition (avec tact, il inclina la tête vers Robinton, le dispensateur de l'Usage Traditionnel) vous autres, gens des Forts, n'êtes responsables que de vos résidences, qui doivent être suffisamment protégées par des murs de pierre et des fosses à feu. Toutefois, nous sommes au printemps, et vous avez laissé la végétation envahir toutes les hauteurs. Des récoltes luxuriantes s'épanouissent sur toutes les terres arables. Cela fait donc de très grandes surfaces à protéger, et un seul Weyr ne pourra pas les patrouiller sans drainer sérieusement les forces des chevaliers et des dragons. »

A cette franche déclaration, un murmure de crainte et de colère s'éleva dans la salle.

« Ramoth s'élèvera bientôt pour un nouveau vol nuptial », continua F'lar avec flegme. « Bien entendu, en d'autres époques, les Reines commençaient à produire de grosses couvées et d'autres Reines, bien des Révolutions avant le solstice critique. Malheureusement, Jora était vieille et malade, et Nemorth indocile. La question... »

On l'interrompit.

« Vous autres, chevaliers-dragons, avec vos grands airs, vous serez la cause de notre destruction à tous ! »

— « Vous n'avez que vous-mêmes à blâmer », lança Robinton d'une voix forte, dominant les cris provoqués par cette dernière déclaration. « Vous avez moins honoré le Weyr que l'antre de vos gueyts de garde — et c'est vraiment peu dire.

Mais maintenant que l'envahisseur est à nos portes, vous criez parce que la race du pauvre reptile est près de s'éteindre, grâce à votre négligence. En voilà assez !

Ne l'avez-vous pas exilé dans sa niche quand il a tenté de vous avertir ? De vous préparer à l'invasion imminente ? C'est votre faute, à vous, et non celle du Chef du Weyr ou des chevaliers-dragons qui ont honnêtement fait leur devoir durant plusieurs centaines de Révolutions, pour sauver la race des dragons... malgré vos protestations. Combien d'entre vous... (son ton était cinglant)... se sont-ils montrés généreux, en pensée et en action, envers la race des dragons ? Et depuis que je suis passé Maître en mon art, combien de mes harpistes sont-ils venus se plaindre à moi d'avoir été battus lorsqu'ils chantaient les Anciennes Ballades, ainsi qu'il est de leur devoir ? Seigneurs et manants, vous n'avez qu'un seul droit, et c'est de vous terrer dans vos Forts en regardant vos récoltes périr en germe. »

Il se leva.

« Aucun Fil ne tombera. C'est un conte de Harpiste », geignit-il en une parfaite imitation de Nessel. « Ces chevaliers-dragons, ils nous volent nos héritiers et nos récoltes (cette voix de ténor, insinuante et pincée, ne pouvait être que celle de Meron). Et maintenant, la vérité est aussi amère que la peur d'un brave, et aussi dure à avaler que le chiendent. Pour tout le respect que vous leur avez porté, les chevaliers-dragons devraient vous abandonner à la fureur des Fils. »

— « Bitra, Lemos et moi », intervint Raid, le Seigneur efflanqué de Benden, en levant d'un air belliqueux son menton volontaire, « nous avons toujours fait notre devoir à l'égard du Weyr. »

Robinton se tourna vers lui, et le regarda longtemps, ses yeux lançant des éclairs.

« Oui, vous avez fait votre devoir. De tous les grands Forts, vous seuls vous êtes montrés fidèles. Mais vous autres (et il éleva la voix avec indignation), en tant que porte-parole de mon art, je connais, jusqu'à la dernière virgule, l'opinion que vous avez de la race des dragons. Dès le début, j'ai été informé de votre tentative d'attaquer le Weyr. »

Il éclata de rire et tendit le doigt vers Vincet.

« Où seriez-vous aujourd'hui, cher Seigneur Vincet, si le Weyr ne vous avait pas renvoyé dans vos foyers avec armes et bagages, dans l'espoir que vos Dames vous seraient rendues ? Tous, tant que vous êtes (et son doigt accusateur se pointait tour à tour sur chacun des Seigneurs ayant pris part à cette tentative avortée), vous avez marché contre le Weyr parce que... il... n'y... avait... plus...

de... Fils ! »

Il se campa, les poings sur les hanches et fusilla l'assemblée du regard. F'lar aurait voulu applaudir. On comprenait facilement pourquoi il était Maître Harpiste, et il remercia le ciel qu'un tel homme fût partisan du Weyr.

« Et maintenant, en ce moment critique, vous avez l'incroyable présomption de protester contre les mesures que suggère le Weyr ? »

Maintenant, la voix expressive de Robinton se charge ait d'étonnement et d'ironie.

« Écoutez ce que le Chef du Weyr a à vous dire, et épargnez-lui vos mesquines querelles ! » aboya-t-il comme un père qui réprimande un enfant désobéissant. «

Je crois (et il reprit le ton de la conversation la plus polie en s'adressant à F'lar), je crois que vous nous demandiez notre coopération, mon cher F'lar ? Que devons-nous faire ? »

F'lar s'éclaircit la gorge en toute hâte.

« Je demanderai que tous les Forts patrouillent leurs champs et leurs bois, pendant les attaques si possible, mais de toute façon à la fin de chaque assaut.

Tous les Fils qui auront pu s'enterrer doivent être repérés et détruits. Plus tôt on les localise, plus il est facile de s'en débarrasser. »

— « Nous n'avons pas le temps de creuser des fosses à feu sur toutes les terres...

et cela nous ferait perdre la moitié des surfaces cultivables », s'exclama Nessel.

— « Il existait d'autres méthodes, utilisées à des époques reculées, et notre Maître Forgeron doit les connaître. »

D'un geste poli, F'lar montra Fandarel, l'archétype de sa profession s'il en fut jamais.

Le Maître Forgeron dépassait tout le monde de plusieurs pouces, ses larges épaules et ses bras musclés pressés contre ses voisins bien qu'il fît tous ses efforts pour ne pas les gêner. Il se leva, grand et massif comme un tronc d'arbre, ses énormes pouces passés dans la grosse ceinture qui lui barrait le ventre à la hauteur d'une taille invisible. Sa voix, rien moins que douce après des Révolutions passées à tonitruer pour couvrir le bruit des feux ronflants et des marteaux semblait, après l'éloquence superbe de Robinton, faible et détimbrée.

« Il existait des machines, pour sûr », admit-il d'une voix posée et pensive. «

Mon père lui-même m'en avait parlé comme de curiosités. Il y en a peut-être des dessins dans le Hall. Ou peut-être pas. Ces choses-là ne durent pas longtemps sur les peaux. »

Sous ses sourcils touffus, il décocha un long regard en biais au Maître Tanneur.

« Pour le moment, c'est nos propres peaux qu'il s'agit de préserver », intervint vivement F'lar, pour prévenir toute dispute entre artisans rivaux.

Fandarel émit un grognement, dont F'lar ne sut jamais s'il s'agissait d'un éclat de rire ou d'un acquiescement guttural.

« J'y penserai. Et tous mes compagnons aussi », dit Fandarel au Chef du Weyr. «

Brûler les Fils dans la terre sans endommager le sol ne sera peut-être pas facile.

Il existe, c'est vrai, des fluides qui brûlent et calcinent. Nous utilisons un acide pour graver des motifs sur les dagues et objets ornementaux en métal. Nous autres, dans les Ateliers, nous le nommons agenothree. Il y a aussi l'eau noire et visqueuse qui flotte à la surface de certains étangs d'Igen et Boll. Son action brûlante est longue. Et si, comme vous le dites, le froid a durci les Fils et les a réduits en poussière, peut-être que de la glace, ramenée des terres froides du nord, pourrait geler et détruire les Fils enterrés. Toutefois, le problème sera d'amener ces remèdes à l'endroit où tomberont les Fils, car ils ne nous rendront sans doute pas le service de tomber aux endroits où se trouvent ces remèdes... »

Et une grimace déforma son visage.

F'lar le fixa, surpris. Avait-il conscience de son humour ? Non, il parlait avec une inquiétude sincère. Puis le Maître Forgeron se gratta la tête, et l'on entendit ses doigts racler son crâne durci par la chaleur.

« Sérieux problème. Sérieux problème », murmura-t-il d'un air pensif. « Je lui consacrerai toute mon attention. » Il s'assit, et le banc massif craqua sous son poids.

Le Maître Fermier leva la main.

« Quand je suis passé Maître, je me souviens d'être tombé sur des passages parlant des vers de sable d'Igen. On les élevait autrefois comme protection... »

— « A part la chaleur et le sable, je n'ai jamais entendu dire qu'Igen ait jamais rien produit d'utile », plaisanta quelqu'un.

— « Toutes les suggestions peuvent nous être utiles », déclara F'lar d'un ton tranchant, en cherchant à identifier l'importun. « Je vous prie de rechercher cette référence, Maître Fermier. Et vous, Seigneur Banger d'Igen, trouvez-moi quelques-uns de ces vers de sable ! »

Banger, tout aussi étonné que les autres d'apprendre que ses terres arides avaient des ressources cachées, hocha vigoureusement la tête.

« Jusqu'à ce que nous ayons des moyens plus efficaces de tuer les Fils, tous les gens des Forts doivent former des brigades au sol pendant les attaques, repérer et marquer les Fils enterrés, et mettre dans les trous de la pierre de feu pour les brûler. Je ne souhaite à personne d'être blessé, mais nous savons tous à quelle vitesse les Fils s'enterrent et nous ne pouvons pas permettre à un seul de se multiplier. Vous avez davantage à perdre que quiconque », dit F'lar avec un geste insistant à l'adresse des Seigneurs des Forts. « Ne vous contentez pas de garder vos propres terres, car un seul Fil enterré à la frontière de l'un de vous peut se multiplier chez son voisin. Mobilisez tout le monde, hommes, femmes et enfants, fermes et ateliers. Et tout de suite. »

L'atmosphère de la Salle du Conseil était à la fois tendue et méditative quand Zurg, le Maître Tisserand, se leva.

« Mon Atelier, lui aussi, a quelque chose à offrir... et ce n'est que justice, puisque nous avons affaire à des fils tous les jours de notre vie... au sujet des anciennes techniques. »

Il parlait d'une voix nette et précise, et ses yeux, enfoncés dans un visage sec et ridé, allaient vivement de l'un à l'autre.

« Au Fort de Ruatha j'ai vu autrefois au mur... qui sait où cette tapisserie peut bien être, à l'heure actuelle ? »

Il posa un regard madré sur Meron de Nabol, puis sur Bargen des hautes Terres qui avait succédé à Fax en ce lieu.

« L'œuvre était aussi vieille que la race des dragons, et montrait, entre autres choses, un homme à pied, portant un curieux engin sur son dos. Il tenait à la main un objet rond, de la longueur d'une épée, d'où s'échappaient des langues de feu... magnifiquement tissées en cette nuance rouge-orange dont nous avons perdu le secret... dirigées vers le sol. Au-dessus, bien entendu, volaient des dragons en formations serrées, surtout des bronze... et là encore, nous avons perdu la véritable nuance bronze-dragon. Et je me suis souvenu de ce travail autant pour ce que nous avons maintenant perdu que pour son sujet. »

— « Un lance-flammes ? » gronda le Maître Forgeron. « Un lance-flammes », répéta-t-il avec une inflexion descendante. « Un lance-flammes », redit-il sur un ton pensif cette fois, en fronçant ses épais sourcils. « Mais quel genre de flammes lançait-il ? Il faut y penser. »

Il inclina la tête et cessa de parler, si absorbé dans les pensées requises qu'il en perdit tout intérêt pour le reste de la discussion.

« Oui, mon cher Zurg, nous avons perdu bien des techniques dans tous les arts et métiers, au cours de ces dernières Révolutions », dit F'lar d'un ton sardonique.

« Si nous voulons survivre, ces connaissances doivent être retrouvées... et vite.

J'aimerais tout particulièrement recouvrer la tapisserie dont parle Maître Zurg. »

F'lar regarda d'un air significatif les Seigneurs qui s'étaient partagé les dépouilles des sept Forts de Fax après sa mort.

« Cela vous épargnerait sans doute de grandes pertes. Je vous suggère de la faire rapporter à Ruatha ou à l'Atelier de Zurg ou de Fandarel. Ce qui vous sera le plus commode. »

Plusieurs Seigneurs s'agitèrent avec embarras, mais personne ne reconnut être le propriétaire de la tapisserie.

« Et l'on pourra ensuite la rendre au fils de Fax qui est maintenant Seigneur de Ruatha », ajouta F'lar, assez amusé à l'idée d'une justice aussi magnanime.

Lytol émit un petit grognement en regardant tout le monde d'un air maussade.

F'lar interpréta cela comme un signe de bonne humeur de la part de Lytol, et plaignit un instant l'orphelin Jaxom, élevé par un tuteur aussi triste quoique honnête.

« Si je peux me permettre une suggestion, Chef du Weyr », intervint Robinton, «

il me semble que nous pourrions tous bénéficier de recherches dans nos propres Archives, comme vos cartes le prouvent. »

Il sourit soudain, d'un sourire gêné qu'on n'aurait pas attendu de lui.

« Je reconnais moi-même mériter des reproches, car nous autres Harpistes, nous avons laissé tomber dans l'oubli certaines Ballades impopulaires, et nous avons rapidement glissé sur les Sagas et les Ballades d'Enseignement les plus longues, parfois par manque d'auditeurs... et, occasionnellement, pour mettre notre peau à l'abri. »

F'lar se mit à tousser pour réprimer un éclat de rire. Robinton avait du génie.

« Il faut que je voie cette tapisserie de Ruatha ! » s'exclama soudain Fandarel.

— « Je suis sûr que vous l'aurez très bientôt entre les mains », l'assura F'lar avec plus de confiance qu'il n'osait en concevoir. « Seigneurs, il y a beaucoup à faire.

Maintenant que vous avez compris à quoi nous nous trouvons confrontés, je vous laisse maîtres d'organiser au mieux vos Forts et vos Ateliers. Maîtres Artisans, concentrez toute votre attention sur nos problèmes : revoyez toutes les Archives qui pourraient nous fournir des solutions. Seigneurs de Telgar, Crom, Ruatha et Nabol, je serai à vos côtés dans trois jours. Nerat, Keroon et Igen, je suis à votre disposition pour vous aider à détruire les Fils qui pourraient s'être enterrés. Et puisque nous avons ici notre Maître Mineur, faites-lui part de vos besoins. Comment se portent vos compagnons ? »

— « Heureux de s'employer à leur spécialité, Chef du Weyr », déclara joyeusement le Maître Mineur. Juste à cet instant, F'lar aperçut F'nor qui rôdait dans l'ombre du passage, cherchant à attirer son attention. Le chevalier-brun avait un sourire radieux, et manifestement, brûlait de lui rapporter les nouvelles.

F'lar se demanda comment ils pouvaient déjà être de retour, puis il réalisa que, de nouveau, F'nor était hâlé. D'un signe de tête, il lui fit comprendre d'aller l'attendre dans la chambre à coucher.

« Seigneurs et Maîtres Artisans, un dragonnet sera à la disposition de chacun de vous pour vos messages et vos déplacements. Et maintenant, je vous salue. »

Il sortit de la Salle du Conseil, remonta le passage menant au Weyr de la Reine et écarta les rideaux de la chambre juste comme F'nor se versait une coupe de vin.

« Succès ! » cria F'nor au Chef du Weyr qui entrait. « Comment vous est venue l'idée d'envoyer juste trente-deux candidats, c'est une chose que je ne comprendrai jamais. Je pensais que vous faisiez insulte à notre noble Pridith.

Mais c'est bien trente-deux œufs qu'elle a pondu en quatre jours. J'ai eu bien du mal à me retenir de revenir ici dès l'apparition du premier. »

F'lar répondit par de cordiales congratulations, soulagé d'apprendre que cette aventure en apparence destinée à mal finir aurait au moins eu cet avantage.

Maintenant, tout ce qui lui restait à supputer, c'était combien de temps F'nor devait encore séjourner dans le sud avant son retour du soir précédent. Car le visage souriant et hâlé de F'nor ne portait pas trace d'inquiétude ou de fatigue.

« Pas d'œuf de Reine ? » demanda F'lar, plein d'espoir.

Avec trente-deux œufs dans cette première expérience, peut-être pourraient-ils renvoyer une autre Reine dans le passé et retenter l'expérience.

Le visage de F'nor s'allongea.

« Non, et pourtant, j'étais sûr qu'il y en aurait un. Mais il y a quatorze bronze.

Sur ce point, Pridith a fait mieux que Ramoth », ajouta-t-il fièrement.

— « En effet. Et à part ça, comment va le Weyr ? »

F'nor fronça les sourcils, secouant la tête d'un air perplexe.

« Kylara... c'est un problème. Elle suscite constamment des ennuis. T'bor n'a pas la vie facile avec elle, et il est si nerveux que tout le monde se tient à distance. »

F'nor s'éclaira un peu.

« Le jeune N'ton est en train de devenir un bon chef d'escadrille, et son bronze battra peut-être de vitesse le bronze de T'bor la prochaine fois qu'il faudra couvrir Pridith. Non que je souhaite à N'ton... ni à personne d'autre d'ailleurs...

d'avoir à vivre avec Kylara. »

— « Pas d'ennuis avec les approvisionnements ? »

F'nor éclata de rire.

« Si vous ne nous aviez pas bien recommandé de ne pas communiquer avec vous, nous pourrions vous approvisionner en fruits et en légumes bien supérieurs à tous ceux du nord. Nous mangeons vraiment comme des chevaliers-dragons devraient toujours manger ! F'lar, nous devons envisager d'établir là-bas un Weyr d'approvisionnement. Et nous n'aurions plus à nous soucier des dîmes et... »

— « Nous verrons cela en son temps. Maintenant, retournez là-bas. Vous savez que vos visites doivent être courtes. »

F'nor fit la grimace.

« Oh ! ce n'est pas si terrible. De toute façon, je ne suis pas ici dans votre temps,

»

— « C'est vrai », acquiesça F'lar, « mais n'allez pas vous tromper et venir ici avant d'être parti ! »

— « Hummmm ? Ah oui, c'est vrai. J'oublie que le temps rampe pour nous et galope pour vous. Eh bien, je ne reviendrai pas avant la seconde couvée de Pridith. »

Sur un joyeux au revoir, F'nor sortit du Weyr. F'lar le regarda partir d'un air pensif, puis revint lentement à la Salle du Conseil. Trente-deux nouveaux dragons, dont quatorze bronze, ce n'était pas à dédaigner, et cela semblait justifier les risques. Ou bien, les risques allaient-ils s'amplifier maintenant ?

Quelqu'un toussa pour attirer son attention. F'lar leva les yeux, et vit Robinton sous l'arche menant à la Salle du Conseil.

« Avant de copier ces cartes et de les expliquer aux autres, Chef du Weyr, je dois moi-même les comprendre parfaitement. J'ai donc pris la liberté de rester en arrière. »

— « Vous êtes un bon champion du Weyr, Maître Harpiste. »

— « Vous défendez une noble cause, Chef du Weyr, et », ajouta Robinton avec des yeux pétillants de malice, « il y a longtemps que j'attendais l'occasion de parler à un si noble auditoire. »

— « Une coupe de vin ? »

— « Le raisin de Benden fait l'envie de Pern tout entière. »

— « Si l'on a le goût assez fin pour apprécier son bouquet délicat. »

— « Les amateurs le cultivent soigneusement. »

F'lar se demanda si cet homme était jamais las de jouer sur les mots. Mais il s'avéra que ce n'était pas seulement des cartes qu'il voulait lui parler.

« Je pense à une Ballade que, faute de la comprendre, j'ai mise de côté quand je suis passé Maître », dit-il d'un ton raisonnable après avoir goûté son vin en connaisseur. « C'est un chant inquiétant, aussi bien pour la mélodie que pour les paroles. En tant que Harpiste, on finit par développer une certaine sensibilité à ce qui sera bien reçu ou rejeté... avec force », dit-il avec une grimace rétrospective. « J'ai découvert que cette Ballade mettait mal à l'aise le chanteur aussi bien que l'auditoire, et j'ai cessé de la chanter. Maintenant, comme la tapisserie, il faut la redécouvrir. »

Après la mort de C'gan, on avait suspendu son instrument dans la Salle du Conseil, en attendant le choix d'un nouveau Troubadour du Weyr. La guitare était très ancienne, et son bois très fin. Le vieux C'gan veillait à ce qu'elle fût toujours bien accordée et recouverte. Le Maître Harpiste s'en saisit avec révérence, pinça doucement les cordes pour éprouver sa sonorité, et leva les sourcils étonné de lui trouver un si beau son.

Il plaqua un accord, un accord dissonant. F'lar se demanda si l'instrument était désaccordé, ou si le harpiste, par hasard, s'était trompé. Mais Robinton répéta l'étrange accord, puis modula en mineur une suite bizarre qui était encore plus inquiétante que les premières notes.

« Je vous l'avais dit que c'était un chant inquiétant. Et je me demande si vous connaissez les réponses aux questions qu'il pose. Car, ces derniers temps, j'ai bien des fois retourné ce problème dans ma tête. » Brusquement, il se tut et entonna :

Partis devant, partis au loin,

Les échos sonnent, nul ne répond.

Vides, ouverts, poussiéreux, morts,

Pourquoi des Weyrs ont-ils tous fui ?

Où les dragons sont-ils partis ?

Les Weyrs sont-ils restés à l'abandon ?

Ont-ils libéré les troupeaux de leurs chaînes ?

Partis nos défenseurs, mais pour quels horizons ?

Ont-ils volé vers d'autres Weyrs

Où les Fils tombent sur les plaines ?

Par des mondes sommes-nous séparés ?

Pourquoi, pourquoi, tous ces Weyrs désertés ?

Le dernier accord plaintif continua à résonner un moment.

« Bien entendu, il faut savoir que ce chant fut enregistré dans les Archives des Ateliers il y a environ quatre cents Révolutions », dit Robinton en berçant la guitare entre ses bras. « L'Étoile Rouge venait de terminer son Passage et était trop loin pour attaquer. Les gens avaient toutes raisons de se sentir abasourdis et inquiets devant la perte soudaine de la population entière de cinq Weyrs. Oh, je suppose qu'à l'époque ils ont dû imaginer bien des explications à cet état de choses, mais aucune... non, aucune explication n'est enregistrée dans les Archives. »

Robinton fit une pause significative.

« Moi non plus, je n'en ai trouvé aucune dans les Archives », répliqua F'lar. « En fait, je me suis fait apporter ici toutes les Archives des autres Weyrs... pour établir des horaires précis des attaques. Et les Archives des autres Weyrs se terminent... »

De la main, F'lar imita le mouvement d'une hache qui tombe.

« Dans les Archives de Benden, il n'est pas question de maladie, mort, feu ou désastre quelconque, pas un mot d'explication pour la cessation soudaine des rapports normaux avec les autres Weyrs. Les Archives de Benden se poursuivent avec entrain, mais seulement pour Benden. Il n'y a qu'un passage qui fait allusion à cette disparition en masse... l'établissement d'un itinéraire de patrouilles survolant tout le territoire de Pern, au lieu de s'en tenir aux terres proches de Benden. Et c'est tout. »

— « C'est étrange », dit Robinton d'une voix rêveuse. « Une fois passés les dangers apportés par l'Étoile Rouge, les chevaliers-dragons et leurs bêtes ont très bien pu aller mourir dans l'Interstice pour soulager les charges des Forts. Mais je n'arrive pas à y croire. Les Archives de notre Atelier mentionnent bien que les récoltes étaient mauvaises, et qu'il y avait eu des catastrophes naturelles, en plus des Fils. Les hommes sont peut-être chevaleresques, et votre race la plus chevaleresque de toutes, mais un suicide en masse ? Je ne peux pas accepter cette explication... pas pour des chevaliers-dragons. »

— « Je vous remercie », dit F'lar avec une pointe d'ironie.

— « Je vous en prie », répliqua Robinton avec un gracieux hochement de tête.

F'lar eut un rire approbateur.

« Je vois que nous nous sommes trop attachés, non seulement à la Tradition, mais au Weyr. »

Robinton vida sa coupe et la fixa d'un air maussade jusqu'à ce que F'lar la lui eût de nouveau remplie.

« Vous savez, votre isolement vous a finalement bien servis, et vous avez magnifiquement réglé la révolte des Seigneurs. J'ai failli mourir de rire », remarqua Robinton avec un grand sourire. « Leur enlever leurs Dames en moins de temps qu'il n'en faut à un dragon pour souffler ! »

Il se remit à rire, puis reprit soudain son sérieux, et regarda F'lar droit dans les yeux.

« Je suis habitué à entendre ce qu'un homme ne dit pas, et je suppose qu'il y a beaucoup de choses que vous avez passées sous silence pendant cette réunion du Conseil. Vous pouvez être sûr de ma discrétion... et de mon soutien inconditionnel, ainsi que de celui de toute ma corporation qui n'est pas complètement inutile. Pour parler franchement, comment mes harpistes peuvent-ils vous aider ? »

Et il attaqua un énergique chant de marche.

« Exalter les hommes par des Ballades sur les succès et les gloires passées ? »

Sous ses doigts agiles, la mélodie changea brusquement et il joua un chant austère mais décidé.

« Fortifier leurs corps et leurs esprits en vue des difficultés à venir ? »

« Si tous vos harpistes pouvaient influencer les hommes comme vous le faites, je ne m'inquiéterais plus de la fin prochaine de cinq cents dragons ou plus.

»

— « Ainsi, en dépit de vos paroles courageuses et de vos cartes, la situation est...

(un accord dissonant souligna ses derniers mots)... plus désespérée que vous l'avez si soigneusement dissimulé. »

— « Peut-être. »

— « Et les lance-flammes dont le vieux Zurg s'est souvenu et que Fandarel doit reconstruire, suffiront-ils à faire pencher la balance ? »

F'lar regarda pensivement cet homme si intelligent, et prit une décision rapide.

« Même les vers de sable d'Igen seront d'une aide certaine, mais à mesure que le monde tourne et que l'Étoile Rouge se rapproche, les intervalles entre les attaques se raccourciront, et nous n'avons que soixante-douze nouveaux dragons à ajouter à ceux que nous avions hier. L'un d'eux est déjà mort, et plusieurs ne pourront pas voler avant plusieurs semaines. »

— « Soixante-douze ? » releva vivement Robinton. « Ramoth n'en a engendré que quarante, et ils sont encore trop jeunes pour manger de la pierre de feu. »

F'lar lui raconta rapidement l'expédition de F'nor et de Lessa, qui se déroulait en ce moment même. Il continua par la réapparition et les avertissements de F'nor, sans oublier de mentionner le fait que l'expédition avait partiellement réussi en ce sens que la première couvée de Pridith avait produit trente-deux nouveaux dragons.

Robinton objecta : « Comment F'nor peut-il être déjà revenu alors que ni Lessa ni lui ne vous ont encore fait savoir qu'il était possible d'élever des dragons sur le Continent Méridional ? »

— « Dans l'Interstice les dragons peuvent se déplacer aussi bien dans le temps que dans l'espace. Ils vont aussi facilement à une époque donnée qu'en un lieu donné. »

Les yeux de Robinton se dilatèrent à cette nouvelle stupéfiante.

« C'est ainsi que nous avons devancé l'attaque à Nerat, hier matin. Nous avons remonté le temps interstitiel, pour revenir deux heures en arrière et être présents quand les Fils ont commencé à tomber. »

— « Vous pouvez vraiment retourner en arrière ? Mais à combien de Révolutions en arrière ? »

— « Je ne sais pas. Lessa, quand je lui apprenais à voler sur Ramoth, par inadvertance, est retournée dans la Ruatha d'il y a treize Révolutions, à l'aube du jour où les hommes de Fax ont envahi les hauteurs. Quand elle est revenue dans le temps présent, j'ai tenté moi-même un saut de dix Révolutions en arrière. Pour les dragons, il ne s'agit que d'un saut interstitiel, peu importe que ce soit dans le temps ou dans l'espace, mais il semble que les maîtres en sortent très affectés.

Hier, quand nous sommes revenus de Nerat avant de repartir pour Keroon, j'avais l'impression qu'on m'avait battu comme plâtre et laissé à me dessécher au grand soleil dans la Plaine d'Igen. »

F'lar secoua la tête.

« De toute évidence, nous avons réussi à renvoyer Kylara, Pridith et les autres à dix Révolutions en arrière, puisque F'nor m'a déjà rapporté qu'il séjournait là-

dedans depuis plusieurs Révolutions. Toutefois, les humains semblent de plus en plus affectés. Mais soixante-douze dragons adultes de plus seront quand même d'une grande aide. »

— « Envoyez un chevalier à quelques jours dans l'avenir pour savoir si ce sera suffisant », suggéra Robinton. « Épargnez-vous quelques jours d'inquiétude. »

— « Je ne sais pas comment aller à une époque qui se trouve encore dans l'avenir. Vous savez, il faut donner aux dragons des points de référence.

Comment lui transmettre l'image d'un temps qui n'est pas encore survenu ? »

— « Vous avez de l'imagination. Projetez-la dans l'avenir. »

— « Et risquer de perdre un dragon alors que nous n'en avons déjà pas assez ?

Non, je dois continuer... parce qu'il est évident que j'ai continué, à en juger par les retours de F'nor... comme je l'ai décidé au début. Ce qui me rappelle que je dois donner des ordres pour qu'on commence à faire les bagages. Puis, je passerai en revue avec vous les cartes horaires. »

Ce n'est qu'après le repas de midi (que Robinton prit avec le Chef du Weyr), que le Maître Harpiste, conscient d'avoir parfaitement compris les cartes, prit congé pour commencer à les faire copier.

Au-dessus d'une grande étendue de mer agitée

Où nulle aile de dragon ne s'est de longtemps déployée, Volent un or et un brun avec ceux qu'ils emportent,

Cherchant à connaître enfin si la terre n'est pas morte.

Comme Ramoth et Canth, portant Lessa et F'nor, montaient au-dessus de la Pierre de l'Étoile, ils virent arriver les premiers des Seigneurs et des Maîtres Artisans qui venaient au Conseil.

Pour gagner le Continent Méridional d'il y avait dix Révolutions, Lessa et F'nor avaient décidé qu'il serait plus facile de se transférer d'abord au Weyr d'il y avait dix Révolutions et dont F'nor se souvenait. Puis ils n'auraient plus qu'à aller par l'Interstice dans l'espace jusqu'à un point de la côte du Continent Méridional désertique, le seul pour lequel les Archives donnaient des références.

F'nor transmit à Canth l'image d'un jour précis, dix Révolutions plus tôt, et Ramoth capta les références dans l'esprit du dragon brun. Le froid terrible de l'Interstice coupa le souffle à Lessa, et c'est avec soulagement qu'elle jeta un rapide regard sur l'activité normale du Weyr, avant que les dragons ne les remportent par l'Interstice, dans l'espace cette fois, pour les faire surgir au-dessus d'une mer gonflée par la houle.

Au loin, se détachant en pourpre sur un ciel sombre et couvert, se dressait le Continent Méridional. Lessa sentit une nouvelle angoisse remplacer l'incertitude du déplacement temporel. Ramoth, battant l'air de ses ailes puissantes, volait rapidement vers la côte lointaine. Cantn essayait bravement de soutenir son rythme.

Ce n'est qu'un brun, la gronda Lessa.

S'il vole avec moi, répliqua froidement Ramoth, il faut qu'il presse un peu l'allure.

Lessa sourit, pensant en elle-même que Ramoth était toujours piquée de n'avoir pas combattu avec ses compagnons du Weyr. Pendant quelque temps, tous les mâles auraient des moments difficiles avec elle.

Ils virent d'abord un vol de wherries, et réalisèrent à ce moment qu'il devait bien y avoir quelque végétation sur le Continent Méridional. Les wherries se nourrissaient de verdure, tout en étant capables de subsister de peu si nécessaire.

Par l'intermédiaire de Canth, Lessa transmit à F'nor les questions qui la préoccupaient.

Si les Fils ont complètement dévasté le Continent Méridional, comment la nouvelle végétation a-t-elle commencé ? Et d'où sont venus les wherries ?

Vous n'avez jamais remarqué des graines ailées transportées par le vent ? Jamais remarqué que les wherries émigrent vers le sud après l'équinoxe d'automne ?

Oui, mais...

Oui, mais ?

Mais le pays était complètement dévasté par les Fils !

Même les sommets calcinés de notre Continent peuvent reverdir au printemps, et en moins de quatre cents Révolutions, répliqua F'nor par l'intermédiaire de Canth, et il est facile d'accepter l'idée que le Continent Méridional, lui aussi, a pu reverdir.

Même à la vitesse adoptée par Ramoth, ils mirent longtemps avant d'atteindre la côte déchiquetée bordée d'une haute falaise, muraille sinistre dressée dans la lumière triste. Lessa gémit intérieurement, mais pressa Ramoth de s'élever pour découvrir le paysage que leur cachait cet obstacle. A cette altitude, tout semblait gris et désolé.

Soudain, le soleil perça les nuages, et toute cette grisaille prit d'intenses colorations vertes et brunes, s'anima de couleurs vivantes, verts profonds de la végétation tropicale, bruns des arbres vigoureux et des lianes. Au cri de triomphe de Lessa répondit en écho le hurrah de F'nor et le grave rugissement des dragons. Les wherries, effrayés par ces sons inconnus, s'envolèrent en piaillant.

Au-delà du promontoire, le sol s'élevait jusqu'à un plateau couvert de prairies et de forêts vierges, analogue à la région centrale de Boll. Ils passèrent toute la matinée à explorer l'endroit, mais ne découvrirent aucune falaise hospitalière où installer un Weyr. Était-ce là l'un des facteurs devant contribuer à l'échec de cette expérience méridionale ? se demanda Lessa.

Découragés, ils se posèrent sur un haut plateau près d'un petit lac. Il faisait chaud, mais la chaleur n'était pas oppressante et, pendant que Lessa et F'nor déjeunaient, les deux dragons allèrent s'ébattre dans le lac pour se rafraîchir.

Lessa se sentait mal à l'aise et n'avait pas faim. Elle remarqua que F'nor, lui aussi, était nerveux et jetait des regards inquiets sur le lac et la lisière de la forêt vierge.

« Mais de quoi pourrions-nous avoir peur ? Les wherries n'attaquent pas, et des gueyts de garde n'oseraient jamais approcher un dragon. Nous sommes à dix Révolutions du Passage de l'Étoile Rouge, donc, il ne peut pas y avoir de Fils. »

F'nor haussa les épaules d'un air penaud en remettant son pain dans le sac des provisions.

« Je suppose que c'est cette sensation de vide tout autour de nous », tenta-t-il d'expliquer.

Il repéra un fruit mûr pendant à une liane.

« Ah, voilà qui a l'air familier et bon à manger, sans laisser un goût de cendres dans la bouche. »

Il grimpa vivement et cueillit le fruit d'un rouge orangé.

« Ça sent bon, et ça a l'air mûr à la vue et au toucher », annonça-t-il en ouvrant le fruit en deux.

Souriant, il tendit à Lessa la première tranche, puis s'en coupa une pour lui. Il la brandit d'un air de défi.

« Mangeons et mourons ensemble ! »

Elle ne put se retenir de rire et leva aussi sa tranche de fruit en une parodie de salut. Ils mordirent en même temps dans la chair succulente. Lessa se lécha vivement les lèvres pour ne pas perdre une goutte du délicieux liquide qui coulait sur son menton.

« Et mourons joyeux ! d'accord ? » cria F'nor en continuant à couper le fruit.

Ils se sentaient vaguement rassurés par cette expérience et se mirent à chercher des explications à leur gêne.

« Je crois », proposa F'nor, « que cela tient à l'absence de falaises et de cavernes, à l'étrange silence de l'endroit, et à l'idée qu'il n'y a ici ni hommes ni bêtes, sauf nous. »

Lessa hocha la tête en signe d'acquiescement.

Ramoth, Canth, est-ce que cela vous gênerait beaucoup de ne pas vivre dans un Weyr ?

Nous n'avons pas toujours vécu dans des cavernes, répliqua Ramoth, hautaine, en faisant un tonneau dans le lac, soulevant de grosses vagues qui vinrent presque lécher les pieds de Lessa et de F'nor, assis sur un tronc d'arbre abattu.

Ici, le soleil est chaud et agréable, l'eau est fraîche. Ce serait agréable d'y vivre mais je ne veux pas y venir.

— « Elle est toujours contrariée », chuchota Lessa à F'nor. Et elle dit à la Reine d'un ton apaisant : Laisse cela à Pridith, ma chérie. Tu as tout le Weyr à toi !

Pour toute réponse, Ramoth plongea, soufflant l'écume par les naseaux.

Canth reconnut qu'il n'avait pas d'objection à vivre sans Weyr. La terre sèche devait être plus chaude que la pierre pour dormir, pourvu qu'on s'y creuse un trou confortable. Non, il ne voyait rien à objecter à l'absence de cavernes, pourvu qu'il eût assez à manger.

« Il faudra apporter des animaux pour la nourriture des dragons. Assez pour démarrer un troupeau de bonne taille », dit F'nor, pensif. « Maintenant que j'y réfléchis, j'ai bien l'impression qu'il n'est pas possible de quitter ce plateau par voie de terre. Nous n'aurions pas besoin d'établir des clôtures. Sinon, avec le lac et assez d'espace pour établir des Forts, ce plateau me semble idéal. Il n'y a qu'à sortir pour cueillir son déjeuner sur l'arbre. »

— « Il serait peut-être sage de choisir des aspirants qui n'ont pas été élevés dans les Forts », ajouta Lessa. « Ils ne se sentiraient pas aussi mal à l'aise loin des montagnes et des murs protecteurs. »

Elle eut un bref éclat de rire.

« Je suis plus dépendante de mes habitudes que je ne le pensais. Tous ces grands espaces, sauvages et silencieux, ça me semble... indécent. »

Elle haussa les épaules, scrutant la vaste plaine au-delà du lac.

« Espaces beaux et fertiles aussi », corrigea F'nor en sautant sur ses pieds pour aller cueillir d'autres fruits orange et succulents. « Je trouve ça extraordinairement bon. Je ne me souviens pas d'avoir jamais mangé quelque chose d'aussi doux et juteux en provenance de Nerat, et pourtant, il s'agit de la même variété. »

— « C'est indéniablement supérieur à tout ce qu'on envoie au Weyr. Je suppose que Nerat commence par se servir. Le Weyr ne vient qu'après. »

Tous deux se gavèrent avidement de fruits.

La poursuite de leur exploration leur révéla que le plateau était isolé, et assez étendu pour nourrir un immense troupeau destiné à l'alimentation des dragons.

D'un côté, il tombait à pic sur la jungle, de l'autre il se terminait par les falaises du bord de mer. La forêt fournirait les matériaux pour construire des habitations aux gens du Weyr. Ramoth et Canth déclarèrent avec force que les dragons seraient très bien sous le dense feuillage de la forêt vierge. Comme cette partie du Continent avait un climat semblable au nord de Nerat, ils ne seraient incommodés ni par la chaleur ni par le froid excessifs.

Toutefois, si Lessa se sentait contente de repartir, F'nor semblait ne s'en aller qu'à contrecœur.

« Pour le retour, nous pouvons aller par l'Interstice dans le temps et dans l'espace en même temps », insista Lessa, « et nous retrouver au Weyr en fin d'après-midi.

Les Seigneurs seront sûrement partis. »

F'nor se rallia à son avis, et Lessa s'arma de courage pour le voyage interstitiel.

Elle se demanda pourquoi voyager par l'Interstice dans le temps la troublait plus que se déplacer dans l'espace vu que les dragons n'en étaient nullement affectés.

Ramoth, sentant que Lessa était déprimée, émit un roucoulement rassurant. La longue, longue suspension dans les ténèbres et le froid interstitiels entre le temps et l'espace se termina soudain au-dessus du Weyr, en plein soleil.

Quelque peu abasourdie, Lessa vit des ballots et des sacs amoncelés devant les Cavernes Inférieures, et des chevaliers-dragons qui s'affairaient à charger leurs bêtes.

« Qu'est-ce qui se passe ? » s'exclama F'nor.

— « Oh, F'lar a dû prévoir notre réussite », l’assura-t-elle sans hésiter.

Mnementh, qui observait le remue-ménage de la corniche de la Reine, salua l'arrivée des voyageurs et les informa que F'lar leur demandait de le rejoindre au Weyr dès leur retour.

Ils trouvèrent F'lar penché, comme d'habitude, sur les Archives les plus anciennes et les plus indéchiffrables qu'il s'était fait apporter à la Salle du Conseil.

« Alors ? » demanda-t-il avec un grand sourire.

— « Vert, humide et vivable », déclara Lessa en l'observant avec attention.

Il savait bien d'autres choses. Enfin, elle espérait qu'il surveillerait ses paroles.

F'nor n'était pas un imbécile, et cette connaissance de l'avenir était dangereuse.

« C'est exactement ce que j'espérais entendre », continua F'lar avec naturel.

« Bon, racontez-moi en détail ce que vous avez observé et découvert. Ça permettra de remplir quelques blancs sur la carte. »

F'nor se chargea de la plus grande partie du rapport, que F'lar écouta attentivement en prenant des notes.

« Espérant que cela vous avancerait au cas où votre rapport serait favorable, j'ai donné l'ordre de commencer les bagages et alerté les chevaliers qui partiront avec vous », dit-il à F'nor quand celui-ci eut fini son récit. « N'oubliez pas que nous n'avons que trois jours dans notre temps pour vous renvoyer tous à dix Révolutions en arrière. Nous n'avons pas un instant à perdre. Et il nous faut beaucoup plus de dragons adultes pour combattre à Telgar dans trois jours.

Ainsi, bien que dix Révolutions aient passé pour vous, seuls trois jours se seront écoulés pour nous. Lessa, j'approuve votre idée de n'envoyer là-bas que des jeunes élevés dans les fermes. Nous avons de la chance que les aspirants découverts au cours de la dernière Quête pour les dragons qu'engendrera Pridith viennent, pour la plupart, des fermes et des Ateliers. Pas de problème sur ce point. Et la plupart de ces trente-deux garçons ne font qu'entrer dans l'adolescence. »

— « Trente-deux ? » s'exclama F'nor. « Il nous en faudrait cinquante. Les dragonnets doivent quand même pouvoir choisir, même si nous habituons les candidats aux dragonnets avant l'Éclosion. »

F'lar haussa les épaules d'un air détaché.

« Envoyez quelqu'un en chercher ici. Vous, vous aurez le temps, ne l'oubliez pas.

»

Et il se mit à rire comme pour ajouter quelque chose, mais il se ravisa.

F'nor n'eut pas le temps d'argumenter avec le Chef du Weyr car F'lar passa immédiatement à autre chose et se mit à lui donner ses instructions.

F'nor devait emmener avec lui toute son escadrille pour former les jeunes. Ils devaient aussi emmener les quarante jeunes dragons de la première couvée de Ramoth, Kylara et sa Reine Pridith, T'bor et son bronze Piyanth. Le jeune bronze de N'ton serait peut-être prêt à couvrir Pridith lors de son premier vol nuptial, de sorte que la jeune Reine aurait le choix entre deux bronze au moins.

« Et si nous avions trouvé le Continent Méridional complètement aride ? »

demanda F'nor, perplexe en face de l'assurance de F'lar. « Qu'auriez-vous fait ? »

— « Oh, je les aurais quand même renvoyés en arrière dans le temps, disons, dans les Hautes Terres », répliqua F'lar, trop bien préparé à cette question.

Mais il se hâta d'ajouter : « Je devrais envoyer d'autres bronze avec vous, mais j'ai besoin de tout le monde pour rechercher les Fils qui ont pu s'enterrer à Keroon et Nerat. On en a déjà déterré plusieurs à Nerat. Il paraît que Vincet a tellement peur qu'il frise l'apoplexie. »

Lessa énonça un bref commentaire sur ce Seigneur. « Et la réunion de ce matin ?

» demanda F'nor.

— « Ne vous occupez pas de ça pour le moment. Il faut que vous commenciez votre transfert interstitiel d'ici ce soir, F'nor. »

Lessa regarda longuement le Chef du Weyr d'un œil incisif, et se dit qu'il lui faudrait bientôt découvrir en détail ce qui s'était passé.

« Voulez-vous me faire un petit croquis, Lessa ? » demanda F'lar.

Il y avait une prière dans ses yeux comme il tirait à lui une tablette vierge et un stylet. Il ne voulait surtout pas qu'elle lui pose en cet instant des questions qui puissent alarmer F'nor. Elle poussa un soupir et s'empara du stylet.

Elle fit un rapide dessin, ajoutant un ou deux détails sur le conseil de F'nor, et eut bientôt fini une carte présentable du plateau qu'ils avaient choisi. Puis, brusquement, sa vue se brouilla. La tête lui tournait.

« Lessa ? » dit F'lar en se penchant vers elle.

— « Tout... bouge... tourne... »

Et elle s'effondra dans ses bras. F'lar souleva le corps léger, échangeant un regard alarmé avec son demi-frère.

« Je vais appeler Manora », proposa F'nor.

— « Comment vous sentez-vous ? » demanda F'lar à celui-ci.

— « Fatigué, mais sans plus », l'assura F'nor en criant dans le monte-charge qu'on leur envoie Manora et du klah chaud.

F'lar étendit la Dame du Weyr sur la couche et étala doucement sur elle une couverture.

« Je n'aime pas ça », grommela-t-il, se souvenant de ce que F'nor avait dit du déclin de Kylara, et dont F'nor ignorait encore qu'il trouverait place dans son avenir.

Pourquoi cela commençait-il si vite pour Lessa ?

« Quand on remonte le temps, on se sent légèrement... »

F'nor fit une pause, cherchant le mot juste.

« ... pas tout à fait... entier. Hier à Nerat, vous avez combattu dans le passé... »

— « J'ai combattu », lui rappela F'lar, « mais ni vous ni Lessa n'avez rien combattu aujourd'hui. Remonter le temps, cela doit produire une sorte de tension... intérieure... mentale... Ecoutez, F'nor, j'aimerais mieux que vous soyez le seul à revenir ici de temps en temps quand vous aurez atteint le Weyr méridional. Je vais donner l'ordre à Ramoth d'inhiber tous les dragons. De cette façon, aucun chevalier ne pourra prendre sur lui de revenir dans notre temps, même s'il le désire. Il doit exister un facteur plus dangereux que nous ne pouvons le prévoir. Ne prenons pas de risques inutiles. »

— « D'accord. »

— « Encore une chose, F'nor. Faites bien attention aux moments que vous choisissez pour revenir. Il ne faudrait pas que vous reveniez à des moments trop proches de ceux où vous étiez ici. Je ne parviens pas à imaginer ce qui arriverait si vous vous heurtiez à vous-même dans le passage, et je ne peux pas me permettre de vous perdre. »

En une rare démonstration d'affection, F'lar serra fortement l'épaule de son demi-frère.

« N'oubliez pas, F'nor. J'ai été ici toute la matinée, et vous n'êtes pas revenu de votre premier voyage avant la fin de l'après-midi. Et n'oubliez pas non plus que nous, nous n'avons que trois jours. Vous, vous avez dix Révolutions. »

F'nor prit congé, et rencontra Manora dans le passage.

Elle ne découvrit rien de particulièrement grave dans l'état de Lessa, et ils décidèrent finalement que c'était simplement de la fatigue : l'effet de la tension de la veille, où Lessa avait servi de relais pour transmettre les messages de dragon à dragon, suivie d'une éprouvante remontée dans le temps interstitiel, le jour même.

Quand F'lar sortit pour souhaiter bon voyage aux audacieux explorateurs du Continent Méridional, Lessa dormait d'un sommeil tranquille ; son visage était pâle, mais sa respiration régulière.

F'lar demanda à Mnementh de transmettre à Ramoth la défense que la Reine devait insinuer dans l'esprit de tous les dragons prenant part à l'expédition.

Ramoth s'exécuta, mais ajouta en un aparté au bronze Mnementh, lequel le retransmit à F'lar, que tout le monde vivait des aventures passionnantes tandis qu'elle, la Reine du Weyr, était obligée de rester à la maison.

A peine les dragons lourdement chargés avaient-ils disparu dans le ciel au-dessus de la Pierre de l'Étoile, que le jeune aspirant assigné au Fort de Nerat en qualité de messager se posa dans le Weyr, le visage livide de terreur.

« Chef du Weyr, on a trouvé beaucoup d'autres Fils enterrés, et on ne peut pas les brûler par le feu. Le Seigneur Vincet voudrait que vous veniez. »

F'lar le croyait sans peine.

« Allez dîner, mon petit, avant de vous remettre en route. Je partirai bientôt. »

En traversant la chambre, il entendit Ramoth gronder doucement. Elle se préparait à dormir.

Lessa reposait toujours, une main ramenée sous la joue, ses longs cheveux pendant au bord du lit. Elle avait l'air fragile et enfantin. F'lar sourit en lui-même. Ainsi, elle était jalouse des attentions que lui avait prodiguées Kylara la veille... Il en était flatté. Il n'avouerait jamais à Lessa que Kylara, malgré sa beauté sensuelle et hardie, n'exerçait pas sur lui le dixième de la fascination que lui inspirait Lessa, sombre, délicate et imprévisible. Même son intransigeance obstinée, son humeur acerbe et malicieuse, ajoutaient du piquant à leurs relations. Avec une tendresse qu'il ne lui montrait jamais quand elle était éveillée, F'lar se pencha et baisa ses lèvres. Elle remua et sourit, soupirant légèrement dans son sommeil.

Retournant à contrecœur à son devoir, F'lar la quitta. Comme il s'arrêtait près de la Reine, Ramoth releva son immense tête triangulaire ; ses yeux aux innombrables facettes scintillaient, luminescents, en regardant le Chef du Weyr.

« Mnementh, s'il te plaît, demande à Ramoth de contacter le dragonnet mis à la disposition de Fandarel. J'aimerais que le Maître Forgeron vienne avec moi à Nerat. Je voudrais voir comment son agenothree agit sur les Fils. »

Ramoth hocha la tête quand le dragon bronze lui transmit le message.

Elle a fait ce que vous lui demandiez, et le dragon vert viendra aussitôt que possible, rapporta Mnementh à son maître. Ces conversations, c'est quand même plus facile quand Lessa ne dort pas, ajouta-t-il en grommelant.

F'lar était absolument d'accord avec lui. Cela avait représenté un grand avantage, la veille, durant la bataille, et ce don leur serait de plus en plus précieux.

Peut-être serait-ce mieux qu'elle essayât de parler à F'nor à travers le temps...

mais non, F'nor était revenu.

F'lar se dirigea à grands pas vers la Salle du Conseil, espérant encore trouver, quelque part, dans quelque portion illisible des vieilles Archives, la clé du problème qui lui faisait si désespérément défaut. Sinon l'aventure méridionale, alors, autre chose. Autre chose !

Fandarel montra qu'il avait autant de volonté que de force ; il regarda calmement le fouillis apparent des Fils se reproduisant à vue d'œil, et qui s'entrelaçaient et se tordaient d'une façon obscène.

« Il y en a des centaines et des milliers dans ce seul trou ! » s'exclamait le Seigneur Vincet de Nerat d'une voix hystérique.

D'un geste vague, il montra la plantation de jeunes arbres où l'on avait découvert ce Fil.

« Les rameaux commencent déjà à se flétrir pendant que vous hésitez. Faites quelque chose ! Combien de jeunes arbres vont encore mourir dans ce seul verger ? Combien de Fils ont échappé hier à l'haleine empoisonnée des dragons ? Où est le dragon qui va les calciner ? Qu'est-ce que vous attendez ? »

F'lar et Fandarel ne prêtèrent aucune attention à ses jérémiades ; ils étaient tous deux à la fois fascinés et révoltés par cette première rencontre avec l'ennemi séculaire en train de s'enterrer. Malgré les accusations paniquées de Vincet, c'était le seul Fil tombé sur cette pente. F'lar préférait ne pas penser au nombre de Fils qui avaient pu échapper aux efforts des dragons et atteindre le sol chaud et fertile de Nerat. Si seulement ils avaient eu le temps de poster des sentinelles pour repérer les points de chute des amas de Fils égarés ! Au moins pourraient-ils remédier à cette erreur à Telgar, Crom et Ruatha dans trois jours. Mais ce n'était pas assez. Pas assez.

Fandarel fit signe d'avancer aux deux artisans qui l'accompagnaient. Ils étaient chargés d'un engin bizarre ; sorte de cylindre de métal auquel était rattachée une baguette terminée par un gicleur. A l'autre bout du cylindre, il y avait un court tuyau, puis un autre cylindre à l'intérieur duquel se déplaçait un piston. L'un des artisans manœuvra vigoureusement le piston, tandis que le second, qui avait du mal à maîtriser le tremblement de ses mains, pointait le gicleur sur le trou où s'enterraient les Fils. A un signe de tête de son compagnon, l'homme enleva le bouchon du gicleur, le détournant soigneusement de lui pour l'incliner vers les Fils. Une fine vapeur s'en échappa pour aller pénétrer dans le trou. A peine les gouttelettes avaient-elles touché le fouillis des Fils que de la fumée sortit en tourbillonnant du trou. Peu après, l'amas blafard des vrilles remuantes n'était plus qu'une masse fumante de brins calcinés. Fandarel fit signe à ses assistants de reculer, et resta un long moment à contempler la scène. Finalement, il grogna et chercha un long bâton avec lequel il fourragea dans le trou. Plus aucun Fil ne remuait.

« Hum », grogna-t-il avec une satisfaction évidente. « Mais je ne nous vois quand même pas très bien aller tisonner dans tous les trous. Faisons un autre essai. »

Remorquant à leur suite le Seigneur Vincet qui gémissait en se tordant les mains, et escortés par les brigades de la jungle, ils se dirigèrent vers un autre trou creusé par les Fils à la lisière de la forêt vierge. Là, les Fils avaient pénétré dans la terre par le tronc d'un arbre énorme qui, déjà, chancelait.

Fandarel élargit un peu le trou à l'aide de son bâton, puis fit signe à ses assistants d'approcher. L'un se mit à pomper vigoureusement, tandis que l'autre ajustait le gicleur avant de l'enfoncer dans le trou. Fandarel leur fit signe de commencer et compta lentement avant d'arrêter l'opération. De fines volutes de fumée s'élevèrent du trou.

Au bout d'un laps de temps qu'il jugea convenable, Fandarel donna l'ordre de creuser, en recommandant bien aux hommes de ne pas toucher l'agenothree.

Quand ils eurent mis le sillon à découvert, l'acide avait déjà fait son œuvre, ne laissant qu'une masse de Fils calcinés.

Fandarel fit la grimace en se grattant la tête, mécontent.

« D'une façon ou d'une autre, c'est trop long. Mieux vaut les attaquer à la surface

», grommela le Maître Forgeron.

— « Mieux vaut les attaquer en l'air », pépia le Seigneur Vincet. « Et qu'est-ce que ce liquide va faire à mes jeunes vergers ? Qu'est-ce qu'il va leur faire ? »

Fandarel se retourna, remarquant de toute évidence pour la première fois ïe Seigneur désespéré.

« Mon petit monsieur, c'est avec une solution d'agenothree que vous fertilisez vos terres au printemps. C'est vrai que ce verger est brûlé pour quelques années, mais il n'est pas plein de Fils. Il vaudrait mieux pouvoir faire ces pulvérisations en plein ciel. Le liquide se poserait doucement et se dissiperait sans causer aucun dégât, et même en fertilisant uniformément les terres. »

Il fit une pause et se gratta la tête.

« Les jeunes dragons pourraient transporter une équipe... Hummm. C'est une possibilité, mais l'appareil est encore bien encombrant. »

Il tourna le dos au Seigneur stupéfait, et demanda à F'lar si la tapisserie avait été rendue.

« Pour le moment, je ne vois pas comment construire un tube lançant les flammes. Cet appareil m'a été inspiré par ceux que nous construisons pour les vergers. »

— « J'attends toujours des nouvelles de la tapisserie », répliqua F'lar, « mais vos pulvérisations sont très efficaces. Les Fils sont anéantis. »

— « Les vers de sable sont efficaces aussi, mais pas assez », grommela Fandarel, mécontent.

Brusquement, il fit signe à ses assistants et, dans la pénombre croissante du crépuscule, se dirigea vers les dragons.

Au Weyr, Robinton attendait leur retour, son calme apparent masquant à peine son excitation intérieure.

Toutefois, il s'informa poliment des efforts de Fandarel. Le Maître Forgeron grogna en haussant les épaules. « Tout mon Atelier est au travail. »

— « Le Maître Forgeron est beaucoup trop modeste », intrervint F’lar. Il a déjà construit un ingénieux engin qui pulvérise de l'agenothree dans les trous où les Fils se sont enterrés et les calcine complètement. »

— « Ce n'est pas efficace. L'idée du lance-flammes me plaît », dit le Maître Forgeron, les yeux brillants d'excitation dans son visage impassible. « Un lanceur de flammes », répéta-t-il, le regard vague.

Il secoua la tête.

« Bon, je m'en vais. »

Et, avec un bref hochement de tête à l'adresse du Chef du Weyr et du Maître Harpiste, il sortit.

« Ça me plaît, ce dévouement total à une idée », observa Robinton.

Bien que son excentricité l'amusât, on sentait que le forgeron lui inspirait le respect.

« Je vais mettre mes apprentis au travail sur une Saga du Maître Forgeron. J'ai cru comprendre », ajouta-t-il en se tournant vers F'lar, « que l'expérience méridionale était en cours. »

F'lar hocha la tête d'un air malheureux.

« Vos doutes se renforcent ? »

— « Ces remontées du temps interstitiel font des victimes », admit-il en regardant d'un air angoissé en direction de la chambre.

— « La Dame du Weyr est malade ? »

— « Elle dort, mais le voyage d'aujourd'hui l'a beaucoup affectée. Il faut que nous trouvions une autre solution, une solution moins dangereuse ! » dit F'lar en abattant un poing dans sa paume ouverte.

— « Je n'ai pas vraiment trouvé de réponse », enchaîna vivement Robinton, «

mais ce que je crois être un autre morceau du puzzle. J'ai découvert quelque chose. Il y a quatre cents Révolutions, le Maître Harpiste fut convoqué au Weyr de Fort, peu après que l'Étoile Rouge eut fini son Passage et se fut éloignée de Pern. »

— « Quelque chose ? Quoi ? »

— « Notez bien que les attaques des Fils venaient juste de cesser, et que le Maître Harpiste fut convoqué au Weyr de Fort très tard dans la soirée.

Exceptionnelle, cette convocation. De plus... » continua Robinton, pointant un index sur F'lar pour souligner la distinction, « on ne reparle jamais de cette visite. Ce n'est pas normal, car toutes ces convocations ont un but. On fait toujours un compte rendu écrit pour ce genre de réunion, mais pour celle-là, aucune explication. Le Maître Harpiste reprend son rapport plusieurs semaines plus tard, comme s'il n'avait jamais quitté son Atelier. Et environ dix mois plus tard, le Chant des Interrogations fut ajouté aux Ballades d'Enseignement obligatoires. »

— « Vous croyez que ces deux incidents ont un rapport avec l'abandon des cinq Weyrs ? »

— « Oui, mais je ne saurais dire pourquoi. Pourtant, je sens qu'il y a un rapport entre les événements, la visite, les disparitions et le Chant des Interrogations. »

F'lar remplit deux coupes de vin.

« Moi aussi j'ai fouillé les vieilles Archives pour trouver des indices.

Il haussa les épaules.

« Tout semble avoir été normal jusqu'au moment même où ils ont disparu. Nous avons des listes des trains de dîmes, des provisions emmagasinées, des dragons blessés et des hommes rentrant de patrouille. Puis, les Archives s'arrêtent brusquement, et seul le Weyr de Benden reste occupé. »

— « Et pourquoi, sur les six Weyrs, aller justement choisir celui-là ? » demanda Robinton. « Si un seul devait subsister, celui d'Ista était plus indiqué. Benden est tellement au nord que c'est bizarre de le choisir pour passer quatre cents Révolutions. »

— « Benden est isolé et situé en altitude. Peut-être une maladie a-t-elle frappé les autres qui n'a pas atteint Benden ? »

— « Et tout cela sans explication ? Tous, dragons, chevaliers, gens du Weyr, ils ne sont pas morts de mort subite au même instant sans même laisser une seule carcasse pourrir au soleil ! »

— « Alors, demandons-nous plutôt pourquoi le Maître Harpiste fut convoqué.

L'a-t-on chargé de composer une Ballade d'Enseignement pour couvrir cette disparition ? »

— « Eh bien », grogna Robinton, « elle n'était sûrement pas faite pour nous rassurer, pas avec cette mélodie, si on peut appeler ça une mélodie ! Et on ne peut pas dire qu'elle réponde à des questions ! Elle les pose. »

— « Pour que nous y répondions ? » proposa F'lar doucement.

— « Oui. »

Les yeux de Robinton se mirent à briller.

« Pour que nous y répondions, c'est bien ça, car c'est un chant difficile à oublier.

Ce qui veut dire qu'il fut composé pour qu'on s'en souvienne. Ces questions sont importantes, F'lar ! »

— « Quelles questions sont importantes ? » demanda Lessa qui était entrée sans bruit.

Les deux hommes se levèrent. F'lar, avec des prévenances inhabituelles, avança une chaise et lui versa du vin.

« Je ne vais pas m'écrouler », dit Lessa d'un ton acide, presque agacée par cet excès de courtoisie.

Puis elle sourit à F'lar pour adoucir l'effet de ses paroles.

« J'ai dormi et je me sens beaucoup mieux. Qu'est-ce qui vous excite tant tous les deux ? »

F'lar lui résuma brièvement la discussion qu'il venait d'avoir avec le Maître Harpiste. Quand il mentionna le Chant des Interrogations, Lessa frissonna.

« Moi non plus, je n'arrive pas à l'oublier, ce chant. Ce qui signifie, ainsi qu'on me l'a enseigné... (et elle fit la grimace au souvenir des détestables leçons de R'gul)... qu'il est important. Mais pourquoi ? Il ne fait que poser des questions. »

Puis elle battit des paupières et ses yeux se dilatèrent. « Partis devant, partis au loin ! » cria-t-elle en se levant d'un bond. J'ai trouvé ! Les cinq Weyrs sont partis... dans le temps ! Mais vers quelle époque ? »

F'lar se tourna vers elle, sans voix.

« Ils sont partis pour notre époque ! Cinq Weyrs pleins de dragons », répéta-telle d'une voix altérée.

— « Non, c'est impossible », rétorqua F'lar.

— « Pourquoi ? » demanda Robinton très excité. « Cela ne résout-il pas le problème qui se pose à nous ? Notre besoin de dragons de combat ? Cela n'explique-t-il pas pourquoi ils sont partis si brusquement, sans explications, à part le Chant des Interrogations ? »

F'lar repoussa l'épaisse boucle qui lui tombait sur les yeux.

« Cela expliquerait en effet leur comportement quand ils sont partis », admit F'lar, « parce qu'ils ne pouvaient pas dire où ils allaient, sinon toute l'opération se serait effondrée. Comme moi, je n'ai pas pu dire à F'nor que l'expérience méridionale aurait des problèmes. Mais comment arriveront-ils ici, si c'est bien à notre époque qu'ils viennent ? Pour le moment, ils ne sont pas ici. Comment ont-ils pu savoir que leur concours était nécessaire, et à quelle époque ? Et voilà bien le vrai problème : est-il concevable qu'on puisse donner à un dragon des références se rapportant à une époque qui n'existe pas encore ? »

— « Quelqu'un d'ici doit remonter le temps pour leur donner les références adéquates », dit Lessa d'une toute petite voix.

— « Lessa, vous êtes folle ! » hurla F'lar, le visage alarmé. « Vous savez ce qui vous est arrivé aujourd'hui. Comment pouvez-vous seulement penser à retourner à une époque qu'on n'arrive même pas à imaginer ? A une époque distante de quatre cents Révolutions ? Vous êtes retournée dix Révolutions en arrière, et cela vous a laissée ébranlée et à moitié malade. »

— « Est-ce que ça ne vaudrait pas la peine ? » lui demanda-t-elle le regard très grave. « Est-ce que Pern n'en vaut pas la peine ? »

F'lar la saisit par les épaules, et la secoua, les yeux fous de terreur.

« Même Pern ne vaut pas de vous perdre, vous ou Ramoth. Lessa, Lessa, n'allez surtout pas me désobéir sur ce point ! »

Sa voix n'était plus qu'un murmure intense et glacial, et tremblait de fureur.

« Oh, il doit bien y avoir une solution à ce problème, qui nous échappe pour le moment, Dame du Weyr », intervint adroitement Robinton. « Qui sait ce que demain nous réserve ? Ce n'est pas là une entreprise dans laquelle on puisse se lancer à la légère. »

Lessa le regarda sans penser à se dégager de l'emprise de fer de F'lar.

« Du vin ? » proposa le Maître Harpiste en lui remplissant une coupe.

Grâce à cette diversion, le tableau que formaient F'lar et Lessa se désagrégea.

« Ramoth n'a pas peur d'essayer », dit Lessa d'un air résolu.

F'lar fusilla du regard le dragon doré qui, la tête tournée vers eux, contemplait les humains.

« Ramoth est jeune », dit-il d'une voix tranchante.

Puis il perçut, en même temps que Lessa, l'ironique pensée de Mnementh.

Elle rejeta la tête en arrière, et son éclat de rire se répercuta en écho dans la salle voûtée.

« J'aurais moi-même grand besoin d'une bonne plaisanterie », remarqua pertinemment Robinton.

— « Mnementh a dit à F'lar qu'il n'était plus jeune, mais qu'il n'avait quand même pas peur d'essayer. Que c'était juste une grande enjambée », lui expliqua Lessa, essuyant les larmes que son rire faisait perler à ses yeux.

F'lar jeta un regard peu amène dans le passage à l'extrémité duquel Mnementh se prélassait sur sa corniche habituelle.

Un dragon chargé arrive, annonça le dragon bronze à ceux du Weyr. C'est Lytol en croupe du jeune B'rant sur le brun Fanth.

« Maintenant, il se déplace lui-même pour apporter ses mauvaises nouvelles ? »

demanda Lessa d'un ton acide.

— « C'est déjà assez dur pour Lytol de chevaucher le dragon d'un autre et de venir ici, Lessa de Ruatha. N'augmentez pas son tourment par vos enfantillages

», dit F'lar avec sévérité.

Lessa baissa les yeux, furieuse que F'lar l'ait réprimandée ainsi devant Robinton.

Lytol entra d'un pas lourd dans le Weyr de la Reine, portant une extrémité d'un grand tapis roulé. Le jeune B'rant portait l'autre bout, titubant et suant sous le faix.

Lytol s'inclina respectueusement devant Ramoth et fit signe au jeune chevalier-brun de l'aider à dérouler leur fardeau... A mesure que l'immense tapisserie apparaissait à leurs yeux, F'lar comprenait pourquoi le Maître Tisserand Zurg s'en était souvenu. Les couleurs, malgré leur antiquité certaine, étaient aussi fraîches et vibrantes qu'au premier jour. Et le sujet traité présentait encore plus d'intérêt.

« Mnementh, envoie chercher Fandarel. Voilà le modèle dont il a besoin pour son lance-flammes », dit F'lar.

— « Cette tapisserie appartient à Ruatha ! » cria Lessa avec indignation. « Je me souviens très bien l'avoir vue dans mon enfance. Elle était suspendue dans le Grand Hall, et c'était le bien le plus précieux de ma Lignée. Où était-elle ? »

Ses yeux lançaient des éclairs.

« Dame, elle était maintenant revenue à son lieu d'origine », dit Lytol, impassible, en évitant son regard. « C'est un travail de Maître Tisserand », continua-t-il, palpant avec respect la lourde étoffe. « Quelles couleurs, quel dessin ! Il a fallu une vie d'homme pour construire le métier, et les efforts conjugués de tout un Atelier pour la mener à bien, ou je ne m'y connais pas. »

F'lar marchait le long de l'immense tenture, regrettant de ne pouvoir la suspendre pour voir la scène héroïque dans une bonne perspective. Trois escadrilles de dragons en formation de vol dominaient la partie supérieure d'une moitié de la tenture. Ils crachaient des flammes en piquant sur des masses de Fils gris qui tombaient dans un ciel lumineux. Du bleu lumineux de l'automne, pensa F'lar, qu'on ne voit jamais en été. Sur les pentes basses des collines, les feuillages avaient jauni à la fraîcheur des nuits. Des rocs imposants faisaient penser à la campagne de Ruatha. Était-ce pour cela que la tapisserie s'était toujours trouvée dans le Hall de Ruatha ? Dans le bas, on voyait des hommes qui avaient quitté la protection du Fort, taillé à même la falaise. Ils portaient les curieux cylindres dont Zurg avait parlé. Ces tubes lançaient de longues flammes brillantes, dirigées sur les Fils qui tentaient de s'enterrer.

Lessa poussa un cri d'étonnement, et, marchant sur la tapisserie, alla contempler les contours tissés du Fort, dont la porte massive était entrouverte, tous les détails de sa décoration coulés dans le bronze soigneusement rendus par le tissage.

« Je crois que cela représente la porte du Fort de Ruatha », remarqua F'lar.

— « Oui... et non », dit Lessa, perplexe.

Lytol regarda d'un air maussade d'abord Lessa, puis la porte tissée.

« C'est vrai. C'est la porte, et en même temps, ce n'est pas elle. Et pourtant, je l'ai franchie il y a une heure à peine. »

Il fronça les sourcils en regardant la porte qui s'étendait entre ses pieds.

« Enfin, nous avons les modèles que Fandarel désire étudier », dit F'lar d'un air soulagé en regardant les lance-flammes,

Qu'à partir de ce modèle tissé Fandarel fût capable de construire un appareil utilisable dans trois jours, c'est ce que F'lar ne savait pas. Mais si Fandarel ne le pouvait pas, c'est que personne ne le pourrait.

Quant au Maître Forgeron, mis en présence de la tapisserie, il jubilait. Il se coucha sur le tissu, les poils lui chatouillant le nez tandis qu'il en étudiait tous les détails. Assis en tailleur, il scrutait son modèle et prenait des croquis en grognant, marmonnant et grommelant.

« Ça s'est fait. Ça peut se faire. Ça doit se faire... »

Lessa fit monter du klah, du pain et de la viande quand le jeune B'rant lui dit que ni Lytol ni lui n'avaient encore mangé. Gaie et coquette, elle servit prestement tous les hommes. F'lar se sentait soulagé pour Lytol. Lessa obligea même Fandarel à manger, minuscule silhouette près de cet homme gigantesque, insistant pour qu'il abandonnât un instant sa tapisserie et vienne se restaurer avant de reprendre ses dessins assortis de grognements.

Fandarel décida enfin qu'il avait assez de croquis et disparut pour qu'on le ramène à son Atelier à dos de dragon.

« Inutile de lui demander quand il reviendra. Il est trop absorbé dans ses pensées pour entendre », remarqua F'lar, amusé.

— « Si vous le permettez, je vais me retirer aussi », dit Lessa en souriant gracieusement aux quatre hommes encore présents autour de la table. « Mon cher Régent Lytol, le jeune B'rant devra se retirer bientôt, lui aussi. Il dort à moitié. »

— « Certainement pas, Dame du Weyr », l'assura B'rant en toute hâte, écarquillant les yeux pour paraître bien éveillé.

Lessa se contenta de rire en disparaissant dans la chambre. F'lar la regarda sortir d'un air pensif.

« Je me méfie de la Dame du Weyr quand elle parle d'un ton aussi soumis », dit-il lentement.

— « Eh bien, nous allons tous partir », proposa Robinton en se levant.

— « Ramoth est jeune, mais elle n'est pas folle », murmura F'lar après que les autres furent partis.

Ramoth dormait, inconsciente de sa présence. Il chercha à contacter Mnementh pour se réconforter. Pas de réponse. Le grand bronze sommeillait sur sa corniche.

Noir, très noir, toujours plus noir.

Toujours plus froid après le gel.

Où voler quand la Vie n'est plus rien,

Qu'un grand dragon et un froissement d'ailes ?

« Je veux juste revoir cette tapisserie suspendue au mur de Ruatha », insista Lessa le lendemain. « Je veux qu'elle retrouve sa place. »

Ils étaient allés visiter les blessés, et s'étaient déjà disputés parce que F'lar avait envoyé N'ton sur le Continent Méridional. Lessa désirait qu'il apprît à manœuvrer le dragon d'un autre. F'lar préférait qu'il commandât une escadrille dans le sud, avec dix Révolutions complètes devant lui pour se perfectionner.

Dans l'espoir que cela l'empêcherait de donner suite à son idée de remonter à quatre cents Révolutions en arrière, F'lar avait rappelé à Lessa les deux retours de F'nor, et il avait beaucoup insisté sur les difficultés dont elle avait fait ellemême l'expérience.

Cela l'avait rendue pensive, mais elle n'avait rien dit.

Aussi, quand Fandarel avait fait savoir qu'il aimerait montrer à F'lar un nouvel appareil, le Chef du Weyr n'avait-il pas trouvé trop risqué de permettre à Lessa le triomphe de rapporter à Ruatha la tapisserie volée. Elle sortit pour faire rouler la tenture et la faire attacher sur le dos de Ramoth.

Il regarda Ramoth s'élever, battant puissamment l'air de ses ailes immenses, planant au-dessus de la Pierre de l'Étoile avant de disparaître dans l'Interstice pour rejoindre Ruatha. Juste en cet instant, R'gul apparut sur la corniche, annonçant qu'un convoi de pierre de feu entrait dans le Tunnel. En conséquence, la matinée était bien avancée quand il finit par aller voir le lance-flammes primitif et pas encore efficace de Fandarel... le feu qu'il « lançait » par son tube n'avait aucune force. Il ne retourna au Weyr que tard dans l'après-midi.

R'gul lui annonça d'un ton acerbe que F'nor était venu pour le voir, deux fois, en fait.

« Deux fois ? »

— « Deux fois, comme je vous l'ai dit. Il n'a pas voulu me laisser de message pour vous. »

De toute évidence, R'gul se sentait insulté par le refus de F'nor.

Au repas du soir, comme Lessa n'avait toujours pas donné signe de vie, il envoya un messager à Ruatha, et apprit qu'elle avait, en effet, rapporté la tapisserie. Elle avait harcelé et tourmenté tout le monde au Fort jusqu'à ce que la tenture fût convenablement suspendue. Puis, pendant plusieurs heures, elle était restée assise à la contempler, se levant de temps en temps pour la regarder en marchant.

Puis elle et Ramoth s'étaient élevées dans le ciel au-dessus de la Grande Tour et avaient disparu. Lytol avait supposé, comme tout le monde à Ruatha, qu'elle était retournée au Weyr de Benden.

« Mnementh ! » rugit F'lar quand le messager eut fini, « Mnementh, où sont-elles ? »

La réponse de Mnementh fut longue à venir.

Je ne les entends pas, dit-il enfin, sa voix mentale aussi douce et inquiète que pouvait l'être celle d'un dragon.

F'lar s'agrippa des deux mains à la table, regardant le Weyr déserté de la Reine.

Tout au fond de son angoisse, il savait où Lessa avait tenté d'aller.

Froid comme la mort,

Porteur de mort et comme elle glacé,

Sans guide aucun, reste et meurs,

Tu ne connaîtras pas la peur :

Ce jour fut deux fois décidé.

Au-dessous d'elles se dressait la Grande Tour de Ruatha. Tendrement, Lessa fit déplacer Ramoth légèrement vers la gauche, ignorant ses remarques acides, car elle savait qu'elle aussi était très excitée.

C'est parfait, ma chérie, c'est exactement sous cet angle que la tapisserie représente la porte du Fort. Seulement, à l'époque ou l'on fit le carton, on n'avait pas encore sculpté les linteaux ni coiffé la porte. Et il n'y avait ni Tour, ni cour intérieure, ni grille. Elle caressa la peau étonnamment douce du grand cou incurvé, riant pour se dissimuler à elle-même la nervosité et l'appréhension que provoquait en elle ce qu'elle allait tenter.

Elle se dit que les raisons la poussant à cette entreprise étaient excellentes. Le premier vers de la Ballade : Partis devant, partis au loin, faisait clairement allusion au voyage dans le temps interstitiel. Et la tapisserie lui donnait les points de référence indispensables au saut dans le temps interstitiel. Oh, comme elle était reconnaissante au Maître Tapissier qui avait tissé sa porte ! Il fallait qu'elle se souvienne de le complimenter pour son travail. Elle espérait pouvoir le faire. Assez de doutes ! Bien sûr qu'elle le pourrait. Les Weyrs n'avaient-ils pas disparu ? Sachant qu'ils étaient partis dans l'avenir, sachant comment remonter le temps pour les ramener, c'était elle, de toute évidence, qui devait remonter le temps pour aller les chercher. C'était très simple, et seules elle et Ramoth pouvaient le faire. Parce qu'elles l'avaient déjà fait.

De nouveau, elle rit nerveusement, et respira à fond, plusieurs fois, en frissonnant.

« Parfait, mon amour d'or », murmura-t-elle. « Tu as la référence. Tu sais à quelle époque je veux aller. Emporte-moi dans l'Interstice, Ramoth, à quatre cents Révolutions en arrière. »

Le froid fut intense, beaucoup plus pénétrant qu'elle ne l'avait imaginé. Pourtant, ce n'était pas un froid physique. C'était la conscience qu'elle avait de l'absence de tout. Pas de lumière. Pas de sons. Pas de sensations. Comme elles continuaient à planer, longtemps, très longtemps, dans ce néant, Lessa réalisa qu'une panique effroyable montait en elle et menaçait de faire chavirer sa raison.

Elle savait qu'elle était assise sur le cou du grand animal, et pourtant elle ne sentait pas Ramoth sous ses cuisses, sous ses mains. Impulsivement, elle essaya de crier et ouvrit la bouche... rien... aucun son dans ses oreilles. Elle ne sentait pas même ses mains, et pourtant elle savait qu'elle les avait portées à ses joues.

Je suis là, entendit-elle Ramoth dire dans son esprit. Nous sommes ensemble. Et ces paroles rassurantes furent la seule chose qui lui permit de se cramponner à sa raison dans ce terrifiant néant immuable.

Quelqu'un fit preuve d'assez de bon sens pour appeler Robinton. Le Maître Harpiste trouva F'lar assis devant la table, pâle comme un mort, les yeux fixés sur le Weyr vide. L'entrée du Maître, sa voix calme, firent sortir F'lar de sa stupeur. D'un geste péremptoire, il renvoya les autres.

« Elle est partie. Elle a essayé de remonter à quatre cents Révolutions en arrière

», dit F'lar d'une voix dure et tendue.

Le Maître Harpiste s'effondra dans le fauteuil en face de F'lar.

« Elle a rapporté la tapisserie à Ruatha », continua F'lar de la même voix crispée.

« Je lui avais raconté les retours de F'nor. Je lui avais dit combien c'était dangereux. Elle n'avait pas beaucoup insisté, et je sais que remonter le temps interstitiel l'effrayait, si tant est que quelque chose puisse effrayer Lessa. »

Il donna un violent coup de poing sur la table.

« J'aurais dû m'en douter. Quand elle pense qu'elle a raison, elle ne prend pas le temps d'analyser, de réfléchir. Elle agit tout de suite ! »

— « Mais ce n'est pas une étourdie », lui rappela lentement Robinton. « Même elle, n'aurait pas tenté un saut interstitiel sans un point de référence, non ? »

— « Partis devant, partis au loin..., c'est le seul indice que nous ayons. »

— « Non, attendez », lui conseilla Robinton en faisant claquer ses doigts. « Hier soir, quand elle a marché sur la tapisserie, elle avait l'air anormalement intéressée par la porte du Hall. Souvenez-vous, elle en a parlé avec Lytol. »

F'lar s'était levé et avait déjà parcouru la moitié du passage.

« Venez, mon ami, nous allons à Ruatha. »

Lytol alluma toutes les lampes du Fort pour que F'lar et Robinton puissent clairement voir la tapisserie.

« Elle a passé l'après-midi à la regarder », dit le Régent en secouant la tête. «

Vous êtes sûr qu'elle a tenté cet incroyable saut dans le temps ? »

— « C'est très probable. Mnementh ne les entend nulle part, ni elle ni Ramoth.

Pourtant, il dit qu'il entend faiblement Canth à bien des Révolutions en arrière et sur le Continent Méridional. »

F'lar marchait le long de la tapisserie.

« Qu'est-ce qu'elle a donc cette porte, Lytol ? Réfléchissez mon ami ! »

— « Elle est presque comme maintenant, mais il n'y a pas de linteaux sculptés.

Et il n'y a pas de cour intérieure, pas de Tour... »

— « C'est bien ça. Oh ! par le premier Œuf, c'était si simple ! Zurg a dit que cette tapisserie était très ancienne. Lessa en a déduit qu'elle avait quatre cents Révolutions et elle s'en est servie comme point de référence pour remonter le temps interstitiel. »

— « Eh bien, alors, elle y est, et elle est en sécurité ! » cria Robinton, s'effondrant de soulagement dans un fauteuil.

— « Oh, non, Maître Harpiste. Ce n'est pas si facile que ça », murmura F'lar.

Et Robinton saisit la douleur de son regard et le désespoir qui se peignait sur le visage de Lytol.

« Qu'est-ce qu'il y a ? »

— « Dans l'Interstice, il n'y a rien », dit F'lar d'une voix morte. « Aller dans l'Interstice d'un lieu à un autre ne prend que le temps qu'il faut à un homme pour tousser trois fois... Mais pour remonter quatre cents Révolutions dans l'Interstice... »

Sa phrase mourut dans sa bouche.

Qui veut,

Peut.

Qui tente, Réussit.

Qui aime, Vit.

Il y eut des voix qui d'abord furent des rugissements à ses oreilles douloureuses, puis s'affaiblirent au-delà du seuil de la perception des sons. Elle perdit le souffle et le cœur lui remonta dans la gorge car elle se sentait tourner et tourbillonner, avec le lit qui était là, sous elle. Elle s'y cramponna comme une douleur fulgurante lui traversait la tête, venue de nulle part. Elle se mit à hurler, autant pour protester contre la douleur que contre cette absence terrifiante, roulante et tourbillonnante d'un support stable.

Pourtant, une nécessité inéluctable la poussait à bredouiller le message qu'elle était venue apporter. Parfois, elle sentait que Ramoth cherchait à l'atteindre dans ces ténèbres vastes et profondes qui l'enveloppaient. Elle essayait de se raccrocher à l'esprit de Ramoth, espérant que la Reine dorée pourrait la faire sortir de ce torturant néant. Épuisée, elle sombrait, toujours plus profond, arrachée à l'oubli par le seul besoin désespéré de communiquer avec quelqu'un.

Elle prit soudain conscience d'une main douce sur son bras, et d'un liquide chaud et savoureux dans sa bouche. Elle le retourna sur sa langue, et il coula dans sa gorge douloureuse. Une quinte de toux la laissa faible et hors d'haleine. Puis, elle tenta l'expérience d'ouvrir les yeux, et les images ne se mirent pas à sauter ni à tourner.

« Qui... êtes... vous ? » parvint-elle à croasser.

— « Oh, ma chère Lessa... »

— « C'est bien ce que je suis ? » demanda-t-elle, tout embrouillée.

— « C'est ce que votre Ramoth nous a dit », l'assura-t-on. « Moi, je suis Mardra du Weyr de Fort. »

— « Oh, F'lar sera tellement en colère », gémit Lessa, tous ses souvenirs surgissant dans sa mémoire. « Il va me secouer, et me secouer. Il me secoue toujours quand je lui désobéis. Mais j'avais raison. J'avais raison. Mardra ?... Oh, ce... terrible... néant... »

Et elle se sentit glisser dans le sommeil, incapable de lutter contre ce besoin irrésistible. Son lit avait cessé de rouler et tanguer sous elle, et c'était réconfortant.

La chambre, faiblement éclairée par les lampes murales, était à la fois semblable à la sienne au Weyr de Benden, et en même temps, subtilement différente. Lessa resta immobile, cherchant à définir cette différence. Ah, les murs du Weyr étaient très lisses. La pièce était plus grande, et le plafond plus haut et voûté. Et

— maintenant que ses yeux s'étaient habitués à la pénombre et distinguaient les détails — les meubles étaient plus finement travaillés. Elle s'agita nerveusement.

« Ah ! vous êtes de nouveau réveillée, Dame-Mystère », dit un homme.

Par les rideaux écartés, la lumière venant du Weyr inonda la pièce. Lessa sentit plutôt qu'elle ne vit la présence d'autres personnes dans la pièce voisine.

Une femme se glissa sous le bras de l'homme et vint vivement près de son lit.

« Je me souviens de vous. Vous êtes Mardra », dit Lessa, étonnée.

— « En effet, et voici T'ron, Chef du Weyr de Fort. »

T'ron ajoutait des brandons dans le panier de la lampe, regardant Lessa par-dessus son épaule pour voir si la lumière la gênait.

« Ramoth ! » s'exclama Lessa en s'asseyant dans son lit, consciente pour la première fois que ce n'était pas l'esprit de Ramoth qu'elle percevait dans le Weyr voisin.

« Oh, cette Ramoth », dit Mardra en riant avec une indulgente consternation. «

Elle finira par nous affamer tous, et même ma Loranth a dû faire appel aux autres Reines pour la modérer. »

— « Elle se perche sur les Pierres de l'Étoile comme si c'était sa propriété personnelle, et elle n'arrête pas de se lamenter », ajouta T'ron d'un ton moins charitable.

Il prêta l'oreille. « Ah ! elle vient de s'arrêter. »

— « Vous pouvez venir, hein ? » bredouilla Lessa.

— « Venir ? Venir où, ma chérie ? » demanda Mardra, sans comprendre. « Vous n'avez pas cessé de parler de notre « venue » et des Fils qui arrivent, et de l'Etoile Rouge qui s'encadre exactement dans le Roc de l'Œil et... ma chérie, ne réalisez-vous donc pas que l'Étoile Rouge a fini son Passage depuis deux mois ?

»

— « Non, non, ils commencent à tomber. C'est pourquoi je suis revenue en arrière, j'ai remonté le temps interstitiel. »

— « Revenir en arrière ? Remonter le temps interstitiel ? » s'exclama T'ron s'approchant vivement du lit et regardant Lessa avec intensité.

— « Est-ce que je pourrais avoir un peu de klah ? Je sais que mes paroles semblent sans queue ni tête, et que je ne suis pas encore très bien réveillée. Mais je ne suis pas folle, et je ne suis plus malade, et tout ça est tellement compliqué.

»

— « Oui, en effet », remarqua T'ron avec une douceur ambiguë.

Mais il commanda quand même du klah par le monte-charge. Et il approcha une chaise de son lit pour l'écouter.

« Bien sûr que vous n'êtes pas folle », dit Mardra d'un ton apaisant, fusillant du regard son compagnon. « Sinon, elle ne chevaucherait pas une Reine ! »

T'ron fut bien obligé d'en convenir. Lessa attendit l'arrivée du klah ; puis elle se mit à boire à petites gorgées gourmandes le liquide chaud et stimulant.

Elle prit enfin une profonde inspiration et commença, disant le long Intervalle entre les dangereux Passages de l'Étoile Rouge ; comment le seul Weyr qui restait était tombé en disgrâce et en décadence ; elle dit la déchéance de Jora et comment elle avait perdu le contrôle de sa Reine, Nemorth, de sorte qu'à l'approche de l'Étoile Rouge, ses pontes n'avaient pas augmenté. Comment elle avait donné l'Empreinte à Ramoth pour devenir Dame du Weyr de Benden.

Comment F'lar avait déjoué les menées des Seigneurs des Forts le lendemain du premier vol nuptial de Ramoth et fermement pris le commandement du Weyr et de Pern, se préparant à la venue des Fils dont il était certain. Elle raconta à son auditoire, maintenant suspendu à ses lèvres, sa première tentative de vol avec Ramoth, et comment, par inadvertance, elle avait remonté le temps interstitiel pour surgir au Fort de Ruatha le jour de l'invasion de Fax.

« L'invasion... du Fort de ma famille ? » s'exclama Mardra, consternée.

— « Ruatha a donné aux Weyrs bien des Dames du Weyr restées célèbres », dit Lessa avec un sourire satisfait.

T'ron éclata de rire.

« Elle est de Ruatha, aucun doute là-dessus », assura-t-il à Mardra.

Elle leur dit la situation en laquelle se trouvaient les chevaliers-dragons, avec des forces insuffisantes pour faire face aux attaques des Fils. Elle leur parla du Chant des Interrogations et de la grande tapisserie.

« Une tapisserie ? » cria Mardra, portant ses mains à son visage d'un air alarmé.

« Décrivez-la-moi ! »

Et quand Lessa l'eut décrite, elle vit enfin sur leurs visages qu'ils la croyaient tous les deux.

« Mon père vient juste de commander une tapisserie représentant cette scène. Il m'en a parlé l'autre jour, parce que la dernière bataille contre les Fils s'est livrée au-dessus de Ruatha. »

Incrédule, Mardra se tourna vers T'ron, qui n'avait plus du tout l'air amusé.

« Elle doit avoir fait ce qu'elle prétend. Sinon, comment pourrait-elle connaître l'existence de la tapisserie ? »

— « Vous pouvez aussi interroger votre Reine-dragon et la mienne », suggéra Lessa.

— « Ma chérie, nous ne doutons plus de vos paroles, maintenant », dit Mardra avec sincérité, « mais vous avez accompli un exploit incroyable ! »

— « Je ne crois pas », dit Lessa, « que je recommencerais, sachant ce que je sais maintenant. »

— « Oui, ce choc que vous avez éprouvé rend très problématique un saut dans l'avenir interstitiel si votre F'lar a besoin d'effectifs en état de combattre », remarqua T'ron.

— « Alors, vous viendrez ? Vous viendrez ? » -

— « Incontestablement, il y a une possibilité que nous venions », dit T'ron gravement, puis un sourire en coin éclaira son visage. « Vous dites que nous avons quitté les Weyrs... que nous les avons abandonnés, en fait, sans laisser d'explication. Nous sommes partis quelque part, quelque quand devrais-je dire mais, pour le moment, nous sommes encore ici... »

Tous se taisaient, car la même alternative s'était présentée à tous les esprits à la fois. Les Weyrs avaient été abandonnés, mais Lessa n'avait aucun moyen de prouver que les cinq Weyrs avaient réapparu à son époque.

« Il doit y avoir un moyen. Il doit y avoir un moyen ! » s'exclama-t-elle d'un air absent. « Et il n'y a pas de temps à perdre. Pas une minute ! »

T'ron éclata de rire.

« A ce bout-ci de l'histoire, nous avons tout notre temps devant nous, mon enfant. »

Puis ils la laissèrent se reposer, plus inquiets qu'elle de la maladie qui l'avait fait délirer en hurlant pendant plusieurs semaines, incapable de voir, d'entendre et de toucher. Ramoth, elle aussi, lui dirent-ils, avait souffert du néant terrifiant d'un séjour prolongé dans l'Interstice, et, quand elle avait émergé au-dessus de l'antique Ruatha, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.

A l'apparition d'une Reine épuisée et de sa maîtresse chancelante au seuil de son domaine, le Seigneur du Fort de Ruatha, père de Mardra, avait failli perdre la tête. Tout naturellement, et heureusement, il avait demandé de l'aide à sa fille, au Weyr du Fort. On avait transporté Lessa et Ramoth au Weyr, et le Seigneur de Ruatha avait gardé le silence sur sa découverte.

Quand Lessa eut repris assez de forces, T'ron convoqua un Conseil des Chefs des Weyrs. Très curieusement, tout le monde fut d'accord pour partir... pourvu qu'on puisse trouver une solution au problème du choc temporel et des points de référence pour le voyage. Lessa ne mit pas longtemps à comprendre pourquoi les chevaliers-dragons étaient si impatients de tenter le voyage. La plupart étaient nés durant les dernières incursions des Fils. Maintenant, cela faisait près de quatre mois qu'ils devaient se contenter des patrouilles de routine dont la monotonie les ennuyait à mourir. Les Jeux d'Entraînement n'étaient que de pâles substituts aux batailles réelles auxquelles tous avaient pris part. Les Forts qui, à une époque, ne savaient quoi faire pour honorer les chevaliers-dragons, commençaient à tomber dans l'indifférence à leur égard. Les Chefs des Weyrs pressentaient que les incidents se multiplieraient à mesure que reculeraient dans le passé les terreurs engendrées par les Fils. Dans les Weyrs et les Forts, ils étaient menacés d'une décacence morale aussi insidieuse qu'une maladie de consomption. L'alternative que Lessa leur proposait valait mieux qu'un lent déclin dans leur propre temps.

De Benden, seul le Chef du Weyr fut mis dans le secret. Parce que Benden était le seul Weyr existant dans le temps de Lessa, il devait rester dans l'ignorance, et intact jusqu'à son époque. Et l'on ne pouvait pas non plus mentionner la présence de Lessa, puisqu'elle était ignorée dans sa propre Révolution.

Elle insista pour que l’on convoquât le Maître Harpiste, parce que ses Archives faisaient état de sa présence. Mais quand il lui demanda de lui chanter le Chant des Interrogations, elle sourit et refusa.

« Vous l'écrirez, vous ou votre successeur, quand on découvrira que les Weyrs ont été abandonnés », lui dit-elle. « Mais ce doit être votre œuvre, et non la répétition de ce que je vous aurais dit. »

— « C'est une tâche bien difficile que d'écrire un chant dont on sait qu'il devra donner des indices valables à ces gens qui vivront dans quatre cents Révolution.

»

— « Faites seulement en sorte que ce soit un chant d'Enseignement », le prévint-elle. « Il ne doit pas être oublié, car il pose des questions auxquelles je devrai répondre. »

Comme il se mettait à glousser, elle réalisa qu'elle l'avait déjà mis sur la voie.

Les discussions — comment aller si loin dans l'avenir sans que les sens en soient durablement affectés ? — s'échauffèrent. Il y eut davantage de propositions constructives, bien qu'impraticables, sur la façon de trouver des points de référence en chemin. Les cinq Weyrs n'étaient jamais allés dans l'avenir, et Lessa, au cours de son bond gigantesque dans le passé, ne s'était pas arrêtée pour relever des références intermédiaires.

« Vous avez bien dit qu'une remontée de dix Révolutions dans l'Interstice ne provoque aucune fatigue ? » demanda T'ron à Lessa au cours d'une réunion où tous les Chefs des Weyrs et le Maître Harpiste cherchaient comment sortir de cette impasse.

— « Aucune. Cela prend... oh, deux-fois plus de temps qu'un saut interstitiel dans l'espace. »

— « Ainsi, c'est le bond de quatre cents Révolutions qui a provoqué chez vous un déséquilibre. Hummmm... Peut-être que des intervalles de vingt à vingt-cinq Révolutions ne présenteraient pas trop de risques. »

On trouva des mérites à cette suggestion jusqu'à ce que D'ram, le prudent Chef du Weyr d'Ista, prît la parole.

« Je ne voudrais pas passer pour un lâche qui veut se terrer dans un Fort, mais il y a une possibilité que nous n'avons pas mentionnée. Comment savoir que nous avons bien fait un bond dans l'avenir pour émerger à l'époque de Lessa ?

Voyager dans l'Interstice est une opération pleine de risques. On manque souvent son but. Et Lessa n'avait plus qu'un souffle de vie en arrivant ici. »

— « Très bonne remarque », approuva vivement T'ron, « mais je crois qu'il y a d'autres choses prouvant que nous sommes allés, que nous avons été, que nous irons, dans l'avenir. D'abord, tous les indices semblent désigner Lessa. C'est la situation critique créée par la désertion de cinq Weyrs qui l'a renvoyée vers nous pour nous demander de l'aide... »

— « D'accord, d'accord », l'interrompit gravement D'ram. « Ce que je veux dire c'est : comment pouvons-nous être sûrs que nous avons atteint l'époque de Lessa

? Cet événement n'était pas encore survenu quand elle est partie. Comment savoir s'il peut survenir ? »

T'ron n'était pas le seul à se creuser l'esprit pour trouver une réponse à cette question. Tout à coup, il abattit violemment ses deux mains à plat sur la table.

« Par l'Œuf ! Il nous faut ou mourir ici lentement à ne rien faire, ou mourir vite en essayant. J'en ai déjà assez de la vie tranquille que nous autres, chevaliers-dragons devons mener après que l'Étoile Rouge a fini son Passage, jusqu'à ce que nous allions mourir dans l'Interstice dans notre vieillesse. J'avoue que je regrette presque de voir l'Étoile Rouge s'éloigner de plus en plus dans le ciel du soir. Saisissons le risque à pleines mains et ne le lâchons plus jusqu'à la disparition des Fils. Sommes-nous, oui ou non, des chevaliers-dragons, élevés pour combattre les Fils ? Allons donc les chercher... à quatre cents Révolutions dans l'avenir ! »

Le visage crispé de Lessa se détendit. Elle avait reconnu le bien-fondé de la restriction de D'ram, et elle s'était sentie submergée de terreur. Risquer sa vie à elle était sa propre responsabilité, mais risquer celle de centaines de chevaliers, de dragons et de gens des Weyrs qui les accompagneraient…

Les paroles vibrantes de T'ron écartèrent une fois pour toutes cette considération.

« Et je crois », cria d'une voix exultante le Maître Harpiste par-dessus les acclamations, « que j'ai trouvé vos points de référence. »

Son visage s'éclaira d'un sourire à la fois étonné et triomphal.

« Qu'il s'agisse de vingt ou de deux cents Révolutions, vous avez un guide ! Et c'est T'ron qui l'a nommé. A mesure que l'Étoile Rouge s'éloigne dans le ciel du soir... »

Plus tard, en calculant l'orbite de l'Étoile Rouge, ils constatèrent combien cette solution était facile, tout en riant à l'idée que leur ennemie héréditaire devienne leur guide.

Au sommet du Weyr de Fort, comme au sommet de tous les Weyrs, il y avait de grosses pierres. Elles étaient disposées de telle façon qu'à certaines époques de l'année, elles marquaient l'approche ou le recul de l'Étoile Rouge au cours de sa marche excentrique de deux cents Révolutions autour de leur soleil. En consultant les Archives qui, entre autres informations, donnaient les irrégularités de l'orbite de l'Étoile Rouge, il ne fut pas difficile de prévoir des bonds de vingt-cinq Révolutions dans l'avenir pour chacun des Weyrs. On avait décidé que chaque Weyr avancerait dans l'avenir mais sans quitter sa propre base, car il y aurait sans aucun doute des accidents, si près de mille huit cents bêtes lourdement chargées émergeaient au même endroit.

Maintenant, chaque instant que Lessa passait loin de son époque lui paraissait un instant de trop. Il y avait plus d'un mois qu'elle était loin de F'lar, et il lui manquait plus qu'elle ne l'aurait cru possible. Et elle avait peur, également, que Ramoth s'accouple loin de Mnementh. Bien entendu, les dragons et chevaliers-bronze prêts à lui rendre ce service ne manquaient pas, mais Lessa ne leur portait pas le moindre intérêt.

T'ron et Mardra lui occupèrent l'esprit par tous les préparatifs minutieux de leur exode, de sorte qu'aucun indice, à part la tapisserie et le Chant des Interrogations, qui devait être composé à une date ultérieure, ne restât dans les Weyrs.

Enfin, avec un soulagement qui la mit au bord des larmes, Lessa donna l'ordre à Ramoth de prendre place aux côtés de T'ron et Mardra au-dessus de la Pierre de l'Étoile du Weyr de Fort. Dans les autres Weyrs, toutes les escadrilles rangées en formation de vol se tenaient prêtes à s'évanouir de leur époque.

Comme tous les Chefs des Weyrs rapportaient individuellement à Lessa qu'ils étaient prêts et qu'ils avaient bien présents à l'esprit les points de référence déterminés par les mouvements de l'Étoile Rouge, la voyageuse venue de l'avenir donna le signal de sauter dans l'Interstice.

La nuit la plus noire culmine en une aurore,

Le soleil efface les craintes du rêveur :

Quand mon âme triste et emplie de terreur

Trouvera-t-elle du Weyr le réconfort ?

Ils avaient fait maintenant onze sauts dans le temps interstitiel, les bronze des Chefs des Weyrs gardant le contact avec Lessa pendant les brèves pauses qu'ils faisaient entre chaque saut. Sur mille huit cents et quelques dragons, quatre n'avaient pas resurgi dans l'avenir, mais ils étaient tous vieux. Toutes les sections tombèrent d'accord pour prendre un rapide repas arrosé de klah avant le saut final, de douze Révolutions seulement.

« Il est plus facile », remarqua T'ron tandis que Mardra servait le klah ,

« d'avancer de vingt-cinq révolutions que de douze. »

Il leva les yeux sur l'Étoile Rouge, leur guide scintillant et fidèle.

« Sa position ne change pas autant. Je compte sur vous, Lessa, pour nous donner d'autres références. »

— « Je veux que nous revenions à Ruatha avant que F'lar ne découvre que je suis partie. »

Elle frissonna en levant les yeux sur l'Étoile Rouge et se hâta de boire son klah .

« J'ai vu l'Étoile exactement comme ça une fois... non, deux fois... avant aujourd'hui, à Ruatha. »

Elle fixa T'ron, la gorge serrée en se souvenant de ce matin fatidique où elle avait compris que l'Étoile Rouge représentait une Menace pour elle, trois jours avant la venue de F'lar et Fax au Fort de Ruatha. Fax était mort de la main de F'lar, et elle était partie pour le Weyr de Benden. Soudain, elle fut prise de vertige, faible et étrangement bouleversée. Elle n'avait pas éprouvé cela durant les autres pauses entre leurs sauts temporels.

« Lessa, vous vous sentez mal ? » demanda Mardra inquiète. « Vous êtes si pâle ! Vous tremblez. »

Elle entoura de son bras les épaules de Lessa, regardant son compagnon d'un air anxieux.

« Il y a douze Révolutions, j'étais à Ruatha », murmura Lessa en s'agrippant à Mardra pour se soutenir. « J'ai été deux fois à Ruatha. Partons vite. Je suis dans trop d'endroits à la fois ce matin. Il faut que je parte. Il faut que je retrouve F'lar.

Il sera tellement en colère. »

Sa voix hystérique alarma Mardra et T'ron. En toute hâte, ce dernier donna l'ordre d'éteindre les feux, de monter sur les dragons et de se préparer pour le saut final.

L'esprit en désordre, Lessa transmit les références aux dragons des autres Chefs des Weyrs : Ruatha dans la lumière du soir, la Grande Tour, la cour intérieure, la campagne au printemps...

Une tache rouge dans un ciel de nuit,

Une goutte de sang qui partout les suit.

Où qu'il aille, partout, ailleurs,

L'Étoile Rouge guide le voyageur.

A eux deux, Robinton et Lytol obligèrent F'lar à manger et l'enivrèrent délibérément. Tout au fond de lui-même, F'lar savait qu'il devrait continuer sa tâche, mais l'effort était immense, et tout son courage enfui. Cela ne le consolait pas de penser qu'ils avaient encore Pridith et Kylara pour perpétuer la race des dragons, et il retardait le moment d'envoyer chercher F'nor, incapable de regarder en face la réalité que sous-entendait cette démarche : envoyer chercher Pridith et Kylara, c'était admettre que Lessa et Ramoth ne reviendraient pas.

Lessa, Lessa ! criait-il sans cesse en esprit, la maudissant pour sa témérité audacieuse et irréfléchie pour, l'instant d'après, l'adorer d'avoir tenté un exploit aussi incroyable.

« Je vous assure, F'lar, que vous avez davantage besoin de sommeil que de vin. »

La voix de Robinton lui parvint vaguement à travers ses préoccupations.

F'lar le regarda, fronçant les sourcils d'un air perplexe. Il réalisa qu'il essayait de soulever la jarre de vin que Robinton maintenait sur la table d'une main ferme.

« Qu'est-ce que vous avez dit ? »

— « Venez. Je vous tiendrai compagnie jusqu'à Benden. En fait, rien ne pourrait me persuader de vous laisser seul en ce moment. En quelques heures, vous avez vieilli de plusieurs Révolutions, mon ami. »

— « Et est-ce que ce n'est pas bien compréhensible ? » hurla F'lar en se levant, dirigeant sa colère impuissante sur la cible la plus proche, c'est-à-dire sur Robinton.

Les yeux pleins de compassion, Robinton saisit le bras de F'lar d'une main ferme.

« Mon ami, je suis Maître Harpiste, et pourtant, je me trouve incapable d'exprimer la sympathie et le respect que j'éprouve pour vous. Mais il faut que vous dormiez ; il vous faudra supporter la journée de demain, et après-demain, vous devrez combattre. Les chevaliers-dragons ont besoin d'un Chef... »

Sa phrase mourut dans sa gorge.

« Demain, il faut que vous envoyiez chercher F'nor... et Pridith. »

F'lar tourna les talons et se dirigea vers la porte fatidique du Grand Hall de Ruatha.

O, lèvres, donnez libre cours à la joie, aux chansons, Portez l'espoir sur l'aile des dragons.

Devant eux s'élevaient la grande Tour de Ruatha et les hautes murailles de la cour extérieure, clairement visibles dans le crépuscule.

Les clairons lançaient leurs sonneries impérieuses dans l'air du soir, à peine audibles dans le tonnerre assourdissant des escadrilles de dragons qui apparaissaient dans la Vallée, les unes après les autres.

Un rais de lumière brilla sur les pavés de la cour comme la porte du Fort s'ouvrait.

Lessa ordonna à Ramoth de se poser près de la Tour, mit pied à terre et courut vivement vers la foule qui sortait du Fort. Elle reconnut la silhouette puissante de Lytol, qui levait au-dessus de sa tête un panier de brandons. Elle fut tellement soulagée de le voir qu'elle en oublia son hostilité passée envers le Régent.

« Dans le dernier saut, vous vous êtes trompée de deux jours, Lessa », cria-t-il dès qu'il fut assez près pour qu'elle pût l'entendre malgré le vacarme des dragons qui se posaient.

— « Trompée ? Comment est-ce possible ? » dit-elle en un souffle.

T'ron et Mardra vinrent se placer à ses côtés.

« Inutile de vous inquiéter », l'assura Lytol, serrant étroitement ses mains dans les siennes, tandis que ses yeux semblaient danser dans leurs orbites. (En fait, il lui souriait.) « Vous êtes allée trop loin. Retournez en arrière dans l'Interstice, retournez dans la Ruatha d'il y a deux jours. C'est tout. »

A voir sa confusion, son sourire s'élargit.

« Tout va bien », répéta-t-il en lui tapotant les mains. « Prenez la même heure, la Grande Tour et tout le reste, mais visualisez F'lar, Robinton et moi-même dans la cour. Placez Mnementh au sommet de la Tour, et un dragon bleu à l'entrée.

Maintenant, allez. »

Mnementh ? s'enquit Ramoth auprès de Lessa, impatiente de retrouver son compagnon. Elle abaissa son immense tête et ses grands yeux à facettes brillèrent comme des escarboucles.

« Je ne comprends pas », gémit Lessa.

Mardra lui entoura les épaules d'un bras secourable.

« Mais moi, je comprends, faîtes-moi confiance », supplia Lytol, lui tapotant maladroitement l'épaule et regardant T'ron pour rechercher son soutien. « C'est comme F'nor l'avait dit. On ne peut pas être en plusieurs lieux en même temps sans être profondément ébranlé, et quand vous vous êtes arrêtés, il y a douze Révolutions, Lessa a été profondément éprouvée. »

— « Vous êtes au courant de cela ? » cria T'ron.

— « Bien sûr. Vous n'avez qu'à revenir à deux jours en arrière. Écoutez, je sais que vous l'avez fait. Évidemment, j'aurai l'air étonné quand vous apparaîtrez, mais en ce moment, ce soir, je sais que vous êtes revenus il y a deux jours. Oh !

partez. Ne discutez pas. F'lar était à demi fou d'inquiétude à votre sujet. »

— « Il va me secouer ! » cria Lessa comme une petite fille.

— « Lessa ! » T'ron la prit par la main et la conduisit vers Ramoth qui s'accroupit pour laisser monter sa maîtresse.

T’ron prit le commandement de l'expédition et fit transmettre par son dragon, Faranth, les références de retour que Lytol avait données, ajoutant par l'intermédiaire de Ramoth une description des hommes et de Mnementh.

Grâce au froid interstitiel, Lessa retrouva ses esprits, bien que son erreur eût beaucoup ébranlé sa confiance. Mais ils reparurent bientôt au-dessus de Ruatha.

Les dragons déployèrent leur immense formation. Et là, devant eux, silhouettes dans la lumière venant du Hall, se dressaient Lytol, la haute stature de Robinton et... F'lar.

Mnementh leur souhaita la bienvenue d'un rugissement tonitruant, et Ramoth déposa Lessa en toute hâte pour aller enlacer son cou à celui de son compagnon.

Lessa resta debout à l'endroit où Ramoth l'avait déposée, incapable de faire un mouvement. Elle avait conscience de la présence de T’ron et Mardra à ses côtés.

Mais elle ne voyait que F'lar, qui courait vers elle de toute la vitesse de ses jambes. Et pourtant, elle n'arrivait pas à bouger.

Il la souleva dans ses bras et la serra si fort qu'elle ne put douter un instant de sa joie à la revoir.

« Lessa, Lessa ! » chantait sa voix éperdue à son oreille.

Il pressait son visage contre le sien, la serrait contre lui à l'étouffer, renonçant complètement à son indifférence affectée. Il l'embrassait, la pressait sur sa poitrine, puis se remettait à l'embrasser avidement. Soudain, il la remit sur ses pieds, et la saisit par les épaules.

«Lessa, si jamais vous...» commença-t-il, ponctuant chaque mot d'une violente secousse.

Puis il s'interrompit, prenant soudain conscience d'un cercle d'étrangers souriants qui l'entouraient.

« Je vous l'avais bien dit qu'il me secouerait », disait Lessa en essuyant les larmes qui lui inondaient le visage. « Mais, F'lar, je les ai tous ramenés... tous, sauf ceux du Weyr de Benden. Et c'est pourquoi les cinq Weyrs étaient abandonnés. Je les ai ramenés avec moi. »

F'lar regarda autour de lui, regarda au-delà des Chefs les dragons innombrables qui se posaient dans la Vallée sur les hauteurs, partout où il portait ses regards. Il y avait des dragons de toutes les couleurs, des bronze, des bruns, des verts et des bleus, et une escadrille entière de Reines dorées.

« Vous avez ramené les Weyrs ? » répéta-t-il en écho, abasourdi.

— « Oui. Je vous présente Mardra et T'ron du Weyr de Fort, D'ram et... »

Il l'arrêta d'une petite secousse affectueuse, la tirant à son côté pour saluer les arrivants.

« Je vous suis plus reconnaissant que je ne peux l'exprimer », dit-il, incapable de prononcer les mots qu'il aurait voulu leur dire.

T'ron fit un pas en avant, tendant une main que F'lar serra chaleureusement.

« Nous amenons avec nous mille huit cents dragons, dix-sept Reines, et tout ce qui nous est nécessaire pour vivre dans nos Weyrs. »

— « Et ils apportent aussi des lance-flammes », intervint Lessa, très excitée.

— « Être venus... avoir tenté cela... » murmura F'lar, stupéfait et admiratif.

T'ron, D'ram et tous les autres éclatèrent de rire. « Votre Lessa nous a montré le chemin... »

— «... et l'Étoile Rouge nous a servi de guide... » dit-elle.

— « Nous sommes des chevaliers-dragons », continua T'ron d'un ton solennel, «

comme vous l'êtes vous-même, F'lar de Benden. On nous a dit qu'il y avait ici des Fils à combattre, et c'est un ouvrage pour les chevaliers-dragons... quelle que soit l'époque ! »

Battez tambours, sonnez clairons,

Tintez harpes et marchez soldats.

Flammes, brûlez ; herbes, flambez

A l'heure où l'Étoile Rouge quittera

La nuit pour escalader l'horizon.

Au moment même où les cinq Weyrs se posaient dans la Vallée de Ruatha, F'nor se voyait contraint de ramener tout son Weyr dans l'avenir. Ils avaient tous atteint les limites de leur endurance à cette vie dans deux temps à la fois, et ils étaient heureux de retrouver les quartiers abandonnés deux jours et dix Révolutions plus tôt.

R'gul, totalement ignorant du saut que Lessa venait de faire dans le passé, accueillit F'lar et sa Dame du Weyr à leur retour, en leur annonçant que F'nor était reparu avec soixante-douze dragons. Il se hâta d'ajouter qu'il doutait qu'aucun des chevaliers fût en état de combattre.

« De ma vie, je n'ai jamais vu des hommes aussi épuisés », continua-t-il, bavard,

« et je n'arrive pas à imaginer ce qui a bien pu leur arriver avec du soleil, tout ce qu'ils voulaient à manger, et aucune responsabilité. »

F'lar et Lessa échangèrent un regard entendu.

« Je crois qu'il faudra continuer le Weyr Méridional, R'gul. Pensez-y. »

— « Je suis un combattant, pas un coureur de jupons », grogna le vieux chevalier-dragon. « Il me faudrait plus d'un voyage dans le temps interstitiel pour me mettre dans l'état où ils étaient. »

— « Oh ! ils redeviendront eux-mêmes en moins que rien », dit Lessa et, à la grande réprobation de R'gul, elle se mit à pouffer.

— « Il le faudra bien si nous voulons nettoyer le ciel de tous les Fils », trancha R'gul d'un ton irrité.

— « Pour cela, aucun problème », l'assura F'lar d'un ton dégagé.

— « Aucun problème ? Avec cent quarante-quatre dragons seulement ? »

« Deux cent seize », corrigea Lessa avec fermeté.

Ignorant son intervention, R'gul demanda : « Et ce fameux Maître Forgeron, il a fabriqué un lance-flammes qui marche ? »

— « Oui, il l'a fabriqué », l'assura F'lar avec un grand sourire.

Les cinq Weyrs avaient également apporté leur équipement avec eux. Fandarel leur arracha presque les lance-flammes et il ne faisait aucun doute que, d'ici le matin, toutes les forges et tous les forgerons du pays seraient prêts à en imiter le modèle. T'ron avait dit à F'lar qu'à son époque tous les Forts en étaient amplement pourvus pour équiper tous les hommes au sol. Toutefois, au cours du long Intervalle, on avait probablement fondu les lance-flammes, ou bien ils avaient été mis au rebut comme objets inutiles. D'ram, de son côté, portait un intérêt tout spécial au pulvérisateur d'agenothree de Fandarel, le considérant comme supérieur au lance-flammes puisqu'il fertilisait le sol en même temps.

« Bon », dit R'gul d'un air sombre, « un ou deux lance-flammes, ça nous aidera toujours un peu après-demain. »

— « Nous avons aussi trouvé quelque chose qui nous aidera bien davantage », remarqua Lessa.

Puis elle s'excusa et se précipita dans sa chambre.

Les sons qui leur en parvinrent étaient soit des rires soit des sanglots, mais, que ce fût l'un ou l'autre, R'gul fronça les sourcils. Cette petite était tout simplement trop jeune pour être Dame du Weyr à une pareille époque. Beaucoup trop instable.

« Est-ce qu'elle réalise bien la gravité de notre situation ? Même en tenant compte des renforts de F'nor ? Enfin, s'ils sont en état de voler ? » demanda R'gul d'un ton acide. « Vous ne devriez pas lui permettre de sortir du Weyr. »

F'lar ignora cette remarque et se versa une coupe de vin.

« Vous m'avez dit un jour que les cinq Weyrs désertés de Pern appuyaient votre hypothèse suivant laquelle les Fils ne tomberaient plus. »

R'gul s'éclaircit la gorge, pensant que des excuses — même s'il les lui devait en tant que Chef du Weyr — ne seraient pas d'une grande efficacité contre les Fils.

« Je dois reconnaître que cette théorie avait certains mérites », continua F'lar en remplissant une coupe pour R'gul. « Les cinq Weyrs étaient vides parce qu'ils...

ils étaient partis pour nous rejoindre. »

La coupe de R'gul s'arrêta à mi-chemin de sa bouche, et il se mit à regarder F'lar fixement. Cet homme aussi était trop jeune pour supporter de telles responsabilités. Mais... il semblait vraiment croire à ce qu'il disait.

« Croyez-le ou non, R'gul — et dans moins d'un jour d'ici, vous le croirez — les cinq Weyrs ne sont plus vides. Ils sont revenus, dans leurs Weyrs, à notre époque. Et, forts de mille huit cents dragons, ils se joindront à nous après-demain à Telgar, avec des lance-flammes et leur grande expérience des combats.

»

Impassible, R'gul regarda un long moment ce pauvre homme. Il posa sa coupe avec précaution, et, tournant les talons, sortit du Weyr. Il refusait de se voir ridiculiser ainsi. Il fallait qu'il mette tout en œuvre pour reprendre le commandement demain s'ils devaient combattre les Fils après-demain.

Le lendemain matin, quand il vit une escadrille de dragons bronze amenant à la conférence les Chefs des Weyrs et les chefs d'escadrille, R'gul alla se saouler tout seul dans son coin.

Lessa salua ses amis puis, avec un beau sourire, sortit du Weyr, disant qu'elle devait nourrir Ramoth. F'lar la suivit pensivement du regard, puis alla accueillir Robinton et Fandarel à qui il avait demandé d'assister à la réunion. Ni l'un ni l'autre ne parlèrent beaucoup, mais ils ne perdirent pas un mot des conversations.

La grosse tête de Fandarel se tournait alternativement vers tous ceux qui parlaient, et de temps en temps, il battait des paupières. Robinton, un sourire perplexe aux lèvres, était absolument enchanté de la présence de ces visiteurs ancestraux.

On dissuada rapidement F'lar de démissionner de son poste de Chef du Weyr de Benden, sous prétexte qu'il était trop inexpérimenté.

« Vous avez bien manœuvré à Nerat et à Keroon. Très bien, même », dit T'ron.

— « Vingt-huit hommes et dragons hors de combat, vous appelez ça bien manœuvrer ? »

— « Pour une première bataille, avec des dragons aussi inexpérimentés que s'ils sortaient de l'œuf ? Non, mon ami, vous êtes arrivé à temps à Nerat, quel que soit le moyen employé (et T'ron eut un sourire malicieux), et c'est ce que doit faire tout chevalier-dragon. Non, c'était du bon travail. Du très bon travail. »

Les quatre autres Chefs de Weyrs saluèrent ce compliment d'un murmure de complète approbation.

« Par contre, vos effectifs sont trop faibles, aussi vous prêterons-nous des chevaliers et des dragons jusqu'à ce que votre Weyr ait retrouvé toute sa puissance. Oh, les Reines aiment cette époque ! »

Et son sourire s'élargit, donnant à comprendre que les chevaliers-bronze l'aimaient, eux aussi.

F'lar lui rendit son sourire, pensant que Ramoth devait être prête pour un autre vol nuptial, et que cette fois, Lessa... Oh ! sa docilité présente n'annonçait rien de bon. Il faudrait qu'il la surveille de près.

« Bon », disait T'ron, « nous avons confié à l’Atelier de Fandarel tous les lance-flammes que nous avons apportés, de sorte que tous les hommes au sol seront armés demain. »

— « Exact, et je vous remercie », grogna Fandarel. « Nous allons en faire de nouveaux en un temps record et vous rendre bientôt les vôtres. »

— « Et n'oubliez pas d'adapter votre appareil à agenothree pour les pulvérisations aériennes », intervint D'ram.

— « Il est bien entendu (et le regard de T'ron fit rapidement le tour de l'assemblée) que tous les Weyrs se retrouveront, à plein effectif, au-dessus de Telgar, trois heures après l'aube, pour suivre l'attaque des Fils jusqu'à Crom. A propos, F'lar, vos cartes, que Robinton m'a montrées, sont magnifiques. Nous, nous n'en avions pas. »

— « Alors, comment saviez-vous à quel moment surviendraient les attaques ? »

T'ron haussa les épaules.

« Elles étaient si régulières, même quand je n'étais encore qu'aspirant, qu'on savait pratiquement toujours quand elles allaient commencer. Mais avec les cartes, c'est beaucoup, beaucoup mieux. »

— « Plus efficace », ajouta Fandarel d'un ton approbateur.

— « Après-demain, quand tous les Weyrs se retrouveront au-dessus de Telgar, nous pourrons demander tout ce dont nous avons besoin pour reconstituer les stocks de nos Weyrs », dit T'ron en souriant. « Comme au bon vieux temps, on pourra pressurer les Seigneurs pour augmenter les dîmes. »

Il se frotta les mains à cette idée. « Comme au bon vieux temps. »

— « Il y a aussi le Weyr Méridional », suggéra F'nor. « Depuis notre retour, six Révolutions se sont écoulées là-bas, et nous y avons laissé des troupeaux. Ils se seront multipliés, et il y a aussi beaucoup de céréales et de fruits. »

— « J'aimerais bien continuer cette expérience méridionale », remarqua F'lar avec un hochement de tête approbateur à l'adresse de F'nor.

— « Oui, et j'aimerais aussi que Kylara continue à y rester, s'il vous plaît », ajouta F'nor d'un ton pressant, les yeux brillants d'irritation.

Ils discutèrent la possibilité d'envoyer immédiatement chercher des provisions pour les Weyrs nouvellement occupés, puis la conférence fut ajournée.

« C'est quelque peu troublant », dit T'ron en buvant avec Robinton, « de constater que le Weyr qu'on avait laissé parfaitement en ordre le jour précédent est devenu un taudis poussiéreux. »

Il se mit à rire doucement.

« Les femmes des Cavernes Inférieures étaient passablement retournées. »

— « Mais on a nettoyé toutes les cuisines », répliqua F'nor avec indignation.

Une bonne nuit de repos dans sa propre époque avait presque effacé toute trace de fatigue.

T'ron s'éclaircit la gorge.

« D'après Mardra, aucun homme n'est capable de nettoyer quoi que ce soit. »

— « Croyez-vous que vous serez en état de voler demain, F'nor ? » demanda F'lar avec sollicitude.

Il était parfaitement conscient de la lassitude qui se lisait sur le visage de son demi-frère, malgré les améliorations survenues depuis la veille. Pourtant, ces Révolutions éprouvantes avaient été nécessaires, et l'arrivée de mille huit cents dragons venus du passé ne les avait pas rendues inutiles. Quand F'lar avait ordonné à F'nor de revenir à dix Révolutions en arrière pour élever les renforts dont ils avaient un si pressant besoin, le Chant des Interrogations ne leur était pas encore revenu en mémoire, et ils ne connaissaient pas la tapisserie.

« Je ne manquerais pas cette bataille, même si je n'avais pas de dragon », déclara fermement F'nor.

— « Ce qui me rappelle », remarqua F'lar, « que nous aurons besoin de Lessa à Telgar demain. Elle peut parler avec tous les dragons vous savez », expliqua-t-il à T'ron et D'ram, presque avec l'air de s'excuser.

— « Oh ! nous le savons », l'assura T'ron. « Et Mardra ne s'en offense pas. »

Voyant l'air ahuri de F'lar, il ajouta : « En tant que doyenne des Dames des Weyrs, Mardra, bien entendu, commande l'escadrille des Reines. »

F'lar avait l'air de plus en plus ahuri.

« L'escadrille des Reines ? »

— « Certainement. »

Devant la surprise de F'lar, T'ron et D'ram échangèrent un regard interrogateur.

« Vous n'empêcherez pas vos Reines de combattre, n'est-ce pas ? »

— « Nos Reines ? Mais, T'ron, à Benden, nous n'avons eu qu'une seule Reine-dragon à la fois depuis tellement de générations que certains dénoncent comme pure hérésie la légende des Reines combattantes ! »

T'ron avait l'air contrit.

« Jusqu'à cet instant, je n'avais pas encore réalisé combien peu nombreux vous êtes. »

Mais son enthousiasme l'emporta. « Quoi qu'il en soit, les Reines se rendent très utiles avec les lance-flammes. Elles calcinent les Fils qui ont pu échapper aux chevaliers. Elles volent bas, sous les grandes formations. C'est pour cette raison que D'ram manifeste tant d'intérêt pour les pulvérisations d'agenothree. Elles ne vont pas jusqu'à brûler les cheveux sur la tête des hommes au sol, si vous voyez ce que je veux dire, et elles sont bien préférables au-dessus des champs cultivés.

»

— « Est-ce que vous voulez dire que vous permettez à vos Reines de voler contre les Fils ? »

F'lar ignora le fait que F'nor souriait, et T'ron aussi.

« Permettre ? » tonitrua D'ram. « Mais on ne peut pas les tenir. Vous ne connaissez donc pas vos Ballades ? »

— « Le Vol de Moreta ? »

— « Exactement. »

F'nor éclata de rire à l'expression qui se peignit sur le visage de F'lar, qui repoussa d'un air irrité une boucle lui tombant dans les yeux. Puis, il eut un sourire penaud.

« Merci. Vous me donnez une idée. »

Il raccompagna ses collègues Chefs des Weyrs jusqu'à leurs dragons, dit joyeusement au revoir à Robinton et Fandarel, le cœur plus léger qu'il ne l'aurait cru à la veille de la seconde bataille. Puis il demanda à Mnementh où Lessa pouvait bien être.

Au bain, répliqua le dragon bronze.

F'lar jeta un coup d'œil dans le Weyr vide de la Reine.

Oh, Ramoth, elle est sur le Pic, comme d'habitude.

Mnementh avait l'air ulcéré.

Soudain, les clapotements cessèrent dans la salle de bains, et F'lar commanda du klah chaud. Il se réjouissait à l'avance de l'entrevue.

« Alors, la réunion s'est bien passée ? » s'enquit Lessa avec douceur en émergeant de la salle de bains, une serviette drapée autour de son corps frêle.

— « Très bien. Naturellement, Lessa, vous réalisez qu'on aura besoin de vous à Telgar ? »

Elle le regarda d'un œil pénétrant avant de se remettre à sourire.

« Je suis la seule Dame du Weyr qui puisse parler à tous les dragons », répliqua-t-elle d'un air espiègle.

— « C'est vrai », répondit F'lar avec entrain. « Et aussi, vous n'êtes plus la seule à chevaucher une Reine à Benden... »

— « Je vous déteste ! » s'exclama Lessa, impuissante à échapper à l'étreinte de F'lar qui serrait étroitement contre lui son corps emmailloté de la serviette.

« Même si je vous dis que Fandarel vous réserve un lance-flammes pour que vous puissiez vous joindre à l'escadrille des Reines ? »

Elle cessa de se tortiller dans ses bras et le regarda fixement, déconcertée qu'il l'eût devinée.

« Et même si je vous dis que l'on installera Kylara dans le sud, en tant que Dame du Weyr... dans notre propre temps ? En ma qualité de chef du Weyr, j'ai besoin de calme et de tranquillité entre les batailles... »

La serviette se détacha de son corps et tomba à terre comme elle répondait à son baiser avec autant d'ardeur que si leur étreinte avait été provoquée par celle des dragons.

Depuis le Weyr et le Bassin

Bronze et bruns et verts et bleus

Les chevaliers-dragons de Pern

Courent dans le vent, loin dans les cieux

Vivants, perdus, proches, lointains.

Rangés au-dessus du Pic du Weyr de Benden, juste trois heures après l'aube, deux cent seize dragons avaient pris leur formation de vol tandis que F'lar, monté sur le bronze Mnementh, inspectait leurs rangs.

Au-dessous d'eux, dans le Bassin, tous les gens du Weyr et certains des blessés de la première bataille s'étaient rassemblés. Tous les gens du Weyr, moins, bien entendu, Lessa et Ramoth. Elles étaient parties pour le Weyr de Fort où se formait l'escadrille des Reines. F'lar n'arrivait pas à se défendre d'un petit pincement d'angoisse à la pensée qu'elle et Ramoth prendraient part au combat.

Séquelle, il le savait, des jours où Pern n'avait qu'une seule Reine. Si Lessa était capable de remonter à quatre cents Révolutions dans le passé et d'en ramener cinq Weyrs, elle était capable de voler avec son dragon contre les Fils.

Il s'assura que tous les hommes étaient largement pourvus de lourds sacs de pierre de feu, et que tous les dragons étaient de belle couleur, surtout ceux revenant du Weyr Méridional. Naturellement, les dragons étaient en bonne forme, mais les visages des hommes portaient encore la marque de la tension temporelle qu'ils avaient supportée. Mais il s'attardait encore alors même que les Fils allaient bientôt se mettre à tomber dans le ciel de Telgar.

Il donna l'ordre de plonger dans l'Interstice. Ils reparurent au-dessus et un peu au sud du Fort de Telgar. Ils n'étaient pas les premiers arrivés. De l'ouest, du nord, et... oui, maintenant, de l'est, les escadrilles arrivaient les unes après les autres, et le ciel fut bientôt couvert jusqu'à l'horizon par les milliers de « V » immenses des ailes des dragons. Il entendit une sonnerie de clairon dans la direction de la Tour du Fort de Telgar, saluant la force inespérée de ces effectifs.

« Où est-elle ? » demanda F'lar à Mnementh. « Nous avons besoin d'elle pour relayer les ordres... »

Elle arrive, l'interrompit Mnementh.

Juste au-dessus du Fort de Telgar, une autre escadrille apparut. Même à cette distance, F'lar discernait la différence : les dragons dorés scintillaient dans l'éclatant soleil du matin. Un bourdonnement approbateur s'éleva des rangs des dragons, et en dépit de ses vagues inquiétudes, F'lar eut un sourire d'indulgente fierté à cette vue resplendissante.

Juste en cet instant, les escadrilles orientales s'élancèrent haut dans le ciel, les dragons percevant instinctivement la présence de leur vieil ennemi.

Mnementh releva la tête, répondant en écho au tonnerre de leur cri de guerre. Il tourna la tête, en même temps que des centaines d'autres dragons, pour recevoir la pierre de feu de son maître. Des centaines d'immenses mâchoires se mirent à broyer la pierre, puis les dragons l'avalèrent, et leurs acides digestifs transformèrent la pierre sèche en gaz qui s'enflammaient au contact de l'oxygène.

Les Fils ! Maintenant, F'lar les voyait clairement se détacher sur le ciel printanier. Son pouls commença à s'accélérer, non par peur, mais par excès de joie. Son cœur battait à grands coups irréguliers. Mnementh réclama encore de la pierre de feu, et commença à accélérer ses battements d'ailes, se préparant à s'élever à des hauteurs vertigineuses quand il en recevrait l'ordre.

Un premier Weyr commençait à cracher de longues flammes orangées dans le bleu pâle du ciel. En un clin d'œil, les dragons disparaissaient et reparaissaient, attaquaient et esquivaient.

Les Reines dorées survolaient le terrain au ras des falaises, pour calciner les Fils qui auraient pu échapper.

Alors, F'lar donna le signal de prendre de la hauteur, pour rencontrer des fils condamnés à mi-chemin de leur descente. Comme Mnementh s'élançait, F'lar brandit le poing avec défi vers l'Œil Rouge de l'Étoile.

« Un jour », hurla-t-il, « nous ne nous contenterons plus d'attendre sagement ici vos attaques. Nous irons vous attaquer à l'endroit même où vous naissez, et nous vous calcinerons sur votre propre terrain. »

Par l'Œuf, se dit-il en lui-même, si nous pouvons remonter à quatre cents Révolutions dans le passé et traverser mers et continents en un clin d'œil, qu'est-ce donc que le voyage d'un monde à un autre, sinon un genre de saut un peu différent ?

F'lar sourit à cette idée. Mieux valait ne pas mentionner cette audacieuse pensée en présence de Lessa.

Des Fils devant nous ! l'avertit Mnementh.

Comme le bronze chargeait, crachant des flammes, F'lar resserra les genoux sur le cou de sa monture. Oh, Mère universelle, qu'il était heureux que, de toutes les époques concevables, lui, F'lar, maître du bronze Mnementh, fût en ce moment même un chevalier-dragon de Pern !