Elle le regarda avec scepticisme. «Mais si vous repartez... à quoi cela servira-t-il ? »

Hésitant, Béran secoua la tête. «Je ne sais pas exactement. J'espère ramener l'ordre, restaurer les anciennes coutumes. »

Elle eut un rire triste, dénué de mépris. « C'est une belle ambition. J'espère assister à sa réalisation.

—       Je l'espère aussi.

—       Mais cela me laisse perplexe. Comment y parviendrez-vous ?

—       Je n'en sais rien. Si tout se passait au mieux, il me suffirait de donner des ordres. » Voyant son expression, Béran expliqua: «Vous devez comprendre que je suis le véritable panarque. Mon oncle, Bustamonte, est un assassin... il a tué mon père, Aiello. »

Elle écarquilla les yeux, se leva brusquement et le fixa quelques instants d'un air de stupéfaction incrédule. Puis — et le geste parut aussi naturel pour elle que de respirer — elle tomba à genoux, plaça ses deux mains, paumes vers le haut, sur les sandales qu'il avait aux pieds et murmura des mots à la signification quasi révérencieuse.

Il se pencha avec lenteur et la releva, sans cesser de secouer la tête. « Non, non, non. » Et encore : « Il ne faut pas. Je ne suis qu'un homme... comme tous les autres. Un homme amoureux. »

 

 

 

 

 

XI

 

 

La décision qu'avait formée Béran de retourner sur Pao était difficile à réaliser. Il n'avait ni les fonds nécessaires ni l'autorité suffisante pour réquisitionner un moyen de transport. Il alla quémander un billet pour la jeune fille et pour lui, mais il fut rabroué et tourné en ridicule. À la fin, déçu, il décida d'aller bouder dans ses appartements, négligeant ses études, n'adressant que rarement la parole à Gitan Netsko qui passait la plus grande partie de son temps à contempler d'un œil vide le gouffre balayé par le vent. Un jour, Béran lui demanda si elle trouvait quelque intérêt à la monotonie des pierres et au vent brumeux, à quoi elle répondit qu'elle ne voyait rien, excepté des pensées qui défilaient devant ses yeux.

Trois mois s'écoulèrent. Et, un matin, Gitan Netsko fit remarquer qu'elle se croyait enceinte.

Béran la regarda d'un air incrédule. N'étant lui- même qu'un adolescent, il n'avait jamais envisagé la possibilité d'engendrer un enfant. Il conduisit Gitan Netsko à la clinique et la fit inscrire pour l'examen prénatal. Sa jeunesse surprit et amusa le personnel. « Vous avez conçu cet enfant sans l'aide de personne ? Allons, dites-nous la vérité, qui est le véritable père ?

—       Cette jeune fille m'est liée par contrat», déclara Béran, furieux et indigné. «Je suis le père !

—       Pardonnez notre scepticisme, mais vous nous paraissez un peu jeune.

—       Les faits semblent vous contredire, rétorqua Béran.

—       C'est ce que nous verrons. » On fit un signe à Gitan Netsko. « Vous, allez au laboratoire ! »

Au dernier moment, celle-ci s'effaroucha. «Je vous en prie. Je ne veux pas y aller.

—       Cet examen fait partie de la routine habituelle, lui assura la réceptionniste. Par ici, s'il vous plaît.

—       Non, non, marmonna-t-elle en reculant. Je ne veux pas y aller ! »

Béran, étonné, se tourna vers leur interlocutrice. « Est-il nécessaire qu'elle y aille tout de suite ?

—       Assurément ! » rétorqua-t-elle, exaspérée. «Nous recherchons les anomalies génétiques ou les possibles imperfections. Détectés précocement, ces facteurs ne risqueront pas d'entraîner de difficultés par la suite.

—       Ne pouvez-vous attendre qu'elle soit un peu calmée ?

—       Nous lui donnerons un sédatif. » Des mains se posèrent sur l'épaule de la jeune fille. Elle se retourna et jeta à Béran un coup d'œil angoissé qui lui apprit beaucoup de choses qu'elle avait tues.

Béran attendit... une heure... deux heures. Il se rendit au laboratoire et frappa à la porte. Un jeune médecin se présenta. Béran crut discerner une certaine gêne dans sa physionomie.

«Pourquoi ce retard? Tout est certainement terminé, à présent... »

Le médecin leva la main. «J'ai bien peur qu'il n'y ait eu quelques complications. Il semble que, finalement, vous ne soyez pas le père de l'enfant. » Une sensation glaciale envahit les viscères de Béran. « Quelle sorte de complications ? »

Le médecin recula et se dirigea de nouveau vers la salle. Sur le seuil, il suggéra : « Vous feriez mieux de retourner dans votre dortoir. Il est inutile d'attendre plus longtemps. »

Les yeux gonflés de larmes, Béran se précipita sur la porte pour la retenir. «Dites-moi, dites- moi ! »

Mais celle-ci lui claqua au nez. Et on ne répondit plus à ses appels...

Une fois dans le laboratoire, Gitan Netsko fut soumise à une série de tests de routine. On l'étendit, sur le dos, sur un grabat qu'on fit rouler sous une lourde machine. Un champ électrique atténua ses courants céphaliques et l'anesthésia ; pendant ce temps, la machine enfonça une minuscule aiguille dans son abdomen, sonda l'embryon et préleva une demi-douzaine de cellules.

Quand le champ s'éteignit, Gitan Netsko reprit conscience. On la conduisit dans une salle d'attente, tandis qu'un analyseur évaluait, répertoriait et classait, en différentes catégories, la structure génétique des cellules embryonnaires.

Le rapport suivant fut émis : Enfant mâle, normal à tous les niveaux. Classe présumée AA.

Le génotype de la mère ainsi que celui du père furent également indiqués.

Le technicien parcourut le profil paternel sans noter d'intérêt particulier. Puis il le regarda de plus près et appela l'un de ses collègues; tous deux pouffèrent de rire, et le technicien parla dans un appareil de communication.

La voix du seigneur Palafox retentit dans la pièce. «Une jeune Paonaise? Montrez-moi son visage... Oui, je me rappelle, je l'ai fécondée juste avant de l'offrir à mon pupille. L'enfant est-il réellement de moi?

—       Sans aucun doute, seigneur Palafox. L'embryon présente certaines caractéristiques qui nous sont on ne peut plus familières.

—       Parfait... je vais la conduire jusqu'à mon dortoir. »

Palafox se présenta dix minutes plus tard. Il s'inclina avec courtoisie devant Gitan Netsko qui l'examina avec frayeur. Elle n'avait connu que douleur entre ses bras ; rien, dans ses rêves d'enfant, ne l'avait préparée à la brutalité avec laquelle il l'avait possédée.

Palafox lui dit poliment : « Vous portez, paraît-il, un enfant dont je suis le père. De classe présumée AA, ce qui est excellent. Je vais vous conduire à ma salle d'accouchement privée, où vous recevrez les soins les plus attentionnés. »

Stupéfaite, elle répéta : «Je porte un enfant dont vous êtes le père ?

C'est ce que montrent les analyses. Si votre grossesse parvient normalement à son terme, vous bénéficierez d'une prime. Soyez sûre que je me montrerai généreux à votre égard. »

Elle se leva d'un bond, les yeux étincelants. « Quelle horreur ! Je ne veux pas donner naissance à ce monstre ! »

Elle traversa la salle, courant avec frénésie, et en sortit, poursuivie par Palafox et le médecin.

Elle passa à toute allure devant la porte de la pièce où Béran l'attendait ; elle n'avait d'yeux que pour l'immense crête de l'escalier mécanique qui reliait les étages inférieurs aux niveaux supérieurs.

Sur le palier, elle s'immobilisa et jeta des regards éperdus derrière elle. La silhouette maigre de Palafox n'était plus qu'à quelques pas. « Arrêtez ! hurla- t-il avec colère. C'est mon enfant que vous portez ! » Elle ne répondit pas, se détourna et regarda l'escalier. Puis, fermant les yeux, elle soupira, et s'y précipita. Longtemps elle roula sur elle-même, son corps rebondissant sur les marches, retombant avec un bruit sourd, tandis que Palafox fixait la scène avec stupéfaction. Elle finit par s'immobiliser tout en bas, petite forme désarticulée qui perdait son sang.

Les médecins l'allongèrent sur un brancard et la remontèrent. L'enfant était perdu; Palafox, écœuré, s'en alla.

Gitan Netsko souffrait aussi d'autres blessures ; mais, comme elle avait décidé de mourir, la médecine de Frakha ne pouvait rien faire pour la contraindre à vivre... Elle s'éteignit une heure ou deux après sa chute.

Quand Béran revint, le lendemain matin, on lui apprit que l'enfant était celui du seigneur Palafox ; on lui dit que la jeune fille, après en avoir été informée, était retournée au dortoir de ce dernier, afin d'attendre de toucher la prime de naissance. On tut rigoureusement la vérité ; dans la société de l'Institut de Frakha, rien n'était plus susceptible de diminuer le prestige d'un homme, ou de le rendre ridicule aux yeux de ses pairs, qu'un épisode de ce genre : une femme qui préférait se tuer, plutôt que de porter son enfant.

Pendant une semaine, Béran resta assis dans sa cellule ou erra dans les rues venteuses où il demeurait aussi longtemps que son corps pouvait supporter le froid. Et ce n'était pas sa volonté consciente qui le ramenait, traînant les pieds, jusqu'à son dortoir.

Pourquoi était-elle allée chez Palafox ? Lui avait-on promis un transfert plus rapide sur Pao ?... Pao ! Le mal du pays submergeait Béran par vagues. Pao et ses eaux bleues, ses feuilles vertes, la chaleur du soleil ! Pao ! L'unique échappatoire à sa douleur était un retour sur Pao ! Jamais l'existence ne lui avait paru aussi sombre.

Il réagit de façon presque brutale à sa stupeur et à sa torpeur. Il se jeta à corps perdu dans les études et capitonna son esprit de connaissances qui agirent comme un emplâtre contre son chagrin.

Deux années s'écoulèrent. Béran grandit; ses traits se firent plus anguleux. Le souvenir de Gitan Netsko s'estompa dans sa mémoire, se muant en un rêve doux-amer.

Un ou deux événements étranges eurent lieu au cours de cette période — événements qu'il ne put s'expliquer. Un jour, il croisa Palafox dans un couloir de l'Institut. Ce dernier lui lança un regard si glacial que Béran le dévisagea tout étonné. C'était lui qui avait de bonnes raisons d'en vouloir à Palafox, et non le contraire. Alors à quoi rimait cette animosité ?

En une autre occasion, alors qu'il était assis dans la bibliothèque, il leva les yeux et aperçut un groupe de dominies, debout à l'écart, qui le fixaient. Ils semblaient attentifs et amusés, comme s'ils partageaient une histoire drôle. C'était le cas, en effet: la pauvre Gitan Netsko avait fourni matière à leur divertissement. Les circonstances de son décès avaient été trop extraordinaires pour rester secrètes ; Béran était désormais désigné par les initiés comme l'adolescent qui avait — pour paraphraser — «détrôné» Palafox, au point qu'une jeune fille avait préféré se donner la mort, plutôt que de lui revenir.

L'histoire finit par ne plus être au goût du jour. Elle fut oubliée ; seules subsistèrent des cicatrices émotionnelles de l'événement.

Après la disparition de Gitan Netsko, Béran recommença à fréquenter la base de lancement — autant dans l'espoir d'apprendre ce qui se passait sur Pao que pour regarder les nouvelles arrivantes.

Lors de sa quatrième visite, il fut surpris de voir débarquer de la navette un groupe important de jeunes gens — au nombre de quarante ou de cinquante —, des Paonais, presque certainement. Lorsqu'il se fut approché suffisamment pour entendre ce qu'ils disaient, son hypothèse se vérifia : ils étaient bien paonais !

Béran accosta l'un de ceux qui attendaient devant le bureau d'enregistrement, un grand jeune homme, au visage sérieux, à peu près de son âge. Il se força à demander d'une voix désinvolte :

« Comment vont les choses sur Pao ? »

Son interlocuteur l'examina avec attention, comme pour déterminer dans quelle mesure il pouvait faire preuve de franchise. Enfin, il se décida pour une réponse peu compromettante: «Aussi bien que possible, vu l'époque et la situation. »

Béran avait espéré en apprendre davantage. « Que venez-vous faire sur Frakha en aussi grand nombre ?

—       Nous sommes des étudiants linguistes et nous venons parfaire nos connaissances.

—       Des linguistes ? Sur Pao ? Quelle innovation est-ce là ? »

Le nouvel arrivant observa Béran avec attention. « Vous parlez paonais comme s'il s'agissait de votre langue maternelle. Il est étrange que vous soyez si peu au fait de l'actualité.

—       Je vis sur Frakha depuis huit ans. Vous êtes seulement le deuxième Paonais que j'ai eu l'occasion de rencontrer durant cette période.

—       Je vois... Eh bien, il y a eu des changements.

Aujourd'hui, sur Pao, il faut connaître au moins cinq idiomes pour commander un verre de vin. »

La file s'avança vers le bureau. Béran suivit, comme autrefois avec Gitan Netsko. En regardant le fonctionnaire inscrire les noms sur un registre, il lui vint une idée qui l'enthousiasma au point qu'il faillit perdre l'usage de la parole. «Combien de temps doit durer votre séjour ? » articula-t-il, avec peine.

« Un an. »

Béran recula et examina soigneusement la situation. Son plan lui semblait réalisable; de toute façon, que risquait-il ? Il jeta un coup d'œil à ses vêtements : ils étaient typiques de Frakha. Se réfugiant dans un coin, il retira sarrau et maillot de corps; en inversant leur ordre et en les laissant pendre par-dessus son pantalon, il obtint un résultat qui ressemblait approximativement au costume paonais.

Il prit la dernière place dans la file. Le jeune homme qui le précédait le regarda avec curiosité, mais ne fit aucun commentaire. Il finit par arriver devant le bureau. Le secrétaire était un jeune professeur de l'Institut, plus âgé que Béran de quatre ou cinq ans. Sa tâche paraissait l'ennuyer profondément; il leva à peine la tête quand celui-ci se présenta devant lui.

«Nom?» s'informa-t-il, en un paonais maladroit.

« Ercole Paraio. »

Le jeune professeur consulta sa liste d'un air maussade.

« Comment l'écrivez-vous ? » Béran épela le nom qu'il venait d'inventer. « Bizarre, marmonna l'autre. Il ne se trouve pas sur la liste... Un imbécile quelconque...» Sa voix mourut; il parcourut sa liste une fois de plus. « Comment l'écrivez-vous déjà ? »

Béran épela le nom de nouveau et le jeune homme l'ajouta sur son registre. «Très bien... voici votre livret. Gardez-le constamment sur vous pendant votre séjour sur Frakha. Vous nous le rendrez au moment de votre départ pour Pao. »

Béran suivit les autres jusqu'au véhicule qui les attendait et, sous sa récente identité d'Ercole Paraio, fut conduit le long de la pente vers un nouveau dortoir. À première vue, son espoir était fou, mais au fond... pourquoi pas? Les élèves linguistes n'avaient aucune raison de l'accuser ; leurs esprits étaient encore occupés par les nouveautés de Frakha. Qui s'inquiéterait de Béran, le pupille négligé de Palafox? Personne. Les étudiants de l'Institut n'avaient de responsabilités qu'envers eux-mêmes. En tant qu'Ercole Paraio, il disposerait d'assez de temps libre pour qu'on aperçût de temps en temps Béran Panasper, jusqu'au jour où il disparaîtrait tout à fait... Et si son complot venait à être découvert... eh bien... quel mal pourrait-on lui faire ?

On lui attribua, comme aux autres apprentis linguistes de Pao, une cellule et une place dans le réfectoire. Les classes ne commenceraient que le lendemain matin.

Le lendemain, les élèves furent convoqués dans une vaste salle au sol de pierre lisse et au toit de verre transparent. Les faibles rayons obliques du soleil divisaient le mur en deux, alternant ombre et lumière.

Un jeune professeur de l'Institut, nommé Finisterle, l'un des nombreux fils de Palafox, fit son entrée et s'adressa aux élèves. Béran l'avait déjà remarqué en plusieurs occasions — dans les couloirs de l'Institut. Il était grand, plus maigre encore que ne l'étaient d'ordinaire les habitants de Frakha, et doté du nez proéminent et du front autoritaire de Palafox ; mais il avait hérité ses yeux bruns, pensifs, et son teint basané d'une mère anonyme. Il parlait d'une voix calme, presque douce, en promenant ses yeux d'un visage à l'autre ; Béran se demanda s'il allait le reconnaître, et dans ce cas, comment il allait réagir.

« Dans une certaine mesure, vous êtes un groupe expérimental, annonça Finisterle. Il est impératif que de nombreux Paonais apprennent rapidement plusieurs langues. Vos études sur Frakha seront un moyen d'y parvenir.

« Sans doute, certains d'entre vous sont-ils troublés. Pourquoi, vous demandez-vous, nous faut-il apprendre trois nouveaux idiomes ?

« Dans votre cas, la réponse est simple : vous allez former un corps d'élite... vous serez chargés de planifier et de dépêcher des affaires... et d'enseigner également.

«Mais ceci ne répond pas entièrement à votre question. Quel besoin, vous demandez-vous, d'acquérir un nouveau langage ? Vous trouverez la réponse à cette interrogation dans la science de la linguistique dynamique. En voici les principes de base. Je vais vous les énoncer sans fournir la moindre preuve ni le moindre argument, et pour le moment, tout au moins, vous devrez les accepter sans condition.

« Le langage sous-tend le schéma de la pensée, l'enchaînement des différents types de réactions qui suivent les actes.

«Aucune langue n'est neutre. Toutes contribuent à donner une impulsion à l'esprit des masses, certaines avec plus de vigueur que d'autres. Je vous le répète, nous ne connaissons pas de langue "neutre"; aucune n'est supérieure à une autre, même s'il arrive qu'un langage X soit mieux adapté à un contexte lambda qu'un langage Y. Si nous allons plus loin, nous remarquons que tout idiome induit dans l'esprit des masses un certain point de vue sur le monde. Quelle est la véritable image du monde ? Existe-t-il un langage qui l'exprime ? Premièrement, nous n'avons aucune raison de croire que la véritable image du monde, si tant est qu'elle existe, puisse être un outil très utile ou efficace. Deuxièmement, aucun standard ne nous permet de la définir. La Vérité est contenue dans l'opinion préconçue de celui qui cherche à la définir. Toute organisation d'idées, quelle qu'elle soit, présuppose un jugement sur le monde. »

Béran écoutait, vaguement étonné. Finisterle s'exprimait en paonais, où ne se décelaient que de légères traces de l'accent saccadé de Frakha. Son discours était beaucoup plus équivoque et modéré que tous ceux qu'il avait entendus jusqu'alors à l'Institut.

Finisterle continua, décrivant le programme des études ; ce faisant, il semblait de plus en plus fréquemment s'attarder sur Béran et froncer les sourcils. Le jeune homme sentait son moral faiblir.

Mais, une fois qu'il eut terminé, Finisterle ne manifesta pas la moindre intention de l'aborder ; il parut, plutôt, l'ignorer. Béran se dit qu'après tout il ne l'avait peut-être pas reconnu.

Il s'efforça de ne rien changer, du moins en apparence, à son existence précédente à l'Institut ; il se fit remarquer dans les divers ateliers, les bibliothèques et les salles de classe, pour éviter de laisser apparaître une baisse visible dans ses activités.

Le troisième jour, comme il pénétrait dans une cabine de projection, il se heurta presque à Finisterle qui en sortait. Les deux jeunes gens se regardèrent. Finisterle fit un pas de côté, en s'excusant avec politesse, et poursuivit son chemin. Béran, les joues rouges et brûlantes, entra dans la cabine, mais il était trop bouleversé pour former sur le cadran le numéro du film qu'il désirait consulter.

Le lendemain matin, comme par hasard, il fut assigné à un cours de récitation dirigé par Finisterle ; il se retrouva, avec une simple table de teck sombre pour les séparer, assis devant ce fils de Palafox, décidément omniprésent.

Rien ne changea dans l'expression de Finisterle ; lorsqu'il s'adressa à Béran, il fut grave et courtois — mais son élève crut détecter dans ses yeux une étincelle sardonique. Il trouva Finisterle trop poli, trop prévenant, trop sérieux.

Les nerfs de Béran ne purent supporter plus longtemps cette incertitude. Le cours achevé, il resta à sa place et attendit le départ des autres.

Finisterle, lui aussi, s'était levé et s'apprêtait à partir. Apercevant Béran sur le point de lui adresser la parole, il haussa les sourcils d'un air de surprise affable. « Vous avez une question à me poser, étudiant Paraio ?

—       Je voudrais savoir quelles sont vos intentions à mon égard. Pourquoi ne me dénoncez-vous pas à Palafox ? »

Finisterle s'abstint de feindre l'incompréhension. « Le fait qu'en qualité de Béran Panasper vous fréquentiez l'Institut, et que, sous l'identité empruntée d'Ercole Paraio, vous étudiiez les langues avec les autres Paonais ? Quelles devraient être mes intentions ? Pourquoi devrais-je vous dénoncer ?

—       Je n'en sais rien. Je vous demande simplement si vous comptez le faire.

—       Je ne vois pas en quoi votre conduite me concerne.

—       Vous devez savoir que je suis ici en qualité de pupille de Palafox.

—       Oh, évidemment. Mais je ne suis pas mandaté pour veiller à ses intérêts. A supposer, ajouta-t-il avec délicatesse, que je désire le faire. »

Béran ne cacha pas sa surprise. Finisterle reprit d'une voix douce: «Vous êtes paonais, vous ne nous comprenez pas, nous, les hommes de Frakha. Nous sommes des individus entiers... chacun, avec son propre objectif. Le terme paonais coopération n'a pas son équivalent dans la langue de Frakha. Quel bénéfice me rapporterait le fait d'aller rendre compte à Palafox de votre présence ici ? Un tel acte serait irréversible. Je m'engagerais sans en retirer aucun avantage. En ne disant rien, j'aurai toujours deux directions possibles.

Dois-je comprendre que vous n'avez pas l'intention de me dénoncer ? » balbutia Béran.

Finisterle hocha la tête. «Non, à moins d'en tirer avantage. Et pour l'instant, je n'en vois pas. »

 

 

 

 

 

XII

 

 

Une année passa — une année d'anxiétés, de triomphes intérieurs, d'espoirs prudemment réprimés ; une année de stratagèmes, d'études intenses où la nécessité d'engranger un savoir paraissait attiser le désir d'apprendre ; une année durant laquelle Béran Panasper, l'exilé paonais, fut un étudiant attentif, sinon assidu, de l'Institut ; et Ercole Paraio, l'apprenti linguiste, fit de rapides progrès dans trois nouvelles langues : le vaillant, le techniquant et le cogitant.

À la grande surprise de Béran — et pour son plus grand profit —, le cogitant se révéla n'être que le langage de Frakha, considérablement modifié pour éviter le solipsisme latent de la langue originale.

Il jugea plus prudent de dissimuler qu'il ignorait la situation actuelle de Pao, et s'abstint de poser des questions. Néanmoins, usant de méthodes tortueuses, il recueillit beaucoup d'informations sur ce qui se passait là-bas.

Dans certaines régions de deux continents, le littoral Hyland du Shraimand et les rives de la baie de Zélambre, sur la côte septentrionale du Vidamand, l'expropriation, la violence et la misère dans les camps de réfugiés perduraient. Personne ne connaissait exactement l'envergure des plans que Bustamonte avait échafaudés — sans doute avait-il pris des précautions dans ce sens. Dans ces deux régions, la population d'origine avait été déportée, et continuait de l'être, tandis que l'enclave où avait été instauré le nouveau langage s'élargissait, telle une marée grignotant les rivages rétrécis des vieilles coutumes paonaises. Les régions touchées étaient encore relativement réduites et les nouvelles populations, très jeunes: des enfants âgés d'une octennie ou deux, guidés par un effectif restreint de linguistes, tenus, sous peine de mort, de parler le nouvel idiome, à l'exclusion de tout autre.

À voix basse, les élèves se remémoraient des scènes d'épouvante : l'attitude foncièrement entêtée et passive de la population, en dépit de la famine ; les représailles, effectuées avec un mépris de la vie humaine typiquement paonais.

À d'autres égards, Bustamonte s'était révélé capable de gouverner avec efficacité. Les prix étaient stables, les services administratifs fonctionnaient convenablement. Lui-même vivait de façon assez fastueuse pour satisfaire l'engouement de son peuple pour l'apparat, mais sans magnificence extravagante qui eût risqué de mettre le Trésor en faillite. Seuls les habitants du Shraimand et du Vidamand manifestaient un mécontentement réel — et ce mot était bien faible pour exprimer leur rancœur, leur souffrance et leur peine.

On savait peu de chose des sociétés nouvelles qui s'étendaient, petit à petit, sur les terres abandonnées, et Béran éprouvait quelque difficulté à faire la distinction entre spéculation et réalité.

Une personne issue de la tradition paonaise héritait d'une insensibilité envers la souffrance humaine — attitude qui relevait, non de la froideur, mais d'une compréhension intuitive du destin. Pao était un monde à forte densité de population, et les catastrophes touchaient automatiquement un très grand nombre d'individus. Ainsi, un Paonais se laissait attendrir par l'état critique d'un oiseau à l'aile brisée, alors qu'il restait insensible à la disparition de dix mille personnes emportées par un raz de marée.

Le tempérament paonais de Béran avait été modifié par son éducation; sur Frakha, en effet, personne ne pouvait considérer le peuple autrement que comme un ensemble de modestes individualités. C'était sans doute pour cette raison que les malheurs du Shraimand et du Vidamand l'émouvaient autant. La haine, élément jusque-là étranger à sa nature, commença à s'insinuer dans son esprit. Bustamonte, Palafox... ces hommes avaient à répondre d'un grand nombre d'atrocités !

L'année s'achevait. Grâce à son intelligence naturelle, à son zèle et à sa connaissance de la langue de Frakha, Béran obtint des résultats honorables en tant qu'apprenti linguiste, et suivit parallèlement son programme initial. En réalité, il menait deux vies bien distinctes, parfaitement indépendantes. Son ancienne existence, celle de l'étudiant qui suivait les cours de l'Institut, ne lui posait aucun problème, vu que personne ne prêtait un semblant d'attention à qui que ce fût en dehors de soi-même.

Mais pour l'apprenti linguiste, la situation était plus difficile. De par leur qualité de Paonais, les condisciples de Béran étaient sociables et curieux ; il se tailla une réputation d'excentricité, car il n'avait ni le temps ni le désir de se joindre à eux pendant leurs moments de loisir.

Pour plaisanter, les étudiants inventèrent une espèce de langue bâtarde, en mélangeant des bribes de paonais, de cogitant, de vaillant, de techniquant, de mercantil et de batch, et en la dotant d'une syntaxe syncrétique et d'un vocabulaire hétérogène. Cette langue, faite de bric et de broc, fut appelée le pastiche.

Ils rivalisaient d'aisance et l'utilisaient en dépit de la désapprobation de leurs instructeurs qui pensaient qu'ils feraient mieux de se consacrer à leurs études. Eux, faisant référence aux Vaillants, aux Techniquants et aux Cogitants, soutinrent que les interprètes, en toute logique et en toute cohérence, devraient également parler une langue originale, alors pourquoi pas le pastiche ?

Les instructeurs admirent le principe, mais reprochèrent au pastiche d'être un mélange informe, un fatras dépourvu de style et d'élégance. Les étudiants n'eurent cure de cette objection ; néanmoins, ils tentèrent, pour s'amuser, de doter leur création de ces deux qualités.

Béran maîtrisa le pastiche à l'instar de ses compagnons, mais ne s'associa pas à son élaboration. D'autres obligations requérant toute son attention, il n'avait que peu d'énergie à consacrer à ces divertissements linguistiques. De plus, à mesure qu'approchait le moment de son retour sur Pao, ses nerfs se tendirent, et sa peur d'être arrêté augmenta. Une année d'espoir s'envolerait... comment pourrait-il le supporter?

Il ne resta bientôt plus qu'un mois... puis, une semaine... et les linguistes ne parlèrent plus que de Pao. Béran restait à l'écart des autres, pâle et anxieux, se mordant les lèvres.

Croisant Finisterle dans l'un des sombres corridors, il s'immobilisa. Le fait de le rencontrer allait- il inciter le fils de Palafox à le dénoncer, réduisant ainsi à néant ses efforts de toute une année ? Finisterle, cependant, poursuivit son chemin, le regard fixé sur quelque souvenir intérieur.

Quatre jours, trois jours, deux jours — et puis, pendant le dernier cours, l'instructeur fit exploser une véritable bombe. Le choc fut si soudain et dévastateur que Béran se pétrifia sur son siège et qu'un brouillard rose troubla sa vision.

«... vous allez entendre, à présent, l'éminent dominie qui est à l'origine de ce programme. Il vous expliquera la portée de vos travaux, les responsabilités qui vont être les vôtres. Voici le seigneur Palafox. »

Palafox entra à grands pas dans la pièce, sans regarder à droite ni à gauche. Béran se recroquevilla sur sa chaise, sans pouvoir s'en empêcher, comme un lapin espérant échapper au regard de l'aigle.

Le dominie salua cérémonieusement les élèves, en passant leurs visages en revue. Béran, baissant la tête, se cacha derrière l'adolescent assis devant lui ; les yeux de Palafox ne s'attardèrent pas dans sa direction.

« J'ai suivi vos progrès. Vous êtes dignes d'éloges. Votre présence sur Frakha était une simple expérience; vos résultats ont été comparés à ceux de groupes similaires étudiant sur Pao. Il semble que l'ambiance qui règne ici ait agi comme un stimulant... votre travail est grandement supérieur. J'ai même entendu dire que vous aviez élaboré votre propre idiome original... le pastiche.» Il sourit avec indulgence. « Quelle idée ingénieuse ! Et bien que ce langage manque d'élégance, c'est une véritable réussite !

«Je suppose que vous avez saisi toute l'ampleur des responsabilités qui vont vous incomber. Vous ne constituez rien de moins que les pivots sur lesquels vont s'animer les rouages de Pao. Sans vous, ses nouveaux mécanismes sociaux ne s'engrèneraient pas, ils ne fonctionneraient pas. »

Il s'interrompit, embrassa son auditoire du regard. De nouveau, Béran baissa la tête.

Palafox reprit sur un ton légèrement différent: «J'ai entendu bon nombre de théories expliquant les innovations du panarque Bustamonte ; la plupart d'entre elles ne sont que fallacieuses. Au fond, la réalité est simple, bien que de grande envergure. Dans le passé, la société paonaise était un ensemble uniforme dont les faiblesses attiraient inévitablement les prédateurs. Sa récente diversité est censée produire une force multidirectionnelle, protégeant ainsi les anciennes zones faibles. Tel est notre dessein... mais seul l'avenir nous dira si nous avons réussi ou non. Vous, linguistes, contribuerez grandement au succès final. Vous devez vous entraîner à la souplesse. Vous devez comprendre les particularités de chacune des nouvelles sociétés paonaises, car votre tâche première sera de concilier les interprétations contradictoires d'un même phénomène. Vos efforts détermineront, en grande partie, l'avenir de Pao. »

Il salua de nouveau et se dirigea vers la porte. Béran le regarda s'approcher, le cœur battant. Il passa si près de lui que le jeune homme put sentir le déplacement d'air. Ce fut au prix d'un grand effort sur lui-même qu'il s'abstint de se cacher le visage dans les mains. Palafox ne détourna pas la tête; il quitta la pièce sans ralentir son allure. Béran, soulagé, s'affala sur sa chaise, bras ballants, jambes écartées. Palafox n'était pas infaillible — Palafox ne l'avait pas vu.

Le jour suivant, les élèves, fous de joie, quittèrent le dortoir et prirent place dans le bus aérien qui devait les emmener au terminal. Parmi eux se trouvait Béran, dissimulé sous sa fausse identité.

Les élèves pénétrèrent dans l'aérogare et allèrent s'aligner devant le bureau des départs. La file se mit à avancer: ses condisciples donnaient leur nom, tendaient leur livret, recevaient leur billet en échange, puis passaient par la porte d'embarquement pour rejoindre la navette. Ce fut enfin le tour de Béran. «Ercole Paraio», dit-il d'une voix rauque, en tendant son livret.

«Ercole Paraio.» Le secrétaire cocha son nom et lui remit un titre de transport.

Béran le prit, les doigts tremblants, commença à avancer et marcha vers la porte d'embarquement aussi vite qu'il osa le faire. Il ne promena ses yeux ni à droite ni à gauche, effrayé à l'idée de croiser le regard sardonique de Palafox.

Il franchit le portillon et monta dans la navette. Quelques minutes plus tard, l'ouverture se referma et l'appareil quitta la plaine de roche fondue. Il s'éleva, oscillant sous les rafales du vent. Il s'éloigna de Frakha, montant vers le vaisseau en orbite. Béran se permit enfin d'espérer que son plan d'une année, sa machination pour fuir Frakha, allait réussir.

Une fois les linguistes installés dans le vaisseau, la navette s'écarta pour redescendre. Une pulsation, une secousse... le voyage avait commencé.

Béran à l'arrière... Pao, droit devant. Son évasion était bien réelle. Il avait échappé à la vigilance des gens de l'Institut, aux forces apparemment insurmontables déployées contre lui. Un simple hasard, rien qu'un coup de chance... à bien y réfléchir ! Mais — Béran s'interrogea — était-ce vraiment si incroyable? Les nombreux tournants décisifs de l'histoire des civilisations, les grands changements qui avaient ébranlé les fondations des coutumes bien établies n'avaient-ils pas pour origine quelque incident insignifiant — un homme fortuitement habile, une négligence passagère, un relâchement ou une défaillance des autorités au moment crucial? Non, ce n'était pas incroyable.

En de nombreuses occasions, un captif, grâce à l'habileté de ses doigts, avait simplement franchi la porte de sa prison, en passant inaperçu et sans être arrêté. C'était l'une des ironies récurrentes de la vie.

 

 

 

 

 

XIII

 

 

Le petit soleil blanc s'amenuisa, jusqu'à devenir un simple scintillement au milieu de la myriade d'étoiles. Le vaisseau flottait dans l'espace noir, dérivant imperceptiblement parmi les astres de l'amas.

Enfin, Auriol la jaune étincela, flanquée de Pao, la planète bleu et vert. Béran n'arrivait pas à détacher son regard du hublot. Il vit son monde grandir, son disque se muer en sphère. Il repéra la configuration des huit continents, identifia une centaine d'îles, localisa les grandes villes. Neuf années s'étaient écoulées... près de la moitié de son existence ; il ne pouvait espérer retrouver la Pao de ses souvenirs. Son point de vue avait changé, et Pao n'avait nullement bénéficié de neuf années de tranquillité. Pourtant, ses océans bleus, ses îles vertes seraient toujours les mêmes ; ses innombrables villages, aux murs de chaux blancs et aux toits de tuiles brunes, sa multitude de gens... pour changer tout cela, il faudrait un pouvoir plus grand que celui dont disposait Bustamonte.

Et si, sur Frakha, son absence avait été découverte ? Si Palafox avait communiqué avec Bustamonte ? Cette appréhension avait tourmenté Béran pendant toute la durée du voyage. Si elle se révélait exacte, un escadron de Mamarones attendrait l'arrivée du vaisseau et, pour son retour à la maison, Béran serait emmené pour une courte promenade dans la campagne, soulevé et précipité du haut d'une falaise; il n'aurait que le temps d'entendre l'air siffler à ses oreilles, de voir les nuages et le ciel tournoyer au-dessus de lui, avant le plongeon et le contact humide avec l'eau bleue de l'océan où il se noierait.

Cette idée lui semblait non seulement logique, mais vraisemblable. Une navette vint se ranger à côté du vaisseau; Béran y monta. Les autres linguistes entonnèrent un vieil hymne paonais, facétieusement traduit en pastiche.

La navette se posa doucement sur la piste ; les portes s'ouvrirent. Les jeunes gens se ruèrent joyeusement vers la sortie; Béran s'obligea à se lever et leur emboîta le pas avec méfiance. À l'extérieur, aucun individu suspect, rien que le personnel habituel. Il prit une profonde inspiration et jeta un regard circulaire sur le champ qui l'entourait. L'après-midi commençait; des nuages floconneux flottaient dans un ciel d'un bleu d'azur. Les rayons du soleil lui réchauffèrent le visage. Le jeune homme ressentit une joie presque religieuse. Jamais plus il ne quitterait Pao, fût-ce dans la vie ou dans la mort ; s'il devait succomber à la noyade, il préférerait ce sort plutôt qu'un retour sur Frakha.

Les linguistes traversèrent le terrain d'atterrissage et pénétrèrent dans le vieux terminal miteux. Personne n'était là pour les accueillir, chose que Béran, habitué à l'efficacité mécanique de Frakha, trouva extraordinaire. Observant les visages de ses compagnons, il songea: J'ai changé. Palafox a eu sur moi une terrible influence. J'aime Pao, mais je ne suis plus paonais. Frakha a déteint sur moi ; je ne ferai plus jamais totalement partie de ce monde... ni d'un autre. Je suis un déshérité, un éclectique ; je suis un pastiche.

Béran s'éloigna des autres, alla jusqu'au portail et parcourut du regard le boulevard ombragé qui menait à Eiljanre. Il pouvait s'y engager et se volatiliser.

Mais où irait-il? S'il se présentait au palais, il serait vite éconduit. Il n'avait aucune envie de cultiver la terre, de pêcher ou de transporter des fardeaux. L'air pensif, il se détourna et rejoignit les linguistes. La possibilité qu'on découvrît son imposture subsistait, mais les registres paonais n'étaient guère assez précis pour qu'un tel événement se produisît.

Le comité d'accueil officiel fit enfin son apparition. L'un des dignitaires débita un petit discours de félicitations ; les linguistes répondirent par des remerciements compassés. Puis on les fit monter à bord d'un bus qui les conduisit jusqu'à l'une de ces auberges d'Eiljanre, à la construction anarchique.

Pendant le trajet, Béran scruta les rues et s'étonna. Il s'était imaginé voir des scènes de répression, des gens terrorisés ; il ne découvrit que la placidité coutumière des Paonais. Certes, il se trouvait à Eiljanre et non dans les zones repeuplées du Shraimand et du Vidamand — mais la tyrannie de Bustamonte aurait dû laisser des traces! Or... les visages des promeneurs étaient sereins.

Le bus pénétra dans le Cantatrino, grand jardin public agrémenté de trois montagnes artificielles et d'un lac, un hommage rendu par un ancien panarque à sa fille défunte, la fabuleuse Can. Le véhicule passa sous une arche drapée de mousse où les responsables de l'entretien du jardin avaient composé un portrait floral du panarque Bustamonte. Un passant avait exprimé son sentiment à l'égard du souverain à l'aide d'une poignée de boue. Un petit signe — mais extrêmement révélateur, car les Paonais n'émettaient que rarement leur jugement en matière de politique !

Ercole Paraio fut nommé à l'école du Progrès de Cloeopter, dans la baie de Zélambre, au nord du Vidamand. Cette région avait été choisie par Bustamonte pour devenir le principal centre industriel de Pao. L'école se situait dans un vieux monastère construit par les premiers colons, dans un but oublié depuis longtemps.

Dans les grandes pièces fraîches inondées de soleil filtré par de verts feuillages, des enfants de tous âges étaient élevés au son du techniquant. On leur apprenait, conformément à la théorie déterministe, à exploiter les équipements électriques, les mathématiques, les sciences élémentaires, la conception industrielle et les procédés de fabrication. Les cours avaient lieu dans des salles et des ateliers très bien équipés ; par contre, les étudiants étaient entassés dans des dortoirs érigés à la hâte avec des poteaux et de la toile, de chaque côté du monastère. Garçons et filles, tous vêtus de salopettes brunes, la tête coiffée de casquettes de toile, étudiaient et travaillaient avec un sérieux d'adulte. Après la classe, ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient, à condition de ne pas quitter l'enceinte de l'école.

On leur fournissait le strict nécessaire en nourriture, habillement, hébergement et matériel. S'ils désiraient un peu de luxe, des jeux, des outils spécifiques ou des chambres particulières, ils pouvaient satisfaire leur envie en fabriquant des objets que Pao tout entière utiliserait. Presque tous consacraient donc leurs heures de loisir à de petites recherches industrielles. Ils confectionnaient des jouets, des poteries, des modestes appareils électriques et des plaques d'aluminium, à partir de minerais prélevés dans les environs, et imprimaient même des périodiques en techniquant. Un groupe d'étudiants de huitième année avait formé un projet plus complexe : la création d'une usine destinée à extraire les minéraux de la mer; à cette fin, ils dépensaient tous les fonds dont ils disposaient pour se procurer l'équipement nécessaire.

Les instructeurs étaient, pour la plupart, de jeunes professeurs de Frakha. Dès le début, Béran fut dérouté par une impression curieuse qu'il ne parvenait pas à exprimer, encore moins à identifier. Deux mois après son arrivée à Cloeopter, il réussit enfin à déterminer la source de cette étrange sensation : les jeunes professeurs de Frakha se ressemblaient étrangement. Après cette découverte, Béran ne tarda pas à être totalement édifié. Ces jeunes gens étaient tous des fils de Palafox. Son nom ne fut jamais prononcé en présence de Béran, ni probablement non plus — du moins le supposait-il — en son absence.

Ils devaient sûrement être au courant de leur parenté. La situation était bizarre et excitait l'imagination. Qu'avaient-ils à gagner sur une planète étrangère ? Selon la tradition, ils auraient dû être absorbés par leurs études, des plus intensives, à l'Institut, se préparer à devenir des autorités et œuvrer pour mériter des modifications. Au lieu de quoi, ils occupaient, en ces lieux, un poste qui devait leur sembler plutôt subalterne. Béran trouvait cette affaire bien mystérieuse.

Les tâches qui lui incombaient étaient simples et hautement lucratives, compte tenu des normes paonaises. Le directeur de l'école, nommé par Bustamonte, contrôlait la politique et les compétences de l'établissement, mais sa responsabilité n'était que théorique. Béran lui servait d'interprète, traduisant en techniquant les remarques que le directeur jugeait bon d'exprimer. En échange, il était logé dans une jolie maisonnette, une ancienne ferme construite avec des galets et des madriers taillés à la main. Il percevait un salaire honorable et avait le droit de porter un uniforme singulier, gris-vert, à bandes noires et blanches.

Une année s'écoula. Béran accomplissait son travail avec mélancolie, même s'il se surprenait parfois à partager les ambitions et les projets de ses élèves. Pour compenser son médiocre engagement, il s'efforçait de leur décrire, avec un enthousiasme prudent, les idéaux de l'ancienne Pao. Mais il ne rencontrait que de l'indifférence ; les miracles techniques qu'il avait connus dans les laboratoires de Frakha leur paraissaient bien plus intéressants.

Pendant une de ses journées de repos, Béran fit un douloureux pèlerinage de plusieurs kilomètres, à l'intérieur des terres, jusqu'à la vieille maison de Gitan Netsko. Il eut quelque difficulté à trouver la ferme, située près de l'étang Mervan. Elle était désormais déserte; ses carreaux, poussiéreux et fendillés; ses poutres, desséchées; ses champs, envahis de mauvaises herbes. Il s'assit sur un banc de bois putrescent, sous un arbre aux branches basses; et son esprit fut assailli par de tristes images...

Il escalada la montagne Bleue d'où il contempla la vallée, tout en bas. Sa désolation le stupéfia. Il eut beau porter son regard au loin sur l'horizon, seul le vol des oiseaux animait encore cette région fertile qui, jadis, grouillait de monde. Des millions d'êtres humains avaient été exilés sur d'autres continents, pour la plupart; mais, nombreux étaient ceux qui avaient préféré reposer sous leur terre ancestrale. Et la fine fleur du pays — les plus belles et les plus intelligentes de ses filles — avait été emmenée sur Frakha pour payer les dettes de Bustamonte.

Béran, complètement découragé, reprit le chemin de la baie de Zélambre. Théoriquement, il était en son pouvoir de réparer ces injustices — à supposer qu'il trouvât le moyen de réaffirmer son autorité légale. Les difficultés semblaient insurmontables. Il se sentait incompétent, impuissant...

Sa frustration le poussa à s'exposer délibérément au danger en obliquant vers le nord pour se rendre à Eiljanre. Il prit une chambre dans la vieille auberge Moravi, sur le canal de l'estuaire, juste en face des murs du grand Palais. Sa main hésita sur le registre ; il résista à la folle impulsion de griffonner Béran Panasper et s'inscrivit sous le nom d'Ercole Paraio.

La gaieté semblait régner dans la capitale. Était- ce bien la réalité, ou s'imaginait-il que des signes sous-jacents de colère, d'incertitude, de nervosité flottaient dans l'air? Peut-être pas. Les Paonais vivaient dans le présent, comme les y incitaient la syntaxe de leur langue et le rythme immuable du jour paonais.

Par pure curiosité et par cynisme, il alla consulter les archives de la bibliothèque où étaient conservés les enregistrements des titres. La dernière mention qu'il y trouva de son propre nom remontait à neuf années: «Durant la nuit, les assassins étrangers ont empoisonné notre jeune Médaillon bien-aimé. Ainsi s'achève, dans la tragédie, la dynastie des Panasper. La lignée collatérale du panarque Bustamonte entame son règne sous des auspices qui lui présagent une longue période de jouissance. »

Indécis, peu convaincu et manquant du pouvoir nécessaire pour imposer l'une ou l'autre de ses résolutions, Béran retourna à l'école, dans la baie de Zélambre.

Une année supplémentaire s'écoula. Les Techniquants grandirent en âge, en nombre et en compétence. Quatre petites usines furent implantées; elles produisaient des outils, des feuilles de plastique, des produits chimiques et des instruments de mesure ; on prévoyait d'en créer une douzaine de plus, et l'on pouvait croire, à cette période-là, que le rêve de Bustamonte était finalement une réussite.

Au bout de deux ans, Béran fut transféré à Pon, sur le Nonamand, le morne continent de l'hémisphère sud composé d'archipels. Son affectation le surprit désagréablement, car il s'était installé dans la paisible routine de la baie de Zélambre. Le plus troublant pour lui fut de découvrir qu'il préférait encore cette routine au changement. À l'âge de vingt et un ans, était-il déjà ramolli? Où étaient passés ses espoirs, ses résolutions ? Les avait-il si facilement abandonnés ? Furieux contre lui-même et contre Bustamonte, il prit place dans l'appareil du sud-est qui laissa derrière lui les terres cultivées et vallonnées du Vidamand méridional, survola le Plarth, les vergers et les vignes de la Péninsule de Qurai du Minamand, l'anse étrangement étirée, appelée le Serpent, l'île verdoyante de Fraevarth, avec ses innombrables villages blancs, et enfin la grande mer du Sud. Les falaises du Nonamand surgirent brusquement devant lui, passèrent au-dessous, et disparurent complètement; l'appareil s'enfonça au cœur même de l'aride continent. C'était la première fois que Béran visitait le Nonamand; la lande, battue par le vent et émaillée d'obsidiennes, d'ajoncs noirs et de cyprès déformés, lui parut totalement dépaonaisante.

Devant lui se dressaient les Monts Sgolaph, les plus élevés de la planète. Il survola bientôt cette chaîne de rochers basaltiques escarpés, aux sommets recouverts d'une croûte givrée, ce pays de glaciers, de vallées stériles et de torrents écumants. L'appareil contourna la pointe fracturée de la Tête- du-Drog, et vira prestement pour aller se poser sur un plateau dépouillé. Béran était arrivé à Pon.

Le hameau lui rappela, sinon par son apparence, du moins par sa disposition, l'Institut de Frakha. De nombreuses habitations, dispersées au hasard sur tout le terrain, formaient une ceinture autour d'un bloc central de bâtiments plus massifs. Ces derniers abritaient, comme on le lui apprit, des salles de classe, des laboratoires, une bibliothèque, des dortoirs, des réfectoires et le service administratif.

Béran éprouva aussitôt une profonde aversion envers son nouveau lieu de résidence. Le cogitant, parlé par les étudiants paonais enrôlés, était une version simplifiée du langage de Frakha, expurgé de certains impératifs — à valeur proche de conditionnels — et doté de pronoms dont l'utilisation était beaucoup plus floue. Mais l'ambiance qui régnait-là était identique à celle de Frakha, tout comme les costumes qu'affectionnaient les « dominies» — en réalité, de jeunes professeurs haut placés. La campagne, loin d'être aussi sauvage que celle de Frakha, n'en était pas moins inhospitalière. Béran envisagea des dizaines de fois de demander son transfert, mais se garda bien de le faire. Il ne souhaitait pas attirer l'attention sur lui, ni courir le risque de dévoiler sa véritable identité.

À l'instar des écoles de Zélambre, les instructeurs étaient surtout des jeunes professeurs de Frakha et, ici aussi, pour la majeure partie, des fils de Palafox. Pour le représenter, Bustamonte y avait également installé une douzaine de ministres adjoints paonais, et Béran était chargé d'organiser la coordination entre les deux groupes.

Autre sujet d'inquiétude : la présence à Pon de Finisterle, le professeur de Frakha, qui connaissait sa véritable identité. À trois reprises, Béran, le cœur battant, parvint à s'éclipser avant que celui- ci l'aperçût ; mais, à la quatrième, il ne put l'éviter. Finisterle lui adressa le plus réservé des saluts et poursuivit son chemin, laissant là Béran, les yeux fixés sur son dos.

Au cours des semaines qui suivirent, Béran croisa Finisterle en de nombreuses occasions ; un jour il finit par lui adresser la parole. Les réponses du jeune professeur furent on ne peut plus vagues.

Béran pressentit que Finisterle aurait préféré poursuivre ses études à l'Institut, mais qu'il restait à Pon pour trois raisons. D'abord, c'était le désir de son père, le seigneur Palafox. Ensuite, il avait l'impression qu'engendrer sa progéniture lui serait plus facile sur Pao que sur Frakha. Enfin — et là, il fit preuve d'une sincérité relative, ses silences étant plus révélateurs que ses paroles —, il semblait considérer Pao comme un monde en plein essor, un endroit très prometteur, où une personne suffisamment habile et décidée pouvait acquérir un pouvoir et un prestige incomparables.

Et Palafox ? se demandait Béran.

Et Palafox, en effet! semblait dire Finisterle. S'absorbant alors dans la contemplation du paysage au-delà du plateau, il changea promptement de sujet : « Il est étrange de penser que ces gigantesques rochers, les Sgolaph, seront un beau jour, eux aussi, réduits par l'érosion à l'état de pénéplaine. Et que, par ailleurs, de la colline la plus innocente, surgira peut-être un volcan.

—       Ces concepts ne souffrent pas de discussion », répliqua Béran.

Finisterle avança une autre loi naturelle apparemment paradoxale : « Plus le cerveau d'un dominie est volumineux et vigoureux, plus les informations qu'il émet sont illogiques et brutales quand il se sclérose et que son propriétaire atteint le stade de l'émeritus. »

Cependant, ce ne fut pas Finisterle qui causa à Béran son plus grand choc. Quelques mois plus tard, alors qu'il quittait les bâtiments administratifs, il se retrouva nez à nez avec Palafox.

Il se pétrifia ; Palafox, sidéré, le toisa de toute sa hauteur.

Recouvrant son sang-froid, Béran salua à la mode paonaise. Palafox lui rendit son salut en un geste ironique. « Je suis surpris de vous voir ici. Je vous croyais à l'Institut, en train de poursuivre avec diligence vos études.

—       J'ai beaucoup appris. Et un jour, je n'ai plus eu le cœur à l'ouvrage », répondit Béran.

Une lueur s'alluma dans les yeux de Palafox.

«L'éducation ne s'acquiert pas par le cœur... mais par une systématisation des processus mentaux.

—       Mais je suis autre chose qu'un processus mental, rétorqua Béran. Je suis un homme. C'est avec mon être tout entier que je dois composer. »

Palafox réfléchit; son regard, d'abord posé sur Béran, suivit la chaîne des Monts Sgolaph. Puis, d'une voix aimable, bien que le sens de ses paroles fût obscur: «Il n'y a pas de certitudes absolues dans l'univers. L'homme doit s'efforcer de mettre de l'ordre dans une masse indisciplinée de probabilités ; un succès uniforme est impossible. »

Béran comprit le sous-entendu caché derrière les observations d'ordre général qu'énonçait Palafox. «Comme vous m'aviez assuré que vous ne vous intéressiez plus à mon avenir, j'ai ressenti la nécessité de le prendre moi-même en main. Voilà pourquoi je suis revenu sur Pao. »

Palafox hocha la tête. « Il est certain que les événements ont échappé à mon contrôle. Néanmoins, ce genre d'acte isolé se révèle souvent plus efficace que le plan le plus soigneusement mûri.

—       Je vous en prie, continuez à ne pas tenir compte de moi dans vos calculs, dit Béran d'une voix qu'il réussit à maîtriser. J'ai appris à apprécier au plus haut point le sentiment de liberté. »

Palafox éclata de rire avec une cordialité fort étrangère à sa nature. « Bien dit ! Et que pensez- vous de la nouvelle Pao ?

—       Je suis déconcerté. Je n'ai pas encore réussi à me forger une opinion.

—       C'est compréhensible. Il faudrait pour cela concilier un million de faits situés à un millier de niveaux différents. La confusion est inévitable, à moins que l'on ne soit poussé par une ambition fondamentale, comme dans mon cas ou celui du panarque Bustamonte. Pour nous, ces faits peuvent être classés en deux catégories : favorables et défavorables. »

Il recula d'un pas, détailla Béran de la tête aux pieds. «Naturellement, vous gagnez votre vie en qualité de linguiste. »

À contrecœur, Béran répondit par l'affirmative.

« Ne serait-ce que pour cette raison, vous devriez m'en être reconnaissant, ainsi qu'à l'Institut.

—       Une reconnaissance ne serait qu'une simplification excessive et mensongère.

—       C'est possible, en effet. Et maintenant, si vous voulez bien m'excuser, j'ai rendez-vous dans quelques minutes avec le directeur.

—       Un instant ! Je suis intrigué. Vous ne semblez guère gêné par ma présence sur Pao. Avez-vous l'intention d'en informer Bustamonte ? »

À cette question, par trop directe, Palafox montra une certaine agitation ; jamais un dominie de Frakha ne se serait abaissé à la poser. «Je n'ai pas l'intention d'intervenir dans vos affaires.» Il eut un moment d'hésitation, puis reprit d'un ton nouveau et confidentiel. « Si vous voulez le savoir, la situation a changé. Au fur et à mesure que les années passent, le panarque Bustamonte devient de plus en plus obstiné, et votre présence pourrait être utile. »

Furieux, Béran voulut parler, mais devant l'expression légèrement amusée de Palafox, il préféra tenir sa langue. Après tout, Palafox n'avait qu'un mot à dire pour le condamner à mort.

«Je dois vous quitter, s'excusa le dominie. Les événements se succèdent à un rythme de plus en plus rapide. Au cours de cette année et de la prochaine, un certain nombre de problèmes seront résolus. »

Trois semaines après sa rencontre avec Palafox, Béran fut transféré à Deirombona, sur le continent de Shraimand, où une multitude d'enfants, héritiers d'une ancestrale placidité paonaise vieille de cinq millénaires, avaient été immergés dans un protoplasme de combativité. Nombreux étaient ceux que quelques années à peine séparaient de l'âge adulte.

Deirombona, ville plate et tentaculaire, comme taillée dans un bloc de corail posé dans une forêt de phaltorhyncus, était le site habité le plus ancien de Pao. Pour une raison encore mystérieuse, on avait évacué ses deux millions d'habitants. Le port de Deirombona demeurait en activité; quelques bâtiments administratifs avaient été alloués aux Vaillants ; les autres, réduits à l'état de squelettes, blanchissaient sous les grands arbres. Dans le secteur colonial, quelques vagabonds furtifs rôdaient, se hasardant, à la faveur de la nuit, à fouiller et piller les bâtisses désertées. Ils risquaient la mort par noyade ; mais, comme les autorités pouvaient difficilement passer au peigne fin le labyrinthe des rues, des allées, des caves, des maisons, des boutiques, des entrepôts, des appartements et des bâtiments publics, ils se considéraient en sécurité.

Dix cantonnements de Vaillants avaient été établis le long de la côte, chacun d'eux étant le quartier général d'une légion de Myrmidons, titre que s'étaient attribué les jeunes guerriers.

Béran, nommé à la légion de Deirombona, avait à sa disposition la vieille ville abandonnée tout entière pour se trouver un logement. Son choix se porta sur une villa claire et spacieuse du vieux lido, où il put s'installer très confortablement.

À bien des égards, les Vaillants formaient la plus intéressante des nouvelles sociétés paonaises. Et de loin la plus spectaculaire. Comme les Techniquants de la baie de Zélambre et les Cogitants de Pon, les Vaillants étaient une race de très jeunes gens dont le plus vieux n'avait pas encore l'âge de Béran. Ils offraient un étrange spectacle chatoyant quand ils défilaient sous le soleil paonais, balançant les bras, les yeux fixés droit devant eux, perdus dans une exaltation mystique. Ils portaient des vêtements raffinés et colorés, mais chacun arborait sur la poitrine un symbole personnel ; dans le dos, l'insigne de la légion.

Pendant la journée, jeunes hommes et jeunes femmes s'entraînaient séparément au maniement des nouvelles armes; mais le soir, ils prenaient leurs repas et dormaient ensemble sans discrimination, la seule distinction étant celle du grade. Les rapports sexuels étaient courants, occasionnels et dépourvus de tout enthousiasme ou de chaleur. Ils ne réagissaient émotionnellement qu'aux questions d'organisation, aux rivalités de rang et d'honneur.

Le soir de son arrivée à Deirombona, une cérémonie officielle eut lieu au cantonnement. Au centre du terrain de manœuvres, un grand feu brûlait sur une plate-forme. Derrière s'élevait la stèle de Deirombona, un prisme de métal noir décoré d'emblèmes. Ce soir-là, les jeunes Myrmidons, rangés en file de chaque côté du monument, avaient tous revêtu le même costume : un justaucorps gris foncé dépourvu d'ornements. Chacun tenait une lance de cérémonie dont le fer avait été remplacé par une pâle flamme vacillante.

Une fanfare retentit. Une jeune fille vêtue de blanc s'avança. Elle portait dans ses mains un insigne de cuivre, d'étain et d'argent. Tandis que ses compagnons s'agenouillaient, tête basse, elle fit trois fois le tour du feu avec l'insigne et le fixa sur la stèle.

Les flammes s'élevèrent en rugissant. Les Myrmidons se redressèrent et brandirent leurs lances. Après avoir reformé les rangs, ils quittèrent l'esplanade au pas cadencé.

Le lendemain, le supérieur immédiat de Béran, le substratège Gian Firanu, un mercenaire originaire d'un monde éloigné, lui fournit une explication:

«Vous avez assisté à des funérailles... celles d'un héros. La semaine dernière, Deirombona a effectué des manœuvres avec Tarai, le camp le plus proche sur la côte. Un de leurs sous-marins a réussi à s'infiltrer dans les mailles de notre filet et à prendre l'avantage sur nous. Tous les guerriers de Deirombona étaient impatients d'agir ; Lemauden a été le premier à intervenir. Il a plongé à cinq cents pieds de profondeur avec une torche, et dégagé le lest. Le sous-marin est remonté en surface et a été capturé. Mais Lemauden s'est noyé... peut-être par accident.

—       Peut-être par accident ? Qu'aurait-il pu se passer d'autre? Les jeunes de Tarai n'ont sûrement pas...

—       Non, pas eux. Mais il pourrait s'agir d'un acte délibéré. Ces jeunes gens souhaitent ardemment accrocher leur emblème sur la stèle... ils feraient n'importe quoi pour créer une légende. »

Béran s'approcha de la fenêtre. Sur l'esplanade déambulaient des groupes de jeunes sicaires. Était- il sur Pao... ou sur quelque monde fantastique, à des centaines d'années-lumière ?

Gian Firanu parlait toujours. Au début, ses paroles ne pénétrèrent pas dans la conscience de Béran. «Un bruit court en ce moment. Peut-être en avez-vous déjà entendu parler. On prétend que Bustamonte n'est pas le véritable panarque, qu'il est simplement Ayudor-Senior. On dit que Béran Panasper est vivant, qu'il croît en force et en sagesse, comme un héros mythique. Et quand l'heure sonnera — ainsi que le veut la légende —, il apparaîtra pour jeter Bustamonte à la mer. »

Béran le fixa d'un air soupçonneux, puis éclata de rire. « Je n'avais pas connaissance de cette rumeur. Mais elle est peut-être vraie, qui sait ?

—       Elle ne plaira pas à Bustamonte ! »

De nouveau, Béran pouffa, cette fois avec une gaieté sincère. « Il doit savoir mieux qu'un autre ce qu'il y a de vrai dans cette histoire. Je me demande bien qui en est à l'origine. »

Firanu haussa les épaules. «Qui répand une rumeur ? Tout le monde et personne. Elle résulte toujours de ragots et de malentendus.

—       La plupart du temps... mais pas toujours. Et si c'était la vérité ?

—       Alors, les ennuis commenceraient. Et je retournerais sur la Terre. »

Plus tard dans la journée, Béran entendit de nouveau cette histoire, agrémentée de quelques fioritures. Le Médaillon, soi-disant assassiné, habitait une île lointaine où il entraînait une armée de guerriers vêtus de métal, insensibles au feu, à l'acier et à l'énergie meurtrière ; il s'était donné pour mission de venger la mort de son père... et Bustamonte tremblait de peur.

Les ragots cessèrent, puis reprirent trois mois plus tard. Cette fois, on racontait que la police secrète de Bustamonte passait la planète au peigne fin, que des milliers de jeunes gens avaient été conduits à Eiljanre pour y être interrogés, et par la suite, exécutés, afin que l'inquiétude de Bustamonte ne fût pas ébruitée.

Pendant longtemps, Béran s'était senti en sécurité sous son identité d'Ercole Paraio ; mais là, toute vanité le déserta. Il devint distrait et son travail en souffrit. Ses compagnons l'observaient avec curiosité ; Gian Firanu finit par lui demander ce qui le troublait.

Béran marmonna vaguement quelque chose au sujet d'une femme d'Eiljanre, enceinte de lui. Firanu lui conseilla durement, soit d'oublier cette affaire triviale, soit de prendre un congé et de ne revenir qu'au moment où il se sentirait capable de se concentrer sur son travail. Béran accepta aussitôt la seconde solution.

Il rentra chez lui et, pendant plusieurs heures, il resta assis dans la véranda inondée de soleil, espérant que se dessinerait un plan d'action sensé. Peut- être les linguistes ne seraient-ils pas les premiers soupçonnés... mais leur tour viendrait.

Béran pourrait s'identifier complètement à son rôle, rendre son personnage d'Ercole Paraio encore plus vraisemblable. Il avait du mal à trouver le moyen d'y parvenir... la police secrète était bien plus ingénieuse que lui.

Il pourrait toujours demander de l'aide à Palafox. Il caressa un instant cette idée, avant de l'écarter avec un tressaillement de dégoût. Il envisagea également de quitter la planète, mais où irait-il — à supposer qu'il parvînt à se procurer un billet ?

Il devint de plus en plus inquiet. Il flottait dans l'air comme une sensation d'urgence, une tension. Il se leva pour jeter un regard circulaire sur les rues désertes, et sur la mer, au loin ; puis descendit sur la plage et marcha en longeant la côte, jusqu'à l'unique auberge encore ouverte à Deirombona. Là, après avoir commandé du vin glacé, il emporta son verre sur la terrasse ombragée par un treillage en rotin et le but à longs traits, bien plus rapidement qu'à son habitude.

L'air était lourd, l'horizon proche. En haut de la rue, tout près du bâtiment où il travaillait, il aperçut des taches de couleur en mouvement: un groupe d'hommes aux vêtements brun et pourpre.

Béran se redressa à moitié sur son siège, les yeux fixes, et se laissa lentement retomber, le corps amolli. Il se mit à siroter son vin d'un air pensif. Une ombre traversa son champ de vision. Il releva la tête ; une silhouette imposante se tenait devant lui : Palafox.

Le dominie s'inclina avec désinvolture et s'assit. « Il semble qu'il faille encore écrire quelques pages de l'histoire contemporaine de Pao. »

Le commentaire de Béran fut inintelligible. Palafox hocha la tête avec gravité, comme si le jeune homme avait émis une perle de sagesse. Il lui montra du doigt les trois hommes en brun et pourpre qui venaient d'entrer dans l'auberge et conféraient avec le majordome.

« Le style des vêtements est une caractéristique bien utile de la civilisation paonaise. On peut déterminer d'un seul coup d'œil la profession de quelqu'un. Le brun et le pourpre ne sont-ils pas les couleurs de la police interne ?

Oui, c'est exact », dit Béran. Son anxiété s'envola brusquement. Le pire avait eu lieu, la tension était brisée : impossible de redouter ce qui s'est déjà produit ! Il déclara d'une voix pensive : « Je suppose que c'est moi qu'ils recherchent.

—       Dans ce cas, il serait sage de partir, proposa Palafox.

—       Partir ? Pour aller où ?

—       Là où je vais vous emmener.

—       Non, je ne veux plus être votre instrument. »

Palafox haussa les sourcils. « Qu'avez-vous à perdre ? Je me propose de vous sauver la vie.

—       Ce n'est pas uniquement pour mon bien !

—       Bien sûr que non. » Palafox fit une grimace qui découvrit ses dents éclatantes. « Seul un simple d'esprit s'y laisserait prendre ! En agissant ainsi, je sers mes intérêts autant que les vôtres. Étant donné que nous nous comprenons, je suggère que nous quittions l'auberge immédiatement. Je souhaite éviter d'être ouvertement associé à cette affaire.

—       Non. »

Palafox se mit en colère : « Que voulez-vous ?

—       Je veux devenir panarque.

—       Évidemment ! s'exclama Palafox. Sinon à quoi rimerait ma présence ici? Allons, partons, avant que vous ne soyez plus qu'un cadavre. »

Béran se leva. Et ils quittèrent l'auberge.

 

 

 

 

 

XIV

 

 

En direction du sud, les deux hommes survolèrent la campagne paonaise émaillée de demeures ancestrales, puis les océans mouchetés par les voiles des bateaux de pêche. Les lieues se succédaient. Tous deux se taisaient, chacun perdu dans ses propres pensées.

Enfin, Béran rompit le silence. « Comment vais- je devenir panarque ?

—       Un processus a été enclenché il y a un mois, répondit brièvement Palafox.

—       Avec les rumeurs ? »

Palafox, sans doute irrité par cette désapprobation implicite, rétorqua d'une voix aux consonances métalliques : « Le peuple de Pao doit impérativement prendre conscience de votre existence.

—       Et pourquoi suis-je préférable à Bustamonte ? »

Palafox eut un petit rire sec. « Dans l'ensemble, certains projets de Bustamonte servent mal mes intérêts.

—       Et vous espérez que je serai mieux disposé à votre égard ?

—       Vous pourriez difficilement vous montrer plus obstiné que lui.

—       En quoi Bustamonte s'est-il montré obstiné ? A-t-il refusé de céder à tous vos désirs ? »

Palafox rit jaune. «Ah, le petit polisson ! Je suis sûr que vous me priveriez volontiers de toutes mes prérogatives. »

Béran garda le silence, songeant que s'il devenait panarque un jour, ce serait, en effet, l'une de ses premières préoccupations.

Palafox reprit sur un ton plus conciliant : « Ces affaires concernent l'avenir ; inutile de nous y attarder pour le moment. Actuellement, nous sommes alliés. Et pour sceller cette réalité, j'ai ordonné qu'une modification soit pratiquée sur votre corps, dès notre arrivée à Pon. »

Béran fut pris au dépourvu. «Une modification ? » Un sombre doute l'ayant saisi, il s'accorda une seconde de réflexion. « De quelle nature ?

—       Quelle modification préféreriez-vous ? » demanda Palafox avec mesure.

Béran jeta un coup d'œil furtif au profil sévère. Palafox avait l'air tout à fait sérieux. « Le fonctionnement optimal de mon cerveau.

—       Ah ! C'est la plus délicate et la plus minutieuse de toutes. Elle exigerait une année de labeur sur Frakha. À Pon, cette intervention est impossible. Choisissez-en une autre.

—       Ma vie risque d'être ponctuée d'imprévus. Être en mesure de projeter de l'énergie avec sa main se révélerait certainement très utile.

—       En effet », reconnut Palafox, songeur. « Pourtant, d'un autre côté, quel meilleur artifice pourrait confondre vos ennemis que celui de vous élever dans les airs devant leurs yeux et de disparaître en flottant ? Et comme, chez les novices, pouvoir utiliser facilement une projection d'énergie met autant en danger leurs amis que leurs ennemis, nous devrions opter pour la lévitation en guise de première modification. »

Les falaises du Nonamand, battues par le ressac, surgirent de l'océan ; les deux hommes survolèrent un sinistre village de pêcheurs, dépassèrent les premiers remparts des Sgolaph et traversèrent la lande à basse altitude, en direction de la crête centrale du continent. La Tête-du-Drog dressa ses formidables aiguilles; ils contournèrent ses flancs glacés et amorcèrent la descente vers le plateau de Pon. L'engin se rangea près d'un long bâtiment bas, aux murs de roche fondue et à la toiture en verre. Des portes coulissèrent et Palafox fit glisser son véhicule à l'intérieur. Une fois immobilisés sur un sol carrelé de blanc, Palafox actionna le panneau d'ouverture et fit signe à Béran de sortir.

Béran hésita, inspectant d'un œil indécis les quatre hommes qui s'avançaient vers eux. Ils différaient par leur taille, leur poids, la couleur de leur peau et de leurs cheveux; pourtant, tous se ressemblaient.

« Mes fils, expliqua Palafox, mes fils sont partout sur Pao... Mais le temps nous est compté, nous devons entreprendre votre modification. »

Béran descendit de l'appareil. Les fils de Palafox lui montrèrent le chemin.

Après avoir étendu le corps anesthésié sur une paillasse, ils lui injectèrent sous la peau divers tonifiants et régulateurs qui imprégnèrent les tissus. Puis, s'étant reculés le plus loin possible, ils pressèrent un bouton. Il y eut un sifflement aigu, un éclair de lumière violette, une distorsion de l'espace: on eût cru observer la scène à travers des panneaux mobiles de verre défectueux.

Le sifflement s'éteignit. Les silhouettes s'approchèrent du corps à la rigidité cadavérique. La chair était dure, mais élastique ; les fluides, figés ; les articulations, fermes.

Les hommes travaillaient rapidement, avec une extraordinaire dextérité. Le tranchant des scalpels dont ils se servaient n'avait que six molécules d'épaisseur. Il n'exerçait aucune pression en pénétrant dans la chair et divisait les tissus en lamelles aussi lisses que du verre. Le corps fut ouvert jusqu'à la moitié du dos, fendu proprement de chaque côté des fesses, puis le long des cuisses, jusqu'aux mollets. Quelques coups précis d'un scalpel de type différent, aux bourdonnements étranges, suffirent pour détacher la plante des pieds. La chair avait la texture du caoutchouc; aucune trace de sang ni de fluide corporel; pas le moindre tressaillement musculaire.

Une section de poumon fut découpée et retirée, un banc d'énergie miniature de forme ovoïde, introduit à sa place. Des fils conducteurs, imbriqués dans les tissus, furent reliés à des transformateurs flexibles, dans les fesses, et à des inducteurs, dans les mollets. Un filet antigravité fut étiré sous les pieds et branché aux inducteurs des mollets, à travers des tubes souples enfoncés dans les chairs.

Le circuit était complet. Après vérification de son fonctionnement, on installa un interrupteur sous la peau de la cuisse gauche. Puis commença la besogne ingrate consistant à remodeler le corps.

Les plantes des pieds furent trempées dans un liquide stimulant spécial, puis repositionnées avec suffisamment de précision pour que les parois cellulaires coïncident entre elles ; chaque artère sectionnée, soigneusement recousue; chaque fibrille nerveuse, parfaitement suturée. On appliqua fortement les deux parties du corps l'une contre l'autre ; on tira la chair pour la refermer sur le banc d'énergie.

Au terme de dix-huit heures, les quatre hommes partirent se reposer. Le corps inanimé resta seul dans l'obscurité.

Le lendemain, les quatre hommes revinrent. De nouveau, la grande machine siffla, la lumière violette zébra la pièce. Le champ qui avait neutralisé les atomes du corps de Béran, réduisant ainsi, en théorie, sa température au zéro absolu, se relâcha, et les molécules retrouvèrent leur fonction.

Le corps recommença à vivre.

Une semaine passa. Béran, toujours dans le coma, guérissait lentement. Quand il reprit conscience, Palafox était à son chevet.

« Levez-vous, dit-il. Debout ! »

Béran demeura immobile un moment, averti par quelque mécanisme intérieur qu'une assez longue période venait de s'écouler.

Palafox semblait impatient et pressé. Ses yeux étincelaient. Un geste de sa main maigre et robuste commanda à Béran de se hâter.

« Allons ! Debout ! »

Béran obtempéra avec lenteur.

« Marchez ! »

Béran traversa la pièce. Il avait les jambes raides ; le banc d'énergie pesait sur les muscles de son diaphragme et sur ses côtes.

Palafox observait attentivement le mouvement de ses pieds. «Parfait! Je ne vois nul signe de claudication, nul défaut de coordination. Suivez- moi. »

Il conduisit Béran dans une pièce haute de plafond où il lui fit enfiler un harnais qu'il attacha sur ses épaules ; puis, il glissa une corde à travers un anneau fixé dans le dos.

« Tâtez là. » Il dirigea la main gauche de Béran vers un certain endroit de sa cuisse. «Tapotez la chair. »

Béran sentit sous sa peau la présence d'un objet ferme. Il le tapota. Le sol s'évanouit sous ses pieds ; son estomac se contracta violemment; sa tête lui sembla prendre la consistance d'un ballon de baudruche.

« Voici la première commande, précisa Palafox. Une répulsion, légèrement inférieure à 1 g, réglée de façon à annuler les effets centrifuges de la rotation planétaire. » Il noua solidement l'autre extrémité de la corde à un taquet. « Recommencez. »

Béran effleura la plaque. Il eut aussitôt l'impression que la pièce tout entière avait basculée, que Palafox se trouvait au-dessus de lui, collé au plafond, et que lui-même plongeait, la tête la première vers le sol, à trente pieds en dessous. Il hoqueta, agita désespérément les bras; la corde le retint, l'empêchant de tomber. Du regard, il supplia Palafox qui l'observait, un léger sourire sur les lèvres.

« Pour augmenter le champ, appuyez sur le bas de la plaque! cria Palafox. Pour le diminuer, appuyez sur le haut. Si vous tapez deux fois, le champ cesse d'agir. »

Béran finit par rejoindre le sol. La pièce se redressa, mais continua à se balancer et à osciller, lui donnant la nausée.

« Il vous faudra plusieurs jours pour vous accoutumer à l'effet de lévitation, déclara Palafox d'un ton brusque. Comme nous n'avons pas beaucoup de temps, je vous suggère de vous exercer avec diligence. » Il se dirigea vers la porte.

Béran voulut répliquer, mais Palafox, d'un geste, le réduisit au silence.

Le jeune homme, intrigué, sourcils froncés, le regarda s'éloigner. « Et pourquoi donc avons-nous si peu de temps ? » lança-t-il à la silhouette mince qui ne lui offrait que son dos.

Palafox se retourna. « Le grand jour approche, déclara-t-il, ce sera le quatrième de la troisième semaine du huitième mois. J'ai prévu de faire de vous le panarque de Pao, lors de la fête des Kanetsides.

Pourquoi ?

—       Pourquoi exigez-vous toujours que je vous dévoile mes plans ?

—       Par curiosité, et afin de mettre au point ma propre ligne de conduite. Vous voulez que je devienne panarque ! Vous souhaitez travailler avec moi!» Les yeux de Palafox se mirent à briller. «Peut-être devrais-je dire que vous espérez, grâce à moi, parvenir à vos fins. Voilà pourquoi je m'interroge quant à vos intentions. »

Palafox l'observa pensivement, puis répliqua d'une voix calme et posée. «Vos pensées cheminent avec l'ingénieuse précision de ces vers qui laissent dans la boue la trace de leur passage. Il va de soi que je projette de vous utiliser pour parvenir à mes fins. Vous, de votre côté, projetez, ou plutôt... espérez faire de même, et vous êtes tout près du but ! Moi, je m'emploie, avec diligence, à faire valoir vos droits et, si je réussis, vous serez panarque de Pao. En exigeant de connaître la nature de mes intentions, vous faites montre d'un mode de pensée superficiel, vétilleux, inexpérimenté, couard, indécis et impudent. »

Béran, furieux, protesta en bredouillant, mais Palafox l'interrompit d'un geste. «Vous acceptez mon aide, bien sûr... pourquoi vous en priver? Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour servir vos intérêts personnels, c'est votre droit. Mais, après avoir accepté mon soutien, vous devrez choisir quelle position adopter : me servir, ou me combattre. Favoriser mes désirs ou essayer de m'en priver. Voilà deux engagements positifs. Mais imaginer que je continuerai de vous servir en faisant preuve d'abnégation est une attitude à la fois négative et absurde.

Je ne puis considérer la misère du peuple comme absurde, lança Béran. J'ai l'intention de... »

Palafox leva la main. « Il n'y a rien d'autre à dire. À vous de deviner quels sont mes plans. Soumettez- vous ou rebellez-vous... c'est votre affaire. Je m'en moque, car vous êtes bien incapable de me gêner. »

Béran s'exerça quotidiennement et finit par s'habituer à la sensation de tomber la tête la première vers le sol.

Il apprit à se diriger dans les airs, en inclinant le haut de son corps dans la direction qu'il désirait prendre ; il apprit aussi à redescendre, si vite que l'air chantait à ses oreilles, puis à freiner, habilement et juste à temps, pour se poser sans la moindre secousse.

Le onzième jour, un enfant de huit ans vêtu d'une élégante cape grise, ressemblant trait pour trait à Palafox, invita Béran à se rendre dans les appartements de ce dernier.

En traversant la cour cimentée, le jeune homme s'arma de courage et se prépara psychologiquement à l'entrevue. Il franchit le portail d'un air décidé.

Palafox, assis devant son bureau, empilait négligemment des cristaux de roche polis trapézoïdaux. Il eut presque l'air affable en indiquant à Béran de prendre place sur une chaise.

Béran s'y installa avec méfiance.

« Demain, annonça Palafox, commence la seconde phase du programme. L'environnement émotionnel a été convenablement sensibilisé: il règne un sentiment général de fébrilité. Demain, après avoir frappé un grand coup, la touche finale ! Nous allons révéler, de façon adéquate, l'existence du panarque traditionnel. Et alors...», le dominie se leva, «... et alors, qui sait? Bustamonte s'inclinera peut-être devant la situation, ou bien résistera. Il faut que nous soyons prêts à toute éventualité. »

Béran ne se laissa pas attendrir par cette cordialité imprévue. «Je serais plus en mesure de comprendre si nous avions discuté de vos plans à l'avance. »

Palafox gloussa avec bonhomie: «Impossible, estimable Panarque. Vous devez accepter le fait qu'ici, à Pon, nous fassions fonction d'état-major. Nous avons préparé des dizaines de programmes plus ou moins complexes, adaptables à n'importe quelle situation. C'est la première fois que les événements concordent avec l'un de nos projets.

—       Et quels sont ces événements ?

—       Demain, trois millions de personnes seront rassemblées pour chanter les hymnes du Pamalisthen. Vous allez apparaître; vous vous ferez connaître. La télévision transmettra votre visage et vos paroles sur Pao tout entière.

—       Demain ?

—       Demain. »

Béran se mordit les lèvres, furieux à la fois de son propre embarras et de l'amabilité, à toute épreuve, de Palafox. « Quel est exactement le programme ?

—       Il est extrêmement simple. Les hymnes commencent une heure après le lever du soleil et se poursuivent jusqu'à midi. À ce moment-là, il y a une pause. Une rumeur se répandra parmi la foule ; vous serez attendu. Vous apparaîtrez vêtu du Noir Absolu. Vous prendrez la parole. » Palafox tendit à Béran une feuille de papier. « Ces quelques phrases suffiront. »

Béran, l'air dubitatif, parcourut le texte. «J'espère que tout se passera selon votre plan. Je ne veux ni violence ni effusion de sang. »

Palafox haussa les épaules. « Il est impossible de prévoir l'avenir. Si tout va bien, Bustamonte sera le seul à en souffrir.

—       Et si tout va mal ? »

Palafox éclata de rire. « Ceux qui ont mal conçu leurs plans se retrouvent, en général, au fond de l'océan ! »

 

 

 

 

 

XV

 

 

Sur l'autre rive du golfe de Hyaline, en face d'Eiljanre, se trouvait Mathiole, une région d'une exceptionnelle et particulière beauté qui n'était que vallées et cascades, montagnes élançant vers le ciel leurs fringants contours délicats. Les arbres des environs avaient un don spécial pour pousser, les fleurs étincelaient d'un éclat prismatique ; l'eau semblait avoir été tirée de la rosée. Dans les légendes populaires de Pao, les événements fantastiques ou romanesques voyaient éternellement le jour à Mathiole.

Au sud s'étendait le Pamalisthen, une plaine verdoyante émaillée de fermettes et de vergers, véritable clairière enchanteresse. Sept cités s'y élevaient, formant les sommets d'un grand heptagone; et, en son cœur même, s'étirait le champ des Festivals où l'on venait chanter les hymnes. Des nombreuses réunions, cérémonies ou rassemblements paonais, les rencontres du Pamalisthen étaient celles qui jouissaient du plus grand prestige.

En ce huitième jour de la huitième semaine du huitième mois, le champ des Festivals commença à se remplir bien avant l'aurore. De petits feux se mirent à scintiller par milliers ; un formidable murmure s'éleva de la plaine.

L'aube vit arriver une foule encore plus nombreuse : des familles, à l'air typiquement paonais, à la fois grave et gai. Les tout-petits portaient des sarraus d'une blancheur immaculée; les adolescents, l'uniforme de leur école avec, sur l'épaule, des emblèmes variés ; les adultes, des vêtements au style et à la couleur de leur position sociale.

Le soleil se leva, donnant naissance aux nuances bleutées, blanches et jaunes d'une journée paonaise. Dans le pré, la multitude se pressait : des millions d'individus étaient debout, là, épaule contre épaule, certains parlant à voix basse, mais la plupart se taisant. Chacun d'eux cherchait à fusionner avec la masse, greffait son âme à l'amalgame, et en retirait un sentiment de puissance extatique.

Les premiers hymnes susurrés s'élevèrent enfin : longs soupirs ponctués d'intervalles silencieux. Les soupirs devinrent plus sonores, les silences, plus courts ; les psalmodies prirent de la hauteur — en un balbutiement croissant de façon décousue, sans mélodie ni modulation : un chœur à trois millions de voix, instable et en perpétuelle variation, doté, cependant, d'une texture émotionnelle particulière.

Les tons variaient selon une séquence impulsive, mais accordée ; timbres subtils et majestueux, libérant la même harmonie dans la joie ou dans la peine que celle d'une vallée brumeuse parée d'une fontaine de diamants.

Les heures s'écoulaient. Les incantations augmentaient en puissance, se faisant plus insistantes, plus pressantes. Quand le soleil eut accompli les deux tiers de sa course, un long vaisseau d'apparat de couleur noire, en provenance d'Eiljanre, apparut à l'horizon. Il se posa doucement sur un petit monticule, à l'une des extrémités du champ. Ceux qui se tenaient là furent repoussés dans la plaine, manquant d'être écrasés par la coque. Quelques curieux rôdèrent autour du vaisseau, en collant leur nez sur ses hublots scintillants. Un escadron de neutraloïdes, aux uniformes magenta et bleu, débarqua et les écarta avec une efficacité silencieuse.

Quatre serviteurs déroulèrent un tapis marron et noir, puis apportèrent un fauteuil de bois verni, également tapissé de noir.

Dans la plaine, les incantations connurent une subtile variation, audible uniquement par une oreille paonaise.

Bustamonte, qui sortait de son vaisseau, était paonais. Il la perçut et la comprit. Son visage rond et pâle se tordit en une grimace réprobatrice; il enveloppa la foule d'un regard circulaire comme pour tenter d'y trouver un coupable.

Les hymnes ne s'interrompirent pas pour autant ; leur mode, cependant, se transforma une fois de plus, comme si l'arrivée de Bustamonte n'était qu'une vétille éphémère — le ton se fit légèrement plus monotone, mais plus caustique que les accords habituels de l'antipathie et de la raillerie.

Les hymnes se poursuivirent selon l'enchaînement traditionnel des mouvements. Peu avant midi, ils cessèrent. Un frisson parcourut la foule qui s'agita ; un soupir de satisfaction s'éleva et s'éteignit. La plaine changea de couleur et de texture quand tous ceux qui le purent s'accroupirent sur le sol.

Bustamonte agrippa l'accoudoir de son fauteuil pour se mettre debout. La foule était particulièrement réceptive, sensibilisée, et attentive. Il pressa sur le bouton du microphone intégré à son épaulette et fit un pas en avant pour prendre la parole.

Un souffle gigantesque s'éleva de la plaine ; un formidable murmure de surprise et d'émerveillement.

Tous les yeux étaient fixés sur un point, au-dessus de la tête de Bustamonte. Un grand rectangle de velours noir ondoyant, orné du blason des Panas- per, venait d'apparaître ; il abritait la silhouette d'un homme solitaire, debout en plein ciel. Celui-ci était tout de noir vêtu ; il portait des culottes courtes, des bottes et une cape rejetée avec désinvolture sur son épaule. Quand il prit la parole, sa voix se répercuta sur le champ des Festivals.

« Paonais, je suis votre panarque. Je suis Béran, fils d'Aiello, descendant de l'ancienne dynastie des Panasper. Longtemps j'ai vécu en exil, où j'ai atteint l'âge adulte. Bustamonte a rempli son rôle d'Ayudor. Mais il a commis des fautes... et je viens prendre sa place. Je lui demande donc de me reconnaître pour souverain et de me transmettre, dans les règles, les rênes du pouvoir. À toi de parler, Bustamonte ! »

Bustamonte avait déjà parlé: une douzaine de neutraloïdes se précipitèrent, fusil à la main, s'agenouillèrent pour viser et firent feu. Un faisceau de flammes blanches convergea vers la silhouette vêtue de noir qui parut se briser, exploser; la foule retint son souffle.

Ils tirèrent également sur le rectangle noir, mais celui-ci semblait indestructible. Bustamonte s'avança en paradant d'un air agressif. « Tel est le sort de tous les imbéciles, de tous les charlatans et de tous ceux qui contesteraient le bien-fondé du gouvernement. Cet imposteur, comme vous venez de le voir... »

La voix de Béran descendit du ciel. «Tu n'as brisé que mon image, Bustamonte. Incline-toi devant moi : je suis Béran, panarque de Pao.

—       Béran n'existe pas ! rugit Bustamonte. Il est mort en même temps qu'Aiello !

—       Je suis Béran. Et je suis en vie. Nous allons sur-le-champ absorber, toi et moi, un sérum de vérité. Tous ceux qui le désireront pourront nous interroger et faire, ainsi, jaillir la vérité. Tu es d'accord ? »

Bustamonte hésita. La multitude gronda. Il se retourna pour lancer un ordre bref à l'un de ses ministres. Mais, comme il avait négligé de débrancher son microphone, ses paroles furent entendues par trois millions de sujets. «Faites décoller les appareils de la police. Bouclez cette région. Il doit être abattu. »

Cette reconnaissance implicite déclencha un brouhaha général qui s'éteignit presque aussitôt pour reprendre de plus belle. Arrachant son micro d'un coup sec, il aboya de nouvelles directives. Le ministre hésita, répugnant visiblement à agir. Bustamonte lui tourna le dos et se dirigea d'un air furieux vers son vaisseau d'apparat. Sa suite se précipita derrière lui, et s'entassa dans l'engin.

Des murmures s'élevèrent puis, comme mus par une pensée unique, les gens décidèrent de quitter le champ des Festivals. Au centre du terrain, là où la foule était la plus dense, la sensation d'étouffe- ment fut la plus importante. Des visages défaits se tournèrent de tous côtés ; de loin, on aperçut une sorte de fulgurant scintillement blafard.

La masse grouillante se mit en mouvement. Des familles se trouvèrent séparées; leurs membres, éloignés les uns des autres. Des appels fusèrent, formant un son rauque qui allait en s'amplifiant. La peur devint palpable; son odeur aigre-douce envahit l'agréable terrain verdoyant.

Le rectangle noir avait disparu; le ciel était dégagé. La foule se sentant exposée, les piétinements se muèrent en bousculade, la bousculade, en panique. Des cris retentirent. Le vacarme entretenait l'hystérie collective. Paonaises et Paonais se bousculaient, n'hésitant pas à marcher sur les corps qui se tortillaient sur le sol.

Les appareils de la police firent alors leur apparition. Tels des requins, ils accomplirent dans le ciel des passages incessants ; la panique devint folie ; les cris se fondirent en un hurlement continu. Les gens qui se trouvaient à la périphérie s'enfuirent, se précipitant sur les routes et les chemins ou se dispersant dans les champs environnants. Indécis, les appareils sillonnèrent les deux ; soudain, ils virèrent et quittèrent les lieux. La panique parut durer une éternité. Puis, la foule revint à la raison. Les cris se firent gémissements ; les peurs, chagrins...

Blême, effondré, les yeux brillants et agrandis par l'horreur, Béran semblait avoir rapetissé. «Pourquoi n'avons-nous pas prévu une telle réaction? Nous sommes aussi coupables que Bustamonte !

Il est inutile de se laisser submerger par l'émotion », observa Palafox.

Béran se tut. Recroquevillé sur lui-même, il fixait l'espace d'un air absent.

La campagne du Minamand méridional disparut derrière eux. Ils survolèrent le long et sinueux Serpent, l'île de Fraevarth, aux villages à la blancheur d'os, et la grande mer du Sud. Pendant un long moment, le seul paysage visible fut une étendue de flots gris et houleux. Les remparts du Nonamand se dressèrent alors dans le lointain ; au pied des récifs flottait l'écume blanche du ressac venant inlassablement s'échouer là. Puis, la lande et les rochers escarpés des Sgolaph défilèrent ; enfin, ils contournèrent la Tête-du-Drog et se posèrent sur le plateau désolé.

Ils s'installèrent dans les appartements de Palafox pour boire du thé épicé. Le dominie avait pris place sur une chaise à dossier haut, devant un bureau. Béran, morose, se tenait debout près d'une fenêtre.

«Vous devez vous cuirasser contre ce genre d'incident fâcheux, conseilla Palafox. Bien d'autres se produiront encore avant que tous les problèmes soient résolus.

—       À quoi nous servira de les résoudre, si la moitié de la population paonaise a succombé? demanda Béran avec amertume.

—       Tout le monde meurt, un jour ou l'autre. Si l'on parle de qualité, mille trépas ne valent pas plus qu'un seul. L'émotion varie sur une échelle unique, celle de l'intensité, non de la quantité. Nous devons nous concentrer sur le but ultime... » Palafox s'interrompit, inclina la tête et écouta ce que le récepteur dissimulé dans ses conduits auditifs lui transmettait. Il y répondit dans une langue que Béran ignorait. Son interlocuteur invisible lui donna une nouvelle information à laquelle il répliqua brièvement. Puis, s'appuyant contre le dossier de son siège, il regarda le jeune homme avec une sorte de mépris amusé.

« Bustamonte est en train de résoudre vos problèmes à votre place. Ses troupes bloquent la ville de Pon. Les Mamarones avancent sur le plateau. »

Béran, étonné, demanda : « Comment sait-il que je suis ici ? »

Palafox haussa les épaules. «Son service d'espionnage est assez efficace, mais sa tâche est gâchée par la stupidité arrogante de Bustamonte. Son erreur tactique est impardonnable. Il attaque, alors que pour lui la meilleure politique serait de chercher un compromis.

—       Un compromis ? Sur quelle base ?

—       Il pourrait conclure un nouveau contrat avec moi, en échange de quoi je vous ferais mener au grand Palais. Ainsi, il prolongerait son règne. »

Béran en fut abasourdi. « Et vous accepteriez ce marché ? »

Palafox s'étonna lui aussi : « Évidemment. Comment pouvez-vous penser qu'il en serait autrement?

—       Mais... vos engagements à mon égard ne signifient-ils rien pour vous ?

—       Les engagements n'ont de valeur que s'ils restent avantageux.

—       Ce n'est pas toujours vrai», dit Béran d'une voix plus forte que celle qu'il avait employée jusqu'alors. «Lorsqu'une personne manque à ses engagements, il est rare qu'on lui fasse confiance une seconde fois.

—       Confiance ? Que signifie ce mot ? Interdépendance de la ruche ! Parasitisme mutuel des faibles et des ratés !

—       C'est également une faiblesse que de tirer avantage de la confiance d'autrui... d'accepter sa loyauté et de ne pas lui rendre la pareille », rétorqua Béran, furieux.

Palafox éclata de rire, sincèrement amusé cette fois. «Quoi qu'il en soit, les concepts paonais de confiance, de loyauté, de bonne foi ne font pas partie de mon équipement mental. Nous, les dominies de Frakha, sommes particuliers... chacun de nous est une citadelle à lui seul. Nous n'attendons pas des autres qu'ils nous rendent service en larmoyant à cause d'un quelconque esprit de clan ou de dépendance collective, et nous n'en rendons pas non plus. Vous feriez bien de vous en souvenir. »

Béran se tint coi. Palafox le regarda avec curiosité. Le jeune homme s'était raidi, comme perdu dans ses pensées. En fait, un étrange phénomène venait de se produire en lui: un brusque vertige, un frisson intérieur, une certaine crispation semblaient avoir effacé une partie de sa mémoire ; et, tel un serpent après sa mue, il était devenu un nouveau Béran.

Ce nouveau Béran pivota avec lenteur pour examiner Palafox avec des yeux froids et calculateurs. Derrière les apparences, il vit un homme âgé qui possédait, à la fois, la force et la fragilité de la vieillesse.

«Très bien, dit-il. Je dois donc agir avec vous selon les mêmes principes.

—       Bien entendu. » Le ton de Palafox avait trahi son léger agacement. De nouveau, son regard se troubla ; il inclina la tête pour écouter un message qu'il fut seul à entendre.

Puis il se leva et fit un signe à Béran. «Venez. Bustamonte nous attaque. »

Ils montèrent sur un toit protégé par une coupole transparente.

« Là... », Palafox montra le ciel du doigt, «... quel triste témoignage de rancune de la part de Bustamonte ! »

Une douzaine de luges des airs mamarones apparurent dans le lointain, petits rectangles noirs sur fond de ciel strié de gris. À trois kilomètres de là, un appareil s'était posé et vomissait un caillot magenta de troupes neutraloïdes.

« Cet incident ne pouvait mieux tomber. Peut- être ôtera-t-il à Bustamonte l'envie de réitérer une telle impertinence. » Palafox inclina la tête, écouta le message transmis dans son récepteur. « Maintenant... observez l'efficacité de notre force de dissuasion face à des agresseurs ! »

Béran sentit, ou peut-être entendit, un sifflement vibrant si aigu qu'il était à peine audible.

Les luges des airs se mirent à évoluer de façon bizarre, plongeant, reprenant de l'altitude, se rapprochant dangereusement les unes des autres. Puis, les engins virèrent de bord et prirent la fuite précipitamment. Une grande agitation s'empara alors des soldats : ils brandirent leurs armes, sautèrent et se baissèrent dans le plus grand désordre. Le sifflement se tut. Les Mamarones s'effondrèrent sur le sol.

Palafox eut un vague sourire. « Je crois qu'à présent ils nous laisseront tranquilles.

—       Bustamonte essaiera peut-être de nous bombarder.

—       S'il a un tant soit peu de sagesse, il ne fera rien d'aussi expéditif. Et je gage qu'il possède un minimum de bon sens.

—       Mais alors, que va-t-il faire ?

—       Oh... il va prendre les habituelles mesures futiles de tout souverain qui sent la fin de son règne approcher... »

En effet, les mesures prises par Bustamonte furent stupides et cruelles. La nouvelle de l'apparition de Béran se répandit sur les huit continents, malgré ses efforts pour mettre en doute cette réalité. Les Paonais, attirés, d'une part, par leurs aspirations au respect de la tradition, et repoussés, de l'autre, par les innovations sociales de Bustamonte, réagirent de la façon coutumière. Le travail ralentit et finit par s'arrêter. Le peuple cessa de coopérer avec les autorités civiles.

Bustamonte essaya la persuasion, les promesses grandioses et les amnisties. L'indifférence de la population fut pour lui une réponse plus insultante qu'une série de manifestations violentes. Les transports se paralysèrent; la production d'énergie et les communications s'interrompirent. Même ses domestiques personnels oublièrent de se présenter à leur poste.

Un Mamarone, enrôlé de force comme valet de chambre, lui brûla les bras avec une serviette chaude : ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Sa colère, longtemps réprimée, éclata: «Je me suis efforcé de les prendre par la douceur ! À présent, c'est au tour de la force ! »

Il désigna, au hasard, une cinquantaine de villages. Les Mamarones y furent débarqués et laissés libres de faire ce qu'ils voulaient. Le sadisme était l'une des facettes les plus frappantes de la nature des neutraloïdes, un substitut à leur manque de créativité. Comme l'astuce ne leur faisait pas défaut et qu'ils détestaient aussi bien les hommes que les femmes normaux, cette combinaison donna lieu aux pires atrocités qu'eût jamais connues Pao.

Celles-ci n'émurent guère la population — l'histoire paonaise en foisonnait d'exemples. Seul Béran, en les découvrant, partagea toutes les souffrances des victimes. Il s'en prit à Palafox et le couvrit d'injures.

Ce dernier se contenta de faire remarquer que tout le monde devait mourir un jour, que la souffrance était fugitive et, du reste, qu'elle résultait d'une discipline mentale défectueuse. En guise de démonstration, il plaça sa main sur la flamme d'une bougie ; la chair brûla et se couvrit de cloques : Palafox demeura impassible.

«Mais ces gens n'ont pas votre force d'âme... ils ressentent la douleur ! s'insurgea Béran.

—       C'est vraiment dommage, dit Palafox. Je ne souhaite de mal à personne, mais jusqu'à la chute de Bustamonte, ou jusqu'à sa mort, ces événements continueront de se produire. Nous ne pouvons les empêcher.

—       Pourquoi ne réfrénez-vous pas ces monstres ?! demanda Béran en hurlant. Vous en avez les moyens. Vous êtes aussi coupable que Bustamonte !

—       Le mot culpabilité sous-entend une certaine fragilité. Je ne prétends pas être omniscient, mais je peux parfaitement faire des plans et les considérer comme définitifs. Je ne suis ni fragile ni coupable. Et, de toute façon, vous pouvez dominer Bustamonte aussi aisément que moi. »

Béran rétorqua d'un ton empreint de dédain et de fureur : « Je comprends. Vous voulez que ce soit moi qui le tue. Peut-être êtes-vous même à l'origine de tout cela. Eh bien, je le tuerai avec joie ! Donnez-moi des armes, indiquez-moi où il se trouve... si je meurs, au moins cela mettra un terme à ces atrocités.

Venez, annonça Palafox, vous allez bénéficier de votre deuxième modification. »

Bustamonte s'était ratatiné; il avait la mine défaite. Arpentant le tapis noir du vestibule, les bras raides, il secouait ses doigts comme pour les débarrasser de quelque saleté.

La porte de verre était fermée, verrouillée, scellée. À l'extérieur, quatre Mamarones montaient la garde.

Bustamonte frissonna. Comment tout cela finirait-il ? Il marcha jusqu'à la fenêtre et regarda au loin, dans la nuit. Tel un spectre, Eiljanre étalait sa blancheur de tous côtés. À l'horizon, trois points qui luisaient d'un affreux éclat bordeaux indiquaient l'emplacement de trois villages. Ceux qui vivaient là avaient eu à subir le poids de sa vengeance.

Bustamonte gémit, se mordit la lèvre et agita ses doigts en un mouvement convulsif. Il se détourna de la fenêtre et reprit son errance. Il n'entendit pas le sifflement léger en provenance des carreaux.

Il y eut un bruit sourd, un léger courant d'air.

Il pivota sur ses talons et se figea sur place. À la fenêtre se tenait un jeune homme aux yeux brûlants, vêtu de noir.

« Béran, balbutia Bustamonte. Béran ! »

Béran sauta sur le tapis et s'avança en silence. Bustamonte tenta de lui échapper, de courir précipitamment, d'esquiver. Mais son heure était venue ; il le savait. Incapable de faire un pas, ses jambes cédèrent sous lui ; ses intestins bouillonnèrent, puis se relâchèrent.

Béran leva la main. De son doigt jaillit un rayon d'énergie bleuâtre.

Sa besogne venait d'être accomplie. Il contourna le cadavre, descella les portes de verre et les ouvrit au large.

À l'extérieur, le Mamarone jeta un coup d'œil autour de lui, recula d'un bond et loucha d'étonnement.

« Je suis Béran Panasper, panarque de Pao. »

 

 

 

 

 

XVI

 

 

Pao célébra l'avènement de Béran avec des transports de joie. Partout, sauf à Pon, dans les camps des Vaillants du littoral de la baie de Zélambre, les réjouissances éclatèrent et revêtirent un caractère tellement orgiaque qu'elles n'avaient plus rien de paonais. En dépit d'un profond manque d'enthousiasme, Béran s'installa dans le grand Palais et s'entoura, sans excès, de la pompe et du cérémonial qu'on attendait de lui.

Son premier élan fut d'annuler tout ce que Bustamonte avait mis en place et d'exiler tous les ministères sur Vredeltope, l'île pénitentiaire du Grand Nord. Palafox, cependant, lui conseilla la modération. «Vous laissez vos émotions diriger vos actes... ça ne sert à rien de se débarrasser des bonnes choses en même temps que des mauvaises.

Citez-m ‘en des bonnes, répliqua Béran. Je serai alors peut-être moins résolu. »

Palafox réfléchit un instant, parut se résoudre à donner une réponse, hésita et dit : « Les ministres du gouvernement, par exemple.

—       Tous des copains de Bustamonte! De vils personnages ! Tous des corrompus ! »

Palafox acquiesça de la tête. «C'est peut-être vrai. Mais comment se comportent-ils aujourd'hui ?

—       Ah ! » Béran pouffa de rire. « Ils travaillent jour et nuit, comme des guêpes en automne, afin de me convaincre de leur probité.

—       Si bien qu'ils exécutent leurs tâches avec efficacité. Vous ne feriez qu'embrouiller les choses en les destituant. Je vous conseille de procéder par étapes... Congédiez les flagorneurs et les opportunistes notoires, introduisez au ministère des hommes nouveaux au moment propice. »

Béran fut bien obligé de reconnaître la justesse de ces observations. Mais, pour l'heure, il s'appuya plus confortablement contre le dossier de sa chaise — Palafox et lui déjeunaient de figues et de vin nouveau dans le jardin, sur le toit du palais — et parut rassembler son énergie. « Ce ne sont là que quelques modifications accessoires que je souhaite apporter. Mon œuvre maîtresse, mon combat, c'est de redonner à Pao sa condition d'origine. J'envisage de disperser les camps des Vaillants dans les différentes régions de la planète et de procéder de façon à peu près identique avec les installations des Techniquants. Ces gens-là doivent apprendre le paonais, ils doivent s'intégrer dans notre société.

—       Et les Cogitants ? »

Béran pianota du bout des doigts sur la table. «Je ne veux pas faire de Pao une nouvelle Frakha. Il y a suffisamment d'espace pour un millier d'établissements scolaires... mais j'entends qu'ils soient établis au sein d'un peuple paonais. On y enseignera les idées paonaises en paonais.

—       Ah oui, soupira Palafox. Eh bien, je ne m'attendais pas à mieux. Je ne vais pas tarder à rentrer sur Frakha ; vous pourrez alors rendre le Nonamand aux bergers et aux coupeurs d'ajoncs. »

Béran dissimula la surprise que lui causait la docilité de Palafox.

«Évidemment, finit-il par déclarer... vos projets diffèrent quelque peu des miens. Vous m'avez aidé à monter sur le Trône Noir, uniquement parce que Bustamonte a refusé de coopérer avec vous. »

Tout en pelant une figue, Palafox sourit dans le vague. «Je ne fais pas de projets. Je me contente d'observer et, si l'on m'y invite, je dispense mes conseils. Tout ce qui va se produire découle de plans élaborés il y a bien longtemps et prodigués à la hâte.

—       Contrecarrer ces plans peut devenir une nécessité », dit Béran.

Palafox mangea sa figue sans paraître intéressé. « Libre à vous d'essayer. »

Pendant les jours qui suivirent, Béran réfléchit longuement. Palafox semblait le considérer comme quelqu'un dont le comportement était prévisible, quelqu'un dont les actes lui seraient forcément bénéfiques. Cette prise de conscience poussa Béran à se montrer prudent: il ajourna toute action contre les trois enclaves non paonaises.

Il donna congé à toutes les femmes du magnifique harem de Bustamonte et entama la création du sien. C'était ce qu'on attendait de lui; un panarque, sans concubines convenables, eût été regardé avec méfiance, et sa virilité, remise en cause.

Béran s'acquitta de cette tâche sans aucune répugnance ; et, comme il était jeune et beau et qu'il jouissait d'une grande popularité, son problème ne fut pas tant de rechercher des femmes que de bien les choisir.

De toute façon, les affaires de l'État ne lui laissaient guère de temps pour ses petits plaisirs. Bustamonte avait surpeuplé la colonie pénitentiaire de Vredeltope en y entassant criminels et condamnés politiques, sans aucun discernement. Béran accorda une amnistie générale qui excluait, cependant, la libération des malfaiteurs reconnus. En outre, pendant les dernières années de son règne, Bustamonte avait tellement augmenté les taxes, avec le concours de fonctionnaires qui détournaient les fonds et absorbaient les profits, qu'elles atteignaient quasiment celles qu'Aiello avait jadis mises en place. Béran porta un coup décisif à ces abus en affectant les concussionnaires à toutes sortes de postes subalternes, avec des traitements allégés de leurs dettes.

Un jour, une corvette bleu, rouge et brun, arrivant de l'espace, apparut sans crier gare. Le radar du secteur lui transmit la sommation d'usage ; en guise de réponse, les occupants de la corvette se contentèrent de déployer une longue banderole en forme de langue de serpent, avant de se poser avec une désinvolture insolente sur le toit du grand Palais.

Eban Buzbek, hetman des Brumbos de Batmarsh, et une escorte de guerriers débarquèrent. Écartant les précepteurs du Palais, ils marchèrent d'un pas décidé jusqu'à la grande salle du Trône, réclamant Bustamonte à grands cris.

Paré du Noir Absolu, Béran fit son entrée dans la pièce.

Eban Buzbek avait juste eu le temps d'être informé de la mort de Bustamonte. Il jeta sur Béran un farouche regard inquisiteur, puis s'adressa à un interprète. « Demande au nouveau panarque s'il me reconnaît pour suzerain. »

Béran ne répondit pas immédiatement à l'interrogation hésitante de l'interprète. Entrer en conflit était la moindre de ses intentions, mais s'acquitter d'un tribut était une humiliation qu'il ne voulait pas voir se prolonger.

« Quelle est la réponse du nouveau panarque ? » aboya Eban Buzbek.

L'interprète traduisit les paroles de Béran : « En vérité, je n'ai pas de réponse toute faite. Je souhaite gouverner en paix; toutefois, il me semble que le tribut réclamé par Batmarsh a été payé suffisamment longtemps. »

À ces mots, Eban Buzbek laissa éclater un rire bref, tonitruant. « Ce n'est pas ainsi que se passent les choses dans la réalité. La vie est une pyramide — un seul homme peut se tenir à son sommet. Dans le cas présent, je suis cet homme; juste au-dessous, il y a d'autres membres du clan des Brumbos. Je ne m'intéresse pas à ceux qui se trouvent aux niveaux inférieurs. Il incombe à chacun de conquérir la place qu'il mérite, grâce à ses prouesses. Je suis venu ici pour réclamer encore plus d'argent à Pao. Mes dépenses augmentent... voilà pourquoi le tribut doit être augmenté lui aussi. Si vous acceptez, nous nous séparerons en amis. Dans le cas contraire, les membres indociles de mon clan se feront un plaisir de visiter Pao, et vous regretterez votre obstination.

—       Je n'ai pas le choix, répondit Béran. Je vais payer contre mon gré. J'ajouterai aussi que vous tireriez plus d'avantages si vous vous comportiez avec nous comme un ami, plutôt que comme un suzerain. »

En batch, le mot ami n'avait d'autre sens que celui de compagnon d'armes. En entendant l'interprète lui donner la réponse de Béran, Eban Buzbek éclata de rire. « Les Paonais pour compagnons d'armes? Des gens qui présentent leurs postérieurs aux coups de pied dès qu'ils en reçoivent l'ordre? Je préférerais encore les Dinghals de la planète Fire, qui vont au combat en s'abritant derrière leurs grand-mères. Non... nous, les Brumbos, n'avons aucun besoin d'une telle alliance. »

Traduits en paonais, ces mots prirent l'allure d'un chapelet d'insultes gratuites. Béran ravala sa colère. « L'argent vous sera remis. » Il s'inclina avec raideur, tourna les talons et s'éloigna à grandes enjambées. L'un des guerriers, jugeant son attitude trop insolente, fit un bond en avant pour l'arrêter. Béran leva la main, pointa son index... mais se contint de nouveau. Le guerrier, sentant confusément qu'il venait d'échapper à la mort de justesse, recula d'un pas.

Béran quitta la salle sans être inquiété davantage. Eban Buzbek ordonna qu'on lui servît un festin et exigea des femmes. Le cercle des courtisanes lui en fournit; les membres du clan batch passèrent une agréable soirée.

Béran, tremblant de colère, se rendit dans les appartements de Palafox qui ne manifesta qu'un faible intérêt pour les nouvelles. «Vous avez agi raisonnablement. Défier des soldats aussi expérimentés eût été une preuve de témérité désespérée. »

Béran acquiesça d'un air sombre. « Il est certain que Pao a besoin d'être protégée contre les brigands... Mais nous avons les moyens de payer ce tribut; c'est moins onéreux que d'entretenir un gros effectif militaire.

—       Le tribut est incontestablement une économie », approuva Palafox.

Béran examina le long visage maigre, à la recherche de traces d'une ironie latente; n'en découvrant aucune, il prit congé.

Le lendemain, après le départ des Brumbos, il se fit apporter une carte du Shraimand et étudia l'emplacement des camps des Vaillants. Ils occupaient sur la côte une bande de terrain de cent soixante kilomètres de long sur quinze de large, et l'on avait dépeuplé l'arrière-pays sur quinze kilomètres supplémentaires, en prévision de leur accroissement.

Béran, se plongeant dans ses souvenirs de l'époque où il travaillait à Deirombona, revit tous les ardents jeunes gens qui vivaient là-bas; il se remémora leurs visages résolus, à l'expression immuablement grave, leur attachement fanatique aux honneurs... et soupira. De tels traits de caractère étaient bien utiles. Dans les veines de ces hommes et de ces femmes coulait du sang paonais ! Si seulement ils parlaient la langue originelle, s'ils respectaient les anciennes traditions ! Dans ce cas, songea-t-il tristement, ce ne seraient plus des guerriers...

Mais l'existence de telles enclaves était inadmissible. Tribut ou pas, les camps des Vaillants devaient être supprimés; les Myrmidons, rééduqués et intégrés au reste de la population. Pourtant, après avoir préparé le décret qui activerait la mise en place de cette décision, il marqua un temps d'hésitation, et le mit finalement de côté.

Ayant convoqué Palafox, il entreprit de défendre ses idées avec passion, tandis que celui-ci gardait le silence. «Je reconnais qu'en théorie nous avons besoin d'une armée et, également, d'un complexe industriel efficace. Mais la démarche de Bustamonte était cruelle, arbitraire et déstabilisante ! »

Palafox répondit avec gravité : « Supposons que, par quelque miracle, vous soyez capable de recruter, d'entraîner et d'endoctriner une armée paonaise... que se passera-t-il ensuite? D'où proviendront les armes ? Où trouverez-vous les navires de guerre nécessaires? Qui construira les instruments et le matériel de communication ?

—       Mercantil est notre fournisseur actuel, annonça Béran avec lenteur. Peut-être qu'un monde extérieur à l'amas pourrait nous procurer le complément ?

—       Jamais les Mercantiles ne conspireront contre les Brumbos. Pour obtenir des marchandises d'un monde extérieur à l'amas, il vous faudra verser les devises adéquates. Et pour acquérir ces devises étrangères, vous devrez vous lancer dans des échanges commerciaux. »

Béran regarda par la fenêtre d'un air désolé. «Tant que nous ne disposons pas de cargos spatiaux, nous ne pouvons pas faire de commerce.

—       Précisément », dit Palafox, avec bonne humeur. «Suivez-moi, je voudrais vous montrer quelque chose dont vous n'avez sans doute pas conscience. »

Dans un engin noir véloce, en forme de torpille, les deux hommes s'envolèrent vers la baie de Zélambre. Face aux questions incessantes de Béran, Palafox resta silencieux. Il emmena son compagnon jusqu'à une région isolée de la côte orientale, là où la Péninsule de Maesthgelai s'enracinait dans le continent. À cet endroit se dressait un ensemble d'austères bâtiments récents et laids. Palafox fit atterrir l'appareil et conduisit Béran à l'intérieur de la plus grande des constructions. Ils s'arrêtèrent devant un long cylindre.

«Voici un projet réalisé secrètement par un groupe d'étudiants avancés, expliqua Palafox. Comme vous avez pu le deviner, c'est un petit vaisseau spatial. Le premier, à ma connaissance, jamais construit sur Pao. »

Béran examina l'engin sans faire le moindre commentaire. Il voyait clair dans le jeu de Palafox qui s'évertuait à le faire mordre à l'hameçon.

Il s'approcha du vaisseau. Ses finitions étaient grossières, les détails, sans finesse; il s'en dégageait néanmoins une impression de solidité fonctionnelle. « Peut-il voler ? demanda Béran.

—       Pas encore. Mais ce sera sûrement possible... dans quatre ou cinq mois. Certaines pièces délicates doivent arriver de Frakha. À part cela, c'est une production cent pour cent paonaise. Quand vous en posséderez toute une flotte, vous ne dépendrez plus de Mercantil. Je suis sûr que vous trouverez des marchés plus intéressants... les Mercantiles ont toujours tiré un profit maximum de la moindre de leurs transactions.

—       Naturellement, je suis... très content», dit Béran, à contrecœur. «Mais pourquoi m'avoir caché ces travaux ? »

Palafox leva la main et dit d'une voix apaisante. «Nous n'en avons jamais eu l'intention. Ce n'est qu'un projet parmi d'autres. Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes s'attaquent aux problèmes et aux carences de Pao avec une énergie prodigieuse. Chaque jour, ils se lancent dans une nouvelle entreprise. »

Béran émit un grognement sceptique. «Dès que possible, ces groupes isolés devront être réintégrés au sein de la vie paonaise.

—       À mon avis, objecta Palafox, il est trop tôt pour réprimer l'enthousiasme des Techniquants. Il est vrai que déplacer la population présentait des inconvénients, mais cette idée semble aujourd'hui être justifiée au vu des résultats. »

Béran ne répondit pas. Palafox fit un signe au groupe de Techniquants qui les observaient en silence. Ceux-ci s'avancèrent, furent présentés, et manifestèrent une légère surprise quand Béran s'adressa à eux dans leur langue. Ils lui firent aussitôt visiter le vaisseau. L'intérieur de l'appareil renforça son impression première de conception rustique, mais robuste.

À son retour au grand Palais, il fut assailli par des doutes et des interrogations d'un tout nouveau genre. Était-il possible que Bustamonte eût raison et que lui, Béran, eût tort? Les désagréments infligés aux Paonais déportés, aux jeunes filles sous contrat et aux enfants privés de la richesse des anciennes traditions paonaises et éduqués selon des méthodes insolites et brutales... n'étaient-ils pas, après tout, des moyens justifiables en regard de la fin nécessaire ? Béran ne put répondre à cette question. Et, quand le décret visant à refondre les récentes enclaves linguistiques avec le reste de Pao retomba sous ses yeux, il l'écarta de nouveau.

 

 

 

 

 

XVII

 

 

Une année s'écoula. Les Techniquants achevèrent leur prototype, l'essayèrent et le mirent en service comme appareil d'entraînement. À la demande de l'Assemblée générale des Techniquants, on décida qu'une partie des fonds publics serait consacrée à un programme de construction de vaisseaux à grande échelle.

Les Vaillants exercèrent leur activité comme par le passé. Béran décida à de nombreuses reprises de réduire l'importance des camps ; mais, chaque fois, le visage d'Eban Buzbek lui revint en mémoire et sa résolution faiblit.

Ce fut pour Pao une année de grande prospérité. Jamais le peuple n'avait mieux vécu. Les employés de la fonction publique faisaient preuve d'une retenue et d'une honnêteté qui ne leur ressemblaient guère ; les impôts avaient été allégés ; il ne restait plus rien de la crainte et de la méfiance si présentes sous le règne de Bustamonte. Aussi la population manifestait-elle une joie de vivre fort éloignée du caractère paonais traditionnel. Toutefois, on n'oubliait pas ces enclaves néo-linguistiques, semblables à des tumeurs, ni bénignes ni malignes, mais on les tolérait. Bien que Béran ne se rendît jamais à l'Institut des Cogitants de Pon, il savait que celui-ci s'était considérablement développé : de nouveaux bâtiments dotés de salles, de dortoirs, d'ateliers et de laboratoires, avaient été construits — de nouveaux élèves étaient accueillis quotidiennement: des jeunes gens, arrivant de Frakha, qui ressemblaient tous de façon frappante au seigneur Palafox, et d'autres, sensiblement moins âgés, qui sortaient tout juste des crèches de l'Institut, réservées aux enfants et petits-enfants du dominie.

Une autre année passa et la corvette bariolée d'Eban Buzbek apparut dans le ciel de Pao. Comme la fois précédente, elle dédaigna la sommation du radar et se posa sur la terrasse du grand Palais. Comme la fois précédente, Eban Buzbek et son escorte de fanfarons firent irruption dans la salle du Trône et réclamèrent Béran. Il leur fallut attendre une dizaine de minutes pendant lesquelles les guerriers s'occupèrent à taper bruyamment du pied et à se trémousser avec impatience.

Béran entra dans la pièce et s'arrêta pour examiner les membres du clan qui braquaient sur lui des regards pleins de froideur. Il avança de nouveau et, sans feindre la cordialité, demanda : « Pourquoi venez-vous sur Pao, cette fois ? » Comme jadis, un interprète traduisit les paroles en batch.

Eban Buzbek s'installa sur un siège et fit signe à Béran de s'asseoir près de lui. Béran obéit sans faire de commentaire.

«Nous avons entendu des nouvelles déplaisantes, dit Eban Buzbek en allongeant ses jambes. Nos alliés et fournisseurs, les industriels de Mercantil, nous ont dit que vous aviez récemment envoyé dans l'espace une flotte de cargos... que vous vendiez ou échangiez des marchandises, et qu'à l'occasion vous rameniez même sur Pao un matériel technique important. »

Les guerriers batch vinrent se placer derrière Béran, silhouettes menaçantes dominant son siège.

Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et se retourna vers Eban Buzbek. « Je ne vois pas en quoi cela vous regarde. Pourquoi ne ferions-nous pas du commerce où bon nous semble ?

Le déplaisir qu'en éprouve Eban Buzbek, votre suzerain, est une raison suffisante. »

Béran répondit d'un ton conciliant : « Mais vous ne devez pas oublier que nous sommes un monde très peuplé. Nous avons des aspirations naturelles... »

Eban Buzbek se pencha en avant; une gifle sonore atteignit Béran. Sidéré, ce dernier s'enfonça dans son siège, le visage blême, à part une marque rouge sur sa joue. C'était le premier coup qu'il eût jamais reçu, son premier contact avec la violence. Il éprouva une impression très particulière — un choc, une sensation de chaleur pas vraiment désagréable, comme s'il plongeait brusquement dans des souvenirs oubliés. Il entendit à peine la voix d'Eban Buzbek : «... chacune de vos aspirations doit être soumise à l'appréciation du clan des Brumbos. »

L'un des guerriers de son escorte prit la parole.

« Un brin de persuasion suffit à convaincre les ocholos. »

Béran reporta son regard sur le faciès rubicond d'Eban Buzbek et se redressa. «Je suis content que vous soyez ici, Eban Buzbek. Mieux vaut avoir son interlocuteur en face de soi. Le temps est venu pour Pao de cesser de vous payer un tribut. »

Les lèvres d'Eban Buzbek s'ouvrirent, s'incurvèrent en une comique grimace de surprise.

«En outre, nous continuerons d'envoyer nos vaisseaux dans tout l'univers. J'espère que vous en prendrez votre parti et que vous rentrerez chez vous le cœur en paix. »

Eban Buzbek, d'un bond, fut debout. «Je rentrerai chez moi en emportant vos deux oreilles que j'exposerai dans notre salle d'armes. »

Béran se leva et fit un pas en arrière pour se mettre hors de portée des guerriers qui avançaient avec une lenteur narquoise. Eban Buzbek tira un poignard de sa ceinture. «Amenez-moi ce gredin ! » Béran leva la main en guise de signal. Sur trois côtés, des portes coulissèrent ; trois escouades de Mamarones firent leur apparition, leurs yeux réduits à des fentes. Ils portaient des hallebardes dotées, d'un côté, d'une lame redentée d'une longueur impressionnante, de l'autre, d'une faucille flamboyante.

« Que voulez-vous faire de ces chacals ? demanda le sergent, d'une voix râpeuse.

Noyez-les, répondit Béran. Jetez-les dans l'océan. »

Eban Buzbek se fit traduire ces derniers mots. Renseigné, il bafouilla : « C'est un acte insensé. Pao sera dévastée ! Mes proches ne laisseront pas âme qui vive à Eiljanre. Ils sèmeront sur vos champs incendies et cadavres !

—       Alors, êtes-vous prêts à rentrer chez vous gentiment et à cesser de nous ennuyer? s'enquit Béran. Décidez-vous ! Vous êtes libres de choisir. La mort... ou la paix ? »

Eban Buzbek regarda à droite et à gauche ; ses guerriers s'étaient blottis les uns contre les autres, observant leurs adversaires couleur d'ébène.

Il rengaina sa lame d'un claquement sec, murmura quelques mots à ses hommes, puis dit à Béran : « Nous partons.

—       Vous choisissez donc la paix ? »

Les moustaches d'Eban Buzbek tremblèrent sous l'effet de la rage. «Je choisis... la paix.

—       Alors, jetez vos armes, quittez Pao et ne revenez plus. »

Eban Buzbek, le visage fermé, se dépouilla de ses armes. Ses guerriers l'imitèrent. Le groupe, au complet, s'en alla, encadré par les neutraloïdes. Peu après, la corvette décolla, s'éleva rapidement et disparut.

Quelques minutes passèrent, puis Béran fut appelé au télécran. Il y vit le visage d'Eban Buzbek qui rougeoyait et étincelait de haine. « Je suis parti sans faire d'histoires, jeune Panarque ; vous vivrez en paix... le temps pour moi de ramener tous mes guerriers sur Pao. Et là, non seulement vos oreilles, mais votre tête aussi ira compléter notre collection de trophées.

—       À vos risques et périls », répondit Béran.

Trois mois plus tard, les membres du clan batch attaquèrent Pao. Une flotte de vingt-huit navires de guerre, dont six appareils de transport ventrus, apparut dans le ciel. Le radar ne lança ni sommation ni interdiction; les engins batch se glissèrent avec mépris dans l'atmosphère.

Là, ils furent accueillis par des missiles, mais leurs contre-missiles firent exploser cet inoffensif barrage.

En formation serrée, ils se dirigèrent vers le nord du Minamand et se posèrent à quelques kilomètres d'Eiljanre. Les appareils de transport libérèrent une multitude de soldats montés sur des chevaux volants qui s'envolèrent en flèche, caracolèrent et virevoltèrent en déployant tout un éventail de fanfaronnades.

Une bordée de missiles antipersonnel fut tirée dans leur direction, mais les défenses des vaisseaux évoluant un peu plus bas ripostèrent promptement et leurs antimissiles anéantirent la salve. Cependant, la menace fut suffisante pour obliger les cavaliers à chevaucher à proximité de la flottille.

Le soir tomba. La nuit s'installa. En lettres de gaz doré, les cavaliers gribouillèrent d'orgueilleux slogans dans le ciel, puis finirent par rejoindre leurs vaisseaux. Et ce fut le calme.

Pendant ce temps-là, sur Batmarsh, une série d'événements avaient lieu. La flottille de vingt-huit vaisseaux avait à peine mis le cap sur Pao qu'un appareil, de forme cylindrique et d'aspect robuste, de toute évidence un cargo de transport reconverti, se posait sur les collines humides et boisées, à l'extrémité sud du territoire brumbo. Une centaine de jeunes hommes en débarquèrent. Ils portaient d'ingénieuses combinaisons articulées, en transpar, qui, une fois enfilées, se transformaient en carapaces aérodynamiques dès qu'ils laissaient pendre les bras le long de leur corps. Un réseau antigravité les soulageait de leur poids, et des propulseurs électriques leur permettaient de se déplacer à grande vitesse.

Ils survolèrent à basse altitude les arbres noirs qui poussaient au fond des vallées sauvages. Le lac Chagaz étincelait devant eux, reflétant les scintillements des constellations de l'amas. De l'autre côté du lac se trouvait Slagoe, la cité de pierre et de bois où se dressait le hall des Honneurs qui dominait de toute sa hauteur les bâtisses de moindre taille.

Les hommes volants, tels des oiseaux de proie, fondirent sur le sol. Quatre d'entre eux coururent jusqu'au feu sacré, écartèrent sans ménagement les vieux gardiens du foyer et l'éteignirent, en épargnant toutefois un tison qu'ils recueillirent dans un récipient de métal. Les autres poursuivirent leur chemin et gravirent l'escalier aux dix marches de pierre. Ils épouvantèrent les vestales et s'engouffrèrent dans la grande salle aux solives noircies par la fumée.

La tapisserie du clan fut détachée du mur — elle avait été tissée avec les cheveux de tous les Brumbos nés dans le clan. Trophées et fétiches sacrés furent entassés pêle-mêle dans des sacs et des boîtes solides: de vieilles armures, une centaine de bannières en lambeaux, des rouleaux de parchemin et des édits, des fragments de roches, d'os, d'acier et de charbon de bois, des fioles de sang noir et desséché commémorant les victoires et la bravoure des Brumbos.

Quand Slagoe s'éveilla et apprit le désastre, les envahisseurs étaient déjà dans l'espace, faisant route vers Pao. Femmes, adolescents, vieillards déferlèrent vers le parc sacré, pleurant et hurlant.

Mais les pillards étaient loin. Ils avaient emporté avec eux l'âme du clan et tous ses trésors les plus précieux.

À l'aube du second jour, les envahisseurs acheminèrent des caisses et assemblèrent huit plates- formes de combat équipées de générateurs, de défenses antimissiles, de dards dynamiques, de pyromateurs et d'assourdisseurs à ultrasons.

D'autres sicaires brumbos reparurent sur leurs chevaux volants, mais cette fois, ils chevauchaient en formation serrée. Les plates-formes se soulevèrent soudain du sol, puis volèrent en éclats. Des taupes mécaniques avaient creusé des tunnels et posé des mines à la base de chacun des radeaux.

De dépit, la cavalerie aérienne se mit à tourner sur elle-même. Sans protection, elle devenait une cible facile pour les missiles — des armes de lâches, selon les critères de Batmarsh.

Les Myrmidons des Vaillants haïssaient également les missiles. Béran avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter une effusion de sang. Mais, une fois les radeaux de combat détruits, il lui fut impossible de retenir les Myrmidons. Revêtus de leurs carapaces de transpar, ils s'élancèrent dans le ciel et fondirent sur la cavalerie des Brumbos. Une furieuse bataille s'ensuivit, un tourbillon résonnant de cris au-dessus d'une campagne riante.

L'issue du combat était incertaine. Dans les deux camps, les pertes s'équilibraient mais, après vingt minutes de lutte, les cavaliers brumbos se dégagèrent brusquement et piquèrent vers le sol, laissant les Myrmidons exposés à un tir de barrage. Ceux-ci, n'étant pas complètement inconscients du danger, plongèrent la tête la première à leur suite. Seuls quelques traînards — environ une vingtaine — furent touchés et tués.

Les cavaliers se mirent à l'abri dans leurs vaisseaux; les Myrmidons se retirèrent. Ils formaient une armée moins nombreuse que celle des Brumbos ; néanmoins ces derniers, surpris et emplis d'un respect mêlé de crainte, avaient cédé devant la férocité de la résistance.

Le reste de la journée et le lendemain furent calmes. Les Brumbos consacrèrent tout leur temps à sonder et à examiner les quilles de leurs vaisseaux à la recherche de mines éventuelles.

Une fois cette tâche accomplie, leur flotte décolla, survola pesamment la mer d'Hylanthus, franchit l'isthme, au sud d'Eiljanre, et se posa sur la plage qui s'étendait en face du grand Palais.

Le lendemain matin, les Brumbos prirent, à pied, la direction du palais : six mille hommes protégés par des dispositifs antimissiles et quatre projecteurs. Ils avançaient avec prudence, mais droit sur leur objectif.

Ils ne rencontrèrent aucune résistance, ne virent pas l'ombre d'un Myrmidon. Seuls les hauts murs de marbre du palais se dressaient devant eux. Quelque chose bougea tout là-haut ; un rectangle de drap noir, brun et fauve se déroula jusqu'au sol. Les Brumbos firent halte, les yeux écarquillés.

Une voix amplifiée sortit des entrailles du palais. «Eban Buzbek... avance donc. Viens voir le butin que nous avons pris dans le hall des Honneurs. Approche, Eban Buzbek. Nous ne te ferons aucun mal. »

Ce dernier fit un pas en avant et cria dans un amplificateur: «À quoi rime cette mascarade... quel vilain tour avez-vous encore inventé, bande de lâches Paonais ? Répondez vite, je ne suis pas disposé à écouter longtemps !

—       Les trésors de ton clan sont en notre possession, Eban Buzbek : cette fameuse tapisserie, le dernier tison du Feu Éternel et tous vos blasons et reliques. Souhaites-tu les racheter ? »

Eban Buzbek vacilla comme s'il allait se trouver mal. Il pivota sur ses talons et repartit vers son vaisseau d'un pas chancelant.

Une heure s'écoula. Eban Buzbek revint au palais, accompagné d'un groupe de nobles. « Nous demandons une trêve, afin de procéder à l'examen de ces objets que tu prétends détenir.

Approche, Eban Buzbek, examine tout ton soûl. »

Eban Buzbek et sa suite procédèrent à l'inventaire du butin. Ils ne dirent pas un mot — les Paonais qui les guidaient ne firent aucun commentaire.

Les Brumbos retournèrent en silence vers leurs vaisseaux.

Enfin, un apocrisiaire annonça: «L'heure est proche! Pleutres Paonais... préparez-vous à mourir ! »

Les guerriers batch chargèrent, entraînés par un élan des plus violents. Ils n'avaient parcouru que la moitié du chemin quand les Myrmidons les rejoignirent sur la plage. Le corps à corps s'engagea à coups d'épées et de pistolets, et même à main nue.

Les Brumbos furent obligés de suspendre leur attaque ; pour la première fois, ils se heurtaient à une ardeur belliqueuse encore plus intense que la leur. Ils connurent la peur, reculèrent et battirent en retraite.

Du fond du grand Palais, la voix retentit à nouveau: «Tu n'auras pas le dessus, Eban Buzbek, tu ne peux pas t'enfuir. Vos vies sont entre nos mains, ainsi que vos trésors sacrés. Rendez-vous sur le- champ ou nous détruirons tout. »

Eban Buzbek se rendit. Il s'inclina, jusqu'à toucher le sol de sa tête, devant Béran et le capitaine des Myrmidons. Il renonça à toutes ses prétentions de suzeraineté sur la planète. Puis, il s'agenouilla devant la tapisserie sacrée et jura de ne plus jamais s'attaquer ni de nuire à Pao. On lui restitua alors les trésors de son clan que des hommes aux mines sombres transportèrent jusqu'à leurs vaisseaux. Eban Buzbek se tourna brusquement vers Béran. « Vous nous avez vaincus autant par votre habileté que par votre bravoure. Seul un esprit mesquin pourrait garder de la haine contre vous. Je quitte Pao en me sentant malheureux d'avoir affronté des guerriers plus adroits et plus vaillants que nous. Sur quelle planète lointaine les avez-vous recrutés ? Nous ferions mieux de l'éviter ! »

Béran sourit d'un air à la fois fier et inquiet. « Ils ne viennent pas d'une planète lointaine; ils sont paonais. »

Eban Buzbek en fut abasourdi. Il dévisagea Béran d'un long regard sévère. « Paonais ? Certainement pas! Je les ai entendus parler; leur langage n'était pas du paonais.

Néanmoins, le sang qui coule dans leurs veines l'est. Si vous ne me croyez pas, je peux vous indiquer leur camp et vous pourrez les questionner vous-même par l'intermédiaire d'un interprète. »

Béran fit signe à un interprète de la Corporation qui se tenait toujours à proximité lors des entretiens. Mais Eban Buzbek déclina son offre. Il monta à bord du vaisseau amiral de sa flotte et quitta la planète.

 

 

 

 

 

XVIII

 

 

Laissant derrière elle cinq années d'événements confus et intenses, Pao parcourut maintes et maintes révolutions autour d'Auriol. Ce fut, dans l'ensemble, une bonne période pour elle. Jamais la vie ne fut si facile, la famine si rare. Aux productions habituelles de la planète s'ajouta une grande variété de denrées importées de mondes lointains. Les vaisseaux des Techniquants sillonnèrent l'amas en tous sens, et de nombreuses batailles commerciales s'engagèrent entre eux et les Mercantiles. Si bien que les deux entreprises concurrentes élargirent leurs services et cherchèrent de plus en plus loin de nouveaux marchés.

En outre, le nombre des Vaillants augmenta, mais dans des proportions limitées. On cessa de les recruter parmi les autochtones ; seul un enfant de père et de mère vaillants pouvait désormais être admis dans la caste.

À Pon, les Cogitants se multiplièrent aussi, mais à un rythme plus lent que celui des Vaillants. Trois nouveaux Instituts furent édifiés sur les collines brumeuses; et, au sommet du piton rocheux le plus reculé de la planète, Palafox fit construire un lugubre château.

Les Cogitants fournirent le corps des Interprètes ; en réalité, ceux-ci finirent par détenir un rôle clé. Tout comme les autres groupes, ils grandirent en effectif et en importance. En dépit de la séparation des trois groupes néo-linguistiques, les uns par rapport aux autres et vis-à-vis de la population paonaise, les échanges furent multiples. Quand aucun interprète n'était disponible, on pouvait traiter les affaires en pastiche — idiome qui, grâce à son universalité relative, était compris par quantité d'individus. Mais lorsqu'une information requérait une certaine exactitude, on exigeait la présence d'un interprète.

Ainsi passaient les années. Ainsi s'accomplirent les réformes conçues par Palafox, inaugurées par Bustamonte, et tolérées sans enthousiasme par Béran. La quatorzième année de son règne vit l'apogée de la prospérité et du bien-être.

Béran désapprouvait depuis longtemps le système du concubinage, en vigueur sur Frakha, qui s'était enraciné discrètement, mais profondément, dans les différents Instituts cogitants.

Dans les premiers temps, les filles qui s'engageaient, en échange de gages, n'avaient pas manqué, et tous les fils et petits-fils de Palafox — sans parler de Palafox lui-même — peuplaient de vastes dortoirs dans les environs de Pon. Mais quand la vie sur Pao se fit plus prospère, le nombre de jeunes femmes désireuses de se lier par contrat déclina et, bientôt, des rumeurs étranges se mirent à circuler. On parla de drogues, d'hypnotisme, de magie noire.

Béran ordonna qu'on enquêtât sur les méthodes employées par les Cogitants pour se procurer des femmes. Il se rendit vite compte qu'il avançait sur un terrain délicat — mais il était loin d'imaginer que la riposte serait aussi immédiate et aussi directe. Le seigneur Palafox en personne se rendit à Eiljanre.

Il fit son apparition un matin, sur l'une des plus hautes terrasses du palais où Béran, assis, contemplait la mer. En voyant sa longue silhouette sèche, ses traits anguleux, il fut étonné de constater à quel point ce Palafox-ci différait peu — du manteau de lourd tissu brun, en passant par le pantalon gris et jusqu'au chapeau à visière agrémenté d'un bec pointu — du Palafox qu'il avait vu pour la première fois, des années auparavant. Quel âge avait-il donc ?

Ce dernier ne perdit pas de temps en propos préliminaires.

« Panarque Béran, les mesures que vous voulez prendre nous ont mis dans une situation fâcheuse. » Béran hocha lentement la tête « Quelle est cette situation fâcheuse ?

Ma retraite est envahie par une meute d'espions maladroits qui me suivent à la trace et ennuient les femmes de mon dortoir par leur surveillance incongrue. Je vous prie de découvrir celui qui a ordonné ces persécutions et de punir la partie coupable. » Béran se leva. « Seigneur Palafox, comme vous devez le savoir, c'est moi qui ai ordonné cette enquête.

—       Vraiment ? Vous m'étonnez, panarque Béran ! Qu'espériez-vous apprendre ?

—       Je n'espérais pas apprendre quoi que ce fût. Je pensais que vous considéreriez cette enquête comme un avertissement et apporteriez à votre conduite les modifications qu'elle suggérait. Au lieu de cela, vous préférez contester son résultat, au risque de créer des problèmes.

—       Je suis un dominie de Frakha. J'agis ouvertement et non par le biais d'insinuations tortueuses. » La voix de Palafox évoqua la dureté de l'acier, mais cette déclaration ne fit pas avancer son affaire.

Béran, en brillant polémiste, chercha à conserver l'avantage. « Vous avez été un allié de valeur, seigneur Palafox. En récompense, vous avez bénéficié de moyens pour diriger le continent du Nonamand. Mais cette autorité est conditionnée par la légalité de vos actes. L'enrôlement de femmes consentantes, quoique socialement choquant, n'est pas un crime. Mais quand les femmes ne le sont pas...

—       Sur quoi fondez-vous ces remarques ?

—       Sur la rumeur populaire. »

Palafox eut un mince sourire. « Si par hasard vous pouviez vérifier ces rumeurs, que se passerait-il ? »

Béran s'efforça de soutenir ce regard d'obsidienne. «Votre question manque de pertinence. Elle renvoie à une situation qui appartient déjà au passé.

—       Votre raisonnement est obscur.

—       Pour démentir ces rumeurs, dit Béran, il suffit de révéler les faits au grand jour. Dorénavant, les femmes souhaitant se lier par contrat devront se présenter à une annexe publique, établie ici, à Eiljanre. Tous les contrats y seront signés ; tout autre arrangement sera considéré comme un crime équivalant à un enlèvement. »

Palafox garda le silence pendant quelques secondes. Puis il demanda doucement : « Comment vous proposez-vous de faire appliquer cette décision?

—       De faire appliquer ? demanda Béran surpris. Sur Pao, il n'est pas nécessaire de faire appliquer les ordres du gouvernement. »

Palafox hocha la tête sèchement. « Comme vous dites, la situation est claire. J'espère qu'aucun de nous deux n'aura de raisons de s'en plaindre. » Et il s'en alla.

Béran prit une profonde inspiration, s'installa dans son fauteuil et ferma les yeux. Il avait remporté une victoire — dans une certaine mesure. Il avait fait valoir l'autorité de l'État et extorqué à Palafox une reconnaissance tacite de ladite autorité.

Mais il était trop subtil pour se réjouir trop vite. Il savait que Palafox, parfaitement à l'abri dans son solipsisme, n'avait probablement pas conscience de l'ombre émotionnelle qui entourait l'événement et qu'il ne considérait sa défaite que comme un sujet d'irritation passagère. Il y avait effectivement deux faits très significatifs à prendre en considération: d'abord, quelque chose dans le comportement de Palafox laissait entendre qu'en dépit de sa colère, il s'était préparé, au moins, à accepter un compromis temporaire. Temporaire était le mot clef. Palafox était un homme qui savait attendre son heure.

Ensuite, le choix des termes de sa dernière phrase: «J'espère qu'aucun d'entre nous deux n'aura de raisons de s'en plaindre. » Là, la reconnaissance implicite d'une égalité de rang, d'autorité et de puissance trahissait la présence d'une ambition inquiétante.

Autant que Béran s'en souvînt, c'était la première fois que Palafox se montrait aussi loquace. Il avait jusque-là scrupuleusement conservé l'attitude d'un dominie de Frakha, venu temporairement sur Pao en qualité de conseiller. Il semblait désormais se considérer comme définitivement établi sur la planète et prenait, de surcroît, des allures possessives.

Béran fit le bilan des événements qui avaient conduit au désordre auquel il était confronté. Pendant cinq mille ans, Pao avait été un monde homogène, une planète gouvernée par la tradition, somnolant dans une tranquillité sans âge. Les panarques s'étaient succédées, les dynasties avaient vu le jour et avaient disparu, mais les océans bleus et les vertes prairies étaient restés inchangés. La Pao de cette époque-là avait été une proie facile pour les corsaires et les pillards... elle avait connu une grande pauvreté.

Les idées du seigneur Palafox, le dynamisme cruel de Bustamonte avaient tout changé en l'espace d'une génération. Désormais, Pao était prospère et envoyait sa flotte marchande dans tout le système stellaire. Les négociants paonais se montraient plus compétents que les Mercantiles, les soldats paonais se révélaient meilleurs que les hommes du clan de Batmarsh et les intellectuels paonais soutenaient la comparaison avec les Sorciers de Frakha.

Mais ces hommes — qui excellaient en tout, qui surpassaient leurs voisins des autres planètes dans de nombreux domaines : commercial, militaire, productif et intellectuel — étaient-ils paonais? Les Cogitants, dont le nombre approchait maintenant les dix mille, avaient tous Palafox pour père ou grand-père. Des Palafoxiens : voilà un nom qui leur aurait mieux convenu !

Et les Vaillants, les Techniquants, qu'étaient-ils ? Issus du sang paonais le plus pur, ils vivaient aussi éloignés du courant des traditions paonaises que les Brumbos de Batmarsh ou les Mercantiles.

Béran se leva d'un bond. Comment avait-il pu se montrer aussi aveugle, aussi négligent ? Quel que fût leur dévouement exemplaire envers la planète, ces hommes n'étaient pas des Paonais ; c'étaient des étrangers, et on pouvait se demander à qui allait leur fidélité profonde.

Les divergences entre les Vaillants, les Techniquants et les Paonais de pure souche s'étaient trop affirmées. Il fallait renverser cette tendance, rapprocher les nouveaux groupes.

Son objectif étant défini, il restait à articuler les moyens pour l'atteindre. Le problème était complexe, il devait agir prudemment. En tout premierlieu... créer l'organisme où les femmes pourraient se présenter pour faire établir leurs contrats. Il se garderait de donner à Palafox « des raisons de se plaindre ».

 

 

 

 

 

XIX

 

 

Dans les faubourgs situés à l'est d'Eiljanre, de l'autre côté du vieux canal de Rovenone, se trouvait un vaste terrain communal. On l'utilisait principalement pour faire évoluer des cerfs-volants et pour danser, les jours de fête. Béran ordonna qu'un immense pavillon de toile y fût dressé; là pourraient se présenter les femmes désirant offrir leurs services aux Cogitants. Le nouvel organisme bénéficia d'une large publicité, de même que le décret aux termes duquel tous les contrats privés conclus entre les femmes et les Cogitants devenaient illégaux et passibles de sanctions.

Le jour de l'inauguration arriva. À midi, Béran alla inspecter le pavillon. La construction avait été érigée selon la plus pure tradition du savoir-faire paonais. Des piliers, tressés avec des cordes de verre, supportaient un dais de velours rouge ; un tapis de coquillages, qui avaient été proprement pilés dans une matrice, recouvrait le sol en une texture gélatineuse bleutée. Le long des côtés s'alignaient des bancs et des baraques de bois noir où l'on pouvait loger quatre cents candidates et soixante Cogitants.

Là, une poignée de malheureuses — à peine une trentaine —, un groupe pathétique — quels que fussent les critères — de femmes laides, épuisées et maladives, s'était dispersé sur les bancs.

Béran les regarda d'un air étonné. «Est-ce tout ?

—       C'est tout, Panarque. » Béran se frotta pensivement le menton. Tournant la tête, il aperçut l'homme qu'il avait le moins envie de voir : Palafox.

Il fit un effort et parla le premier : « Choisissez, seigneur Palafox. Trente des plus charmantes femmes de Pao, prêtes à satisfaire vos caprices. »

Palafox répliqua avec désinvolture: «Une fois égorgées et enterrées, elles pourraient faire un engrais acceptable. Je vois mal à quel autre usage je pourrais les employer. » Il jeta des coups d'œil autour de lui. «Où sont les centaines de jeunes vierges que vous aviez promis de fournir? Je ne vois que femmes de ménage et sièges vides ! »

La remarque dissimulait un défi; ne pas le reconnaître, ne pas le relever, équivaudrait à renoncer à l'initiative. «Il semble, seigneur Palafox, annonça Béran, que les femmes de Pao éprouvent autant de répugnance à se lier aux Cogitants que je l'avais supposé. En soi, le petit nombre de candidates suffit à justifier ma décision. » Béran parcourut du regard le pavillon si peu fréquenté.

Palafox garda le silence, mais une intuition avertit Béran. Il se retourna et vit, avec stupeur, Palafox, le visage figé en un masque mortuaire, lever la main et pointer son index sur lui. Il se jeta à plat ventre. Un éclair bleu grésilla au-dessus de sa tête. À son tour, il leva la main ; de son propre index une flamme jaillit, lécha le bras de Palafox et ressortit par l'épaule après avoir traversé le coude et l'humérus.

Ce dernier redressa la tête brusquement. Ses lèvres étaient crispées, ses yeux révulsés, comme ceux d'un cheval devenu fou. Du sang, fumant et grésillant, gicla de son bras où les circuits lacérés, surchauffés, avaient fondu et cédé.

De nouveau, Béran tendit son index ; il était à la fois urgent et judicieux de tuer Palafox. Mais surtout, c'était son devoir. Palafox le regardait avec une expression qui n'avait plus rien d'humain; il attendait la mort.

Béran hésita. Pendant ce court instant, Palafox redevint un homme et lança sa main gauche dans les airs. Béran réagit aussitôt, faisant fuser un rayon bleuâtre ; celui-ci alla se répercuter dans une substance que Palafox avait libérée de sa main gauche, avant de s'évaporer.

Béran recula. Les trente femmes s'étaient jetées à terre en tremblant et en gémissant. Les serviteurs du panarque étaient restés debout, les bras ballants. Aucune parole ne fut échangée. Palafox battit en retraite jusqu'à la porte du pavillon ; là, il se retourna et disparut.

Béran ne put trouver l'énergie nécessaire pour le poursuivre. Il rejoignit son palais et s'enferma dans ses appartements privés. La matinée céda la place aux heures dorées de l'après-midi paonais. Puis vint le crépuscule.

Béran sortit de sa torpeur. Il se dirigea vers sa garde-robe et revêtit un costume noir collant. Il s'équipa d'un couteau, d'un percuteur à rayons, d'un hypnotiseur, avala une pilule énergétique, puis grimpa furtivement sur la terrasse.

Il se glissa dans un petit véhicule, s'éleva dans le ciel nocturne et prit la direction du sud.

Les sinistres falaises du Nonamand surgirent de la mer. À leur pied flottait une écume phosphorescente ; au sommet, quelques pâles lueurs vacillaient. Béran mit le cap sur la lande noire des plateaux de Pon. Tendu, il pilotait d'un air sombre, convaincu qu'il courait à sa perte. Mais, au lieu de l'inquiéter, cette perspective l'emplissait d'une horrible euphorie. En survolant la lande désolée, il se sentit comme un homme déjà mort, un fantôme, une apparition fugitive.

Soudain, la Tête-du-Drog... et derrière, l'Institut! Chaque bâtiment, chaque terrasse, chaque allée, chaque dépendance, chaque dortoir lui était familier ; les années, passées là en qualité d'interprète, allaient lui servir.

Il se posa sur la lande, loin de la piste. Il activa le filet antigravité tissé dans la plante de ses pieds et s'éleva en flottant dans les airs. Se penchant alors en avant, il se laissa dériver au-dessus de l'Institut.

Il planait très haut dans le vent froid de la nuit, observant les bâtiments qui défilaient en dessous de lui. Ici... le dortoir de Palafox et là, derrière les panneaux triangulaires de trans-lux, un rougeoiement lumineux.

Il se laissa descendre jusqu'au toit en pâle roche fondue du dortoir. Le vent pressé poursuivait sa route, bourdonnant et sifflant; il n'y avait aucun autre bruit.

Béran courut à la porte ouvrant sur le toit. De son index fulgurant, il neutralisa la serrure, poussa le battant en le faisant glisser, et pénétra dans la pièce.

Le dortoir était silencieux; Béran ne perçut ni bruit ni mouvement. Il en sortit à grandes enjambées rapides et longea le corridor.

Le dernier étage, occupé par des pièces qui ne servaient que le jour, était désert. Il descendit un plan incliné, tourna à droite, se dirigeant vers la tache lumineuse qu'il avait vue d'en haut. S'arrêtant derrière une porte, il écouta. Pas la moindre voix... mais, à l'intérieur, comme un vague déplacement, une agitation, un bruit de pas traînants.

Béran appuya sur la poignée. La porte était fermée à clef.

Il se prépara à l'action. Il fallait faire vite. Prêt ! Un trait enflammé... la serrure, débloquée... la porte, ouverte... avancer rapidement! Et là, dans un fauteuil, près de la table, un homme.

Ce dernier leva les yeux. Béran s'arrêta net. Ce n'était pas Palafox ; c'était Finisterle.

Les yeux de Finisterle se posèrent sur l'index tendu de Béran et remontèrent jusqu'à son visage. « Que faites-vous ici ? » Il s'était exclamé en pastiche ; Béran répliqua dans la même langue.

« Où est Palafox ? »

Finisterle émit un rire faible et se laissa retomber au fond de son fauteuil. «Il semble que j'aie failli mourir à la place de mon père. »

Béran fit un pas en avant. « Où est Palafox ?

—       Vous arrivez trop tard. Palafox est reparti pour Frakha.

—       Frakha ! » Béran se sentit las et sans force.

« C'est un homme brisé, avec un bras déchiqueté. Personne ici ne peut le soigner. » Finisterle étudiait Béran avec un intérêt non dépourvu de méfiance. « Et voici le discret Béran... un démon tout de noir vêtu ! »

Béran serra les poings, les cogna l'un contre l'autre. « Qui d'autre que moi aurait pu le faire ? » Il jeta un coup d'œil à Finisterle. « Vous n'êtes pas en train d'essayer de me duper ? »

Finisterle secoua la tête. « Pourquoi vous duperais-je ?

—       C'est votre père ! »

Finisterle haussa les épaules. « Cela ne veut rien dire, ni pour le père ni pour le fils. »

Tout en l'examinant, Béran prit place sur une chaise avec lenteur. « La mort de Palafox ne vous profitera guère. »

Finisterle eut un geste évasif. «Un homme, si remarquable soit-il, n'a que des aptitudes réduites. Le fait que le seigneur Palafox ait atteint la limite, et qu'il l'ait même dépassée, n'est plus un secret pour personne. Il a succombé à l'ultime maladie, il en est au stade d'émeritus. Il ne fait plus de différence entre le monde réel et celui de son cerveau... pour lui, ils ne font plus qu'un. »

Béran, sourcils froncés, se frotta le menton. Finisterle se pencha vers lui. « Connaissez-vous sa grande ambition? Comprenez-vous sa présence sur Pao ?

—       Je crois, mais je n'en suis pas sûr.

—       Il y a quelques semaines, il a rassemblé tous ses fils. Il nous a expliqué qu’elle était son ambition. Il revendique Pao comme un monde lui appartenant. Grâce à ses fils, à ses petits-fils et à ses propres capacités, il engendrera des Paonais, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que des Palafox et des descendants de Palafox sur Pao. »

Béran laissa échapper un profond soupir. « Combien de temps va-t-il rester sur Frakha ?

—       Qui sait ? Son bras mutilé nécessite de nombreuses interventions. »

Béran se leva lourdement.

« Qu'allez-vous faire maintenant ? demanda Finisterle.

—       Je suis paonais. J'ai vécu jusqu'ici dans une passivité toute paonaise. Mais j'ai aussi étudié à l'Institut de Frakha... maintenant, je vais agir. Si je détruis ce que Palafox a mis tant d'années à construire... peut-être ne reviendra-t-il pas.» Son regard fit le tour de la chambre. « C'est ici, à Pon, que je vais commencer. Vous pouvez tous partir où vous voudrez... mais il faut que vous partiez. Demain, l'Institut sera détruit. »

Oubliant toute retenue, Finisterle, d'un bond, fut debout.

«Demain? C'est de la folie! Nous ne pouvons abandonner nos recherches, notre bibliothèque, nos biens les plus précieux ! »

Béran se dirigea vers la porte. « Je ne prolongerai pas le délai. Vous avez, bien évidemment, le droit d'emporter ce qui vous appartient personnellement. Mais l'entité connue sous le nom d'Institut cogitant disparaîtra dès demain. »

Esteban Carbone, maréchal en chef des Vaillants, un jeune homme musclé, au visage ouvert et aimable, avait l'habitude de se lever à l'aube pour aller plonger dans les vagues.

Les langages de Pao
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