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Davlin Lotze
Davlin saignait – et respirait – encore lorsque les guerriers klikiss le traînèrent jusqu’à la chambre du nouveau spécex.
Il continua à lutter, car il était dans sa nature de ne jamais abandonner. Ce qu’il éprouvait s’apparentait plus à de la résignation qu’à du désespoir. La perte de sang lui provoqua un vertige. Vaguement, il se rendit compte que sa jambe gauche était brisée, ainsi que plusieurs côtes. La douleur aiguë qui le transperçait chaque fois qu’il inspirait lui indiqua que l’un de ses organes internes était également gravement atteint.
Les Klikiss tirèrent l’ancien espion à l’intérieur de la chambre voûtée, plongée dans la pénombre. Cet endroit évoquait l’antre puant d’un dragon… mais Davlin n’était pas un chevalier en armure. C’est à peine s’il pouvait ramper. Il se débattit de nouveau pour tenter de se libérer. Le sang rendait ses bras glissants, de sorte que les guerriers durent serrer plus fort avec les pinces en dents de scie de leurs membres antérieurs.
L’un des énormes accouplants surgit à l’entrée. Il avait les tigrures caractéristiques de sa sous-espèce, mais son corps différait de celui de la génération précédente. Sa morphologie semblait plus humaine… ce qui ne le rendait pas plus sympathique pour autant. Un autre accouplant au ventre enflé, puis deux autres, arrivèrent d’un pas lourd dans la chambre. Alors, Davlin sut ce qui allait se passer.
Le spécex de Llaro avait gagné le dernier conflit. Les accouplants victorieux s’étaient gavés pendant des heures, arpentant le champ de bataille pour accaparer le matériel génétique des soldats du spécex rival. À présent, les huit accouplants étaient là, éclaboussés de sang, leur carapace, leurs pinces et leurs membres encroûtés de sécrétions séchées.
Afin de gagner la guerre des ruches, le spécex devait multiplier ses effectifs, de nouveau. La dernière fisciparité remontait à une date récente, mais après que les accouplants précédents avaient dévoré les colons de Llaro, la vague suivante de Klikiss était rapidement arrivée à maturation, engloutissant chaque parcelle de nourriture dans la cité. Le nouveau spécex avait grossi à une vitesse extraordinaire. À présent, il devait poursuivre son expansion.
Et Davlin apporterait son écot. Les guerriers le jetèrent sans cérémonie à l’intérieur de la chambre. À leur tour, les accouplants le traînèrent sur le sol rugueux, laissant un sillage de sang frais.
Puis, Davlin vit le spécex.
Le cerveau de la ruche était un épouvantable agglomérat qui n’allait pas sans évoquer des asticots grouillant sur un cadavre en décomposition. Cet amas de larves occupait le centre de la chambre, telle une sculpture abstraite. Il bougea, et ce qui lui tenait lieu de tête se redressa pour se tourner vers Davlin. L’homme perçut la terrible mais incompréhensible intelligence qui se nichait quelque part au sein de la masse mouvante.
Le spécex l’observa comme s’il savait exactement qui il était, qu’il connaissait tout de son passé et de ses secrets. Possédait-il des souvenirs résiduels des colons de Llaro ? Même si c’était le cas, Davlin n’escomptait aucune pitié. Il tenta de se remettre d’aplomb, mais il ne put tenir en équilibre sur sa jambe brisée.
— Que me veux-tu ?… Que nous veux-tu à tous ?
La chambre s’emplit d’un bruissement assourdissant, comme s’il se trouvait au milieu d’une nuée de sauterelles. Davlin n’obtint aucune réponse, du moins rien qu’il puisse comprendre. L’intensité du fond sonore s’amplifia. Son sang coulait sur le sol sans discontinuer. Un voile noir s’abattit devant ses yeux, et seule sa volonté inébranlable lui permit de ne pas s’évanouir.
— Qu’est-ce que tu veux ? cria-t-il de nouveau.
Il sentait les pensées du cerveau de la ruche assaillir son esprit comme une bourrasque bien réelle. Son crâne le faisait souffrir. Derrière lui, des ouvriers recouvrirent l’ouverture de ciment résineux, l’emmurant dans la chambre du spécex en compagnie des accouplants. Ceux-ci restèrent comme au garde-à-vous, dans l’expectative de quelque chose.
Davlin songea à s’enfuir, mais il n’avait nulle part où aller. Il refusait de renoncer.
— Les humains ne méritent pas cela, dit-il. Nous n’avons jamais été vos ennemis. Essayez de nous comprendre avant de nous détruire, car nous riposterons !
La masse composite entreprit alors de se dissocier. Des centaines de milliers de vers – des larves de diverses sous-espèces – s’égaillèrent. Le spécex perdit sa cohésion pour devenir une multitude vorace. Les éléments affamés se tortillèrent en direction de Davlin.
Mais avant, ils rencontrèrent les accouplants qui attendaient, résignés. En les dévorant, ils se mueraient en monstres subtilement différents de la génération antérieure, plus forts, plus agressifs. Mais pour l’instant, chacun d’eux était petit et faible.
Davlin usa de ses poings pour écraser chacune des larves qui l’atteignaient. Mais c’était comme tenter d’arrêter la pluie en attrapant les gouttes une par une.
Au milieu de ce qui avait été le corps mouvant du spécex, il aperçut une larve de forme différente. Celle-ci se dressait tel un cobra miniature, et Davlin comprit d’instinct qu’elle constituait la progéniture du spécex de la génération à venir. La créature tourna ses yeux luisants dans sa direction, pour les poser directement sur son visage. Le spécex voulait l’absorber, lui.
D’autres larves déferlèrent en rampant. Les accouplants attendaient, leurs pattes articulées largement écartées, leurs élytres ouverts pour permettre l’accès à la chair en dessous.
Subitement, Davlin repéra un éclat métallique sur le sol : une boîte rectangulaire pas plus grande que la paume de sa main. La boîte à musique de Margaret. Il connaissait son étrange pouvoir sur les Klikiss, aussi roula-t-il hors de portée des larves, sans tenir compte de la douleur qui fouaillait son dos, ses côtes et sa jambe. Il tenta d’attraper l’instrument, mais l’un des accouplants s’en empara brusquement, pour le réduire en miettes métalliques. Le dernier tintement qu’il produisit n’avait rien de musical.
Le désespoir envahit enfin Davlin. Il s’écroula en arrière et leva la tête juste à temps pour apercevoir des vagues de larves recouvrir le corps tigré des accouplants. Elles se creusèrent des galeries dans la chair tendre, mastiquant, digérant. La myriade de créatures eut tôt fait de s’occuper des huit accouplants, dont les grandes carcasses s’effondrèrent pour former des tas de débris gluants, semblables à du bois flotté rejeté par la marée.
Lorsque la larve du spécex approcha de lui, Davlin ne recula pas. Bien au contraire, il se jeta en avant, passant outre la douleur. Il avait été entraîné pour combattre, pour tuer, non pour se rendre. Il enroula ses mains autour de la créature, mais celle-ci glissait et fourmillait, comme si elle était parcourue d’électricité liquide, de pensées tangibles. Davlin l’empoigna. Mais au lieu de chercher à s’échapper, la larve s’enroula autour de lui. La lutte qui s’engagea entre eux était autant mentale que physique.
Davlin ne lâcha pas prise, et le spécex immature commença à vaciller. Jamais il n’avait rencontré une force psychique et une volonté si intenses… seulement de la peur. Et le cerveau de la ruche encore malléable fut obligé de changer. Davlin savait qu’il ne survivrait pas, mais cela ne signifiait pas qu’il acceptait la défaite.
Puis les larves le submergèrent de leur masse.