XX
Les deux amis.
Dom Modeste ne quitta point la position béatement inclinée qu’il avait prise.
Chicot traversa la chambre pour venir à lui.
Seulement le prieur voulut bien pencher doucement sa tête pour indiquer au nouveau venu qu’il l’apercevait.
Chicot ne parut pas un seul instant s’étonner de l’indifférence du prieur
; il continua de
marcher, puis, lorsqu’il fut à une distance respectueusement mesurée, il le salua.
– Bonjour, monsieur le prieur, dit-il.
–
Ah
! vous voilà, fit Gorenflot, vous ressuscitez à ce qu’il paraît ?
– Est-ce que vous m’avez cru mort, monsieur le prieur.
385
– Dame ! on ne vous voyait plus.
– J’avais affaire.
– Ah !
Chicot savait qu’à moins d’être échauffé par deux ou trois bouteilles de vieux bourgogne, Gorenflot était avare de paroles. Or, comme selon toute probabilité, vu l’heure peu avancée de la journée, Gorenflot était encore à jeun, il prit un bon fauteuil et s’installa silencieus m e ent au coin
de la cheminée, en étendant ses pieds sur les chenets et en appuyant ses reins au dossier moelleux.
–
Est-ce que v
ous déjeunerez avec moi,
monsieur Briquet ? demanda dom Modeste.
– Peut-être, seigneur prieur.
– Il ne faudrait pas m’en vouloir, monsieur Briquet, s’il me devenait impossibl e de vous
donner tout le temps que je voudrais.
– Eh ! qui diable vous demande votre temps, monsieur le prieur ? Ventre e
d biche ! je ne vous
demandais pas même à déjeuner, et c’est vous qui me l’avez o
ffert.
386
–
Assurément, monsieur Briquet, fit dom Modeste avec une inquiétude que justifiait le ton assez ferme de Chicot ; oui, sans doute, je vous ai offert, mais...
– Mais vous avez cru que je n’accepterais pas ?
– Oh ! non. Est-ce que c’est mon habitude d’être politique, dites, monsieur Briquet ?
– On prend toutes les habitudes que l’on veut prendre, quand on est un homme de votre supériorité, monsieur le prieur, répondit Chicot avec un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à lui.
Dom Modeste regarda Chicot en cligna t n des
yeux.
Il lui était impossible de deviner si Chicot raillait ou parlait sérieusement.
Chicot s’était levé.
–
Pourquoi vous levez-vous, monsieur Briquet ? demanda Gorenflot.
– Parce que je m’en vais.
387
– Et pourquoi vous en allez-vous, puisque vous aviez dit que vous déjeuneriez avec moi ?
– Je n’ai pas dit que je déjeunerais avec vous, d’abord.
– Pardon, je vous ai offert.
– Et j’ai répondu peut-être : peut-être ne veut pas dire oui.
– Vous vous fâchez ?
Chicot se mit à rire.
–
Moi, me fâcher, dit-il, et de quoi me fâcherais-je ? de ce que vous êtes impudent, ignare et grossier ? Oh ! cher seigneur prieur, je vous connais depuis trop longtemps pour me fâcher de vos petites imperfections.
Gorenflot, foudroyé par cette naïve sortie de son hôte, demeura la bouche ouverte et les bras étendus.
– Adieu, monsieur e
l prieur, continua Chicot.
– Oh ! ne partez pas.
– Mon voyage ne peut se e
r tarder.
– Vous voyagez ?
388
– J’ai une mission.
– Et de qui ?
– Du roi.
Gorenflot roulait d’abîmes en abîmes.
– Une mission, dit-il, un
e mission du roi !
vous l’avez donc revu ?
– Sans do t
u e.
– Et comment vous a- -
t il reçu ?
– Avec enthousiasme ; il a de la mémoire, lui, tout roi qu’il est.
– Une mission du roi, balbutia Gorenflot, et moi impudent, moi ignare, moi grossier...
Son cœur se dégonflait à mesure, comme fait un ballon qui perd son vent par des piqûres d’aiguille.
– Adi u
e , répéta Chicot.
Gorenflot se souleva sur son fauteuil, et, de s a
large main, arrêta le fugitif qui, avouons-le, se laissa facilement violenter.
– Voyons, expliquons-nous, dit le r p ieur.
389
– Sur quoi ? demanda Chicot.
– Sur votre s s
u ceptibilité d’aujourd’hui.
– Moi, je u
s is aujourd’hui comme toujours.
– Non.
– Simple miroir des gens avec qui je suis.
– Non.
– Vous riez, je ris ; vous boudez, je fais la grimace.
– Non, non, non !
– Si, si, si !
–
Eh bien
! voyons, je l’avoue, j’étais
préoccupé.
– Vraiment !
– Ne voulez-vous point être indulgent pour un homme en p
roie aux plus pénibles travaux ? Ai-je ma tête à moi, mon Dieu ! C
e prieuré n’est-il pas
comme un gouvernement de province ? Songez donc que je commande à deux cents hommes, que je suis tout à la fois é
conome, architecte,
intendant ; tout cela sans compter mes fon t c ions
spirituelles.
390
– Oh ! c’est trop, en effet, pour un serviteur indigne de Dieu.
– Oh ! voilà qui est ironique, dit Gorenfl t o ;
monsieur Briquet, auriez-vous perdu votre charité chrétienne ?
– J’en avais donc ?
– Je cr i
o s aussi qu’il entre de l’envie dans votre fait : prenez-y garde, l’envie est un péché capital.
– De l’envie dan
s mon fait ; et que puis-je
envier, moi ? je vous le demande.
– Hum ! vous vous dites : « Le prieur dom Modeste G r
o enflot monte progressivement, il est sur la ligne ascendante. »
–
Tandis que moi, je suis sur la ligne descendante, n’est-ce pas ? répondit ironiquement Chicot.
–
C’est la faute de votre fausse position, monsieur Briquet.
– Monsieur le prieur, souvenez-vous du texte de l’Évangile.
391
– Quel texte ?
– Celui qui s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé.
– Peuh ! fit Gorenflot.
– Allons, v
oilà qu’il met en doute les textes saints, l’hérétique ! s’ c
é ria Chicot en joignant les
deux mains.
– Hérétique ! répéta Gorenflot ; ce sont les huguen t
o s qui sont hérétiques.
– Schismatique alors !
–
Voyons, que voulez-vous dire, monsieur Briquet ? En vérité, vous m’éblouissez.
– Rien, sinon que je pars pour un voyage et que je venais vous faire e
m s adieux. Donc, adieu,
seigneur dom Modeste !
– Vous ne me quitterez pas ainsi ?
– Si fait, pardieu !
– Vous ?
– Oui, moi.
– Un ami ?
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– Dans la grandeur on n’a plus d’amis.
– Vous, Chicot ?
– Je ne suis plus Chicot, vous me l’avez reproché tout à l’heure.
– Moi ! quand cela ?
–
Quand vous avez parlé de ma fausse position.
–
Reproché
! ah
! quels mots vous avez
aujourd’hui !
Et le prieur baissa sa grosse tête dont les trois mentons s’aplatirent en un seul contre son cou de taureau.
Chicot l’observait du coin de l’œil : il le vit légèrement pâlir.
– Adieu, et sans rancune pour les vérités que je vous ai dites.
Et il fit un mouve e
m nt pour sortir.
–
Dites- o
m i tout ce que vous voudrez,
monsieur Chicot, dit dom Modeste ; mais n’ayez plus de ces regards-là pour moi !
– Ah ! ah ! il est un peu tard.
393
– Jamais trop tard ! Eh ! tenez, on ne part pas sans manger, que diable ! ce n’est pas sain, vous me l’avez dit vingt fois vous-même ! eh bien !
déjeunons.
Chicot était décidé à
reprendre tous ses
avantages d’un seul coup.
– Ma foi, non ! dit-il, on mange trop mal ici.
Gorenflot avait supporté les autres atteintes avec courage ; il succomba sous celle-ci.
–
On mange mal chez moi
? balbutia-t-il
éperdu.
– C’e t
s mon avis du moins, dit Chicot.
– Vous avez eu à vous plaindre de votre dernier dîner ?
– J’en ai encore l’atroce saveur au palais ; pouah !
– Vous avez fait pouah ! s’écria o G renflot en
levant les bras au ciel.
– Oui, dit résolument Chicot, j’ai fait pouah !
– Mais à quel propos ? parlez.
– Les côtelettes de porc éta e
i nt indignement
394
brûlées.
– Oh !
– Les oreilles farcies ne croquaient pas sous la dent.
– Oh !
– Le chapon au riz ne sentait que l’eau.
– Juste ciel !
– La bisque n’était pas dégraissée.
– Miséricorde !
– On voyait sur les coulis une huile qui nage encore dans mon estomac.
– Chicot ! Chicot ! soupira dom Modeste, du même ton dont C
ésar expirant dit à son assassin : Brutus ! Brutus !...
– Et puis, vous n’avez pas de temps à me donner.
– Moi ?
– Vous m’avez dit que vous aviez affaire : m e
l’avez-vous dit, oui ou non ? Il n e vous manquait
plus que de devenir menteur.
395
– Eh bien ! cette affaire, on peut la remettre.
C’est une solliciteuse à revoir, voilà tout.
– Recevez-la donc.
–
o
N n
! non
! cher monsieur Chicot
!
quoiqu’elle m’ait envoyé cent bouteilles de vin de Sicile.
– Cent boute l
i les de vin de Sicile ?
–
Je ne la recevrai pas, quoiq e
u ce soit
probablement une très grande dame ; je ne la recevrai pas : je ne veux recevoir que vous, cher monsieur Chicot. Elle voulait devenir ma pénitente, cette grande a
d me qui envoie les
bouteilles de vin de Sicile par centaine ; eh bien, si vous l’exigez, je lui refuserai mes conseils spirituels ; je lui ferai dire de prendre un autre directeur.
– Et vous ferez tout cela ?...
– Pour déjeuner avec vous, cher monsieur Chicot ! pour réparer mes torts envers vous.
– Vos torts viennent de votre féroce orgueil, dom Modeste.
– Je m’humilierai, mon ami.
396
– De votre insolente paresse.
– Chicot ! Chicot ! à partir de demain, je me mortifie en faisant faire tous les jours l’exercice à mes moines.
– À vos moines, l’exercice ! fit Chicot en ouvrant l s
e yeux ; et quel exercice, celui de la fourchette ?
– Non, celui des armes.
– L’exercice des armes ?
–
Oui, et cependant c’est fatigant de commander.
– Vous, commander l’exercice aux Jacobins ?
– Je vais le commander du moins.
– À partir de demain ?
– À pa t
r ir d’aujourd’hui, si vous l’exigez.
– Et qui donc a eu cette idée de faire faire l’exercice à des frocards ?
– Moi, à ce qu’il paraît, dit Gorenflot.
– Vous ? impossible !
–
Si fait, j’en ai donné l’ordre à frère 397
Borromée.
– Qu’est-ce encore que frère Borromée ?
– Ah ! c’est vrai, vous ne le connaissez pas.
– Qu’est-i
l ?
– C’est le trésorier.
–
Comm n
e t as-tu un trésorier que je ne
connaisse pas, bélître ?
– Il est ici depuis votre d r
e nière visite.
– Et d’où te vient ce trésorier ?
– M. le cardinal de Guise me l’a recommandé.
– En personne ?
– Par lettre, cher monsieur Chicot, p ar lettre.
– Serait-ce cette figure de milan que j’ai vue en bas ?
– C’est cela même.
– Qui m’a annoncé ?
– Oui.
– Oh ! oh ! fit invol n
o tairement Chicot ; et
quelle qualité a-t-il, ce trésorier si chaudement appuyé par M. le cardinal de Guise ?
398
– Il compte comme Pythagore.
– Et c’est avec lui que vous avez déci é d ces
exercices d’armes ?
– Oui, mon a i
m .
– C’est-à-dire que c’est lui qui vous a proposé d’armer vos moines, n’est-ce pas ?
– Non, cher monsieur Chicot ; l’idée est de moi, entièrement de moi.
– Et dans quel but ?
– Dans le but de les armer.
– Pas d’orgueil, p
écheur endurci, l’orgueil est
un péché capital ; c
e n’est point à vous qu’est
venue cette idée.
– À moi ou à lui, je ne sais plus bien si c’est à lui ou à moi que l’idée est venue. Non, non, décidément, c’est à moi ; il paraît même qu’à cette occasion j’ai prononcé un mot latin très judicieux et très brillant.
Chicot s
e rapprocha du prieur.
– Un mot latin, vous, mon cher prieur ! dit Chicot, et vous le rappelez-vous, ce mot latin ?
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– Militat spiritu...
– Militat spiritu, militat gladio ?
– C’est cela, c’est cela ! s’écria dom Modeste avec enthousiasme.
– Allons, allons, dit Chicot, il est impossible de s’excuser de meilleure grâce que vous ne le faites, dom Modeste ; je vous pardonne.
– Oh ! fit Gorenflot av c
e attendrissement.
– Vous êtes toujours mon ami, mon véritable ami.
Gorenflot essuya une larme.
– Mais déjeunons, et je serai indulgent pour le déjeuner.
– Écoutez, dit Gorenflot avec enthousiasme, je vais faire dire au frère cuisinier que si la chère n’est pas royale, je le fais fourrer au cachot.
– Faites, faites, dit Chicot, vous êtes le maître, mon cher prieur.
–
Et nous décoifferons que q
l ues-unes des
bouteilles de la pénitente.
– Je vous aiderai de mes lumières, mon ami.
400
– Que je vous embrasse, Chicot !
– Ne m’étouffez pas, et causons.
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