Colbert reparut sous les rideaux.
– Avez-vous entendu ? dit Mazarin.
– Hélas ! oui, monseigneur.
– Est-ce qu'il a raison ? Est-ce que tout cet argent est du bien mal acquis ?
– Un théatin, monseigneur, est un mauvais juge en matière de finances, répondit froidement Colbert. Cependant il se pourrait que, d’après ses idées théologiques, Votre Éminence eût de certains torts. On en a toujours eu… quand on meurt.
– On a d'abord celui de mourir, Colbert.
– C'est vrai, monseigneur. Envers qui cependant le théatin vous aurait-il trouvé des torts ? Envers le roi.
Mazarin haussa les épaules.
– Comme si je n'avais pas sauvé son État et ses finances !
– Cela ne souffre pas de controverse, monseigneur.
– N'est-ce pas ? Donc, j'aurais gagné très légitimement un salaire, malgré mon confesseur ?
– C'est hors de doute.
– Et je pourrais garder pour ma famille, si besogneuse, une bonne partie… le tout même de ce que j'ai gagné !
– Je n'y vois aucun empêchement, monseigneur.
– J'étais bien sûr, en vous consultant, Colbert, d'avoir un avis sage, répliqua Mazarin tout joyeux.
Colbert fit sa grimace de pédant.
– Monseigneur, interrompit-il, il faudrait bien voir cependant si ce qu'a dit le théatin n'est pas un piège.
– Non, un piège… pourquoi ? Le théatin est honnête homme.
– Il a cru Votre Éminence aux portes du tombeau, puisque Votre Éminence le consultait… Ne l'ai-je pas entendu vous dire : « Distinguez ce que le roi vous a donné de ce que vous vous êtes donné à vous-même… » Cherchez bien, monseigneur, s'il ne vous a pas un peu dit cela, c'est assez une parole de théatin.
– Il serait possible.
– Auquel cas, monseigneur, je vous regarderais comme mis en demeure par le religieux…
– De restituer ? s'écria Mazarin tout échauffé.
– Eh ! je ne dis pas non.
– De restituer tout ! Vous n'y songez pas… Vous dites comme le confesseur.
– Restituer une partie, c'est-à-dire faire la part de Sa Majesté, et cela, monseigneur, peut avoir des dangers. Votre Éminence est un politique trop habile pour ignorer qu'à cette heure le roi ne possède pas cent cinquante mille livres nettes dans ses coffres.
– Ce n'est pas mon affaire, dit Mazarin triomphant, c'est celle de M. le surintendant Fouquet, dont je vous ai donné, ces derniers mois, tous les comptes à vérifier.
Colbert pinça les lèvres à ce seul nom de Fouquet.
– Sa Majesté, dit-il entre ses dents, n'a d'argent que celui qu'amasse M. Fouquet ; votre argent à vous, monseigneur, lui sera une friande pâture.
– Enfin, je ne suis pas le surintendant des finances du roi, moi ; j'ai ma bourse… Certes, je ferais bien, pour le bonheur de Sa Majesté… quelques legs… mais je ne puis frustrer ma famille…
– Un legs partiel vous déshonore et offense le roi. Une partie léguée à Sa Majesté, c'est l'aveu que cette partie vous a inspiré des doutes comme n'étant pas acquise légitimement.
– Monsieur Colbert !…
– J'ai cru que Votre Éminence me faisait l'honneur de me demander un conseil.
– Oui, mais vous ignorez les principaux détails de la question.
– Je n'ignore rien, monseigneur ; voilà dix ans que je passe en revue toutes les colonnes de chiffres qui se font en France, et si je les ai péniblement clouées en ma tête, elles y sont si bien rivées à présent, que depuis l'office de M. Letellier, qui est sobre, jusqu'aux petites largesses secrètes de M. Fouquet, qui est prodigue, je réciterais, chiffre par chiffre, tout l'argent qui se dépense de Marseille à Cherbourg.
– Alors, vous voudriez que je jetasse tout mon argent dans les coffres du roi ! s'écria ironiquement Mazarin, à qui la goutte arrachait en même temps plusieurs soupirs douloureux. Certes, le roi ne me reprocherait rien, mais il se moquerait de moi en mangeant mes millions, et il aurait bien raison.
– Votre Éminence ne m'a pas compris. Je n'ai pas prétendu le moins du monde que le roi dût dépenser votre argent.
– Vous le dites clairement, ce me semble, en me conseillant de le lui donner.
– Ah ! répliqua Colbert, c'est que Votre Éminence, absorbée qu'elle est par son mal, perd de vue complètement le caractère de Sa Majesté Louis XIV.
– Comment cela ?…
– Ce caractère, je crois, si j'ose m'exprimer ainsi, ressemble à celui que Monseigneur confessait tout à l'heure au théatin.
– Osez ; c'est… ?
– C'est l'orgueil. Pardon, monseigneur ; la fierté, voulais-je dire. Les rois n'ont pas d'orgueil : c'est une passion humaine.
– L'orgueil, oui, vous avez raison. Après ?…
– Eh bien ! monseigneur, si j'ai rencontré juste, Votre Éminence n'a qu'à donner tout son argent au roi, et tout de suite.
– Mais pourquoi ? dit Mazarin fort intrigué.
– Parce que le roi n'acceptera pas le tout.
– Oh ! un jeune homme qui n'a pas d'argent et qui est rongé d'ambition.
– Soit.
– Un jeune homme qui désire ma mort.
– Monseigneur…
– Pour hériter, oui, Colbert ; oui, il désire ma mort pour hériter. Triple sot que je suis ! je le préviendrais !
– Précisément. Si la donation est faite dans une certaine forme, il refusera.
– Allons donc !
– C'est positif. Un jeune homme qui n'a rien fait, qui brûle de devenir illustre, qui brûle de régner seul, ne prendra rien de bâti ; il voudra construire lui-même. Ce prince-là, monseigneur, ne se contentera pas du Palais-Royal que M. de Richelieu lui a légué, ni du palais Mazarin que vous avez si superbement fait construire, ni du Louvre que ses ancêtres ont habité, ni de Saint-Germain où il est né. Tout ce qui ne procédera pas de lui, il le dédaignera, je le prédis.
– Et vous garantissez que si je donne mes quarante millions au roi…
– En lui disant de certaines choses, je garantis qu'il refusera.
– Ces choses… sont ?
– Je les écrirai, si Monseigneur veut me les dicter.
– Mais enfin, quel avantage pour moi ?
– Un énorme. Personne ne peut plus accuser Votre Éminence de cette injuste avarice que les pamphlétaires ont reprochée au plus brillant esprit de ce siècle.
– Tu as raison, Colbert, tu as raison ; va trouver le roi de ma part et porte lui mon testament.
– Une donation, monseigneur.
– Mais s'il acceptait ! s'il allait accepter ?
– Alors, il resterait treize millions à votre famille, et c’est une jolie somme.
– Mais tu serais un traître ou un sot, alors.
– Et je ne suis ni l'un ni l'autre, monseigneur… Vous me paraissez craindre beaucoup que le roi n'accepte… Oh ! craignez plutôt qu'il n'accepte pas…
– S'il n'accepte pas, vois-tu, je lui veux garantir mes treize millions de réserve… Oui, je le ferai… Oui… Mais voici la douleur qui vient ; je vais tomber en faiblesse…. C'est que je suis malade, Colbert, que je suis près de ma fin.
Colbert tressaillit.
Le cardinal était bien mal en effet : il suait à grosses gouttes sur son lit de douleur, et cette pâleur effrayante d'un visage ruisselant d’eau était un spectacle que le plus endurci praticien n'eût pas supporté sans compassion. Colbert fut sans doute très ému, car il quitta la chambre en appelant Bernouin près du moribond et passa dans le corridor. Là, se promenant de long en large avec une expression méditative qui donnait presque de la noblesse à sa tête vulgaire, les épaules arrondies, le cou tendu, les lèvres entrouvertes pour laisser échapper des lambeaux décousus de pensées incohérentes, il s'enhardit à la démarche qu'il voulait tenter, tandis qu'à dix pas de lui, séparé seulement par un mur, son maître étouffait dans des angoisses qui lui arrachaient des cris lamentables, ne pensant plus ni aux trésors de la terre ni aux joies du paradis, mais bien à toutes les horreurs de l'enfer.
Tandis que les serviettes brûlantes, les topiques, les révulsifs et Guénaud, rappelé près du cardinal, fonctionnaient avec une activité toujours croissante, Colbert, tenant à deux mains sa grosse tête, pour y comprimer la fièvre des projets enfantés par le cerveau, méditait la teneur de la donation qu'il allait faire écrire à Mazarin dès la première heure de répit que lui donnerait le mal. Il semblait que tous ces cris du cardinal et toutes ces entreprises de la mort sur ce représentant du passé fussent des stimulants pour le génie de ce penseur aux sourcils épais qui se tournait déjà vers le lever du nouveau soleil d'une société régénérée.
Colbert revint près de Mazarin lorsque la raison fut revenue au malade, et lui persuada de dicter une donation ainsi conçue : « Près de paraître devant Dieu, maître des hommes, je prie le roi, qui fut mon maître sur la terre, de reprendre les biens que sa bonté m'avait donnés, et que ma famille sera heureuse de voir passer en de si illustres mains. Le détail de mes biens se trouvera, il est dressé, à la première réquisition de Sa Majesté, ou au dernier soupir de son plus dévoué serviteur. Jules, cardinal de Mazarin. » Le cardinal signa en soupirant ; Colbert cacheta le paquet et le porta immédiatement au Louvre, où le roi venait de rentrer. Puis il revint à son logis, se frottant les mains avec la confiance d'un ouvrier qui a bien employé sa journée.