ÉPISODE

 

I

 

Je menais à Naples à peu près la même vie contemplative qu’à Rome chez le vieux peintre de la place d’Espagne ; seulement, au lieu de passer mes journées à errer parmi les débris de l’Antiquité, je les passais à errer ou sur les bords ou sur les flots du golfe de Naples. Je revenais le soir au vieux couvent où, grâce à l’hospitalité du parent de ma mère, j’habitais une petite cellule qui touchait aux toits, et dont le balcon, festonné de pots de fleurs et de plantes grimpantes, ouvrait sur la mer sur le Vésuve, sur Castellamare et sur Sorrente.

Quand l’horizon du matin était limpide, je voyais briller la maison blanche du Tasse, suspendue comme un nid de cygne au sommet d’une falaise de rocher jaune, coupée à pic par les flots. Cette vue me ravissait. La lueur de cette maison brillait jusqu’au fond de mon âme. C’était comme un éclair de gloire qui étincelait de loin sur ma jeunesse et dans mon obscurité. Je me souvenais de cette scène homérique de la vie de ce grand homme, quand, sorti de prison, poursuivi par l’envie des petits et par la calomnie des grands, bafoué jusque dans son génie, sa seule richesse, il revient à Sorrente chercher un peu de repos, de tendresse ou de pitié, et que, déguisé en mendiant, il se présente à sa sœur pour tenter son cœur et voir si elle, au moins, reconnaîtra celui qu’elle a tant aimé.

« Elle le reconnaît à l’instant, dit le biographe naïf, malgré sa pâleur maladive, sa barbe blanchissante et son manteau déchiré. Elle se jette dans ses bras avec plus de tendresse et de miséricorde que si elle eût reconnu son frère sous les habits d’or des courtisans de Ferrare. Sa voix est étouffée longtemps par les sanglots ; elle presse son frère contre son cœur. Elle lui lave les pieds, elle lui apporte le manteau de son père, elle lui fait préparer un repas de fête. Mais ni l’un ni l’autre ne purent toucher aux mets qu’on avait servis, tant leurs cœurs étaient pleins de larmes ; et ils passèrent le jour à pleurer sans se rien dire, en regardant la mer et en se souvenant de leur enfance. »

II

 

Un jour, c’était au commencement de l’été, au moment où le golfe de Naples, bordé de ses collines, de ses maisons blanches, de ses rochers tapissés de vignes grimpantes et entourant sa mer plus bleue que son ciel, ressemble à une coupe de vert antique qui blanchit d’écume, et dont le lierre et le pampre festonnent les anses et les bords ; c’était la saison où les pêcheurs du Pausilippe, qui suspendent leur cabane à ses rochers et qui étendent leurs filets sur ses petites plages de sable fin, s’éloignent de la terre avec confiance et vont pêcher la nuit à deux ou trois lieues en mer jusque sous les falaises de Capri, de Procida, d’Ischia, et au milieu du golfe de Gaëte.

Quelques-uns portent avec eux des torches de résine, qu’ils allument pour tromper le poisson. Le poisson monte à la lueur croyant que c’est le crépuscule du jour. Un enfant, accroupi sur la proue de la barque, penche en silence la torche inclinée sur la vague, pendant que le pêcheur, plongeant de l’œil au fond de l’eau, cherche à apercevoir sa proie et à l’envelopper de son filet. Ces feux, rouges comme des foyers de fournaise, se reflètent en longs sillons ondoyants sur la nappe de la mer comme les longues traînées de lueurs qu’y projette le globe de la lune. L’ondoiement des vagues les fait osciller et en prolonge l’éblouissement de lame en lame aussi loin que la première vague les reflète aux vagues qui la suivent.

III

 

Nous passions souvent, mon ami et moi, des heures entières, assis sur un écueil ou sur les ruines humides du palais de la reine Jeanne, à regarder ces lueurs fantastiques et à envier la vie errante et insouciante de ces pauvres pêcheurs.

Quelques mois de séjour à Naples, la fréquentation habituelle des hommes du peuple pendant nos courses de tous les jours dans la campagne et sur la mer nous avaient familiarisés avec leur langue accentuée et sonore, où le geste et le regard tiennent plus de place que le mot. Philosophes par pressentiment et fatigués des agitations vaines de la vie avant de les avoir connues, nous portions souvent envie à ces heureux lazzaroni dont la plage et les quais de Naples étaient alors couverts, qui passaient leurs jours à dormir à l’ombre de leur petite barque, sur le sable, à entendre les vers improvisés de leurs poëtes ambulants, et à danser la tarantela avec les jeunes filles de leur caste, le soir, sous quelque treille au bord de la mer. Nous connaissions leurs habitudes, leur caractère et leurs mœurs, beaucoup mieux que celles du monde élégant, où nous n’allions jamais. Cette vie nous plaisait et endormait en nous ces mouvements fiévreux de l’âme, qui usent inutilement l’imagination des jeunes hommes avant l’heure où leur destinée les appelle à agir ou à penser.

Mon ami avait vingt ans ; j’en avais dix-huit : nous étions donc tous deux à cet âge où il est permis de confondre les rêves avec les réalités. Nous résolûmes de lier connaissance avec ces pêcheurs et de nous embarquer avec eux pour mener quelques jours la même vie. Ces nuits tièdes et lumineuses passées sous la voile, dans ce berceau ondoyant des lames et sous le ciel profond et étoilé, nous semblaient une des plus mystérieuses voluptés de la nature, qu’il fallait surprendre et connaître, ne fût-ce que pour la raconter.

Libres et sans avoir de compte à rendre de nos actions et de nos absences à personne, le lendemain nous exécutâmes ce que nous avions rêvé. En parcourant la plage de la Margellina, qui s’étend sous le tombeau de Virgile, au pied du mont Pausilippe, et où les pêcheurs de Naples tirent leurs barques sur le sable et raccommodent leurs filets, nous vîmes un vieillard encore robuste. Il embarquait ses ustensiles de pêche dans son caïque peint de couleurs éclatantes et surmonté à la poupe d’une petite image sculptée de saint François. Un enfant de douze ans, son seul rameur, apportait en ce moment dans la barque deux pains, un fromage de buffle dur, luisant et doré comme les cailloux de la plage, quelques figues et une cruche de terre qui contenait l’eau.

La figure du vieillard et celle de l’enfant nous attirèrent. Nous liâmes conversation. Le pêcheur se prit à sourire quand nous lui proposâmes de nous recevoir pour rameurs et de nous mener en mer avec lui.

« Vous n’avez pas les mains calleuses qu’il faut pour toucher le manche de la rame, nous dit-il. Vos mains blanches sont faites pour toucher des plumes et non du bois : ce serait dommage de les durcir à la mer.

– Nous sommes jeunes, répondit mon ami, et nous voulons essayer de tous les métiers avant d’en choisir un. Le vôtre nous plaît, parce qu’il se fait sur la mer et sous le ciel.

– Vous avez raison, répliqua le vieux batelier, c’est un métier qui rend le cœur content et l’esprit confiant dans la protection des saints. Le pêcheur est sous la garde immédiate du ciel. L’homme ne sait pas d’où viennent le vent et la vague. Le rabot et la lime sont dans la main de l’ouvrier, la richesse ou la faveur sont dans la main du roi, mais la barque est dans la main de Dieu. »

Cette pieuse philosophie du barcarolle nous attacha davantage à l’idée de nous embarquer avec lui. Après une longue résistance il y consentit. Nous convînmes de lui donner chacun deux carlins par jour pour lui payer notre apprentissage et notre nourriture.

Ces conventions faites, il envoya l’enfant chercher à la Margellina un surcroît de provisions de pain, de vin, de fromages secs et de fruits. À la tombée du jour nous l’aidâmes à mettre sa barque à flot et nous partîmes.

IV

 

La première nuit fut délicieuse. La mer était calme comme un lac encaissé dans les montagnes de la Suisse. À mesure que nous nous éloignions du rivage, nous voyions les langues de feu des fenêtres du palais et des quais de Naples s’ensevelir sous la ligne sombre de l’horizon. Les phares seuls nous montraient la côte. Ils pâlissaient devant la légère colonne de feu qui s’élançait du cratère du Vésuve. Pendant que le pêcheur jetait et tirait le filet, et que l’enfant, à moitié endormi, laissait vaciller sa torche, nous donnions de temps en temps une faible impulsion à la barque, et nous écoutions avec ravissement les gouttes sonores de l’eau, qui ruisselait de nos rames, tomber harmonieusement dans la mer comme des perles dans un bassin d’argent.

Nous avions doublé depuis longtemps la pointe du Pausilippe, traversé le golfe de Pouzzoles, celui de Baia, et franchi le canal du golfe de Gaëte, entre le cap Misène et l’île de Procida. Nous étions en pleine mer ; le sommeil nous gagnait. Nous nous couchâmes sous nos bancs, à côté de l’enfant.

Le pêcheur étendit sur nous la lourde voile pliée au fond de la barque. Nous nous endormîmes ainsi entre deux lames, bercés par le balancement insensible d’une mer qui faisait à peine incliner le mât. Quand nous nous réveillâmes, il était grand jour.

Un soleil étincelant moirait la mer de rubans de feu et se réverbérait sur les maisons blanches d’une côte inconnue. Une légère brise, qui venait de cette terre, faisait palpiter la voile sur nos têtes et nous poussait d’anse en anse et de rocher en rocher. C’était la côte dentelée et à pic de la charmante île d’Ischia, que je devais tant habiter et tant aimer plus tard. Elle m’apparaissait, pour la première fois, nageant dans la lumière, sortant de la mer se perdant dans le bleu du ciel, et éclose comme d’un rêve de poëte pendant le léger sommeil d’une nuit d’été…

V

 

L’île d’Ischia, qui sépare le golfe de Gaëte du golfe de Naples, et qu’un étroit canal sépare elle-même de l’île de Procida, n’est qu’une seule montagne à pic dont la cime blanche et foudroyée plonge ses dents ébréchées dans le ciel. Ses flancs abrupts, creusés de vallons, de ravines, de lits de torrents, sont revêtus du haut en bas de châtaigniers d’un vert sombre. Ses plateaux les plus rapprochés de la mer et inclinés sur les flots portent des chaumières, des villas rustiques et des villages à moitié cachés sous les treilles de vigne. Chacun de ces villages a sa marine, on appelle ainsi le petit port où flottent les barques des pêcheurs de l’île et où se balancent quelques mâts de navires à voile latine. Les vergues touchent aux arbres et aux vignes de la côte.

Il n’y a pas une de ces maisons suspendues aux pentes de la montagne, cachée au fond de ses ravins, pyramidant sur un de ses plateaux, projetée sur un de ses caps, adossée à son bois de châtaigniers, ombragée par son groupe de pins, entourée de ses arcades blanches et festonnée de ses treilles pendantes, qui ne fût en songe la demeure idéale d’un poëte ou d’un amant.

Nos yeux ne se lassaient pas de ce spectacle. La côte abondait en poissons. Le pêcheur avait fait une bonne nuit. Nous abordâmes à une des petites anses de l’île pour puiser de l’eau à une source voisine et pour nous reposer sous les rochers. Au soleil baissant, nous revînmes à Naples, couchés sur nos bancs de rameurs. Une voile carrée, placée en travers d’un petit mât sur la proue, dont l’enfant tenait l’écoute, suffisait pour nous faire longer les falaises de Procida et du cap Misène, et pour faire écumer la surface de la mer sous notre esquif.

Le vieux pêcheur et l’enfant, aidés par nous, tirèrent leur barque sur le sable et emportèrent les paniers de poissons dans la cave de la petite maison qu’ils habitaient sous les rochers de la Margellina.

VI

 

Les jours suivants, nous reprîmes gaiement notre nouveau métier. Nous écumâmes tour à tour tous les flots de la mer de Naples. Nous suivions le vent avec indifférence partout où il soufflait. Nous visitâmes ainsi l’île de Capri, d’où l’imagination repousse encore l’ombre sinistre de Tibère ; Cumes et ses temples, ensevelis sous les lauriers touffus et sous les figuiers sauvages ; Baïa et ses plages mornes, qui semblent avoir vieilli et blanchi comme ces Romains dont elles abritaient jadis la jeunesse et les délices ; Portici et Pompeia, riants sous la lave et sous la cendre du Vésuve ; Castellamare, dont les hautes et noires forêts de lauriers et de châtaigniers sauvages, en se répétant dans la mer teignent en vert sombre les flots toujours murmurants de la rade. Le vieux batelier connaissait partout quelque famille de pêcheurs comme lui, où nous recevions l’hospitalité quand la mer était grosse et nous empêchait de rentrer à Naples.

Pendant deux mois, nous n’entrâmes pas dans une auberge. Nous vivions en plein air avec le peuple et de la vie frugale du peuple. Nous nous étions faits peuple nous-mêmes pour être plus près de la nature. Nous avions presque son costume. Nous parlions sa langue, et la simplicité de ses habitudes nous communiquait pour ainsi dire la naïveté de ses sentiments.

Cette transformation, d’ailleurs, nous coûtait peu à mon ami et à moi. Élevés tous deux à la campagne pendant les orages de la Révolution, qui avait abattu ou dispersé nos familles, nous avions beaucoup vécu, dans notre enfance, de la vie du paysan : lui, dans les montagnes du Grésivaudan, chez une nourrice qui l’avait recueilli pendant l’emprisonnement de sa mère ; moi, sur les collines du Mâconnais, dans la petite demeure rustique où mon père et ma mère avaient recueilli leur nid menacé. Du berger ou du laboureur de nos montagnes au pêcheur du golfe de Naples, il n’y a de différence que le site, la langue et le métier. Le sillon ou la vague inspirent les mêmes pensées aux hommes qui labourent la terre ou l’eau. La nature parle la même langue à ceux qui cohabitent avec elle sur la montagne ou sur la mer.

Nous l’éprouvions. Au milieu de ces hommes simples, nous ne nous trouvions pas dépaysés. Les mêmes instincts sont une parenté entre les hommes. La monotonie même de cette vie nous plaisait en nous endormant. Nous voyions avec peine avancer la fin de l’été et approcher ces jours d’automne et d’hiver après lesquels il faudrait rentrer dans notre patrie. Nos familles, inquiètes, commençaient à nous rappeler. Nous éloignions autant que nous le pouvions cette idée de départ, et nous aimions à nous figurer que cette vie n’aurait point de terme.

VII

 

Cependant septembre commençait avec ses pluies et ses tonnerres. La mer était moins douce. Notre métier, plus pénible, devenait quelquefois dangereux. Les brises fraîchissaient, la vague écumait et nous trempait souvent de ses jaillissements. Nous avions acheté sur le môle deux de ces capotes de grosse laine brune que les matelots et les lazzaroni de Naples jettent pendant l’hiver sur leurs épaules. Les manches larges de ces capotes pendent à côté des bras nus. Le capuchon flottant en arrière ou ramené sur le front, selon le temps, abrite la tête du marin de la pluie ou du froid, ou laisse la brise et les rayons du soleil se jouer dans ses cheveux mouillés.

Un jour nous partîmes de la Margellina par une mer d’huile, que ne ridait aucun souffle, pour aller pêcher des rougets et les premiers thons sur la côte de Cumes, où les courants les jettent dans cette saison. Les brouillards roux du matin flottaient à mi-côte et annonçaient un coup de vent pour le soir. Nous espérions le prévenir et avoir le temps de doubler le cap Misène avant que la mer lourde et dormante fût soulevée.

La pêche était abondante. Nous voulûmes jeter quelques filets de plus. Le vent nous surprit ; il tomba du sommet de l’Epomeo, immense montagne qui domine Ischia, avec le bruit et le poids de la montagne elle-même qui s’écroulerait dans la mer. Il aplanit d’abord tout l’espace liquide autour de nous, comme la herse de fer aplanit la glèbe et nivelle les sillons. Puis la vague, revenue de sa surprise, se gonfla murmurante et creuse, et s’éleva, en peu de minutes, à une telle hauteur, qu’elle nous cachait de temps à autre la côte et les îles.

Nous étions également loin de la terre ferme et d’Ischia, et déjà à demi engagés dans le canal qui sépare le cap Misène de l’île grecque de Procida. Nous n’avions qu’un parti à prendre : nous engager résolument dans le canal, et, si nous réussissions à le franchir, nous jeter à gauche dans le golfe de Baïa et nous abriter dans ses eaux tranquilles.

Le vieux pêcheur n’hésita pas. Du sommet d’une lame où l’équilibre de la barque nous suspendit un moment dans un tourbillon d’écume, il jeta un regard rapide autour de lui, comme un homme égaré qui monte sur un arbre pour chercher sa route, puis se précipitant au gouvernail : « À vos rames, enfants ! s’écria-t-il ; il faut que nous voguions au cap plus vite que le vent ; s’il nous y devance, nous sommes perdus ! » Nous obéîmes comme le corps obéit à l’instinct.

Les yeux fixés sur ses yeux pour y chercher le rapide indice de sa direction, nous nous penchâmes sur nos avirons, et tantôt gravissant péniblement le flanc des lames montantes, tantôt nous précipitant avec leur écume au fond des lames descendantes, nous cherchions à activer notre ascension ou à ralentir notre chute par la résistance de nos rames dans l’eau. Huit ou dix vagues de plus en plus énormes nous jetèrent dans le plus étroit du canal. Mais le vent nous avait devancés, comme l’avait dit le pilote, et, en s’engouffrant entre le cap et la pointe de l’île, il avait acquis une telle force, qu’il soulevait la mer avec les bouillonnements d’une lave furieuse, et que la vague, ne trouvant pas d’espace pour fuir assez vite devant l’ouragan qui la poussait, s’amoncelait sur elle-même, retombait, ruisselait, s’éparpillait dans tous les sens comme une mer folle, et, cherchant à fuir sans pouvoir s’échapper du canal, se heurtait avec des coups terribles contre les rochers à pic du cap Misène et y élevait une colonne d’écume dont la poussière était renvoyée jusque sur nous.

VIII

 

Tenter de franchir ce passage avec une barque aussi fragile, et qu’un seul jet d’écume pouvait remplir et engloutir, c’était insensé. Le pêcheur jeta sur le cap éclairé par sa colonne d’écume un regard que je n’oublierai jamais, puis faisant le signe de la croix : « Passer est impossible, s’écria-t-il ; reculer dans la grande mer encore plus. Il ne nous reste qu’un parti : aborder à Procida ou périr. »

Tout novices que nous fussions dans la pratique de la mer nous sentions la difficulté d’une pareille manœuvre par un coup de vent. En nous dirigeant vers le cap, le vent nous prenait en poupe, nous chassait devant lui ; nous suivions la mer qui fuyait avec nous, et les vagues, en nous élevant sur leur sommet, nous relevaient avec elles. Elles avaient donc moins de chance de nous ensevelir dans les abîmes qu’elles creusaient. Mais pour aborder à Procida, dont nous apercevions les feux du soir briller à notre droite, il fallait prendre obliquement les lames et nous glisser, pour ainsi dire, dans leurs vallées vers la côte, en présentant le flanc à la vague et les minces bords de la barque au vent. Cependant, la nécessité ne nous permettait pas d’hésiter. Le pêcheur nous faisant signe de relever nos rames, profita de l’intervalle d’une lame à une autre pour virer de bord. Nous mîmes le cap sur Procida, et nous voguâmes comme un brin d’herbe marine qu’une vague jette à l’autre vague et que le flot reprend au flot.

IX

 

Nous avancions peu ; la nuit était tombée. La poussière, l’écume, les nuages que le vent roulait en lambeaux déchirés sur le canal en redoublaient l’obscurité. Le vieillard avait ordonné à l’enfant d’allumer une de ses torches de résine, soit pour éclairer un peu sa manœuvre dans les profondeurs de la mer, soit pour indiquer aux marins de Procida qu’une barque était en perdition dans le canal, et pour leur demander non leur secours, mais leurs prières.

C’était un spectacle sublime et sinistre que celui de ce pauvre enfant accroché d’une main au petit mât qui surmontait la proue, et de l’autre élevant au-dessus de sa tête cette torche de feu rouge, dont la flamme et la fumée se tordaient sous le vent et lui brûlaient les doigts et les cheveux. Cette étincelle flottante, apparaissant au sommet des lames et disparaissant dans leur profondeur toujours prête à s’éteindre et toujours rallumée, était comme le symbole de ces quatre vies d’hommes qui luttaient entre le salut et la mort dans les ombres et dans les angoisses de cette nuit.

X

 

Trois heures, dont les minutes ont la durée des pensées qui les mesurent, s’écoulèrent ainsi. La lune se leva, et, comme c’est l’habitude, le vent plus furieux se leva avec elle. Si nous avions eu la moindre voile, il nous eût chavirés vingt fois. Quoique les bords très-bas de la barque donnassent peu de prise à l’ouragan, il y avait des moments où il semblait déraciner notre quille des flots, et où il nous faisait tournoyer comme une feuille sèche arrachée à l’arbre.

Nous embarquions beaucoup d’eau : nous ne pouvions suffire à la vider aussi vite qu’elle nous envahissait. Il y avait des moments où nous sentions les planches s’affaisser sous nous comme un cercueil qui descend dans la fosse. Le poids de l’eau rendait la barque moins obéissante et pouvait la rendre plus lente à se relever une fois entre deux lames. Une seule seconde de retard, et tout était fini.

Le vieillard, sans pouvoir parler, nous fit signe, les larmes aux yeux, de jeter à la mer tout ce qui encombrait le fond de la barque. Les jarres d’eau, les paniers de poissons, les deux grosses voiles, l’ancre de fer, les cordages, jusqu’à ses paquets de lourdes hardes, nos capotes mêmes de grosse laine trempée d’eau, tout passa par-dessus le bord. Le pauvre nautonier regarda un moment surnager toute sa richesse. La barque se releva et courut légèrement sur la crête des vagues, comme un coursier qu’on a déchargé.

Nous entrâmes insensiblement dans une mer plus douce, un peu abritée par la pointe occidentale de Procida. Le vent faiblit, la flamme de la torche se redressa, la lune ouvrit une grande percée bleue entre les nuages ; les lames, en s’allongeant, s’aplanirent et cessèrent d’écumer sur nos têtes. Peu à peu la mer fut courte et clapoteuse comme dans une anse presque tranquille, et l’ombre noire de la falaise de Procida nous coupa la ligne de l’horizon. Nous étions dans les eaux du milieu de l’île.

XI

 

La mer était trop grosse à la pointe pour en chercher le port. Il fallut nous résoudre à aborder l’île par ses flancs et au milieu de ses écueils. « N’ayons plus d’inquiétude, enfants, nous dit le pêcheur en reconnaissant le rivage à la clarté de la torche, la Madone nous a sauvés. Nous tenons la terre et nous coucherons cette nuit dans ma maison. » Nous crûmes qu’il avait perdu l’esprit, car nous ne lui connaissions d’autre demeure que sa cave sombre de la Margellina, et, pour y revenir avant la nuit, il fallait se rejeter dans le canal, doubler le cap et affronter de nouveau la mer mugissante à laquelle nous venions d’échapper.

Mais lui souriait de notre air d’étonnement, et comprenant nos pensées dans nos yeux : « Soyez tranquilles, jeunes gens, reprit-il, nous y arriverons sans qu’une seule vague nous mouille. » Puis il nous expliqua qu’il était de Procida ; qu’il possédait encore sur cette côte de l’île la cabane et le jardin de son père, et qu’en ce moment même sa femme âgée avec sa petite-fille, sœur de Beppino, notre jeune mousse, et deux autres petits-enfants, étaient dans sa maison, pour y sécher les figues et pour y vendanger les treilles dont ils vendaient les raisins à Naples. « Encore quelques coups de rame, ajouta-t-il, et nous boirons de l’eau de la source, qui est plus limpide que le vin d’Ischia. »

Ces mots nous rendirent courage ; nous ramâmes encore pendant l’espace d’environ une lieue le long de la côte droite et écumeuse de Procida. De temps en temps, l’enfant élevait et secouait sa torche. Elle jetait sa lueur sinistre sur les rochers, et nous montrait partout une muraille inabordable. Enfin, au tournant d’une pointe de granit qui s’avançait en forme de bastion dans la mer nous vîmes la falaise fléchir et se creuser un peu comme une brèche dans un mur d’enceinte ; un coup de gouvernail nous fit virer droit à la côte, trois dernières lames jetèrent notre barque harassée entre deux écueils, où l’écume bouillonnait sur un bas-fond.

XII

 

La proue, en touchant la roche, rendit un son sec et éclatant comme le craquement d’une planche qui tombe à faux et qui se brise. Nous sautâmes dans la mer, nous amarrâmes de notre mieux la barque avec un reste de cordage, et nous suivîmes le vieillard et l’enfant qui marchaient devant nous.

Nous gravîmes contre le flanc de la falaise une espèce de rampe étroite où le ciseau avait creusé dans le rocher des degrés inégaux, tout glissants de la poussière de la mer. Cet escalier de roc vif, qui manquait quelquefois sous les pieds, était remplacé par quelques marches artificielles qu’on avait formées en enfonçant par la pointe de longues perches dans les trous de la muraille, et en jetant sur ce plancher tremblant des planches goudronnées de vieilles barques ou des fagots de branches de châtaignier garnies de leurs feuilles sèches.

Après avoir monté ainsi lentement environ quatre ou cinq cents marches, nous nous trouvâmes dans une petite cour suspendue qu’entourait un parapet de pierres grises. Au fond de la cour s’ouvraient deux arches sombres qui semblaient devoir conduire à un cellier Au-dessus de ces arches massives, deux arcades arrondies et surbaissées portaient un toit en terrasse, dont les bords étaient garnis de pots de romarin et de basilic. Sous les arcades, on apercevait une galerie rustique où brillaient, comme des lustres d’or aux clartés de la lune, des régimes de maïs suspendus.

Une porte en planches mal jointes ouvrait sur cette galerie. À droite, le terrain, sur lequel la maisonnette était inégalement assise, s’élevait jusqu’à la hauteur du plain-pied de la galerie. Un gros figuier et quelques ceps tortueux de vigne se penchaient de là sur l’angle de la maison, en confondant leurs feuilles et leurs fruits sous les ouvertures de la galerie et en jetant deux ou trois festons serpentant sur le mur d’appui des arcades. Leurs branches grillaient à demi deux fenêtres basses qui s’ouvraient sur cette espèce de jardin ; et, si ce n’eût été ces fenêtres, on eût pu prendre la maison massive, carrée et basse, pour un des rochers gris de cette côte, ou pour un de ces blocs de lave refroidie que le châtaignier, le lierre et la vigne pressent et ensevelissent de leurs rameaux, et où le vigneron de Castellamare ou de Sorrente creuse une grotte fermée d’une porte pour conserver son vin à côté du cep qui l’a porté.

Essoufflés par la montée longue et rapide que nous venions de faire et par le poids de nos rames que nous portions sur nos épaules, nous nous arrêtâmes un moment, le vieillard et nous, pour reprendre haleine dans cette cour. Mais l’enfant, jetant sa rame sur un tas de broussailles et gravissant légèrement l’escalier se mit à frapper à l’une des fenêtres avec sa torche encore allumée, en appelant d’une voix joyeuse sa grand-mère et sa sœur : « Ma mère, ma sœur ! Madre ! Sorellina ! criait-il, Gaetana ! Graziella ! réveillez-vous ; ouvrez, c’est le père, c’est moi ; ce sont des étrangers avec nous. »

Nous entendîmes une voix mal éveillée, mais claire et douce, qui jetait confusément quelques exclamations de surprise du fond de la maison. Puis le battant d’une des fenêtres s’ouvrit à demi, poussé par un bras nu et blanc qui sortait d’une manche flottante, et nous vîmes, à la lueur de la torche que l’enfant élevait vers la fenêtre, en se dressant sur la pointe des pieds, une ravissante figure de jeune fille apparaître entre les volets plus ouverts.

Surprise au milieu de son sommeil par la voix de son frère, Graziella n’avait eu ni la pensée ni le temps de s’arranger une toilette de nuit. Elle s’était élancée pieds nus à la fenêtre, dans le désordre où elle dormait sur son lit. De ses longs cheveux noirs, la moitié tombait sur une de ses joues ; l’autre moitié se tordait autour de son cou, puis, emportée de l’autre côté de son épaule par le vent qui soufflait avec force, frappait le volet entrouvert et revenait lui fouetter le visage comme l’aile d’un corbeau battue du vent.

Du revers de ses deux mains, la jeune fille se frottait les yeux en élevant ses coudes et en dilatant ses épaules avec ce premier geste d’un enfant qui se réveille et qui veut chasser le sommeil. Sa chemise, nouée autour du cou, ne laissait apercevoir qu’une taille élevée et mince où se modelaient à peine sous la toile les premières ondulations de la jeunesse. Ses yeux, ovales et grands, étaient de cette couleur indécise entre le noir foncé et le bleu de mer, qui adoucit le rayonnement par l’humidité du regard et qui mêle à proportions égales dans des yeux de femme la tendresse de l’âme avec l’énergie de la passion, teinte céleste que les yeux des femmes de l’Asie et de l’Italie empruntent au feu brûlant de leur jour de flamme et à l’azur serein de leur ciel, de leur mer et de leur nuit. Les joues étaient pleines, arrondies, d’un contour ferme, mais d’un teint un peu pâle et un peu bruni par le climat, non de cette pâleur maladive du Nord, mais de cette blancheur saine du Midi qui ressemble à la couleur du marbre exposé depuis des siècles à l’air et aux flots. La bouche, dont les lèvres étaient plus ouvertes et plus épaisses que celles des femmes de nos climats, avait les plis de la candeur et de la bonté. Les dents courtes, mais éclatantes, brillaient aux lueurs flottantes de la torche comme des écailles de nacre aux bords de la mer sous la moire de l’eau frappée du soleil.

Tandis qu’elle parlait à son petit frère, ses paroles vives, un peu âpres et accentuées, dont la moitié était emportée par la brise, résonnaient comme une musique à nos oreilles. Sa physionomie, aussi mobile que les lueurs de la torche qui l’éclairait, passa en une minute de la surprise à l’effroi, de l’effroi à la gaieté, de la tendresse au rire ; puis elle nous aperçut derrière le tronc du gros figuier elle se retira confuse de la fenêtre, sa main abandonna le volet qui battit librement la muraille ; elle ne prit que le temps d’éveiller sa grand-mère et de s’habiller à demi, elle vint nous ouvrir la porte sous les arcades et embrasser tout émue, son grand-père et son frère.

XIII

 

La vieille mère parut bientôt tenant à la main une lampe de terre rouge, qui éclairait son visage maigre et pâle et ses cheveux aussi blancs que les écheveaux de laine qui floconnaient sur la table autour de sa quenouille. Elle baisa la main de son mari et le front de l’enfant. Tout le récit que contiennent ces lignes fut échangé en quelques mots et en quelques gestes entre les membres de cette pauvre famille. Nous n’entendions pas tout. Nous nous tenions un peu à l’écart pour ne pas gêner l’épanchement de cœur de nos hôtes. Ils étaient pauvres ; nous étions étrangers : nous leur devions le respect. Notre attitude réservée à la dernière place et près de la porte le leur témoignait silencieusement.

Graziella jetait de temps en temps un regard étonné et comme du fond d’un rêve sur nous. Quand le père eut fini de raconter la vieille mère tomba à genoux près du foyer ; Graziella, montant sur la terrasse, rapporta une branche de romarin et quelques fleurs d’oranger à larges étoiles blanches ; elle prit une chaise, elle attacha le bouquet avec de longues épingles, tirées de ses cheveux, devant une petite statue enfumée de la Vierge placée au-dessus de la porte et devant laquelle brûlait une lampe. Nous comprîmes que c’était une action de grâces à sa divine protectrice pour avoir sauvé son grand-père et son frère, et nous prîmes notre part de sa reconnaissance.

XIV

 

L’intérieur de la maison était aussi nu et aussi semblable au rocher que le dehors. Il n’y avait que les murs sans enduit, blanchis seulement d’un peu de chaux. Les lézards, réveillés par la lueur, glissaient et bruissaient dans les interstices des pierres et sous les feuilles de fougère qui servaient de lits aux enfants. Les nids d’hirondelles, dont on voyait sortir les petites têtes noires et briller les yeux inquiets, étaient suspendus aux solives couvertes d’écorce qui formaient le toit. Graziella et sa grand-mère couchaient ensemble dans la seconde chambre sur un lit unique, recouvert de morceaux de voiles. Des paniers de fruits et un bât de mulet jonchaient le plancher.

Le pêcheur se tourna vers nous avec une espèce de honte, en nous montrant de sa main la pauvreté de sa demeure ; puis il nous conduisit sur la terrasse, place d’honneur dans l’Orient et dans le midi de l’Italie. Aidé de l’enfant et de Graziella, il fit une espèce de hangar en appuyant une des extrémités de nos rames sur le mur du parapet de la terrasse, l’autre extrémité sur le plancher. Il couvrit cet abri d’une douzaine de fagots de châtaignier fraîchement coupés dans la montagne ; il étendit quelques bottes de fougère sous ce hangar ; il nous apporta deux morceaux de pain, de l’eau fraîche et des figues, et il nous invita à dormir.

Les fatigues et les émotions du jour nous rendirent le sommeil soudain et profond. Quand nous nous réveillâmes, les hirondelles criaient déjà autour de notre couche en rasant la terrasse, pour y dérober les miettes de notre souper ; et le soleil, déjà haut dans le ciel, échauffait comme un four les fagots de feuilles qui nous servaient de toit.

Nous restâmes longtemps étendus sur notre fougère, dans cet état de demi-sommeil qui laisse l’homme moral sentir et penser avant que l’homme des sens ait le courage de se lever et d’agir. Nous échangions quelques paroles inarticulées, qu’interrompaient de longs silences et qui retombaient dans les rêves. La pêche de la veille, la barque balancée sous nos pieds, la mer furieuse, les rochers inaccessibles, la figure de Graziella entre deux volets, aux clartés de la résine : toutes ces images se croisaient, se brouillaient, se confondaient en nous.

Nous fûmes tirés de cette somnolence par les sanglots et les reproches de la vieille grand-mère, qui parlait à son mari dans la maison. La cheminée, dont l’ouverture perçait la terrasse, apportait la voix et quelques paroles jusqu’à nous. La pauvre femme se lamentait sur la perte des jarres, de l’ancre, des cordages presque neufs, et surtout des deux belles voiles filées par elle, tissues de son propre chanvre, et que nous avions eu la barbarie de jeter à la mer pour sauver nos vies.

« Qu’avais-tu à faire, disait-elle au vieillard atterré et muet, de prendre ces deux étrangers, ces deux Français avec toi ? Ne savais-tu pas que ce sont des païens (pagani) et qu’ils portent le malheur et l’impiété avec eux ? Les saints t’ont puni. Ils nous ont ravi notre richesse ; remercie-les encore de ce qu’ils ne nous ont pas ravi notre âme. »

Le pauvre homme ne savait que répondre. Mais Graziella, avec l’autorité et l’impatience d’une enfant à qui sa grand-mère permettait tout, se révolta contre l’injustice de ces reproches, et prenant le parti du vieillard :

« Qu’est-ce qui vous a dit que ces étrangers sont des païens ? répondit-elle à sa grand-mère. Est-ce que les païens ont un air si compatissant pour les pauvres gens ? Est-ce que les païens font le signe de la croix comme nous devant l’image des saints ? Eh bien, je vous dis qu’hier quand vous êtes tombée à genoux pour remercier Dieu, et quand j’ai attaché le bouquet à l’image de la Madone, je les ai vus baisser la tête comme s’ils priaient, faire le signe de la croix sur leur poitrine, et que même j’ai vu une larme briller dans les yeux du plus jeune et tomber sur sa main.

– C’était une goutte de l’eau de mer qui tombait de ses cheveux, reprit aigrement la vieille femme.

– Et moi, je vous dis que c’était une larme, répliqua avec colère Graziella. Le vent qui soufflait avait bien eu le temps de sécher leurs cheveux depuis le rivage jusqu’au sommet de la côte. Mais le vent ne sèche pas le cœur. Eh bien, je vous le répète, ils avaient de l’eau dans les yeux. »

Nous comprîmes que nous avions une protectrice toute-puissante dans la maison, car la grand-mère ne répondit pas et ne murmura plus.

XV

 

Nous nous hâtâmes de descendre pour remercier la pauvre famille de l’hospitalité que nous avions reçue. Nous trouvâmes le pêcheur, la vieille mère, Beppo, Graziella et jusqu’aux petits enfants, qui se disposaient à descendre vers la côte pour visiter la barque abandonnée la veille, et voir si elle était suffisamment amarrée contre le gros temps, car la tempête continuait encore. Nous descendîmes avec eux, le front baissé, timides comme des hôtes qui ont été l’occasion d’un malheur dans une famille, et qui ne sont pas sûrs des sentiments qu’on y a pour eux.

Le pêcheur et sa femme nous précédaient de quelques marches ; Graziella, tenant un de ses petits frères par la main et portant l’autre sur le bras, venait après. Nous suivions derrière, en silence. Au dernier détour d’une des rampes, d’où l’on voit les écueils que l’arête d’un rocher nous empêchait d’apercevoir encore, nous entendîmes un cri de douleur s’échapper à la fois de la bouche du pêcheur et de celle de sa femme. Nous les vîmes élever leurs bras nus au ciel, se tordre les mains comme dans les convulsions du désespoir, se frapper du poing le front et les yeux et s’arracher des touffes de cheveux blancs, que le vent emportait en tournoyant contre les rochers.

Graziella et les petits enfants mêlèrent bientôt leurs voix à ces cris. Tous se précipitèrent comme des insensés en franchissant les derniers degrés de la rampe vers les écueils, s’avancèrent jusque dans les franges d’écume que les vagues immenses chassaient à terre, et tombèrent sur la plage, les uns à genoux, les autres à la renverse, la vieille femme le visage dans ses mains et la tête dans le sable humide.

Nous contemplions cette scène de désespoir du haut du dernier petit promontoire, sans avoir la force d’avancer ni de reculer. La barque, amarrée au rocher, mais qui n’avait point d’ancre à la poupe pour la contenir, avait été soulevée pendant la nuit par les lames et mise en pièces contre les pointes des écueils qui devaient la protéger. La moitié du pauvre esquif tenait encore par la corde au roc où nous l’avions fixé la veille. Il se débattait avec un bruit sinistre comme des voix d’hommes en perdition qui s’éteignent dans un gémissement rauque et désespéré.

Les autres parties de la coque, la poupe, le mât, les membrures, les planches peintes, étaient semées ça et là sur la grève, semblables aux membres des cadavres déchirés par les loups après un combat. Quand nous arrivâmes sur la plage, le vieux pêcheur était occupé à courir d’un de ces débris à l’autre. Il les relevait, il les regardait d’un œil sec, puis il les laissait retomber à ses pieds pour aller plus loin. Graziella pleurait, assise à terre, la tête dans son tablier Les enfants, leurs jambes nues dans la mer couraient en criant après les débris des planches, qu’ils s’efforçaient de diriger vers le rivage.

Quant à la vieille femme, elle ne cessait de gémir et de parler en gémissant. Nous ne saisissions que des accents confus et des lambeaux de plaintes qui déchiraient l’air et qui fendaient le cœur : « Ô mer féroce ! mer sourde ! mer pire que les démons de l’enfer ! mer sans cœur et sans honneur ! » criait-elle avec des vocabulaires d’injures, en montrant le poing fermé aux flots, « pourquoi ne nous as-tu pas pris nous-mêmes ? nous tous ? puisque tu nous as pris notre gagne-pain ? Tiens ! tiens ! tiens ! prends-moi du moins en morceaux, puisque tu ne m’as prise tout entière ! »

Et en disant ces mots elle se levait sur son séant, elle jetait, avec des lambeaux de sa robe, des touffes de ses cheveux dans la mer. Elle frappait la vague du geste, elle piétinait dans l’écume ; puis, passant alternativement de la colère à la plainte et des convulsions à l’attendrissement, elle se rasseyait dans le sable, appuyait son front dans ses mains, et regardait en pleurant les planches disjointes battre l’écueil. « Pauvre barque ! » criait-elle, comme si ces débris eussent été les membres d’un être chéri à peine privé de sentiment, « est-ce là le sort que nous te devions ? Ne devions-nous pas périr avec toi ? Périr ensemble, comme nous avions vécu ? Là ! en morceaux, en débris, en poussière, criant, morte encore, sur l’écueil où tu nous as appelés toute la nuit, et où nous devions te secourir ! Qu’est-ce que tu penses de nous ? Tu nous avais si bien servis, et nous t’avons trahie, abandonnée, perdue ! Perdue, là, si près de la maison, à portée de la voix de ton maître ! jetée à la côte comme le cadavre d’un chien fidèle que la vague rejette aux pieds du maître qui l’a noyé ! »

Puis ses larmes étouffaient sa voix ; puis elle reprenait une à une toute l’énumération des qualités de sa barque, et tout l’argent qu’elle leur avait coûté, et tous les souvenirs qui se rattachaient pour elle à ce pauvre débris flottant. « Était-ce pour cela, disait-elle, que nous l’avions fait si bien radouber et si bien peindre après la dernière pêche du thon ? Était-ce pour cela que mon pauvre fils, avant de mourir et de me laisser ses trois enfants, sans père ni mère, l’avait bâtie avec tant de soins et d’amour presque tout entière de ses propres mains ? Quand je venais prendre les paniers dans la cale, je reconnaissais les coups de sa hache dans le bois, et je les baisais en mémoire de lui. Ce sont les requins et les crabes de la mer qui les baiseront maintenant ! Pendant les soirs d’hiver, il avait sculpté lui-même avec son couteau l’image de saint François sur une planche, et il l’avait fixée à la proue pour la protéger contre le mauvais temps. Ô saint impitoyable ! Comment s’est-il montré reconnaissant ? Qu’a-t-il fait de mon fils, de sa femme et de la barque qu’il nous avait laissée après lui pour gagner la vie de ses pauvres enfants ? Comment s’est-il protégé lui-même, et où est-elle, son image, jouet des flots ? »

« Mère ! mère ! » s’écria un des enfants en ramassant sur la grève, entre deux rochers, un éclat du bateau laissé à sec par une lame, « voilà le saint ! » La pauvre femme oublia toute sa colère et tous ses blasphèmes, s’élança, les pieds dans l’eau, vers l’enfant, prit le morceau de planche sculpté par son fils, et le colla sur ses lèvres en le couvrant de larmes. Puis elle alla se rasseoir et ne dit plus rien.

XVI

 

Nous aidâmes Beppo et le vieillard à recueillir un à un tous les morceaux de la barque. Nous tirâmes la quille mutilée plus avant sur la plage. Nous fîmes un monceau de ces débris, dont quelques planches et les ferrures pouvaient servir encore à ces pauvres gens ; nous roulâmes par-dessus de grosses pierres, afin que les vagues, si elles montaient, ne dispersassent pas ces chers restes de l’esquif, et nous remontâmes, tristes et bien loin derrière nos hôtes, à la maison. L’absence de bateau et l’état de la mer ne nous permettaient pas de partir.

Après avoir pris, les yeux baissés et sans dire un mot, un morceau de pain et du lait de chèvre que Graziella nous apporta près de la fontaine, sous le figuier, nous laissâmes la maison à son deuil, et nous allâmes nous promener dans la haute treille de vignes et sous les oliviers du plateau élevé de l’île.

XVII

 

Nous nous parlions à peine, mon ami et moi, mais nous avions la même pensée et nous prenions par instinct tous les sentiers qui tendaient à la pointe orientale de l’île et qui devaient nous mener à la ville prochaine de Procida. Quelques chevriers et quelques jeunes filles au costume grec, que nous rencontrâmes portant des cruches d’huile sur leurs têtes, nous remirent plusieurs fois dans le vrai chemin. Nous arrivâmes enfin à la ville après une heure de marche.

« Voilà une triste aventure, me dit enfin mon ami.

– Il faut la changer en joie pour ces bonnes gens, lui répondis-je.

– J’y pensais, reprit-il en faisant sonner dans sa ceinture de cuir bon nombre de sequins d’or.

– Et moi aussi ; mais je n’ai que cinq ou six sequins dans ma bourse. Cependant j’ai été de moitié dans le malheur il faut que je sois de moitié aussi dans la réparation.

– Je suis le plus riche des deux, dit mon ami ; j’ai un crédit chez un banquier de Naples. J’avancerai tout. Nous réglerons nos comptes en France. »

XVIII

 

En parlant ainsi, nous descendions légèrement les rues en pente de Procida. Nous arrivâmes bientôt sur la marine. C’est ainsi qu’on appelle la plage voisine de la rade ou du port dans l’archipel et sur les côtes d’Italie. La plage était couverte de barques d’Ischia, de Procida et de Naples, que la tempête de la veille avait forcées de chercher un abri dans ses eaux. Les marins et les pêcheurs dormaient au soleil, au bruit décroissant des vagues, ou causaient par groupes assis sur le môle. À notre costume et au bonnet de laine rouge qui recouvrait nos cheveux, ils nous prirent pour de jeunes matelots de Toscane ou de Gênes qu’un des bricks qui portent l’huile ou le vin d’Ischia avait débarqués à Procida.

Nous parcourûmes la marine en cherchant de l’œil une barque solide et bien gréée, qui pût être facilement manœuvrée par deux hommes, et dont la proportion et les formes se rapprochassent le plus possible de celle que nous avions perdue. Nous n’eûmes pas de peine à la trouver. Elle appartenait à un riche pêcheur de l’île, qui en possédait plusieurs autres. Celle-là n’avait encore que quelques mois de service. Nous allâmes chez le propriétaire, dont les enfants du port nous indiquèrent la maison.

Cet homme était gai, sensible et bon. Il fut touché du récit que nous lui fîmes du désastre de la nuit et de la désolation de son pauvre compatriote de Procida. Il n’en perdit pas une piastre sur le prix de son embarcation ; mais il n’en exagéra point la valeur et le marché fut conclu pour trente deux sequins d’or que mon ami lui paya comptant. Moyennant cette somme, le bateau et un gréement tout neuf, voiles, jarres, cordages, ancre de fer tout fut à nous.

Nous complétâmes même l’équipement en achetant dans une boutique du port deux capotes de laine rousse, une pour le vieillard, l’autre pour l’enfant ; nous y joignîmes des filets de diverses espèces, des paniers à poissons et quelques ustensiles grossiers de ménage à l’usage des femmes. Nous convînmes avec le marchand de barques que nous lui payerions le lendemain trois sequins de plus si l’embarcation était conduite le jour même au point de la côte que nous lui désignâmes. Comme la bourrasque baissait et que la terre élevée de l’île abritait un peu la mer du vent de ce côté, il s’y engagea, et nous repartîmes par terre pour la maison d’Andréa.

XIX

 

Nous fîmes la route lentement, nous asseyant sous tous les arbres, à l’ombre de toutes les treilles, causant, rêvant, marchandant à toutes les jeunes Procitanes les paniers de figues, de nèfles, de raisins qu’elles portaient, et donnant aux heures le temps de couler. Quand, du haut d’un promontoire, nous aperçûmes notre embarcation qui se glissait furtivement sous l’ombre de la côte, nous pressâmes le pas pour arriver en même temps que les rameurs.

On n’entendait ni pas ni voix dans la petite maison et dans la vigne qui l’entourait. Deux beaux pigeons aux larges pattes emplumées et aux ailes blanches tigrées de noir, becquetant des grains de maïs sur le mur en parapet de la terrasse, étaient le seul signe de vie qui animât la maison. Nous montâmes sans bruit sur le toit ; nous y trouvâmes la famille profondément endormie. Tous, excepté les enfants, dont les jolies têtes reposaient à côté l’une de l’autre sur le bras de Graziella, sommeillaient dans l’attitude de l’affaissement produit par la douleur.

La vieille mère avait la tête sur ses genoux, et son haleine assoupie semblait sangloter encore. Le père était étendu sur le dos, les bras en croix, en plein soleil. Les hirondelles rasaient ses cheveux gris dans leur vol. Les mouches couvraient son front en sueur. Deux sillons creux et serpentant jusqu’à sa bouche attestaient que la force de l’homme s’était brisée en lui et qu’il s’était assoupi dans les larmes.

Ce spectacle nous fendit le cœur La pensée du bonheur que nous allions rendre à ces pauvres gens nous consola. Nous les éveillâmes. Nous jetâmes aux pieds de Graziella et de ses petits frères, sur le plancher du toit, les pains frais, le fromage, les salaisons, les raisins, les oranges, les figues, dont nous nous étions chargés en route. La jeune fille et les enfants n’osaient se lever au milieu de cette pluie d’abondance qui tombait comme du ciel autour d’eux. Le père nous remerciait pour sa famille. La grand-mère regardait tout cela d’un œil terne. L’expression de sa physionomie se rapprochait plus de la colère que de l’indifférence.

« Allons, Andréa, dit mon ami au vieillard, l’homme ne doit pas pleurer deux fois ce qu’il peut racheter avec du travail et du courage. Il y a des planches dans les forêts et des voiles dans le chanvre qui pousse. Il n’y a que la vie de l’homme que le chagrin use qui ne repousse pas. Un jour de larmes consume plus de forces qu’un an de travail. Descendez avec nous, avec votre femme et vos enfants. Nous sommes vos matelots ; nous vous aiderons à remonter ce soir dans la cour, les débris de votre naufrage. Vous en ferez des clôtures, des lits, des tables, des meubles pour la famille. Cela vous fera plaisir un jour de dormir tranquille dans votre vieillesse au milieu de ces planches, qui vous ont si longtemps bercé sur les flots. – Qu’elles puissent seulement nous faire des cercueils ! » murmura sourdement la grand-mère.

XX

 

Cependant ils se levèrent et nous suivirent tous en descendant lentement les degrés de la côte ; mais on voyait que l’aspect de la mer et le son des lames leur faisaient mal. Je n’essayerai pas de décrire la surprise et la joie de ces pauvres gens quand, du haut du dernier palier de la rampe, ils aperçurent la belle embarcation neuve, brillante au soleil et tirée à sec sur le sable à côté des débris de l’ancienne, et que mon ami leur dit : « Elle est à vous ! » Ils tombèrent tous comme foudroyés de la même joie à genoux, chacun sur le degré où il se trouvait, pour remercier Dieu, avant de trouver des paroles pour nous remercier nous-mêmes. Mais leur bonheur nous remerciait assez.

Ils se relevèrent à la voix de mon ami qui les appelait. Ils coururent sur ses pas vers la barque. Ils en firent d’abord à distance et respectueusement le tour, comme s’ils eussent craint qu’elle n’eût quelque chose de fantastique et qu’elle ne s’évanouît comme un prodige. Puis ils s’en approchèrent de plus près, puis ils la touchèrent en portant ensuite à leur front et à leurs lèvres la main qui l’avait touchée. Enfin ils poussèrent des exclamations d’admiration et de joie, et, se prenant les mains en chaîne, depuis la vieille femme jusqu’aux petits enfants, ils dansèrent autour de la coque.

XXI

 

Beppo fut le premier qui y monta. Debout sur le petit faux-pont de la proue, il tirait un à un de la cale tout le gréement dont nous l’avions remplie : l’ancre, les cordages, les jarres à quatre anses, les belles voiles neuves, les paniers, les capotes aux larges manches ; il faisait sonner l’ancre, il élevait les rames au-dessus de sa tête, il dépliait la toile, il froissait entre ses doigts le rude duvet des manteaux, il montrait toutes ces richesses à son grand-père, à sa grand-mère, à sa sœur avec des cris et des trépignements de bonheur. Le père, la mère, Graziella pleuraient en regardant tour à tour la barque et nous.

Les marins qui avaient amené l’embarcation, cachés derrière les rochers, pleuraient aussi. Tout le monde nous bénissait. Graziella, le front baissé et plus sérieuse dans sa reconnaissance, s’approcha de sa grand-mère, et je l’entendis murmurer en nous montrant du doigt : « Vous disiez que c’étaient des païens, et quand je vous disais, moi, que ce pouvaient bien être plutôt des anges ! Qui est-ce qui avait raison ? »

La vieille femme se jeta à nos pieds et nous demanda pardon de ses soupçons. Depuis cette heure, elle nous aima presque autant qu’elle aimait sa petite-fille ou Beppo.

XXII

 

Nous congédiâmes les marins de Procida, après leur avoir payé les trois sequins convenus. Nous nous chargeâmes chacun d’un des objets de gréement qui encombraient la cale. Nous rapportâmes à la maison, au lieu des débris de sa fortune, toutes ces richesses de l’heureuse famille. Le soir après souper à la clarté de la lampe, Beppo détacha du chevet du lit de sa grand-mère le morceau de planche brisée où la figure de saint François avait été sculptée par son père ; il l’équarrit avec une scie ; il la nettoya avec son couteau ; il la polit et la peignit à neuf. Il se proposait de l’incruster le lendemain sur l’extrémité intérieure de la proue, afin qu’il y eût dans la nouvelle barque quelque chose de l’ancienne. C’est ainsi que les peuples de l’Antiquité, quand ils élevaient un temple sur l’emplacement d’un autre temple, avaient soin d’introduire dans la construction du nouvel édifice les matériaux, ou une colonne au moins, de l’ancien, afin qu’il y eût quelque chose de vieux et de sacré dans le moderne, et que le souvenir lui-même fruste et grossier eût son culte et son prestige pour le cœur parmi les chefs-d’œuvre du sanctuaire nouveau. L’homme est partout l’homme. Sa nature sensible a toujours les mêmes instincts, qu’il s’agisse du Parthénon, de Saint-Pierre de Rome ou d’une pauvre barque de pêcheur sur un écueil de Procida.

XXIII

 

Cette nuit fut peut-être la plus heureuse de toutes les nuits que la Providence eût destinées à cette maison depuis qu’elle est sortie du rocher et jusqu’à ce qu’elle retombe en poussière. Nous dormîmes aux coups de vent dans les oliviers, au bruit des lames sur la côte et aux lueurs rasantes de la lune sur notre terrasse. À notre réveil, le ciel était balayé comme un cristal poli, la mer foncée et tigrée d’écume comme si l’eau eût sué de vitesse et de lassitude. Mais le vent, plus furieux, mugissait toujours. La poussière blanche que les vagues accumulaient sur la pointe du cap Misène s’élevait encore plus haut que la veille. Elle noyait toute la côte de Cumes dans un flux et un reflux de brume lumineuse qui ne cessait de monter et de retomber. On n’apercevait aucune voile sur le golfe de Gaëte ni sur celui de Baïa. Les hirondelles de mer fouettaient l’écume de leurs ailes blanches, seul oiseau qui ait son élément dans la tempête et qui crie de joie pendant les naufrages, comme ces habitants maudits de la baie des Trépassés qui attendent leur proie des navires en perdition.

Nous éprouvions, sans nous le dire, une joie secrète d’être ainsi emprisonnés par le gros temps dans la maison et dans la vigne du batelier. Cela nous donnait le temps de savourer notre situation et de jouir du bonheur de cette pauvre famille à laquelle nous nous attachions comme des enfants.

Le vent et la grosse mer nous y retinrent neuf jours entiers. Nous aurions désiré, moi surtout, que la tempête ne finît jamais et qu’une nécessité involontaire et fatale nous fît passer des années où nous nous trouvions si captifs et si heureux. Nos journées s’écoulaient pourtant bien insensibles et bien uniformes. Rien ne prouve mieux combien peu de chose suffit au bonheur quand le cœur est jeune et jouit de tout. C’est ainsi que les aliments les plus simples soutiennent et renouvellent la vie du corps quand l’appétit les assaisonne et que les organes sont neufs et sains…

XXIV

 

Nous éveiller au cri des hirondelles qui effleuraient notre toit de feuilles sur la terrasse où nous avions dormi ; écouter la voix enfantine de Graziella, qui chantait à demi-voix dans la vigne, de peur de troubler le sommeil des deux étrangers ; descendre rapidement à la plage pour nous plonger dans la mer et nager quelques minutes dans une petite calanque, dont le sable fin brillait à travers la transparence d’une eau profonde, et où le mouvement et l’écume de la haute mer ne pénétraient pas ; remonter lentement à la maison en séchant et en réchauffant au soleil nos cheveux et nos épaules trempés par le bain ; déjeuner dans la vigne d’un morceau de pain et de fromage de buffle, que la jeune fille nous apportait et rompait avec nous ; boire l’eau claire et rafraîchie de la source, puisée par elle dans une petite jarre de terre oblongue qu’elle penchait en rougissant sur son bras, pendant que nos lèvres se collaient à l’orifice ; aider ensuite la famille dans les mille petits travaux rustiques de la maison et du jardin ; relever les pans de murs de clôture qui entouraient la vigne et qui supportaient les terrasses ; déraciner de grosses pierres, qui avaient roulé, l’hiver du haut de ces murs sur les jeunes plants de vigne, et qui empiétaient sur le peu de culture qu’on pouvait pratiquer entre les ceps ; apporter dans le cellier les grosses courges jaunes dont une seule était la charge d’un homme ; couper ensuite leurs filaments qui couvraient la terre de leurs larges feuilles et qui embarrassaient les pas dans leurs réseaux ; tracer entre chaque rangée de ceps, sous les treilles hautes, une petite rigole dans la terre sèche, pour que l’eau de la pluie s’y rassemblât d’elle-même et les abreuvât plus longtemps ; creuser pour le même usage, des espèces de puits en entonnoir au pied des figuiers et des citronniers : telles étaient nos occupations matinales, jusqu’à l’heure où le soleil dardait d’aplomb sur le toit, sur le jardin, sur la cour, et nous forçait à chercher l’abri des treilles. La transparence et le reflet des feuilles de vigne y teignaient les ombres flottantes d’une couleur chaude et un peu dorée.