18
Gosseyn se cala sur son siège et regarda le Dr Kair ; les yeux du psychiatre étaient toujours ouverts. Mais il paraissait s’endormir. Gosseyn dit :
— Docteur, comment est-ce sur Vénus ? Les villes, je veux dire.
Le docteur tourna la tête pour voir Gosseyn, mais son corps resta immobile.
— Oh ! elles ressemblent beaucoup à celles de la Terre, mais elles sont adaptées au climat perpétuellement doux. Les nuages très épais empêchent qu’il n’y fasse trop chaud. Et il ne pleut jamais que sur les montagnes, mais chaque nuit, il tombe une abondante rosée sur les grandes plaines vertes. Assez abondante, je veux dire, pour suffire à la végétation luxuriante. Est-ce ce que vous voulez savoir ?
Ce n’était pas cela.
— Je veux dire la science, dit Gosseyn. Différente ? Plus avancée ?
— Pas le moins du monde. Tout ce que l’on découvre sur Vénus est immédiatement introduit sur Terre. En fait, la recherche, sur Terre, est plus avancée que sur Vénus pour bien des choses. Pourquoi non ? Il y a plus de gens ici et la spécialisation permet aux intelligences moyennes, même aux imbéciles, d’inventer et de découvrir.
— Je vois.
Gosseyn était concentré maintenant.
— Et dites-moi aussi d’après votre connaissance de la Terre et de la science vénusienne, comment peut-on expliquer ces deux corps pour une seule personnalité ?
— J’avais l’intention de penser à ça dans la matinée, dit le Dr Kair, un peu las.
— Pensez-y maintenant.
Gosseyn insistait.
— Y a-t-il une explication selon la science solaire ?
— Pas que je sache.
Le psychiatre se rembrunit.
— Ça ne se discute pas, Gosseyn. Vous avez touché au cœur du problème. Qui a découvert une chose aussi absolument révolutionnaire ? Je ne doute pas que certaines expériences biologiques importantes n’aient été entreprises dans le système solaire par des biologistes sémantiquement cultivés. Mais deux corps et un même cerveau !
— Remarquez, dit doucement Gosseyn, que des deux côtés il y a quelque chose. Le miracle de mon étrange immortalité est dû à quelqu’un qui s’oppose au groupe en possession du Distorseur. Et pourtant, docteur, de mon côté – de notre côté – on a peur. C’est normal. Si les forces étaient comparables, mon côté ne jouerait pas ce jeu de cache-cache.
— Hum… Vous paraissez tenir quelque chose.
Gosseyn insista :
— Docteur, si vous étiez un être humain assez puissant pour prendre de votre propre chef des décisions à l’échelle planétaire, que feriez-vous en découvrant qu’un empire galactique s’est organisé pour mettre la main sur un système solaire entier ?
Le docteur renifla.
— Je soulèverais les gens. La force des non-A n’a pas encore été éprouvée en cas de conflit, mais j’ai idée qu’elle se comportera convenablement.
Plusieurs minutes s’écoulèrent avant que Gosseyn ne reprenne la parole.
— Où allons-nous, docteur ?
Le docteur se réveilla pour la première fois.
— Il y a un chalet, dit-il, sur un coin isolé de la côte du Lac Supérieur, où j’ai séjourné quelques mois voici deux ans. Ça m’a paru un endroit tellement idéal pour réfléchir tranquillement et faire des recherches que je l’ai acheté. Et puis finalement, je n’y suis jamais retourné.
Il sourit en coin.
— Je suis à peu près sûr que nous y serons tranquilles pendant un bout de temps.
— Ah !
Gosseyn se mit à estimer le temps écoulé depuis le départ. Il conclut environ à une demi-heure. Pas vilain en un sens. Un homme, capable en trente minutes de se rendre compte que le chemin semé de roses n’est pas pour lui, a fait un fameux pas en avant vers la domination de ce qui l’entourait. Oui, c’était tentant de partir se reposer des heures sur une plage de sable, de ne rien faire d’autre que s’exercer l’esprit sans se presser, sous la direction d’un grand savant. La seule ombre au tableau était plutôt d’importance. Ça ne se passerait pas du tout comme ça.
Il se représenta la retraite du Dr Kair. Il y aurait un village, non loin de là, peut-être quelques fermes, quelques maisons de pêcheurs. Trois ans plus tôt, l’esprit détaché, concentré sur ses problèmes, le psychiatre avait à peine dû se rendre compte de ces annexes à sa solitude. Il devait continuer ses lectures, ses promenades méditatives sur des grèves désertes, et les gens qu’il rencontrait d’aventure étaient restés à l’état d’objets constatés mais non pris en considération. Ceci ne signifiait point que le docteur lui-même n’ait pas été remarqué. Et les chances pour que deux hommes, immédiatement après l’assassinat du président Hardie, arrivent au chalet sans être étroitement observés, étaient nulles.
Gosseyn soupira. Pour lui, pas le temps de se mettre au vert sur le rivage d’un lac et de végéter là tandis que les mondes habités du système solaire trembleraient sous l’impact des armées de l’invasion. Il jeta un coup d’œil au docteur. Sa tête ébouriffée reposait sur le dos de son siège ; ses yeux étaient fermés. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait avec régularité. Doucement Gosseyn appela :
— Docteur !
Le dormeur ne bougea pas.
Gosseyn attendit une minute puis se glissa vers les commandes. Il les disposa de façon à effectuer un grand demi-cercle et à revenir vers leur point de départ. Il revint à son siège, prit son carnet et écrivit :
Cher Docteur,
Désolé de vous quitter ainsi, mais si vous étiez éveillé, cela n’aboutirait sans doute qu’à une discussion stérile. Je désire vivement recommencer mon entraînement mental, mais il y a des choses urgentes à faire d’abord. Regardez, dans les journaux du soir, le petit courrier. Je signerai : L’hôte. Si réponse nécessaire, signez : Sans-Souci.
Il glissa la note sous un cadran et enfila un des parachutes à dégravité. Vingt minutes plus tard, le phare atomique de la Machine apparut dans le brouillard. Une fois encore Gosseyn braqua les commandes pour un demi-tour afin que l’avion retourne à sa destination initiale.
Il attendit jusqu’à ce que le faisceau incandescent de la Machine fût un feu rageur, au-dessous de lui, puis légèrement derrière. Il distingua vaguement les bâtiments de la résidence présidentielle, juste devant lui. Lorsque l’avion fut presque au zénith du palais, il actionna le loquet de la porte de sortie.
Immédiatement, il se trouva en train de tomber dans l’obscurité brumeuse.