9
Gosseyn voyait le sol obscur s’estomper sous lui. Très vite, les arbres géants et le pays montagneux ne firent plus qu’un avec la nuit. Une uniforme couleur noire enveloppa la machine rapide. Trois à cinq minutes s’écoulèrent, puis lentement, l’appareil prit son altitude de vol. Les lumières s’allumèrent et la voix du roboplane dit :
— Pendant les dix minutes qui viennent, vous pouvez poser toutes les questions que vous voulez. Ensuite je vous donnerai les instructions pour l’atterrissage.
Il fallut un moment à Gosseyn pour encaisser. Toutes les questions. Il retrouva sa voix. La première était immédiate.
— Qui êtes-vous ?
— Un agent de la Machine des jeux.
Gosseyn poussa un soupir de soulagement.
— Est-ce la Machine qui me parle par votre intermédiaire ?
— Indirectement seulement. La Machine peut recevoir des messages de Vénus, mais ne peut émettre elle-même sur les longueurs d’onde interplanétaires.
— Vous opérez de vous-même ?
— J’ai des instructions.
Gosseyn respira profondément.
— Qui suis-je ?
Il attendit, tous ses muscles contractés, puis retomba sur son siège quand le roboplane répondit :
— Désolé, mais vous perdez votre temps, je n’ai pas de renseignements sur votre passé, mais uniquement sur votre situation actuelle.
— La Machine le sait-elle ? insista-t-il.
— Si elle le sait, elle ne me l’a pas confié.
Gosseyn était désespéré.
— Mais il faut que je sache quelque chose. Pourquoi ai-je l’impression d’avoir été tué ?
— Votre corps, dit le roboplane de sa voix égale, a été gravement brûlé et abîmé lors de votre mort. Mais je ne sais absolument pas comment il se fait que vous soyez en vie.
Il s’interrompit.
— Monsieur Gosseyn, je vous conjure de poser vos questions concernant la situation sur Vénus. Peut-être préférez-vous que je vous fasse un rapide exposé des conditions où l’on se trouve ici, à la veille de l’invasion de Vénus.
— Mais, bon sang, dit Gosseyn furieux.
Il se ressaisit, conscient du temps qu’il perdait.
— Oui, dit-il fatigué, oui, ça me paraît une bonne idée.
La voix commença :
— Pour comprendre la situation ici, vous devez vous efforcer d’atteindre en esprit les limites extrêmes de vos conceptions de la démocratie. Il n’y a pas de président sur Vénus, pas d’Assemblée, pas de groupes directeurs. Tout est volontaire ; chacun vit pour lui-même, seul, et cependant coopère avec les autres pour que le travail indispensable soit fait. Mais on peut choisir son travail. Vous allez dire : à supposer que tous décident de choisir le même travail ? Mais ceci ne se produit pas, la population est composée de citoyens responsables qui font une étude approfondie de l’état des travaux avant de fixer leur choix.
« Par exemple, si un détective meurt, se retire ou change d’occupation, il fait connaître son intention. S’il est mort, on s’en charge pour lui. S’il est encore en vie, les gens qui souhaiteraient devenir détectives viennent discuter de leur qualification avec lui-même et entre eux. Qu’il soit mort ou en vie, son successeur est choisi selon le résultat d’un vote entre tous les candidats.
Malgré lui, Gosseyn eut une pensée personnelle à ce moment. Sans aucun rapport avec l’image qu’on lui donnait de la vie sur Vénus, la peinture pleine d’espoir et fascinante d’une super civilisation. C’était une idée concernant le roboplane, la conscience tranquille de recevoir de cet appareil un rapport aussi objectif que possible.
La voix du roboplane continua :
— Représentez-vous maintenant des conditions telles que la moitié des candidats aux situations de détectives ou de juges soient agents d’une bande. Par un système de meurtres soigneux, ils se sont arrangés pour éliminer les plus dangereux éléments de la corporation normale et ont présentement le contrôle virtuel de toutes les places policières ou judiciaires aussi bien que le contrôle quantitatif de ces deux organisations. Tout ceci s’est fait sous le contrôle de Prescott, ce pourquoi il est suspect et…
C’est ici que Gosseyn l’interrompit.
— Un instant, dit-il, un instant, je vous prie.
Il se leva sans en avoir vraiment conscience.
— Voulez-vous dire que…
— Je vous dis, répondit le roboplane, que vous ne pouvez éviter d’être pris. Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai dû interposer un écran interférentiel pour éviter que vous vous serviez du vidéophone de Prescott. Depuis l’arrivée de Thorson, tous ces faux détectives ont fait usage de leur autorité pour mettre en table d’écoute le vidéophone de toute personne dangereuse. Ceci inclut, pour Thorson, même ses sous-ordres. C’est pourquoi vous ne pouvez attendre aucune aide de Crang. Il doit se montrer dur, énergique et sans scrupules, sinon il sera cassé de son commandement.
« Mais je dois être bref. Votre existence, le mystère de votre potentiel mental, a obligé une grande machine de guerre à marquer le pas, pendant que ses chefs cherchent désespérément à trouver qui est derrière vous. En toute sincérité, cependant, je vous le dis, ne croyez pas qu’on vous demande à la légère de faire ce que je vous propose maintenant comme seule action logique.
« Vous devez vous laisser capturer par eux. Vous devez le faire dans l’espoir qu’ils sont intéressés par votre structure mentale et physique particulière de façon si nécessaire qu’ils vous laisseront vivre au moins plusieurs jours, le temps d’examiner votre système nerveux en détail et avec plus de soin que la dernière fois.
« Pour l’instant, voici nos dernières instructions. Dans quelques instants, vous serez déposé à côté de la maison d’Eldred Crang dans la forêt. Allez le trouver et racontez-lui votre histoire du complot contre Ā, comme si vous ne saviez rien de lui. Jouez ce rôle jusqu’au dernier moment ; mais soyez vous-même juge du danger de votre position à tout instant.
L’appareil s’inclina vers l’avant.
— Vous feriez bien de vous dépêcher de poser vos questions, dit-il.
L’esprit de Gosseyn eut un sursaut puis se ressaisit devant l’étendue du danger qu’il courait. Il se renfonça solidement sur son siège. Ce n’était pas le moment de questionner. Il était temps de poser clairement quelques faits.
— Je n’ai aucunement l’intention, dit-il rageusement, de quitter cet appareil pour courir au suicide. Nulle part dans tout ça je ne vois qu’aucune précaution ait été prise pour assurer ma sécurité. C’est exact, n’est-ce pas ?
— Aucune précaution n’est prise, admit le roboplane. Vous êtes livré à vous-même à l’instant où vous touchez terre.
Il ajouta rapidement :
— Cependant, ne sous-estimez pas les possibilités d’un homme qui est encore en vie après avoir été tué.
— La barbe avec ça, dit Gosseyn durement. Je ne le fais pas, c’est tout.
Le roboplane était très calme :
— Vous n’avez pas le choix. Si vous ne quittez pas l’appareil de votre propre chef, je me verrai forcé d’émettre un gaz particulièrement déplaisant et de vous vider. Je dois souligner que les instructions que je vous ai données sont destinées à vous sauver la vie. Vous pouvez n’en pas tenir compte, à vos risques et périls. Souvenez-vous que c’est l’avis de la Machine des jeux que vous vous rendiez à la bande ou que vous soyez capturé par eux. Pensez à cela, s’il vous plaît, monsieur Gosseyn, et si vous avez d’autres questions…
Gosseyn, sombre, répondit :
— Dans quel but dois-je me laisser prendre ?
— Il est essentiel, fut la réponse, qu’ils puissent examiner de près un homme qu’ils savent déjà mort.
Il y eut un choc, puis des bonds et l’appareil s’immobilisa.
— Sortez, dit la voix. Je ne peux pas m’attarder, même une minute. Sortez. VITE !
Le ton fit obéir Gosseyn. Il n’avait pas l’intention d’être gazé. À la porte il s’arrêta et se retourna.
— Dépêchez-vous, dit le roboplane. Il est vital que personne ne soupçonne de quelle façon vous avez été amené ici. Chaque seconde compte. Marchez droit devant vous.
Obéissant à regret, Gosseyn descendit ; un moment après, il était seul dans l’obscurité immense d’une planète inconnue.