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— La vie commence à être monotone, hein, commandant ? fit Bill Ballantine.
L’Écossais tentait de caser son grand corps sur le divan, pourtant de belle taille, du salon-bureau de Bob Morane, quai Voltaire.
À l’autre bout de la pièce, Morane releva la tête d’au-dessus le livre dans lequel il consignait les grandes lignes de leurs aventures. Peut-être en vue d’une future édition.
— Comme si notre vie pouvait jamais devenir monotone, Bill…
— Tôt ou tard, l’Ombre Jaune se manifestera à nouveau… C’est ça ?…
— L’Ombre Jaune ou un autre épouvantail, fit distraitement Morane.
— Je me demande ce que Ming va encore trouver… Chaque fois qu’une de ses tentatives échoue, et souvent par notre faute, le jeu ne l’intéresse plus et il passe à autre chose… Ce sera quoi cette fois ?
Tout en continuant à écrire, Morane haussa les épaules.
— Il trouvera bien… Faisons-lui confiance…
Cela faisait près d’une semaine maintenant que les deux amis avaient arraché Jean Wizer aux griffes de l’Ombre Jaune. Levison avait emmené le physicien et Rosamonde aux États-Unis, à bord d’un avion de l’U.S.A.F autant pour les mettre à l’abri d’éventuelles entreprises du Mongol que pour permettre à Wizer de poursuivre ses recherches dans la quiétude.
Bill Ballantine se versa un grand verre de whisky, fit tinter les glaçons, but une lampée, soupira d’aise.
Au moment où l’on sonnait à la porte d’entrée de l’appartement. Deux coups longs, un bref, trois coups longs… Un signal convenu.
— C’est Mme Durant, dit Bob, toujours sans relever la tête. Va voir ce qu’elle veut, Bill…
Mme Durant était la concierge de l’immeuble, et en même temps la femme de confiance de Morane.
En maugréant, Ballantine s’extirpa du divan, traversa le salon-bureau en traînant les pieds, se perdit en direction de l’entrée. Morane l’entendit qui parlementait avec quelqu’un. Il reconnut même la voix. Une voix de femme. Celle de Mme Durant.
Deux minutes plus tard, l’Ecossais reparaissait portant une grande valise de cuir.
— Mme Durant se plaint que vous lui faites monter des objets lourds, dit Bill.
— Elle n’était pas obligée, fit Morane. Il lui suffisait d’appeler à l’interphone, on serait allé lui chercher la valoche…
Du menton, il désignait la valise. Il enchaîna :
— Elle t’a dit ce qu’il y avait là-dedans ?
— L’avait aucune idée… Un commissionnaire la lui a déposée, c’est tout…
Le colosse déposa la valise à plat sur le sol, s’agenouilla à proximité, la considéra avec autant de méfiance que si elle allait mordre.
— Vaudrait mieux l’ausculter avant d’ouvrir. On ne sait jamais. Il y a tant de gens qui vous en veulent. On ouvre sans crier gare une valdingue inconnue et, vraoum, plus de quai Voltaire… Passez-moi un coupe-papier, commandant…
Usant de multiples précautions, le géant glissa la pointe du coupe-papier sous le couvercle de la valise, prêt à s’arrêter à la moindre résistance. Rien. Se courbant, il appliqua l’oreille au couvercle. Toujours rien. Il se redressa, commenta :
— Ça me semble O.-K… On va voir quand on ouvrira…
Les deux serrures étaient fermées à clef. Bill les fit sauter l’une après l’autre, avec d’infinies précautions, à l’aide du coupe-papier. Il souleva légèrement le couvercle, passa la main dans l’ouverture, sans rien remarquer d’anormal.
Alors, l’Écossais s’enhardit. Très lentement, il rabattit le couvercle. Tout de suite, il poussa une exclamation :
— Hé ! Je ne crois pas avoir jamais vu autant de fric d’un seul coup !
Bob Morane se leva, contourna la table, se pencha par-dessus l’épaule de son ami. La valise était pleine à ras bord de liasses de billets de banque. Bill en prit une, l’examina.
— Des dollars, dit-il, en billets de cent…
Du regard, l’Écossais évalua le contenu de la valise, conclut y en a bien pour… un million de dollars, enchaîna Bob.
Sur le revers du couvercle, une enveloppe collée avec du scotch. Bill la décolla, l’ouvrît, en tira un papier plié en quatre. Il le déplia, le tendit à Morane.
— C’est du chinois… Pour moi, le parler ça va, mais le lire…
Il fallut quelques secondes à Bob pour déchiffrer les idéogrammes.
— L’Ombre Jaune paie toujours ses dettes de jeu.
— C’est tout ? interrogea Bill.
— C’est tout, fit Morane. Ça, plus un million de dollars. Si ça ne te suffit pas…
— Oui… À condition que ce ne soit pas des billets de la Sainte-Farce…
— On va bien voir…
Au hasard, Morane prit un billet dans une liasse, l’examina par transparence, le tâta, le froissa, conclut :
— Ça m’a l’air parfaitement correct…
— Surtout, n’oubliez pas le duplicateur, dit Bill. Il peut s’agir du même vrai billet, reproduit à des milliers d’exemplaires…
— Dans ce cas, remarqua Bob, tous les numéros seraient semblables…
Au hasard, il inspecta une dizaine de billets, pris dans différentes liasses, conclut encore :
— Tous les numéros sont différents… et aussi les dates… et les signatures… Pas de problème, Bill, te voilà en possession d’un million de dollars…
— Vous voulez dire « nous voilà »… Morane secoua la tête.
— Pas question… C’est toi qui as parié avec Ming…
— Ouais, ouais… Ça m’avance à quoi ? Cet argent est pourri, vous savez bien, commandant… C’est comme si c’était Satan en personne qui me l’avait envoyé…
— L’argent n’a pas d’odeur, Bill…
— D’habitude non, mais celui-ci sent le soufre.
— Sauf si on l’emploie, pour une bonne œuvre, remarqua Morane. On pourrait l’offrir à la recherche pour le cancer, aux enfants du tiers monde, à la S.P.A…
Il y eut un silence. Bob poursuivit :
— Ou nous en servir pour financer, justement, notre lutte contre l’Ombre Jaune…
— Se servir de l’argent de Ming contre Ming lui-même protesta l’Ecossais. Ce serait lui porter un coup bas. Le visage de Morane se fit grave.
— Quand il s’agit de l’Ombre Jaune, dit-il, tous les coups sont permis.
Le colosse hocha la tête, pas très convaincu.
— N’empêche, dit-il, que Ming n’a pas répondu à la question…
— Quelle question, Bill ?
— Ben, on ne sait toujours pas si le microbe de la tuberculose est lui-même atteint de tuberculose.
— Si Ming est incapable de le dire, fit Morane, sans doute ne le saurons-nous jamais…
FIN
[1] Nom donné aux « Marines » américains.
[2] Siège de la C.I.A.
[3] Service de renseignement de l’armée soviétique.
[4] Abréviation de singeing (brûler en surface). Terme anglais employé en coiffure pour désigner l’action de brûler l’extrémité des cheveux pour les fortifier.
[5] Le symbole de la marque Rolls Royce.