VII

Comme Gert Lüber l’avait décidé, l’expédition, arrêtée par l’attaque des Indiens Bleus, se remit en route dès le lendemain matin, mais avec des effectifs tout différents de ceux qui la composaient au départ. Les pagayeurs morts avaient été remplacés par une vingtaine d’Indiens couleur d’outre-mer et armés d’arcs et de lances. José Fiscal et l’Allemand occupaient la première pirogue, tandis que Morane et Claude Loarec avaient pris place dans la seconde. Comme par le plus grand des hasards, Lüber avait oublié de rendre leurs armes à ses nouveaux alliés. Pendant quatre jours, les canots remontèrent le courant du Curupiri, quatre jours de navigation monotone entrecoupée seulement par le passage de dangereux rapides que, seule, l’habileté des pagayeurs karapeï permit de franchir sans risquer le naufrage.

Tard dans l’après-midi de la quatrième journée, un bruit de chute d’eau se fit entendre et, haut sur le ciel, trois rochers noirs en forme de crocs se découpèrent au faîte d’une muraille liquide. À partir de ce moment, Morane et Claude cessèrent d’avoir des doutes sur l’authenticité du testament de Montbuc, et ils surent que, désormais, il leur faudrait prêter une attention de tous les instants aux actes du gouverneur et de Gert Lüber, desquels, une fois le trésor découvert, ils ne pouvaient attendre que le pire.

Quand la petite troupe fut arrivée à proximité de la chute, Lüber fit pousser les pirogues vers un îlot situé au milieu du courant et cria, tentant de dominer de la voix le bruit de la cataracte :

— Nous allons camper ici pour la nuit. Demain, nous porterons les canots de l’autre côté de la chute et continuerons notre chemin vers l’amont.

Morane sauta à terre et s’approcha de l’Allemand et de Fiscal, qui avaient déjà débarqué.

— Ce sera inutile de passer de l’autre côté de la chute, dit-il. Nous sommes arrivés près de l’endroit où est caché le trésor. Demain, je vous y conduirai.

La cupidité de José Fiscal était éveillée, et un éclair s’était allumé sous ses paupières épaisses.

— Pourquoi ne pas nous y conduire aujourd’hui même ? demanda-t-il.

Mais Bob secoua la tête.

— Non, dit-il, pas aujourd’hui. Je dois moi-même repérer l’emplacement exact de la cachette et, dans peu de temps, la nuit sera tombée.

— Le señor Morane a raison, intervint Lüber. Nous ne pouvons rien faire aujourd’hui car, de toute façon, les Karapeï refuseront de nous accompagner dans l’obscurité. Ces Indiens sont braves et ne craignent guère la mort. Pourtant, la nuit les terrorise, car ils pensent que les démons de la forêt sortent alors pour venir torturer les vivants.

À contrecœur, le gouverneur fut obligé de se rendre à l’avis de Lüber. Le camp fut installé sur l’île elle-même et, une heure plus tard, après un frugal repas composé de manioc et de viande de tapir boucanée, les membres de l’expédition s’assoupissaient sous la garde vigilante de deux sentinelles indiennes.

Ce fut une nuit détestable pour Morane et Loarec, non seulement à cause des fines gouttelettes d’eau vaporisée par la chute qui recouvrait tout d’une humidité malsaine et gênante, mais surtout en raison des sinistres pressentiments qui les assaillaient. Le lendemain, ils le savaient, aurait lieu la phase finale de cette aventure commencée innocemment sur le warf du port de San Felicidad et qui, par une suite d’enchaînements imprévisibles, avait rapidement tourné au drame. Jamais encore, sans doute, Morane s’en rendait compte, l’interrogation « De quoi demain sera-t-il fait ? » ne s’était posée pour lui et pour Claude avec autant d’acuité.

À l’aube, Bob et ses compagnons passèrent, dans une des pirogues, sur la rive droite du rio, et gagnèrent les abords de la cataracte, accompagnés par quelques Indiens Bleus. Cette rive était encombrée par de gros rochers et l’eau vaporisée de la chute trempait les hommes et les forçait à avancer, à travers un brouillard, sur un sol glissant, fait de boue visqueuse et de rocailles moussues. Le chemin suivi par Bob montait rapidement le long de la falaise et, parfois, il fallait s’accrocher des mains et des pieds pour ne pas choir dans le gouffre effrayant et sonore au fond duquel les flots tumultueux se précipitaient.

Ce fut derrière un énorme rocher que Bob, qui marchait en avant, découvrit le passage. Il lui fallut se couler entre ce rocher et la falaise, passer de biais sous la chute, pour déboucher aussitôt dans une faille étroite qui, au bout d’une vingtaine de mètres, s’élargissait en une vaste caverne où régnait un jour verdâtre d’aquarium.

Bob revint sur ses pas, et, de toute la force de ses poumons, héla ses compagnons.

— Venez, hurla-t-il. Venez, j’ai trouvé le chemin.

Les autres, Claude en tête, le rejoignirent mais, à l’entrée du passage, les Indiens Bleus qui les accompagnaient s’arrêtèrent, tremblants, et se mirent à discuter avec animation dans la langue de leur tribu. Leurs piaillements étaient à ce point aigus qu’ils dominaient les mugissements de la cataracte.

— Que veulent-ils ? demanda le gouverneur avec impatience.

— Ils disent, expliqua Lüber, qu’ils ne veulent pas entrer dans la caverne parce que, selon eux, toutes les cavernes abritent des démons et que ceux-ci prennent souvent la forme de jaguars pour dévorer les hommes.

José Fiscal laissa échapper un grognement, qui fut étouffé par le bruit de la chute.

— Faites avancer ces froussards, dit-il. Tapez-leur dessus s’il le faut. Nous aurons besoin d’eux pour transporter le trésor jusqu’au camp.

Les yeux du gros homme flamboyaient. Ses mains tremblaient, comme animées d’une hâte fébrile, et un petit muscle de sa mâchoire inférieure s’était mis à tressauter convulsivement, comme un insecte capturé à la glu.

Mais Lüber avait secoué la tête.

— Rien à faire, dit-il en désignant les Karapeï. Les obliger ne servirait à rien, car la superstition est, chez eux, plus forte que tout. Ils préféreraient se laisser tuer sur place plutôt que d’avancer.

L’Allemand cria quelques mots en langue karapeï, et les Indiens s’en retournèrent vers le camp, tandis que les quatre hommes pénétraient dans la caverne découverte par Morane. Alors seulement, Bob et Loarec remarquèrent que José Fiscal, hier encore désarmé, portait maintenant un revolver. La présence de cette arme à la ceinture du gouverneur indiquait une entente secrète entre lui et Gert Lüber, et cette alliance ne pouvait être dirigée contre personne d’autre que Morane et Loarec. Les deux bandits s’étaient donc unis pour venir plus facilement à bout des deux Français qui, désarmés, se trouvaient ainsi complètement à leur merci.

La grotte était vaste et paraissait fort profonde, car son extrémité se perdait dans l’obscurité. Il ne fallut cependant pas avancer très loin. Les jarres, au nombre de trois comme l’annonçait le testament du flibustier, étaient là, appuyées contre la muraille.

Déjà, poussant un cri de joie sauvage, le gouverneur s’était précipité. Il décapita une première jarre d’un coup de machette et la renversa. Un flot de monnaies d’or se répandit sur le sol. Il y avait là d’anciennes pièces espagnoles, anglaises, hollandaises, portugaises et françaises. Fiscal y plongeait ses mains avides en criant :

— L’or de Montbuc ! L’or de Montbuc !

Quand il fut revenu de son allégresse, le gros homme ouvrit la seconde jarre, qui se révéla remplie de pièces d’or, comme la première. Quant à la troisième, elle contenait un amoncellement de joyaux d’une valeur difficilement estimable : émeraudes de Colombie grosses comme des œufs de pigeon, rubis dignes d’un maharajah, diamants de taille ancienne mais d’un éclat et d’une pureté incomparables, le tout monté sur des bagues, des colliers ou des bracelets d’or massif et finement ciselé. De-ci, de-là, des saphirs lançaient leurs reflets bleus et des colliers de perles mettaient leur blancheur nacrée.

À la vue de toutes ces richesses étalées, José Fiscal fut repris par sa joie cupide. Il semblait possédé par un démon et dansait en gesticulant et en roulant des yeux de dément.

— Il y en a pour des millions, criait-il, des dizaines de millions ! Et la moitié de tout ceci est à moi, José Fiscal !

— Le tiers de tout cela, voulez-vous dire sans doute, gouverneur, rectifia Claude Loarec. Vous oubliez que Herr Lüber doit, lui aussi, recevoir une part de toutes ces richesses.

La remarque du jeune Breton calma soudain le gros homme. Cette expression de ruse démoniaque, que Morane et Claude lui connaissaient bien, reparut sur ses traits bouffis.

— Le señor Lüber recevra sa part, dit-il, mais la moitié de toutes ces richesses me reviendra malgré tout.

— Que voulez-vous dire ? demanda Morane. Le trésor devait pourtant être partagé en trois parts égales. Une pour vous, une pour Herr Lüber et la troisième pour mon ami et moi. Qu’y a-t-il de changé à nos accords ?

José Fiscal ricana.

— Ce qu’il y a de changé ? Rien, ou à peine… Sachez seulement, Commandant Morane, que votre ami et vous ne sortirez pas vivants de cette caverne.

Claude se tourna vers Gert Lüber et demanda :

— Allez-vous nous laisser assassiner, Monsieur ?

L’Allemand haussa les épaules.

— J’aime l’argent, dit-il, et je veux pouvoir vivre, au Brésil ou en Argentine, une existence débarrassée de tout souci. Or, vous et votre compagnon disparus, ma part se hausse du tiers à la moitié. Je laisserai donc agir le señor Fiscal comme il l’entend.

Morane et Claude Loarec faisaient face, désarmés, au gouverneur et à Lüber qui, tous deux, tournaient le dos au fond de la caverne.

— Vous triomphez, n’est-ce pas, gouverneur, fit Bob avec un sourire de mépris. Vous croyez nous avoir roulés, mais vous vous trompez. Le Commandant Robert Morane a plus d’un tour dans son sac, et vous auriez dû le savoir. Allez-y, tirez votre revolver et tuez-nous, mon ami et moi, mais ne vous étonnez pas si, avant, le plafond de la caverne ne vous tombe sur le crâne.

Le rire de Gert Lüber retentit, toujours semblable au bruit d’un marteau frappant l’enclume.

— Les Français sont bavards, fit-il, et ils aiment jeter de la poudre aux yeux de leurs ennemis. Allons, señor Fiscal, ne vous en laissez pas conter et finissons-en. Quand nous serons débarrassés de nos deux charmants compagnons, nous pourrons à notre aise compter notre fortune…

Avec un ricanement, Fiscal porta la main vers son revolver mais, soudain, derrière lui, une voix retentit, une voix que Bob et Loarec connaissaient bien et que le gouverneur dut reconnaître lui aussi, car il devint pâle de terreur et ses lèvres se mirent à trembler convulsivement.

— Laissez cette arme, Fiscal, disait la voix, car moi aussi j’ai mon mot à dire…

 

**

 

Passé le premier instant de surprise causé par le son de cette voix, José Fiscal et Gert Lüber s’étaient retournés. Devant eux, Pablo Cabral, le révolutionnaire que, peu de temps auparavant, Morane et Claude avaient tiré des griffes de la police de Porfirio Gomez, se tenait debout, bien campé sur ses jambes écartées. Son visage avait le même aspect froid et menaçant que le gros colt qu’il tenait appuyé contre sa hanche. À ses côtés, l’oncle Pierre braquait lui aussi un revolver.

— Pablo Cabral ! avait balbutié le gouverneur. Que… que… faites-vous ici ?

— Je suis venu régler un compte, Fiscal, dit le révolutionnaire d’une voix dure. Depuis longtemps, le peuple de Zambara, que vous opprimez en compagnie de votre maître, ce chien de don Porfirio, a une dette envers vous, celle du sang, et je suis là pour l’acquitter.

Le visage du gouverneur était à présent tourné au vert et ses traits mous et flasques semblaient se dissoudre, comme s’ils étaient moulés dans de la mauvaise gélatine.

— Et vous, qui êtes-vous ? demanda-t-il à l’adresse de l’oncle Pierre.

Ce fut Claude qui répondit.

— Je vous présente Pierre Loarec, monsieur le gouverneur. Oui, Pierre Loarec, mon oncle, auquel vous vouliez il n’y a guère arracher une rançon en échange de ma liberté et de celle de Bob.

— Je… Je ne comprends pas comment…

— Quand je vous disais, gouverneur, expliqua Morane, que je possédais plus d’un tour dans mon sac… Quand vous nous avez confiés à la garde du Consul de France, à Cuidad Porfirio, celui-ci vous a donné sa parole que nous ne tenterions pas de fuir, mais il ne vous a rien promis d’autre. Aussi, sur mes conseils, s’est-il empressé d’envoyer un émissaire à San Felicidad, avec mission de tenir l’oncle Pierre au courant de nos démêlés avec vous…

Pierre Loarec interrompit Morane et continua, avec un accent de triomphe dans la voix :

— Or, il se fait que l’oncle Pierre a toujours eu des réactions fort rapides. Aussitôt que j’eus connaissance du danger couru par mon neveu et par le Commandant Morane, j’ai équipé un de mes hydravions servant à la prospection pétrolière et, en compagnie de notre ami Pablo Cabral, je me suis envolé pour le Curupiri. Nous avons amerri de l’autre côté de la cataracte, sur la section supérieure de la rivière et, grâce aux renseignements transmis par le Commandant Morane, nous avons pu trouver cette caverne où nous vous avons attendus afin de vous réserver une jolie petite surprise.

— Nous avons bien manqué ne jamais venir, dit Morane, car les Indiens Bleus nous ont montré de quoi ils étaient capables. Heureusement, Herr Lüber, ici présent, qui possède une grande autorité sur les Karapeï, auxquels il a enseigné de nouvelles méthodes d’assassinat, a lui aussi un faible pour les trésors cachés.

Pablo Cabral pointa son revolver vers l’Allemand.

— Qui est-ce exactement ? demanda-t-il.

— Un ancien officier de la marine allemande, expliqua Bob. Il a débarqué ici à la fin de la guerre, après s’être échappé d’un sous-marin traqué par les destroyers alliés. C’est lui ce fameux chef blanc qui conduit les Indiens Karapeï au pillage.

— Une bonne prise, fit l’oncle Pierre. Ce monsieur Lüber aura quelques explications à fournir aux autorités de la République de San Felicidad, sur le territoire de laquelle lui et ses démons peinturlurés ont commis pas mal de crimes.

Gert Lüber ne semblait avoir rien perdu de son sang-froid ni de sa morgue.

— Un groupe d’Indiens Bleus m’attend non loin d’ici, dit-il. S’ils s’aperçoivent que vous voulez m’emmener, ils vous massacreront.

L’oncle Pierre secoua la tête.

— Ils ne massacreront personne, fit-il, car, comme nous sommes arrivés ici bien avant vous, nous avons pu explorer cette caverne à notre aise. Elle possède une seconde sortie, qui débouche parmi les rochers, au sommet de la cascade, non loin de l’endroit où est amarré l’hydravion.

— Et si mes Indiens le découvrent, votre hydravion ?

— Ce sera tant pis pour eux. Nous sommes solidement armés et nous saurons nous défendre.

Cette déclaration de l’oncle Pierre parut consterner José Fiscal qui, en entendant Lüber parler des Indiens Karapeï demeurés en bas de la chute avait repris espoir.

— Qu’allez-vous faire de moi ? demanda-t-il.

— Vous comparaîtrez devant un tribunal de patriotes, répondit Pablo Cabral, et vous répondrez de vos crimes contre le peuple de Zambara.

Devant les Indiens Bleus, le gouverneur avait fait preuve de courage mais, à l’idée d’être jugé par ceux-là mêmes qu’il avait persécutés au nom de Porfirio Gomez, son maître, il s’affolait. Ses regards allèrent de Pablo Cabral aux jarres regorgeant d’or et de pierres précieuses, et une expression de folie tordit ses traits.

— Vous n’aurez pas mon or, dit-il d’une voix sourde. Vous ne l’aurez pas.

Rapidement, le gros homme porta la main à sa ceinture et dégaina son revolver mais, déjà, Pablo Cabral avait fait feu et Fiscal, touché en pleine poitrine, s’écroula sur cet or qu’il avait tant désiré et qui venait de causer sa perte.

L'héritage du flibustier
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