Chapitre 33
Shea fit glisser l’antique lame de son fourreau. À la faible lueur de la torche, le métal prit des reflets bleus, l’acier aussi immaculé que s’il n’avait jamais livré bataille. Étrangement légère, c’était une lame équilibrée d’une qualité exceptionnelle, son pommeau portant l’image désormais familière d’un bras tenant une torche allumée.
Soudain effrayé par ce qui se passerait bientôt, Shea regarda Panamon Creel et Keltset pour qu’ils le rassurent.
Ses compagnons restant impassibles, il saisit l’épée à deux mains et la pointa vers le ciel. Les paumes luisantes de sueur, il tremblait pourtant de froid.
Il y eut un mouvement, suivi par un gémissement…
Orl Fane !
Shea sentit l’empreinte de la main levée contre sa paume. Mais rien ne se produisit.
Dans la pénombre des salles vides, au sommet de la montagne du Crâne, les eaux sombres de la vasque de pierre restaient sereines. Le pouvoir qui était l’essence du Roi-Sorcier dormait paisiblement…
Puis l’Épée de Shannara devint brûlante entre les mains de Shea. Une étrange vague de chaleur courut à travers le métal, remonta dans les paumes du Valombrien et disparut comme elle était venue.
Troublé, Shea fit un pas en arrière et baissa un peu la lame. La chaleur fut remplacée par des picotements qui passèrent de l’arme dans son corps. Sans être douloureux, le phénomène fit sursauter le Valombrien. Ses muscles se raidirent. Il voulut lâcher l’Épée, mais s’en découvrit incapable.
Quelque chose s’infiltra profondément dans son esprit pour l’en empêcher. À son corps défendant, ses mains serrèrent plus fort la garde.
Le picotement l’envahit et il prit conscience du flot d’énergie qui aspirait ses forces vitales pour les transférer dans le métal glacé. Jusqu’à ce que l’arme devienne une partie de lui-même.
La peinture dorée du pommeau gravé s’écailla sous ses doigts. La poignée devint d’argent poli et des filaments de lumière rouge se diffusèrent dans le métal brillant comme s’ils étaient animés d’une vie propre.
Shea sentit se réveiller quelque chose qui faisait partie de lui tout en étant étranger à tout ce qu’il était. Ce phénomène l’aspira, l’attirant davantage à l’intérieur de lui-même.
Panamon Creel et Keltset regardaient avec une inquiétude croissante le petit Valombrien glisser dans une sorte de transe, les paupières mi-closes, la respiration ralentie et les membres pétrifiés. Il tenait l’Épée de Shannara à deux mains, lame pointée vers le haut, le pommeau d’argent poli brillant comme jamais. Panamon envisagea de secouer le Valombrien pour l’arracher à cette extase qui ne lui disait rien qui vaille, mais son instinct l’en empêcha.
Sortant de l’ombre, Orl Fane rampa vers sa précieuse épée. Panamon hésita, puis le repoussa du bout d’une botte.
Shea dérivait dans les profondeurs de son âme comme un bouchon emporté par le courant. Autour de lui, tout s’effaça. Les murs, le plafond et le sol disparurent les premiers, suivis par la silhouette d’Orl Fane et celles de Panamon Creel et de Keltset. L’étrange courant enveloppa entièrement Shea, qui ne pouvait plus résister. Lentement, il sombra dans les abysses de son esprit, jusqu’à ce que tout devienne obscurité.
Dans les profondeurs de la caverne, au sommet de la tête de mort géante, un frémissement rida les eaux calmes de la vasque. Les créatures rampantes qui servaient le Maître sortirent de leurs niches.
Le Roi-Sorcier s’agita dans son sommeil…
Au cœur du tourbillon d’émotions primales qui s’agitait au plus profond de son âme, le porteur de l’Épée de Shannara se retrouva face à… lui-même. Un moment, il fut ballotté par une tempête d’impressions fugitives et incertaines, puis le courant s’inversa, l’emportant dans une nouvelle direction. Des images et des sensations se succédèrent. Le monde, soudain révélé dans toute sa nudité, du passé jusqu’au présent, se dépouilla d’une myriade d’illusions pourtant soigneusement entretenues. Shea vit la réalité de l’existence dans toute sa désolation. Aucun rêve enfantin ne troublait plus sa vision des choses. Nul fantasme ne dissimulait l’inflexibilité de ses choix et aucune vision d’espoir n’adoucissait la brutalité de ses jugements.
Perdu dans un univers infini et impitoyable, il se vit lui-même, insignifiante étincelle de vie promise au néant.
Soumis à cette pression, l’esprit de Shea parut imploser. Tout ce qu’il vit le paralysa. Il lutta pour retrouver sa vision de lui-même, celle qu’il avait toujours eue : son ancre, sa planche de salut, sa seule arme contre la folie. Il combattit pour se détourner de l’image terrifiante de sa nudité intérieure et de l’insoutenable fragilité de l’individu qui n’était autre que lui-même.
Puis la force du courant diminua. Shea rouvrit les yeux, oubliant un instant sa vision intérieure. Devant ses yeux, l’Épée diffusait une lumière blanche aveuglante de la pointe de la lame jusqu’au pommeau. Derrière, Panamon et Keltset, immobiles, le regardaient attentivement.
Puis les yeux du troll se tournèrent vers l’Épée, exprimant un mélange de compréhension et d’inquiétude.
Quand Shea regarda de nouveau l’Épée de Shannara, sa lumière scintilla et lui communiqua un fantastique sentiment d’impatience. La lueur surnaturelle voulait passer de la lame à son corps.
Qu’est-ce qui l’en empêchait ?
Le Valombrien continua de lutter. Ses yeux se fermèrent de nouveau et la vision intérieure revint. Le premier choc de la révélation passé, il fit un effort pour comprendre et se concentra sur les images de Shea Ohmsford, s’immergeant dans les pensées, les émotions, les jugements et les motivations de cet individu familier et étranger.
Les images devinrent soudain étonnamment claires. Alors, il découvrit un aspect de lui-même qu’il n’avait jamais été capable de reconnaître ou qu’il avait refusé d’accepter. Cette vérité se révéla dans une interminable série d’événements, atroces caricatures des souvenirs auxquels il avait cru avec tant de détermination. Il revit les torts qu’il avait faits aux autres, ses jalousies mesquines, ses préjugés, les demi-vérités délibérées qu’il avait proférées, son apitoiement sur lui-même, ses peurs. Toutes les horreurs cachées au fond de son esprit.
Il revit le Shea Ohmsford qui avait fui Valombre. Pas pour protéger sa famille et ses amis, mais pour sauver sa peau, cherchant des excuses à son accès de panique. Le Shea Ohmsford qui avait égoïstement laissé Flick vivre ce cauchemar pour alléger son propre fardeau.
Le Shea Ohmsford qui avait osé critiquer le code moral de Panamon Creel… en le laissant risquer sa vie pour lui.
Les images affluèrent, impitoyables. Shea refusa d’accepter ce qu’il voyait. C’était impossible !
Pourtant, puisant de la force dans une réserve insoupçonnée de courage, son esprit assimila ces visions et les intégra, le convainquant d’admettre la réalité de ce qu’on lui montrait. Il ne pouvait plus nier cet autre aspect de sa personnalité. À l’instar de l’image réductrice de la personne qu’il avait toujours cru être, c’était en dernière analyse une facette supplémentaire, presque banale, du véritable Shea Ohmsford. Si déplaisante fût-elle, il devait l’accepter.
C’était la vérité.
Fou de rage, le Roi-Sorcier s’ébroua…
La vérité ? Shea rouvrit les yeux de nouveau et contempla l’Épée de Shannara. Une étrange chaleur se répandit dans son corps, ne lui apportant plus de visions sur lui-même, mais un profond sentiment de conscience de soi.
Il comprit soudain qu’il connaissait le secret de l’arme. L’Épée de Shannara avait le pouvoir de révéler… la vérité. De forcer celui qui la portait à tout accepter sur lui-même… Et peut-être avait-elle le même effet sur tous ceux qui entraient en contact avec elle. Un moment, il eut du mal à y croire. Puis il tenta de tirer les conclusions de cette révélation et de trouver autre chose. Il devait y avoir davantage ! Mais non… C’était la magie de l’Épée. Cela et rien d’autre…
Hormis ce pouvoir, elle était ce qu’elle semblait être : une belle arme venue du passé.
Quand Shea comprit ce que ça signifiait, il en resta muet et ne s’étonna plus qu’Allanon n’ait jamais révélé le secret de l’Épée ! De quelle utilité serait-elle contre le pouvoir du Roi-Sorcier ? Quelle défense offrirait-elle face à un être capable de le tuer d’une pensée ?
Shea comprit alors qu’il avait été trahi. Le pouvoir légendaire de l’Épée était un leurre ! Proche de la panique, il ferma les yeux et s’abandonna au désespoir jusqu’à ce qu’un vertige l’envahisse et qu’il lui semble perdre conscience.
Dans la morne grisaille de son refuge, le Roi-Sorcier regardait et écoutait. La colère le quitta lentement ; sous le capuchon, la brume verte sembla briller plus fort de satisfaction.
Le Valombrien qu’il croyait mort avait survécu. En dépit de tous les obstacles, il avait trouvé l’Épée. Mais il était d’une faiblesse pitoyable et manquait des connaissances nécessaires pour utiliser l’artefact. La peur le paralysait déjà !
Le Maître sortit de sa caverne…
Sur la crête d’une colline aride battue par les vents, Allanon hésitait. Ses yeux noirs invisibles sous ses sourcils broussailleux, il étudiait la chaîne de montagnes qui se découpait au nord. Elles semblaient le narguer, leurs parois usées et déchiquetées reflétant l’âme de la terre qui leur avait donné naissance tant d’années auparavant. Le silence pesait comme une chape de plomb sur les Terres du Nord. Même les vents s’étaient calmés.
Le druide inspira à fond. Il n’y avait pas d’erreur : la sonde mentale qu’il avait lancée ne l’aurait pas abusé. L’instant pour lequel il avait tant lutté approchait enfin ! Dans les profondeurs du Fil du Couteau, très loin de lui, Shea Ohmsford avait dégainé l’Épée de Shannara…
Et pourtant, tout allait de travers ! Même si le Valombrien supportait et acceptait la vérité à son sujet, devinant peut-être le secret de l’Épée, il n’était toujours pas prêt à l’utiliser contre le Roi-Sorcier. Il n’aurait pas le temps d’acquérir la confiance nécessaire, alors qu’il était seul et privé des connaissances que seul Allanon pouvait lui apporter. Plein de doutes et tenaillé par la peur, il serait une proie facile pour Brona.
Le druide avait senti l’éveil de son ennemi. Le Roi-Sorcier avait commencé à descendre de son refuge, persuadé que le porteur de l’Épée ignorait tout du pouvoir réel de l’arme. Son attaque serait rapide et féroce. Shea mourrait avant d’avoir appris comment survivre.
Il restait quelques minutes, puis ce serait la confrontation. Allanon savait qu’il n’arriverait pas à temps.
Il avait fini par comprendre que Shea et l’Épée de Shannara avaient tous les deux pris le chemin du nord. Laissant ses compagnons à Callahorn, il avait volé au secours du Valombrien. Puis les événements s’étaient précipités.
Il lui restait une chance d’être encore utile à Shea. Mais il ne couvrirait jamais assez vite la distance ! Ses robes relevées et tenues d’une main, le druide dévala le flanc de la colline.
Panamon Creel avança quand Shea tomba sur un genou. Levant un bras, Keltset le retint.
Le troll était face à l’entrée de la cellule, l’oreille tendue. Panamon n’entendait rien, mais la peur et l’horreur menaçaient soudain de le submerger. Keltset semblait suivre quelque chose des yeux, dans le couloir.
Panamon sentit l’épouvante lui étreindre plus fort le cœur.
Une ombre tomba sur la petite pièce et la lumière de la torche en fut obscurcie d’un coup. Devant la porte de la cellule apparut une grande silhouette vêtue de robes noires. Panamon Creel comprit qu’il s’agissait du Roi-Sorcier. Là où aurait dû être son visage, sous le capuchon, tourbillonnait une brume vert foncé déchirée par deux étincelles de feu rouge.
Les étincelles se tournèrent d’abord vers Panamon et Keltset, les pétrifiant sur place, leurs esprits assaillis par toutes les horreurs qu’ils avaient vécues ou redoutées.
Le voleur tenta en vain d’avertir le petit Valombrien. Ses cordes vocales ne lui obéissaient plus. Réduit à l’impuissance, il vit le capuchon noir se tourner lentement vers Shea.
Le demi-elfe revenait lentement à la conscience. Dans l’humidité de la petite cellule, tout lui semblait étrangement lointain. Pourtant, quelque part dans son esprit embrumé, un signal d’alarme résonnait. Il mit longtemps à réagir. D’abord frappé par l’odeur de moisi de l’air et de la roche, il vit la lueur vacillante de la torche. Comme à travers un brouillard, il distingua aussi, à cinq pas de lui, les silhouettes immobiles de Panamon et de Keltset – en proie à une indicible terreur. Pourquoi ?
Orl Fane était blotti au fond de la cellule, méprisable petite boule jaune.
Devant lui, la lame de l’Épée de Shannara étincelait.
Shea se souvint du secret de l’Épée et de sa situation désespérée. Il voulut relever la tête, mais ses muscles refusèrent de lui obéir. La peur et le désespoir déferlaient en lui comme un torrent et il eut l’impression de s’y noyer. Une sueur froide ruissela sur son corps. Ses mains commencèrent à trembler. Une seule pensée l’obsédait : s’échapper ! Fuir avant que la créature dont il avait osé envahir le royaume s’aperçoive de sa présence ! L’objectif pour lequel il avait tout risqué n’avait plus d’importance. Seul comptait le besoin irrésistible de fuir.
Il se leva péniblement. Tout son être lui criait de courir vers l’entrée, de jeter l’Épée et de s’enfuir à toutes jambes. Mais il ne pouvait pas. Quelque chose en lui refusait d’abandonner l’arme.
Il tenta de dominer sa peur, ses mains serrant le pommeau jusqu’à ce que ses jointures blanchissent. C’était tout ce qui lui restait, tout ce qui se dressait encore entre la panique et lui. Il s’y cramponna, sa santé mentale dépendant d’un artefact qu’il savait inutilisable.
— Créature mortelle, je suis là !
Quand ces mots brisèrent le silence, les yeux de Shea se tournèrent lentement vers le seuil de la cellule. D’abord, il distingua des ombres. Puis l’obscurité se transforma en une silhouette encapuchonnée : le Roi-Sorcier, enveloppé de robes noires informes. Sous les replis du capuchon tourbillonnait une brume verte. Les étincelles de feu, ses yeux, brillèrent plus fort.
— Créature mortelle, je suis là ! Incline-toi devant moi !
Shea devint livide. Un abîme sans fond semblait béer sous ses pieds. Il suffirait d’une petite poussée…
Il se concentra sur l’Épée, l’instinct de conservation volant à son secours. Une brume écarlate envahit son esprit et charria avec elle les voix d’innombrables créatures condamnées qui imploraient vainement leur grâce. Des immondices rampantes s’accrochaient à ses bras et à ses jambes, l’attirant avec elles dans l’abîme.
Son courage l’abandonna. Il était si petit, si vulnérable. Comment résister à un adversaire aussi formidable que le Roi-Sorcier ?
À l’autre bout de la cellule, Panamon Creel regardait la silhouette noire se rapprocher de Shea. Le Roi-Sorcier était un être sans substance, un capuchon sans visage, des robes vides… Et pourtant, il leur inspirait à tous une épouvante sans nom ! Comment espérer que Shea puisse lui tenir tête, Épée de Shannara ou pas !
Après avoir fait un petit signe à Keltset, Panamon réussit à se maîtriser assez pour attaquer, son bras mutilé levé.
La silhouette se tourna lentement vers lui. Elle ne semblait plus vide, mais gorgée d’un pouvoir effrayant. Quand elle fit un geste, le voleur sentit une main invisible lui saisir la gorge dans une prise d’acier et le pousser contre le mur.
Il se débattit en vain.
Keltset aussi était immobilisé. Impuissants, les deux amis regardèrent le Roi-Sorcier se retourner vers sa proie.
Shea estimait que son sort était réglé. Il brandissait toujours l’Épée, mais sa résistance s’émiettait devant les assauts mentaux du Roi-Sorcier. Il n’arrivait plus à raisonner, envahi d’émotions déchirantes…
Montant de l’obscurité cachée sous le capuchon, un ordre terrible retentit.
— Pose cette épée, créature mortelle !
Shea résista au désir d’obéir. Tout devint flou tandis qu’il luttait. Des tréfonds de son esprit, une voix familière l’appela par son nom… Il voulut répondre, crier à l’aide…
La voix du Roi-Sorcier le foudroya de nouveau.
— Pose l’épée !
La lame s’inclina légèrement. Shea sentit son esprit s’engourdir et l’obscurité se rapprocher. L’Épée ne lui était d’aucune utilité. Pourquoi ne pas s’en débarrasser ? Il n’était rien en comparaison de cet être formidable. Un pauvre mortel, frêle et insignifiant…
L’Épée s’inclina un peu plus. Orl Fane hurla soudain de terreur et éclata en sanglots. Panamon était devenu livide ; Keltset semblait vouloir se fondre dans le mur…
La pointe de l’Épée de Shannara n’était plus qu’à quelques pouces du sol.
Dans l’esprit de Shea, une voix appela de nouveau. Venus de nulle part, les mots atteignirent sa conscience, murmure si faible qu’il les distingua à peine.
Shea ! Ne perdez pas courage ! Faites confiance à l’Épée !
Allanon !
Le druide déchirait les brumes de la peur et du doute qui enveloppaient Shea. Mais sa voix était si lointaine…
Ayez confiance en l’Épée, Shea. Tout le reste n’est qu’illusion… !
Les paroles d’Allanon moururent, étouffées par le cri de rage du Roi-Sorcier quand il empêcha la voix tant détestée d’atteindre encore l’esprit du Valombrien. Mais il était trop tard…
Allanon avait lancé une bouée de sauvetage. Shea s’y accrocha, revenu du bord du gouffre à la force des poignets…
La peur et le doute reculèrent. L’Épée remonta un peu.
Brona recula d’un pas et le capuchon sans visage se tourna vers Orl Fane. Aussitôt, le gnome se leva, telle une marionnette tirée par ses fils. N’étant plus maître de son corps, dominé par le Roi-Sorcier, il bondit, ses doigts jaunes tendus vers l’Épée. Il saisit la lame à pleines mains et s’efforça en vain de l’arracher à Shea. Avec un hurlement de douleur, il lâcha l’arme et se couvrit les yeux comme pour conjurer quelque horrible vision.
Le Roi-Sorcier leva une main. Le gnome revint à la charge en hurlant de désarroi. Il saisit de nouveau la lame étincelante… pour la relâcher aussitôt.
Il tomba à genoux, des larmes inondant ses joues.
Shea comprenait ce qui se passait. Orl Fane avait vu la vérité sur lui-même. Et pour le gnome, c’était insupportable. Il y avait pourtant quelque chose de bizarre dans tout ça. Pourquoi Brona n’avait-il pas tenté de lui arracher l’Épée ? Cela n’aurait pas dû lui poser de problème. Mais il avait d’abord recouru à l’illusion pour obliger Shea à lâcher l’arme, puis il s’était servi du gnome fou…
Malgré ses pouvoirs, Brona était-il incapable de lui prendre l’Épée ?
Shea chercha à comprendre. La réponse était là, si proche ! Il suffisait d’un rien.
Obéissant toujours aux ordres du Roi-Sorcier, Orl Fane s’était relevé. Il se jeta sur Shea, ses doigts griffant les airs. Le Valombrien tenta d’éviter l’attaque, mais Orl Fane avait définitivement sombré dans la folie. Avec un cri de peur et de frustration, il se jeta sur l’Épée. Son petit corps se convulsa, embroché par le métal brillant – la seule chose qui importait encore pour lui en ce monde.
Un instant, il posséda l’Épée. Puis il en mourut.
Shea dégagea l’arme de son cadavre. Aussitôt, le Roi-Sorcier repassa à l’attaque, tentant d’écraser l’esprit du Valombrien pour le priver de toute velléité de résistance. Cette fois, il n’utilisa ni le doute ni la tromperie, seulement la peur à l’état brut. Des visions affreuses traversèrent l’esprit du Valombrien, lui dévoilant dans toute son ampleur le pouvoir du Roi-Sorcier. Il se sentit réduit à une minuscule entité qui rampait dans la poussière. Un instant encore, semblait-il, et le Roi-Sorcier l’écraserait comme un insecte.
Mais le courage de Shea ne lui fit pas défaut. Une fois déjà, il avait presque succombé à la folie. Maintenant plus que jamais, il devait croire en lui-même et en Allanon !
L’Épée tenue à deux mains, il se força à faire un pas en avant dans la brume pour franchir la muraille de terreur érigée autour de lui. Il voulait croire à une simple illusion. La panique qu’il éprouvait n’était pas la sienne !
Le mur céda un peu ; encouragé, il lutta plus vigoureusement contre son emprise. Se rappelant la fin pathétique d’Orl Fane, il invoqua une image mentale de tous ceux qui mourraient s’il échouait maintenant. Il se souvint des mots murmurés par Allanon. Puis il se concentra sur ce qu’il pensait être la faiblesse du Roi-Sorcier, révélée par son étrange aversion à saisir l’Épée. Shea se força à croire que le véritable secret du pouvoir de l’arme était une loi naturelle des plus simples, propre à affecter toutes créatures en ce monde – fût-on Brona en personne !
Le brouillard s’estompa ; le mur de peur disparut. Shea était de nouveau face au Roi-Sorcier, dont les yeux rouges brillaient sauvagement à travers les brumes vertes qui tourbillonnaient sous le capuchon. Les bras de la créature se levèrent comme pour repousser un danger imminent. La silhouette noire recula. Panamon Creel et Keltset se libérèrent soudain des ombres qui les retenaient plaqués contre le mur du fond. Armes brandies, ils se précipitèrent. Shea sentit s’évanouir les vestiges de la résistance du Roi-Sorcier…
L’Épée de Shannara frappa.
Un hurlement étrange monta des robes noires. Un bras squelettique jaillit. Le Valombrien pressa de toutes ses forces l’arme contre la forme agitée de tremblements, la poussant contre le mur le plus proche. Il se jura que l’être ne s’échapperait pas. Ce serait la fin de cette maudite créature !
Les robes noires frémirent quand les doigts crochus griffèrent en vain l’air saturé d’humidité de la cellule. Les contours du Roi-Sorcier, qui hurlait sa haine à pleine gorge, commencèrent à se brouiller. Derrière son cri terrible, l’écho de milliers d’autres voix se fit entendre, réclamant la vengeance qui leur était refusée depuis trop longtemps.
Shea sentit la terreur de la créature infernale traverser l’Épée et son esprit. Mais avec elle vint la force prêtée par les autres voix. Il ne recula pas. Le contact de la lame faisait exploser au grand jour une vérité impossible à nier, même par les illusions du Roi-Sorcier. Une vérité qu’il ne pouvait ni admettre, ni accepter, ni supporter, et contre laquelle il n’avait aucune défense.
Pour le Roi-Sorcier, la vérité était la mort.
L’existence de Brona était une illusion. Très longtemps auparavant, les moyens qu’il avait employés pour prolonger sa vie avaient échoué et son enveloppe charnelle était retournée au néant. Pourtant, sa conviction obsessionnelle – il ne pouvait pas périr ! – avait gardé en vie une partie de son essence. Dès lors, il avait alimenté cette composante tenace de sa personnalité avec la sorcellerie… qui l’avait conduit à la folie.
Niant sa propre mort avec un formidable acharnement, il avait ramené à la vie son enveloppe charnelle pour prétendre à l’immortalité qu’on osait lui refuser ! Devenu une créature qui existait en partie dans deux mondes, son pouvoir semblait fabuleux. Maintenant, l’Épée le forçait à se voir tel qu’il était réellement : une coquille pourrissante soutenue par la foi erronée en sa propre réalité. Un leurre, un imposteur généré par la seule force de sa volonté, aussi éphémère que l’être physique dont il s’était donné la forme et l’apparence.
Il était un mensonge nourri par les peurs et les doutes des mortels. Un mensonge qu’il avait lui-même créé pour cacher une vérité qui éclatait maintenant à la face du monde !
Shea Ohmsford avait été capable d’accepter la faiblesse et la fragilité inhérentes à sa nature humaine. Mais le Roi-Sorcier ne pouvait intégrer ce que l’Épée lui révélait. La créature qu’il croyait être avait cessé d’exister près de mille ans plus tôt !
Tout ce qui restait de Brona était un artifice mis en lambeaux par le pouvoir de l’Épée.
Il lança une dernière fois un gémissement de protestation dont l’écho résonna dans la cellule, vite couvert par le cri de triomphe des voix fantomatiques. Puis tout bruit cessa. Le bras tendu, ratatiné, retomba en poussière, se détachant de la forme frissonnante. Le corps se désintégra sous les robes. Les deux étincelles rouges scintillèrent une dernière fois dans la brume verte en train de se dissiper puis disparurent à leur tour. Le manteau retomba, vide, simple petit tas de tissu usé.
Le capuchon s’aplatit sur le sol.
Shea vacilla. Ce flux d’émotions avait mis son esprit et ses nerfs à la torture. Une trop grande tension supportée trop longtemps exigeait maintenant que son corps épuisé payait le prix.
Le sol tangua sous ses pieds.
Il glissa lentement dans les ténèbres.
Dans la ville de Tyrsis, la longue et terrible bataille que se livraient les créatures mortelles et celles du plan des esprits connut son apothéose. La terre émit un grondement venu du plus profond de ses entrailles puis trembla. Sur les collines basses, à l’est de Tyrsis, la petite colonne de cavaliers elfes dut calmer ses montures effrayées. Hagard, Flick Ohmsford vit la terre se soulever au rythme des vibrations. Au-dessus de la deuxième enceinte, l’indestructible Légion de Balinor repoussait assaut après assaut, tandis que l’armée du Nord essayait vainement de forcer le passage. Pendant plusieurs minutes, dans le feu de l’action et l’ivresse des combats, personne ne remarqua le séisme.
Sur le pont de Sendic, les trolls s’arrêtèrent, inquiets, tandis que le grondement augmentait…
Menion Leah sursauta quand des fissures lézardèrent la pierre. Les défenseurs s’apprêtèrent à fuir. Les vibrations s’accélérèrent en une titanesque série de grondements propres à ébranler la terre et le roc.
Le vent se leva et souffla avec une férocité extraordinaire, éparpillant l’armée elfique qui galopait vers Tyrsis.
De Culhaven, dans l’Anar, aux régions les plus reculées des Terres de l’Ouest, des bourrasques soufflèrent sans relâche. Dans les forêts, des arbres s’abattirent et des pans entiers de montagne glissèrent dans l’abîme, redevenant poussière quand la force incroyable du vent et du séisme secoua les Quatre Terres…
Le ciel avait viré au noir, sans nuage et sans soleil. Comme si on avait, d’un coup de pinceau géant, oblitéré les nuées.
Des éclairs rouges jaillirent de l’obscurité. C’était la fin du monde… La fin de toute vie.
L’holocauste tant redouté depuis que l’homme avait balbutié ses premières paroles était là !
Un instant plus tard, tout disparut. Un calme absolu se répandit sur la terre. Un silence de mort…
Du fond de l’obscurité, des gémissements s’élevèrent, puis des hurlements d’angoisse…
Dans la ville de Tyrsis, toute velléité belliqueuse oubliée, les soldats du Nord et les défenseurs de la ville regardèrent les Porteurs du Crâne tourner dans le ciel comme des fantômes sans substance, fous de douleur, leurs membres noueux se contractant au rythme de leurs hurlements. Ils planèrent au-dessus des belligérants, qui pâlirent d’horreur. Mais une fascination morbide les empêcha de détourner le regard.
Puis les monstres ailés commencèrent à se désintégrer, leurs corps retombant lentement en poussière…
Quelques secondes plus tard, il resta seulement l’obscurité, qui refluait vers le nord. Elle ramena vers elle ses limites, comme les coins d’une couverture.
D’abord vers le sud, puis vers l’est et l’ouest, le ciel bleu reparut et le soleil inonda les terres de son éblouissante lumière.
Les mortels regardèrent l’obscurité devenir un nuage noir, loin vers le nord, puis planer au-dessus de l’horizon, et enfin descendre lentement vers là terre et y disparaître à jamais.
Le temps passa. Shea flottait dans les limbes.
— Je ne crois pas qu’il y arrivera…
La voix qui atteignit son esprit embrumé semblait venir de très loin. Il sentit soudain le froid de la pierre lisse contre la peau brûlante de ses mains et de son visage.
— Attends ! Il a cligné des yeux. Il revient à lui !
Panamon Creel…
Shea ouvrit les yeux ; il gisait sur le sol glacé de la petite cellule éclairée par la lumière vacillante d’une unique torche. Redevenu lui-même, il tenait toujours l’Épée de Shannara, mais le pouvoir l’avait quitté. L’étrange lien qui l’unissait à l’Épée n’était plus. Il se redressait quand un grondement effrayant secoua la caverne… et le fit piquer du nez. Des mains puissantes le rattrapèrent, lui évitant une chute douloureuse.
— Doucement, doucement ! chuchota Panamon à son oreille. Laissez-moi vous examiner. Tenez, regardez-moi.
Il fit pivoter le petit Valombrien vers lui et leurs yeux se croisèrent. Shea lut de la peur dans le regard du voleur. Puis Panamon sourit.
— Il va bien, Keltset. Maintenant, filons !
Il remit Shea debout et se dirigea vers la sortie, précédé par le troll. Le demi-elfe fit quelques pas incertains et s’arrêta. Quelque chose le retenait…
— Je vais bien… marmonna-t-il d’une voix presque inaudible.
Abruptement, les souvenirs lui revinrent : le pouvoir de l’Épée, la vérité sur sa nature profonde, l’effroyable duel avec le Roi-Sorcier, la mort d’Orl Fane.
Il hurla et faillit tomber.
Panamon Creel le retint de son bras valide.
— Tout doux ! C’est terminé, Shea ! Vous avez réussi. Vous avez gagné ! Le Roi-Sorcier ne nuira plus à personne… Mais cette fichue montagne est en train de s’écrouler sur nos têtes ! Nous devons déguerpir avant d’y laisser notre peau !
Le grondement devenait plus fort à chaque instant. Des pans de roches tombaient déjà des parois et de la voûte, accompagnés de tourbillons de poussière et de graviers. Des fissures apparurent dans la pierre alors que les tremblements augmentaient.
Shea fit signe qu’il comprenait.
— Tout ira bien, vous verrez ! affirma le voleur vêtu d’écarlate. Je vous sortirai de là. C’est juré !
Le trio fonça dans le couloir obscur. Le tunnel serpentait au cœur du Fil du Couteau, ses parois se fissurant très vite. Puis elles commencèrent à s’écrouler. La montagne tremblait comme si la terre allait s’ouvrir et l’engloutir.
Les trois compagnons traversèrent d’innombrables petits passages sans parvenir à trouver d’issue. À plusieurs reprises, ils furent ensevelis sous une cascade de cailloux et de poussière, mais ils réussirent à s’en dégager. De grands blocs de pierre tombèrent devant eux, leur condamnant le passage. Par bonheur, Keltset les délogea. Shea perdit toute notion de ce qui se passait, envahi par une étrange langueur qui sapait le peu d’énergie qui lui restait. Chaque fois qu’il pensa ne plus pouvoir avancer, Panamon le soutint, le soulevant parfois pour le faire passer à travers les débris.
Ils étaient arrivés à un endroit particulièrement étroit du passage quand une secousse plus violente encore ébranla la montagne à l’agonie. La voûte du couloir se fendit sur un craquement sinistre puis s’effondra avec une lenteur cauchemardesque.
Panamon poussa Shea par terre et voulut lui faire un bouclier de son corps. Keltset se précipita, sa masse impressionnante tendue comme un arc. Il cala ses épaules sous la voûte, maintenant des tonnes de rochers à la force de ses bras et de son dos.
La poussière tourbillonnait toujours, aveuglante.
Shea ne voyait plus rien. Panamon Creel le remit à quatre pattes et le poussa, dépassant le troll des rochers. Shea leva la tête. Les yeux si doux du troll croisèrent les siens.
La voûte s’abaissa de plusieurs pouces supplémentaires. Le troll mobilisait toute sa force pour la maintenir, son corps rigide sous l’effort. Shea hésita. Panamon le prit par l’épaule et le poussa, le projetant dans un tronçon plus large du corridor d’où ils venaient…
Haletants, ils se laissèrent tomber sur une pile de gravats et de poussière.
Ils eurent une ultime vision de Keltset, sous la voûte en train de s’effondrer. Panamon voulut lui porter secours, mais un grondement déchira la montagne. Avec un craquement de fin du monde, le tunnel s’écroula. Des tonnes de roches s’abattirent…
Shea voulut aller dégager le troll. Panamon le tira en arrière, lui agitant sa pique devant le visage.
— Il est mort ! Nous ne pouvons plus rien pour lui !
Hagard, le Valombrien regarda son ami.
— Filons d’ici ! cria le voleur, livide de colère. Faut-il qu’il se soit sacrifié en vain ? Déguerpissons, bon sang !
Relevant Shea, il le poussa vers la partie ouverte du tunnel. Les grondements continuaient à monter des profondeurs de la montagne. Des secousses plus fortes que jamais faillirent faire trébucher les fuyards. Shea courait comme un automate, aveuglé par la poussière et les larmes. Il battait en vain des paupières et entendait tout près de lui le souffle rauque de Panamon. Du bout de sa main-pique, le voleur le poussait pour l’inciter à courir plus vite. Des éclats de roche se détachaient des parois, achevant de lacérer les vêtements de forestier qui pendaient en lambeaux sur son corps menu lustré de sueur. Il serrait toujours l’Épée étincelante, désormais inutile. Sauf pour prouver que tout ce qu’il avait vécu n’était pas le fruit d’un esprit dérangé.
Soudain, le tunnel disparut au-dessus de leurs têtes et ils émergèrent sous le ciel gris des Terres du Nord. Devant eux gisaient les cadavres des Mutens et des trolls. Sans ralentir, les compagnons coururent vers l’entrée du col qui coupait en deux le Fil du Couteau. La terre durcie tremblait. De longues fissures lézardèrent la base de la montagne du Crâne, en direction du cercle de protection naturelle de la terre interdite. Un roulement de tonnerre, plus fort que tous les précédents, força les fuyards à se retourner. Muets de saisissement, ils virent le visage lugubre du crâne de pierre se fracturer et s’effondrer. Quand des tonnes de rochers s’effondrèrent, la marque du Roi-Sorcier disparut de la surface de la terre. La montagne du Crâne avait vécu…
Un épais nuage de poussière jaune monta au ciel. Un grondement sourd venu des entrailles de la terre se répercuta dans toute l’étendue désolée du nord. Des vents violents balayèrent les ruines de la montagne moribonde.
Horrifié, Shea vit le Fil du Couteau commencer à trembler, ébranlé par cette nouvelle convulsion…
Le royaume se désintégrait !
Panamon filait vers le col, Shea derrière lui. Cette fois, le Valombrien n’avait pas besoin d’être stimulé. Puisant dans des réserves insoupçonnées de courage et de détermination, il courut à perdre haleine, sautant au-dessus des cadavres. Panamon Creel fut bientôt obligé d’accélérer pour rester à sa hauteur…
À l’entrée du col, des pans entiers du Fil du Couteau commençaient à se briser et à s’écrouler, se détachant avec des craquements terrifiants. Les secousses sismiques continuaient à éventrer la contrée. Des rochers tombèrent dans le canyon et écrasèrent tout sur leur passage ; une avalanche partie du sommet des pics gagna en volume et en vitesse à chaque seconde. Au milieu de cette apocalypse, les deux compagnons, le demi-elfe épuisé qui refusait de lâcher son antique Épée et le voleur manchot, évitaient de leur mieux les obstacles. Un vent violent soufflait dans leur dos, les poussant sous un déluge de pierres et de poussière… Les lacets du passage disparurent bientôt et les deux amis surent qu’ils approchaient de l’extrémité du canyon, vers les collines, au-delà de la zone montagneuse. La vision de nouveau brouillée, Shea trébucha et se frotta furieusement les yeux de sa main libre.
La paroi ouest du canyon explosa et s’écroula, ensevelissant les fuyards sous une pluie de rocs brisés et de poussière… Un fragment pointu frappa Shea à la tête.
À demi couvert de débris, l’esprit embrumé, il lutta contre l’inconscience. Agenouillé à côté de lui, Panamon le dégagea des gravats et le prit dans ses bras puissants pour le remettre debout. À travers un brouillard gris, Shea vit que le visage de son compagnon était couvert de sang.
Il prit lourdement appui sur l’Épée de Shannara.
Panamon resta à genoux, sa main-pique désignant le col, derrière eux. Shea se retourna et aperçut la créature difforme qui avançait vers eux à travers le nuage de poussière. Un Muten ! Son visage lisse tourné vers eux, le monstre continua d’approcher.
Panamon regarda Shea avec un sourire sardonique.
— Il nous suit depuis l’autre extrémité. J’avais espéré le semer dans les rochers, mais l’animal est têtu !
Il se leva et sortit son épée du fourreau.
— Partez, Shea. Je vous rejoindrai plus tard.
Le Valombrien dévisagea son compagnon. Il avait sûrement mal entendu…
— Nous pouvons le battre à la course ! cria-t-il. Nous sommes presque au bout du col. Nous le distancerons… Ensemble !
— Non, je crains que ce ne soit pas possible… Il est arrivé quelque chose à ma jambe. Je ne peux plus courir. (Shea ouvrit la bouche, mais il l’interrompit.) Pas d’objections ! Courez, Shea. Et ne vous arrêtez pas !
Des larmes roulèrent sur les joues du Valombrien.
— Vous m’en demandez trop !
Une secousse ébranla le Fil du Couteau, jetant à terre Panamon et Shea. Des rochers dévalèrent les flancs de la montagne.
Le Muten avançait toujours mécaniquement vers eux. Panamon se releva et tira Shea avec lui.
— Le col s’effondre ! Nous n’avons pas le temps de discuter. Ne vous en faites pas pour moi, je me débrouillais déjà très bien avant de vous rencontrer ou de connaître Keltset. Et maintenant, courez ! Sortez de ce maudit col !
Il posa une main sur l’épaule du Valombrien et le poussa. Shea fit plusieurs pas en arrière, hésita et leva l’Épée de Shannara en un geste presque menaçant.
D’abord surpris, Panamon Creel retrouva vite son sourire sarcastique et ses prunelles pétillèrent.
— Nous nous reverrons, Shea Ohmsford. Comptez là-dessus !
Il agita sa pique une dernière fois, en signe d’adieu, puis se tourna pour affronter le Muten.
Shea hésitait encore. Sa vue brouillée le trompait, sûrement ? Il lui sembla que le voleur vêtu d’écarlate ne boitait pas… Les tremblements recommencèrent.
Le Valombrien fonça vers les collines.
Glissant et trébuchant sur les rochers et la poussière, il évita les pluies de pierres et de débris et continua sa course folle.
Seul.