Chapitre 27
— Eh, toi ! Une minute !
L’ordre retentit dans les ténèbres, privant Flick du peu de courage qui lui restait. Le Valombrien se retourna lentement, sans avoir la présence d’esprit de fuir. Il avait été découvert ! Inutile de brandir son couteau de chasse, qu’il tenait toujours sous son manteau. Ses doigts se raidirent sur l’arme tandis qu’il regardait la silhouette indistincte de son ennemi approcher. Il comprenait mal le langage des gnomes, mais le ton avait suffi. Il regarda la silhouette trapue émerger de l’obscurité en jurant d’abondance.
— Ne reste pas planté là ! Aide-moi, bon sang !
Le Valombrien regarda de plus près son interlocuteur. Les bras chargés de plateaux et d’assiettes, il était sur le point de tout laisser tomber. Machinalement, Flick le débarrassa de la couche supérieure de plateaux. Il sentit le fumet appétissant de viandes et de légumes fraîchement cuits filtrer des couvercles des assiettes chaudes.
— Ah, voilà qui est mieux ! soupira le gnome. J’aurais tout renversé si j’avais dû faire un pas de plus tout seul ! Il y a toute une armée stationnée ici, et je ne trouve personne pour m’aider à porter les repas des chefs ! Aucun soldat ne m’a proposé de venir avec moi ! Je dois tout faire tout seul ! C’est hallucinant, ma parole ! Toi au moins, tu es un chic type ! Tu auras un bon repas pour la peine ! Qu’en dis-tu ?
Flick ne comprit pas la majeure partie de la péroraison, mais ça n’avait pas réellement d’importance. Il n’était pas démasqué ! Soupirant de soulagement, il répartit la charge sur ses avant-bras, pendant que son nouveau camarade continuait à discourir joyeusement de tout et de rien, les plateaux en équilibre précaire sur ses bras boudinés. Le Valombrien hocha la tête d’un air entendu, toujours dissimulé par son capuchon, l’attention rivée sur les ombres de la grande tente, devant eux.
L’idée refusait de quitter son esprit : il devait s’y faufiler ! Et savoir ce qui s’y passait… Comme s’il avait lu dans les pensées de l’espion, le gnome se dirigea à pas prudents vers la tente avec ses plateaux, son visage jaune tourné vers son nouvel ami pour qu’il ne perde pas une miette de son monologue. D’évidence, ils allaient livrer les repas aux chefs des deux nations de la gigantesque armée, et au terrible Porteur du Crâne.
De la folie ! pensa Flick, pris de panique. Je serai repéré dès qu’ils poseront un œil sur moi !
Mais les dés étaient jetés…
À l’entrée, ils attendirent en silence devant les deux gardes trolls. Flick ne put pas se forcer à lever les yeux. S’il s’était redressé de toute sa hauteur, il se serait trouvé face au poitrail du troll, pas à son visage !
En dépit de sa petite taille, le « nouvel ami » de Flick ne manquait pas de culot. Il cria un ordre, exigeant qu’on le laisse entrer, sans doute persuadé que sa présence était ardemment souhaitée par les occupants de la tente – dont le ventre devait crier famine ! Une des sentinelles se glissa sous la tente et s’entretint rapidement avec quelqu’un. Puis elle ressortit et fit signe aux deux compères d’entrer. Le gnome passa fièrement devant les gardes. Osant à peine respirer, le Valombrien le suivit…
La grande structure de toile était éclairée par des torches à combustion lente fixées sur des étendards en fer, autour de la table dressée au centre. Des trolls allaient et venaient, transférant des cartes enroulées depuis la table jusqu’à un coffre cerclé de cuivre. Les autres se préparaient à manger. Tous arboraient les insignes et les galons des Maturens, les chefs des trolls.
L’arrière du pavillon était dissimulé par une tenture que la lumière des torches ne traversait pas. L’air enfumé et fétide était si lourd que Flick eut du mal à respirer. Des armes et des armures s’empilaient çà et là ; des boucliers cabossés pendaient aux étendards de fer, maladroite tentative de décoration. Flick sentit la présence du terrifiant Porteur du Crâne. Le monstre était sans doute derrière la tenture. Il ne mangeait pas car son enveloppe mortelle était depuis longtemps retournée à la poussière. Son esprit avait seulement besoin des feux du Roi-Sorcier pour apaiser ses fringales.
Près de la tapisserie, à demi caché par la fumée et les trolls, le Valombrien remarqua une silhouette assise sur une chaise. Flick ne put en détacher les yeux, d’abord certain qu’il s’agissait de Shea.
Les trolls lui bouchèrent la vue, en venant le soulager des plateaux de nourriture qu’ils posèrent sur la table.
Flick se recroquevilla sous les plis de son manteau et chercha à échapper à la lumière des torches. Il aurait dû être démasqué, mais les commandants trolls ne se doutaient de rien. Fatigués et affamés, ils étaient trop préoccupés par les détails du plan d’invasion pour remarquer les caractéristiques inhabituelles du gnome qui apportait leur repas.
Le dernier plateau en place sur table, les Maturens s’attaquèrent à leur nourriture avec un bel entrain. Le gnome qui avait introduit Flick sous la tente se tourna pour partir, mais le Valombrien s’attarda, fasciné par la silhouette solitaire.
Ce n’était pas Shea mais un elfe d’environ trente-cinq ans aux traits remarquables d’intelligence. Flick eut l’intime conviction de contempler Eventine, le jeune roi des elfes qui, d’après Allanon, ferait toute la différence entre la victoire et la défaite pour les Terres du Sud. À l’ouest, dans le grand royaume isolé des elfes, se trouvait l’armée la plus puissante du monde libre. Si l’Épée de Shannara était perdue, seul ce souverain pourrait encore arrêter le Roi-Sorcier.
Et il était prisonnier, risquant à tout moment d’être passé par les armes !
Flick sentit une main se poser sur son épaule et sursauta.
— Allons, nous devons partir ! souffla le gnome. Tu auras le temps de le dévisager plus tard ! Il sera encore là.
Flick hésita. Un plan audacieux germa dans son esprit enfiévré. S’il avait pris une minute pour y réfléchir, l’idée l’aurait épouvanté. Mais le temps lui était compté et il avait dépassé depuis longtemps le stade de la réflexion rationnelle. Il était déjà trop tard pour quitter le camp et rejoindre Allanon avant le lever du soleil et il s’était risqué dans cet endroit horrible pour accomplir une mission vitale. Il ne partirait plus maintenant.
— Allons, dépêche-toi… ! Eh, qu’est-ce que tu fais ?
Le gnome glapit quand Flick le saisit rudement par un coude et le poussa vers les commandants trolls, qui s’étaient interrompus en entendant crier. Ils tournèrent vers les deux petits êtres un regard intrigué. D’une main, Flick désigna le prisonnier attaché. Les trolls se tournèrent machinalement vers lui. Flick retint son souffle quand un des commandants donna un ordre, ses pairs haussant les épaules.
— Tu as perdu la tête ! haleta tout bas le gnome. Que t’importe que l’elfe soit nourri ou pas ? Ça te pose un problème, qu’il s’étiole et crève de faim ?
Il fut interrompu par le cri d’un troll, qui tendit un plateau de nourriture aux deux « gnomes ». Flick dévisagea son compagnon, qui marmonnait des paroles indistinctes.
— Ne me regarde pas comme ça ! s’écria-t-il enfin. C’est ton idée ! À toi de le nourrir !
Flick ne comprit pas tout ce qu’il disait, mais le sens général était clair. Il s’empara du plateau et ne regarda personne en face, le capuchon cachant efficacement son visage.
Avançant avec circonspection vers le prisonnier, il se félicita que son plan ait si bien marché. S’il approchait assez d’Eventine, il lui murmurerait qu’Allanon était dans les environs, et qu’on ferait tout pour le libérer.
Toujours méfiant, il jeta un coup d’œil aux occupants de la tente, mais les commandants étaient retournés à leur repas. Seul le cuisinier gnome observait Flick. S’il avait osé pareil tour de force ailleurs dans le camp, le Valombrien était persuadé qu’on l’aurait aussitôt démasqué. Mais ici, au sein des quartiers généraux de l’armée, avec le terrifiant Porteur du Crâne à quelques pas seulement, et la zone fourmillant de milliers de soldats du Nord, l’idée qu’un espion s’infiltre sous cette tente était parfaitement absurde.
Flick approcha du prisonnier, le visage toujours dissimulé par les plis de son capuchon. Eventine était d’une taille normale pour un homme, mais très inhabituelle pour un elfe. Il portait une tenue de forestier et les lambeaux d’un gilet en cotte de mailles où on voyait encore les armes de la maison d’Elessedil. Son visage aux traits vigoureux était tailladé et couvert d’hématomes, sans doute à cause de la bataille qui avait abouti à sa capture. Au premier abord, il ne semblait pas très remarquable, et on ne l’aurait pas forcément repéré du premier coup au sein d’une foule… Il gardait un visage fermé et une expression stoïque. Flick s’arrêta devant lui. Eventine bougea légèrement, comme s’il avait vu qu’on l’observait. Ses grands yeux verts se rivèrent sur la petite silhouette du Valombrien.
Quand Flick leva les yeux, il se pétrifia sous le choc. Ses iris reflétaient une telle détermination, une telle force de caractère et une telle conviction que l’elfe rappela Allanon à Flick, aussi bizarre que cela parût… Les mystérieuses prunelles couleur émeraude s’emparèrent en quelque sorte de ses pensées, exigeant son attention et son obéissance. Le Valombrien n’avait jamais croisé un regard pareil, pas même celui de Balinor, pourtant plein d’une aura et d’une autorité remarquables.
Comme celui du druide, le regard du roi des elfes effraya Flick. Il baissa la tête et examina la nourriture avec une attention bien simulée. Puis il piqua un morceau de viande encore tiède avec la fourchette. Ce coin de la grande tente étant moins bien éclairé, le nuage de fumée contribua à dissimuler ses agissements à l’état-major ennemi. Seul le gnome le regardait avec attention, il en était sûr. S’il commettait une erreur, tous lui tomberaient dessus…
Il leva lentement la tête jusqu’à ce que la lumière révèle son visage au prisonnier. Quand leurs yeux se croisèrent, l’elfe leva un sourcil interrogateur. Flick lui fit signe de rester silencieux avant de baisser de nouveau les yeux vers la nourriture. Ligoté, Eventine ne pouvait pas manger. Le Valombrien entreprit de lui donner la becquée tout en se creusant la cervelle. Le roi prisonnier savait maintenant que Flick n’était pas un gnome, mais s’il lui parlait, même un murmure, il craignait que quelqu’un l’entende. Il se souvint que le Porteur du Crâné était derrière la tenture, peut-être à quelques pouces seulement, et pour peu que ses capacités auditives aussi soient surnaturelles… Hélas, il n’avait pas le choix. Il devait communiquer avec le prisonnier avant de partir. Cette occasion en or ne se représenterait probablement pas ! Rassemblant le peu de courage qu’il lui restait, le Valombrien se pencha vers l’elfe sous prétexte de lui offrir une autre bouchée de nourriture.
— Allanon…
Un murmure presque inaudible. Eventine avala la bouchée avec un petit hochement de tête, son expression toujours impénétrable. Flick sentait que ses nerfs allaient le lâcher. C’était le moment ou jamais de partir, avant que sa chance l’abandonne… Prenant le plateau à demi vide, il se détourna et revint lentement vers le cuisinier gnome, qui l’attendait, mi-écœuré, mi-inquiet. Les trolls mangeaient toujours quand ils passèrent à côté d’eux. Débattant stratégie à voix basse, ils ne prêtèrent aucune attention aux deux « gnomes ». Flick tendit le plateau à son compagnon, qui marmonna quelque chose d’incohérent, puis sortit avant que le cuisinier puisse réagir. Alors qu’il s’éloignait de la tente à grands pas, son « ami » sortit à son tour et brailla de colère dans un langage que le Valombrien ne risquait pas de comprendre. Il se tourna et fit un signe amical au bonhomme blême d’indignation.
Puis il disparut dans les ténèbres.
À l’aube, l’armée du Nord s’ébranla vers le sud, en direction de Callahorn. Flick n’avait pas pu sortir du campement avant. Pendant qu’Allanon, soucieux, continuait d’observer la zone depuis son abri, sur les pentes des dents du Dragon, l’objet de ses inquiétudes était contraint de rester avec l’ennemi un jour de plus. Les pluies du matin avaient affolé le Valombrien, le persuadant quasiment de tenter de fuir, car il craignait que l’averse n’efface la teinture jaune d’Allanon sur son visage et ses mains. Mais s’échapper était impossible en plein jour. Enveloppé dans son manteau, il fit de son mieux pour rester discret. À sa grande surprise, la coloration jaunâtre de sa peau résista. Certes, elle s’était un peu éclaircie, mais dans l’excitation de la levée du camp, personne n’avait de temps à perdre à examiner les autres sous toutes les coutures… En fait, le climat épouvantable empêcha Flick d’être démasqué. S’il avait fait beau et chaud, les soldats auraient été sans doute plus enclins à échanger des paroles aimables… Sous un grand soleil, le lourd manteau de chasse devenu inutile, Flick aurait attiré l’attention s’il s’était obstiné à le porter. Et une fois le manteau retiré, les soldats du Nord auraient percé à jour son déguisement sommaire. La lumière aurait révélé à tous que le Valombrien ne ressemblait pas le moins du monde à un gnome…
La pluie et le vent protégèrent Flick de ces dangers, lui permettant de rester à l’écart pendant que la force d’invasion traversait les prairies en direction du royaume de Callahorn.
Le mauvais temps continua toute la journée. La pluie tomba, poussée par les vents d’ouest. Parfois, elle se transformait en une bruine mélancolique qui donnait à penser que la fin de l’orage approchait… L’air était mordant, presque glacial… Trempés jusqu’aux os, les soldats étaient malheureux comme des pierres.
Flick avança avec l’armée toute la journée, lavé par la pluie battante, mais soulagé de se déplacer sans attirer l’attention. Il prenait garde de ne pas suivre de groupe précis trop longtemps et fuyait toute situation qui aurait pu le forcer à entamer une conversation. L’armée d’invasion était si importante qu’éviter de croiser deux fois les mêmes soldats fut l’enfance de l’art. Les choses lui furent encore facilitées quand l’absence de tout ordre de marche précis lui apparut. La discipline était relâchée, à moins que les officiers estiment inutile de faire régner l’ordre en battant la campagne. Hésitant à souscrire à cette dernière hypothèse, Flick supposa que la peur des Porteurs du Crâne et de leur mystérieux Maître dissuadait les soldats de sortir – figurativement parlant – du rang… Bref, le petit Valombrien resta un élément anonyme de l’armée du Nord et attendit la tombée de la nuit pour agir. Alors, il tenterait de rejoindre Allanon.
Au milieu de l’après-midi, l’armée atteignit les rives de la rivière Mermidon en crue, devant la cité-île de Kern, et campa de nouveau. Les commandants avaient compris que traverser la Mermidon serait risqué. Sans compter la nécessité de construire de nombreux radeaux pour conduire les soldats à la conquête de la berge opposée. Car des radeaux, l’armée n’en avait pas ! En fabriquer prendrait des jours. À ce moment, l’orage aurait probablement cessé et la décrue permettrait une traversée facile.
Dans la cité, on avait repéré l’armée du Nord pendant que Menion Leah dormait d’un sommeil réparateur dans la résidence de Shirl Ravenlock. Les habitants commencèrent alors à mesurer la gravité du danger. La force d’invasion ne pouvait pas contourner Kern et fondre sur Tyrsis, son objectif principal. Kern devait donc tomber d’abord. Vu la taille de la cité et ses maigres effectifs, ce ne serait pas difficile. Seuls la rivière en crue et l’orage retarderaient sa chute. Mais ce n’était qu’une question de temps.
Occupé à réviser son plan de fuite, Flick ignora tout de ces considérations. L’orage s’éloignerait dans quelques heures, le laissant sans défense au milieu des hordes ennemies. Pire encore, l’invasion des Terres du Sud avait commencé, et une bataille contre la Légion Frontalière de Callahorn paraissait inévitable. Et s’il était forcé d’affronter ses propres amis ?
Depuis sa rencontre avec Allanon, à Valombre, des semaines plus tôt, Flick avait beaucoup changé, se découvrant une force intérieure, une maturité et une confiance en lui qu’il s’ignorait. Ces dernières vingt-quatre heures avaient été le baptême du feu, une épreuve de courage que même un combattant aguerri comme Hendel aurait trouvée effrayante. Le petit Valombrien, vulnérable et sans entraînement, était sur le point de céder à la tension nerveuse, laissant la peur et le doute le dominer…
Au début, le « destin » de Shea l’avait poussé à entreprendre le voyage vers Paranor. Les qualités de son frère équilibraient le caractère pessimiste et peu confiant de Flick… Maintenant, Shea avait disparu depuis des jours. Était-il mort ou vivant ? Même s’il refusait de perdre tout espoir, Flick ne s’était jamais senti aussi seul. Il errait en terre étrangère, impliqué dans un conflit contre une créature qui n’appartenait pas au monde des vivants, et isolé au milieu de milliers de soldats ennemis qui le tueraient sans hésiter s’ils découvraient qui il était. Une situation impossible ! Flick commençait à douter que tout ce qu’il entreprendrait encore puisse y changer quoi que ce fût.
Pendant que l’armée dressait son camp sur les berges de la rivière Mermidon, en fin d’après-midi, le petit Valombrien, la peur au ventre, se cramponnait désespérément à sa résolution défaillante. La pluie tombait toujours et trempait avec un bel esprit égalitaire les êtres comme la terre. Faire des feux avec ce temps de chien était impossible. Le soir fut aussi morne et sombre que la journée, sinon plus. Alors qu’il se déplaçait à pas de loup, Flick notait la disposition des quartiers des commandants, le déploiement des gnomes et des trolls, et le placement des sentinelles. Autant de renseignements critiques pour le sauvetage du roi des elfes.
Il retrouva sans difficulté la grande tente qui abritait les Maturens et leur prisonnier. Une tente sombre et froide, à l’instar du reste du camp, entourée d’un linceul de brume et de pluie. Comment savoir si Eventine y était toujours ? Il aurait pu être sous une autre, ou emmené hors du camp pendant la marche vers le sud. Les deux sentinelles étaient postées à l’entrée. Il n’y avait aucun signe de mouvement à l’intérieur. Flick étudia la tente un long moment avant de s’éloigner.
À la nuit tombée, quand les trolls et les gnomes s’étendirent pour un sommeil peu agréable dans le froid et la pluie, le Valombrien décida de fuir. Il n’avait aucune idée de l’endroit où était Allanon. Il pouvait seulement supposer que le druide avait suivi l’armée. Sans certitude aucune. Dans l’obscurité saturée d’humidité, il lui serait pratiquement impossible de le localiser. Le mieux serait de se cacher jusqu’à l’aube, puis de se lancer à sa recherche. Il se dirigea vers la limite est du campement et se faufila entre les soldats étendus, les paquetages et les armures, toujours étroitement enveloppé dans son manteau de chasse détrempé.
Une nuit pareille, il aurait probablement pu circuler à visage découvert. En plus de l’obscurité et de la pluie, qui tournait au crachin, une brume venue des prairies jetait sur tout un voile si efficace qu’on y voyait à peine à quelques pieds devant soi. Malgré lui, Flick repensa à Shea. Retrouver son frère, voilà ce qui l’avait poussé à se glisser dans le camp ennemi, déguisé en gnome. Comme il s’y attendait, il n’avait rien appris sur le sort de Shea. Il s’était préparé à être démasqué et capturé dans les minutes suivant son intrusion. Et il était encore libre ! S’il s’échappait maintenant et retrouvait Allanon, ils parviendraient peut-être à libérer le roi des elfes, et…
Flick s’accroupit près d’une pile de paquetages couverts d’une toile. À supposer qu’il déniche le druide, que pourraient-ils pour Eventine ? Il leur faudrait du temps pour rejoindre Balinor, dans la cité-forteresse de Tyrsis. Et là encore, le temps leur était compté. Qu’arriverait-il à Shea pendant qu’ils s’évertueraient à sauver Eventine, devenu sur l’échiquier du destin une pièce bien plus importante que son frère depuis la perte de l’Épée de Shannara ? Et si Eventine avait eu vent du sort de Shea ? Peut-être le roi savait-il où il était, et où l’Épée avait été emportée ?
Flick envisagea rapidement les possibilités. Il devait retrouver Shea. Rien d’autre n’avait d’importance pour lui. Il n’y aurait personne pour l’aider, puisque Menion était parti prévenir de l’invasion les cités de Callahorn. Même Allanon semblait avoir épuisé ses ressources. Sans résultat. Mais Eventine savait peut-être où était Shea…
Frissonnant dans l’air glacé, il essuya la pluie de son front et de ses yeux, étonné par le tour que prenaient ses pensées fébriles. Comment pouvait-il songer à retourner dans le camp ? Il était déjà au bord de la panique et de l’épuisement ! Courir des risques supplémentaires était une folie ! Pourtant, la nuit sombre, brumeuse, impénétrable se prêtait à la perfection aux entreprises les plus téméraires. Une telle occasion ne se représenterait peut-être pas, et personne d’autre que lui n’était mieux placé pour en tirer le maximum.
De la folie furieuse ! se répéta-t-il, au désespoir. S’il rebroussait chemin maintenant, s’il essayait de libérer Eventine, ce serait un suicide.
Pourtant, il se décida. Seul Shea comptait réellement et le roi des elfes saurait peut-être ce qu’il était advenu de lui. Jusque-là, contre toute attente, Flick avait survécu dans le camp ennemi… Il était même parvenu à se faufiler sous la tente de l’état-major troll, et à s’approcher assez du roi pour lui chuchoter un message d’espoir ! La fortune sourit aux audacieux, disait-on… C’était peut-être en effet le fruit inespéré d’une chance miraculeuse. Quoi qu’il en soit, pouvait-il partir maintenant, après – à la réflexion – avoir accompli si peu ? Il sourit de son soudain héroïsme. Mis au défi par le destin, il se sentait perdu d’avance. Il courait à sa perte. Glacé, proche de l’effondrement mental et physique, il allait tenter cet ultime coup d’audace, simplement parce que le hasard avait voulu qu’il soit là à ce moment précis. Lui et personne d’autre.
Comme Menion Leah se moquerait de lui s’il le voyait maintenant – pensa Flick. Pourtant, il aurait donné cher pour que le montagnard soit avec lui, lui insufflant un peu de son courage. Mais Menion n’était pas là, et le temps filait.
Avant d’avoir vraiment compris comment, il eut retraversé le camp. Hors d’haleine, il s’accroupit à quelques pas de la tente des Maturens. La brume se mêlait à la sueur, sur son front, puis coulait en ruisselets le long de ses joues empourprées et sous ses vêtements trempés. Il n’avait d’yeux que pour son objectif. Des doutes revinrent le tourmenter. La terrible créature qui servait le Roi-Sorcier était là, tel un instrument de mort sans âme qui détruirait Flick sans hésiter. Selon toute probabilité, elle guettait une tentative idiote de cet ordre. Pire encore, le roi des elfes avait pu être emmené ailleurs.
Flick chassa ses doutes, inspira à fond, rassembla son courage et finit son examen de la tente. Dans l’obscurité, il ne voyait même plus les silhouettes des gardes. Il passa une main sous sa tunique trempée et tira le couteau de chasse de son fourreau : son unique arme.
Enfin, il reconstitua mentalement l’endroit où Eventine était ligoté quand il l’avait nourri, la veille.
Puis il rampa vers son objectif.
Il s’accroupit près de la toile humide, le tissu glacé pressé contre sa joue brûlante. Dans le brouillard et l’obscurité, il écouta d’interminables minutes les respirations lourdes et les ronflements des soldats endormis. Il envisagea d’entrer crânement par le rabat, mais y renonça vite. Il lui faudrait se frayer un chemin dans l’obscurité au milieu de trop de trolls endormis, avant d’atteindre Eventine… Il choisit un pan de toile à l’endroit où il estimait que se trouvait la « cloison », là où le roi des elfes était attaché la veille. Avec une lenteur effrayante, il enfonça la pointe de son couteau dans la toile détrempée et entreprit de trancher le tissu.
Il ne se souvint jamais du temps qu’il lui fallut pour pratiquer l’incision nécessaire. Absorbé par son labeur dans le silence de la nuit, il était épouvanté à la perspective qu’un bruit de déchirure réveille les occupants. Au fil de ces minutes d’angoisse, il eut l’étrange sentiment d’être seul dans le camp, toute sa vie aspirée par le linceul de brume et de pluie. Personne ne passa à côté de lui. Rien… Aucun son…
Il aurait réellement pu être seul au monde pendant ces quelques minutes si brèves et pourtant si longues.
Enfin, une fente verticale récompensa ses efforts, bâillant comme si elle l’invitait à entrer. Il s’y risqua en redoublant de prudence.
Il n’y avait que le sol de toile, sec mais aussi froid que la terre humide. Il passa la tête et sonda l’obscurité troublée par les ronflements des dormeurs. Retenant son souffle le temps que ses yeux s’accoutument à une obscurité presque totale, il se sentit terriblement exposé.
Ses yeux mettaient trop longtemps à s’adapter. À ce stade, il ne pouvait pas risquer d’être découvert par hasard ! Il se glissa dans l’ouverture et s’abrita sous la tente. Les ronflements continuèrent. Quelqu’un se retourna dans son sommeil, mais personne ne se réveilla. Flick resta accroupi plusieurs minutes et tenta de discerner les formes des trolls, des tables et des paquetages.
Après ce qui lui parut une éternité, il put mieux repérer les soldats assoupis enroulés dans leurs couvertures et s’aperçut qu’un des dormeurs était étendu tout près de lui. S’il avait voulu ramper plus loin avant que ses yeux se soient habitués à l’obscurité, il aurait heurté le soldat et l’aurait probablement réveillé. La peur qui l’avait à peine quitté le reprit. Il lutta contre la panique qui le poussait à tourner les talons et à fuir à toutes jambes. La sueur ruisselait le long de son corps, sous ses vêtements trempés. Sa respiration se fit plus laborieuse. À cet instant, il était conscient de chaque sensation, l’esprit poussé aux limites de la rupture. Pourtant, ensuite, il ne se souviendrait d’aucun détail. Il resterait à peine une image gravée dans sa mémoire : celle des Maturens endormis et de l’objet de sa quête, Eventine.
Le roi des elfes n’était plus assis devant la tenture, mais couché sur le sol, à quelques pieds seulement de lui, ses yeux grands ouverts suivant tous ses mouvements. Flick ne s’était pas trompé en repérant son point d’entrée. Il rejoignit le roi et coupa prestement les cordes qui lui entravaient les poings et les chevilles.
L’elfe libéré, les deux silhouettes se faufilèrent vers l’accès ménagé par le Valombrien. Eventine s’arrêta pour ramasser quelque chose, à côté d’un troll endormi. Sans s’en occuper, Flick se hâta de sortir. Puis il s’accroupit près de la tente et jeta des regards anxieux à la ronde. Seul le martèlement de la pluie brisait le silence.
Quelques instants après, la toile s’écarta de nouveau sur le roi des elfes qui s’accroupit à côté de son sauveur. Il portait un long manteau de pluie et brandissait une épée. Enveloppé dans le vêtement, il fit un pauvre sourire à Flick et lui serra la main pour exprimer sa gratitude.
Le Valombrien lui rendit son sourire avec un signe de tête.
Ainsi fut délivré le roi Eventine, enlevé au nez et à la barbe de l’ennemi ! L’heure de gloire de Flick Ohmsford ! Sûr que le pire était passé et que, une fois Eventine libéré, fuir serait un jeu d’enfant, il n’avait pas accordé une pensée à la suite. À vrai dire, il n’avait pas réfléchi au-delà de son entrée sous la tente ! Le moment était venu de s’en occuper. Mais alors qu’ils marquaient une brève pause, leur délai de grâce prit soudainement fin. Trois sentinelles trolls armées jusqu’aux dents surgirent de nulle part et repérèrent aussitôt les silhouettes suspectes, accroupies près de la tente d’état-major. Un instant, tout le monde resta immobile. Puis Eventine se releva lentement et se déplaça pour cacher la fente pratiquée dans la toile. À l’étonnement de Flick, le roi des elfes fit signe aux trois gardes d’approcher en leur parlant dans leur langue. Non sans hésiter, mais piques baissées, les sentinelles obéirent, décontenancées de s’entendre interpeller ainsi. Avec un signe discret d’avertissement à Flick, Eventine fit un pas sur le côté révélant soudain la fente. Ne se doutant de rien, les trolls se précipitèrent vers la tente. Le Valombrien fit aussi un pas de côté, la main sur son couteau de chasse, sous son manteau. Alors que les Trolls avaient les yeux rivés sur la toile déchirée, le roi des elfes les attaqua.
Deux sentinelles furent égorgées en un instant. La troisième lâcha un cri d’alarme et riposta, entaillant l’épaule d’Eventine avant de s’effondrer à son tour. Le silence retomba.
Livide, Flick regarda les trolls morts pendant qu’Eventine tentait en vain d’empêcher sa blessure de saigner. Des bruits de voix résonnèrent, tout près.
— Vers où ? souffla le roi, l’épée ensanglantée au poing.
Le petit Valombrien lui désigna les ténèbres, droit devant. Les voix se rapprochaient, venues de plusieurs directions. Sans un mot, les deux compagnons fuirent les quartiers de l’état-major troll. Trébuchant entre les tentes, incapables de progresser rapidement sur la terre détrempée, aveuglés par la nuit et la brume, ils s’efforcèrent pourtant de distancer leurs poursuivants. Bientôt, les voix se firent plus lointaines.
Ils entendirent un cri d’alarme quand quelqu’un découvrit les cadavres des sentinelles. Puis le son grave et obsédant d’un cor de guerre troll réveilla tous les soldats.
Flick avait pris la tête et fouillait dans sa mémoire pour retrouver le chemin le plus rapide vers la sortie du camp. Il courait à l’aveuglette, plus terrifié que jamais, avec une seule idée à l’esprit : sortir de ce détestable campement !
Son épaule saignant abondamment, Eventine comprit que son jeune sauveur cédait à la panique. En vain, il l’exhorta à la prudence.
Trop tard. Ils se jetèrent tête la première sur un groupe de soldats à demi endormis. Tous roulèrent sur le sol, incapables d’éviter la collision. Des mains invisibles arrachèrent son manteau de chasse à Flick pour mieux le tabasser. Épouvanté, il répliqua à coups de couteau, tailladant tout ce qui passait à sa portée. Des hurlements de douleur et de rage récompensèrent ses efforts. Se dégageant, il bondit sur ses pieds. Et retomba sous l’assaut de plusieurs adversaires. Quand il aperçut l’éclat d’une lame près de sa tête, il leva d’instinct son couteau pour parer.
Le chaos dura plusieurs minutes alors que le Valombrien se frayait un chemin entre les mains tendues qui cherchaient à le retenir. Il reçut des coups en grand nombre, retomba souvent à terre, mais il se releva toujours et continua à se battre et à appeler Eventine à grands cris.
En réalité, ils étaient tombés sur un groupe désarmé et pris au dépourvu. Les soldats tentaient de maîtriser le Valombrien qui, terrifié, se débattait trop violemment pour qu’ils y parviennent. Eventine se jeta dans la mêlée. Découragés, leurs adversaires finirent par abandonner la partie et par se disperser dans l’obscurité. Faisant rapidement un sort au seul qui n’avait pas abandonné la lutte, un gnome d’assez grande taille qui se cramponnait des pieds et des mains à Flick, le roi des elfes saisit son sauveur par le col de sa tunique et le remit debout.
Le Valombrien continua de se débattre. Voyant enfin qui le tenait, il s’arrêta net… Autour de lui, le son des cors de l’armée du Nord retentissait dans tout le camp, se mêlant aux cris des soldats. Flick essaya en vain d’entendre ce que criait son compagnon, la tête encore endolorie par les coups.
— … trouver le chemin le plus rapide pour filer ! Ne courez pas, marchez ! Ça attirera moins l’attention sur nous. Allons !
Eventine le fit pivoter. Leurs yeux se croisèrent un instant. Flick crut être foudroyé par le regard perçant du roi des elfes, comme s’il sondait son cœur envahi par l’épouvante…
Côte à côte, armes au poing, ils avancèrent. Les pensées plus claires, Flick se remémora quelques points de repère. Cette fois, il allait dans la bonne direction. Sa peur fut momentanément remplacée par une froide détermination, en partie née de la présence rassurante du roi des elfes. Il aurait pu s’agir d’Allanon, tant la confiance du souverain était impressionnante.
Des dizaines de soldats en armes passèrent en courant à côté d’eux, certains à quelques pas à peine, mais personne ne les interpella. Ils traversèrent tranquillement le chaos qui régnait dans le campement depuis l’appel aux armes et s’approchèrent des postes de garde affectés à la protection éloignée du camp. Derrière eux, les cris et les clameurs mouraient peu à peu. La pluie avait momentanément cessé, mais la brume ensevelissait toujours la prairie des plaines de Streleheim jusqu’à la Mermidon. Flick jeta un coup d’œil inquiet à son compagnon et remarqua qu’il était légèrement voûté sous l’effet de la douleur, son bras gauche blessé pendant le long de son flanc et saignant abondamment. L’elfe épuiserait vite ses ressources à cause de l’hémorragie. Il pâlissait d’instant en instant mais se forçait à continuer. Flick ralentit et se rapprocha de son compagnon pour le soutenir au cas où il trébucherait.
Ils atteignirent si vite le périmètre extérieur du camp que les nouvelles alarmantes sur les quartiers généraux des Maturens n’étaient pas encore arrivées aux oreilles des sentinelles. Mais le cor les avait mises sur leurs gardes. Par petits groupes, armes au poing, elles surveillaient le camp. Une chance pour les fugitifs, elles étaient persuadées ; que le danger venait de l’extérieur. Leur attention étant rivée partout ailleurs que sur le campement, Flick et Eventine approchèrent sans mal. Le roi des elfes n’hésita pas : il dépassa les sentinelles d’un pas rapide et déterminé, comptant sur l’obscurité, la brume et la confusion générale.
Encore quelques minutes et l’armée entière serait sur le pied de guerre. Dès que la nouvelle de l’évasion d’Eventine se répandrait, des éclaireurs seraient lancés à ses trousses. Le salut se trouverait en direction de Kern, au sud, ou dans les dents du Dragon et ses forêts environnantes, à l’est. Dans les deux cas, y parvenir prendrait au mieux des heures, et les forces du roi l’abandonnaient. Mais s’arrêter maintenant, au risque d’être aperçu par les gardes sur ce terrain découvert, était exclu.
Les compagnons avancèrent hardiment entre deux groupes de sentinelles. Ils abordèrent la prairie, au-delà du camp, et réussirent à ne pas attirer l’attention jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le périmètre de surveillance. À ce moment, plusieurs sentinelles les aperçurent et les interpellèrent. Eventine se tourna à demi. Il répondit en langue troll et continua à avancer. Flick le suivit, méfiant, tandis que les sentinelles hésitaient. Puis un des soldats lança un ordre bref et leur fit signe de revenir.
Eventine cria à Flick de courir.
La poursuite commença. Près de vingt gardes se lancèrent à leurs trousses à grand renfort de beuglements.
D’emblée, c’était une lutte inégale. Tous deux nettement plus légers que les trolls, en temps normal, Eventine et Flick auraient aisément semé leurs adversaires. Mais l’elfe était sérieusement affaibli et le Valombrien se sentait épuisé par les épreuves et les singulières émotions des deux derniers jours.
Leurs poursuivants étaient forts, bien reposés et bien nourris. Flick pensa que seules la brume et l’obscurité les sauveraient peut-être. La respiration rauque, trébuchant à chaque pas, ils allèrent bien au-delà de leurs limites. Tout devint flou devant eux. Sentant l’herbe glissante sous leurs pieds, ils coururent jusqu’au bout de leurs forces. Et toujours pas de cachette en vue. Ni montagne ni forêt. Rien !
Soudain, une pique troua le manteau d’Eventine et le cloua au sol. Le périmètre extérieur de sentinelles, pensa Flick, horrifié. Il les avait oubliées ! Une silhouette jaillit de la brume pour se jeter sur l’elfe. Avec ses dernières forces, le roi roula sur le côté pour éviter l’épée qui se planta dans la terre, en lui frôlant la tête. En même temps, il avait dressé son arme. Son assaillant finit embroché sur la lame.
Flick chercha d’autres adversaires du regard. Mais il y avait seulement une sentinelle ! Il se rua au côté de son compagnon, arracha la pique pour le libérer et l’aida à se relever. Eventine fit quelques pas… et s’effondra. Le Valombrien s’agenouilla pour tenter de le ranimer.
— Je n’en peux plus, dit Eventine d’une voix rauque. Je n’irai pas plus loin…
Les cris des soldats se rapprochaient. Flick essaya en vain de remettre l’elfe debout. Eventine s’était évanoui. Armé de son Fidèle couteau, le Valombrien regarda autour de lui, désespéré. C’était la fin…
Ne sachant plus quoi faire, il appela le seul être au monde qui pouvait encore les secourir.
— Allanon ! Allanon !
Sa voix mourut dans les ténèbres. La pluie avait recommencé à tomber, formant des flaques boueuses sur le sol déjà saturé d’eau. L’aube se lèverait bientôt, même s’il était difficile de deviner l’heure, avec un temps pareil. Flick s’accroupit près de l’elfe, écoutant leurs poursuivants se rapprocher. Au son de leurs voix, ils n’étaient plus bien loin… Une question de minutes, sans doute, avant qu’ils repèrent les fuyards. Et même si Flick avait libéré Eventine, il ignorait toujours tout du sort de Shea…
Soudain, des cris, sur sa gauche, le firent pivoter. Il vit des silhouettes se découper dans le brouillard.
Ils l’avaient trouvé !
Il se leva pour leur faire face.
Mais l’obscurité qui les séparait fut déchirée par un éclair qui sembla jaillir de la terre. Sa force terrifiante renversa Flick sur l’herbe où il resta étendu, aveuglé et sonné. Une pluie d’étincelles et d’herbe carbonisée retomba sur lui pendant qu’une série d’explosions ébranlait le sol.
Ses ennemis furent auréolés par la lumière éblouissante, puis disparurent de nouveau dans l’obscurité. Des colonnes de flammes filèrent vers le ciel comme autant de piliers dressés dans l’obscurité et le brouillard.
Le front plissé, Flick, témoin de ce maelström de destruction, fut persuadé que c’était la fin du monde… La muraille de feu flamba plusieurs minutes avec une fureur vengeresse, sa chaleur se communiquant à l’air nocturne au point que la peau du Valombrien commença à brûler.
Puis tout s’arrêta aussi soudainement que cela avait commencé.
Flick se releva sur un genou et sonda l’obscurité. Des bruits de pas résonnant derrière lui, il fit volte-face. Une grande silhouette émergea de la brume. Vêtue de longues robes noires, elle fondait sur lui comme un ange de la mort venu réclamer son dû… D’abord terrifié, Flick reconnut soudain son « agresseur ». Le druide vêtu de noir qu’il avait appelé un peu plus tôt. Allanon était enfin arrivé !