Chapitre 19
Jusqu’à midi, les trois étranges compagnons voyagèrent vers le nord à travers les collines. Puis ils s’arrêtèrent pour un repas frugal et un repos bien mérité. Le terrain n’avait pas changé depuis le début de la marche, au matin. Et les collines abruptes rendaient la progression très difficile. Même Keltset peinait, tant les montées et les descentes se succédaient. Les collines rudes et hostiles étaient couvertes d’herbes folles, de buissons el d’arbrisseaux. Il s’en dégageait une impression déprimante de vide et de solitude. Une mauvaise humeur insidieuse s’installait chez les voyageurs. Ployant sous les pas sans jamais rompre, l’herbe haute griffait les jambes à travers le tissu des braies. Regarder derrière soi était inutile pour se repérer. Shea aurait été incapable de dire si quelqu’un les avait précédés. Les arbres noueux et distordus donnaient l’impression d’être des laissés-pour-compte de la nature, abandonnés pour y survivre tant bien que mal. Il n’y avait aucun signe de vie animale, pas le moindre chant d’oiseau ni cri de petit mammifère. Depuis l’aube, les trois voyageurs n’avaient pas vu âme qui vive.
Mais la conversation allait bon train. Shea aurait même aimé que Panamon Creel se fatigue de sa propre voix – au moins quelques minutes. Le voleur menait un débat animé avec ses compagnons, avec lui-même, et, de temps à autre, avec personne en particulier. Il parlait de tout et de rien, pérorant sur des domaines qui semblaient de loin dépasser ses compétences… Le seul sujet de conversation qu’il évita soigneusement fut Shea lui-même. Il se comportait comme s’il était un simple frère d’armes, un voleur comme lui, avec qui s’épancher tout son soûl…
Il évoqua longuement sa vie aventureuse. Mais il évita consciencieusement de s’enquérir du passé de Shea, des Pierres Elfiques, ou du but de ce Voyage. Il avait apparemment décidé que la meilleure façon d’aborder le problème serait d’amener le Valombrien à Paranor aussi vite que possible, de le rendre à ses amis… et de continuer enfin son chemin.
Shea ignorait où les deux voleurs avaient décidé d’aller avant de le rencontrer. À supposer qu’ils se fussent posé la question… Il écouta attentivement les radotages du voleur, glissant parfois un commentaire quand cela semblait approprié, ou lorsque son « interlocuteur » lui demandait son avis – sans doute histoire de reprendre son souffle. Mais toutes ses pensées tournaient autour des pierres. La situation se compliquait : les voleurs savaient aussi bien que lui qu’il tenterait de les leur reprendre. Ce serait de bonne guerre. La seule question concernait la méthode qu’il emploierait. Shea en était convaincu : Panamon Creel se jouerait de lui. Laissant juste assez de mou à la corde pour le percer à jour avant de resserrer le nœud coulant autour de son cou !
Shea observait de temps en temps le troll des rochers. Que dissimulait son apparence impassible ? À en croire Panamon, Keltset était un inadapté rejeté par son propre peuple. Il se serait acoquiné à Panamon uniquement parce que le voleur lui avait témoigné de l’amitié. Une histoire plutôt bancale au premier abord, mais qui savait… Pourtant, quelque chose, dans le comportement du troll, incitait le Valombrien à douter qu’il fût vraiment un exilé. Il y avait une indéniable dignité dans son maintien et son attitude. Peut-être était-il vraiment muet, mais de l’intelligence brillait dans son regard. De là à en déduire que Keltset était un être plus complexe que ce que son compagnon en disait…
À l’instar d’Allanon, Panamon n’avouait pas tout. Mais au contraire du druide, le voleur était un menteur patenté. Le jeune Valombrien se demanda s’il devait croire quoi que ce fût dans ce flot intarissable de paroles. Il ne connaissait pas toute la vérité au sujet de Keltset, il en était certain, soit parce que Panamon avait menti, soit parce que le voleur lui-même ignorait la vérité.
Shea avait aussi la certitude que l’aventurier vêtu d’écarlate, ce bandit qui lui avait sauvé la vie avant de le dépouiller, était davantage qu’un voleur de grands chemins ordinaire…
Le déjeuner fut vite expédié. Pendant que Keltset emballait les ustensiles de cuisine, Panamon expliqua à Shea qu’ils étaient près du col de Jannisson, à la frontière nord de la contrée semée de collines. Au-delà, ils traverseraient les plaines de Streleheim, à l’ouest, pour atteindre Paranor. Là, leurs chemins se sépareraient, et Shea serait libre de retrouver ses amis ou d’aller à la forteresse des Druides. Attentif au ton qu’employait Creel, le Valombrien consentit à tout. Visiblement, le voleur s’attendait à une tentative de récupération. Il le guettait au tournant. Shea se garda bien de trahir ses sentiments, mais il avait parfaitement compris ce petit jeu.
Peu après, ils arrivèrent au pied des collines, face aux montagnes basses qui se profilaient dans le lointain. Shea estima que les monts les plus éloignés, sur sa gauche, étaient un prolongement des dents du Dragon qui aboutissait à une nouvelle chaîne où se dressait le col de Jannisson. Ils étaient désormais très près des Terres du Nord. Pour le Valombrien, rebrousser chemin devenait plus que jamais exclu.
Panamon Creel s’était lancé dans un autre de ses interminables récits épiques. Chose bizarre, il parlait plus rarement de Keltset, confirmant l’impression de Shea – il ne connaissait pas le troll des rochers aussi bien qu’il le prétendait…
Il apparut bientôt que la créature était aussi mystérieuse aux yeux de Panamon qu’à ceux de Shea. S’ils avaient vraiment uni leurs destinées depuis deux ans, comme Panamon le prétendait, certains de ses récits auraient dû inclure Keltset. De plus, alors que Shea avait cru que le troll suivait l’humain à la manière d’un chien fidèle, il s’aperçut, en l’observant de plus près, qu’il cheminait avec lui pour des raisons entièrement différentes. Shea ne parvint pas à cette surprenante conclusion en écoutant Panamon, mais en étudiant de près le comportement du troll. Quelle surprenante attitude, fière et détachée ! Pour exterminer la patrouille de gnomes, Keltset avait fait montre d’une belle efficacité. À la réflexion, ce massacre avait dû être le fruit de la nécessité, pas celui de la complaisance pour Creel ou de la cupidité.
En somme, Keltset se dérobait à l’analyse… Mais Shea était au moins sûr d’une chose : ce troll n’était pas un opprimé rejeté par son peuple.
La journée étant particulièrement chaude, Shea transpirait d’abondance. Le terrain ne s’était pas aplani et la traversée des collines restait laborieuse.
Panamon Creel parlait toujours à bâtons rompus, riant et plaisantant avec le Valombrien comme s’ils étaient de vieux amis… Il fit un portrait haut en couleur des Quatre Terres où il avait voyagé, se frottant à divers peuples et étudiant leurs mœurs. Shea estima qu’il restait un peu trop vague au sujet des Terres de l’Ouest, et douta qu’il eût appris grand-chose sur les elfes. Mais soulever la question ne serait pas des plus sage. Il écouta sans broncher le récit des frasques et des conquêtes galantes du bonhomme. Creel improvisa même une histoire abracadabrante sur la fille d’un roi qu’il aurait sauvée et dont il se serait épris… Hélas, le souverain avait mis un terme à cette mésalliance avant que les choses aillent trop loin, séparant les tourtereaux et éloignant la princesse de son calamiteux soupirant.
Le Valombrien fit montre d’une compassion outrée tout en riant sous cape quand le voleur lui confia avec angoisse qu’il n’avait toujours pas renoncé à retrouver sa dulcinée. Shea souligna que la belle princesse, s’il la dénichait, saurait certainement l’amener à renoncer à son mode de vie critiquable.
Désarçonné, l’homme lui jeta un regard curieux, ne sachant comment prendre la réflexion. Shea garda une mine très sérieuse. Perplexe, Creel parut envisager un instant cette intrigante possibilité.
Deux heures plus tard, ils atteignirent enfin le col de Jannisson. Le col, une faille large et facile d’accès entre les deux chaînes de montagnes, conduisait à une région de plaines. La grande chaîne du sud était bien le prolongement des dents du Dragon, mais celle qui faisait face au nord était inconnue de Shea. Il savait que les monts Charnal – la terre natale des trolls des rochers – se dressaient à l’est de cette chaîne, qui en était peut-être aussi le prolongement. Les pics désolés, quasi inexplorés, restaient une étendue sauvage à peine colonisée par les trolls. Ceux des Rochers étaient les plus grands de leur espèce, mais il en existait d’autres, dans ce secteur des Terres du Nord. Si Keltset était représentatif de sa race, les trolls étaient bien plus intelligents que les gens du Sud l’imaginaient. Shea trouva bizarre que son peuple soit aussi mal informé à leur sujet. Après tout, ne faisaient-ils pas partie du même monde ? Pourtant, les livres de son enfance décrivaient les trolls comme des êtres ignorants et frustes…
Panamon s’arrêta à l’entrée du col puis avança encore, seul, de quelques pas. Sur ses gardes, il examina avec attention les pentes abruptes, des deux côtés. Après plusieurs minutes d’examen, il ordonna à son compagnon d’explorer le col pour débusquer d’éventuels ennemis. Le troll disparut bientôt entre les collines et les rocs. Souriant de toutes ses dents, Panamon suggéra à Shea de s’asseoir… À en juger par son autosatisfaction, il se félicitait de son génie… Grâce à ce luxe de précautions, il éviterait les pièges que les amis de Shea avaient pu préparer à son intention. Certain que le Valombrien n’avait rien de menaçant, il ne craignait pas de le garder près de lui. Mais il redoutait que ses amis soient assez puissants pour lui causer des problèmes si l’occasion s’en présentait.
En attendant le retour du troll, l’aventurier raconta un autre volet extravagant de sa vie de voleur de grands chemins. Shea trouva le récit aussi invraisemblable que les précédents. Panamon semblait prendre un malin plaisir à tisser ces fadaises auxquelles personne de sensé n’aurait pu ajouter foi – même à supposer qu’on les entendît pour la première fois, pas la cinq centième… Prenant son mal en patience, Shea, qui s’efforçait de paraître pendu à ses lèvres, réfléchit à ce qui l’attendait en chemin. Ils devaient être très près des frontières de Paranor. Celles-ci franchies, il serait seul. S’il tenait à la vie, il lui faudrait rapidement retrouver ses amis ! Car le Roi-Sorcier et ses chasseurs le traqueraient sans trêve… Et s’ils le localisaient avant qu’il se soit remis sous la protection d’Allanon, il serait condamné. Pourtant, que ses compagnons se soient emparés de la forteresse des Druides et de la précieuse Épée de Shannara n’était pas tout à fait impossible. Peut-être avaient-ils déjà remporté la victoire ?
Keltset reparut soudain et leur fit signe. Ils le rejoignirent et s’engagèrent dans le col. Il y avait peu de cachettes, le long du chemin, d’où une embuscade aurait pu être tendue. À part quelques amas de rochers. Mais un ou deux adversaires seulement auraient pu s’y embusquer. Le col étant assez long, sa traversée prit presque une heure. La marche fut agréable et le temps passa rapidement.
Au nord, ils découvrirent des plaines et, dans le lointain, une chaîne de montagnes orientée à l’ouest.
Les trois voyageurs abordèrent les plaines qui s’étendaient dans une grande dépression délimitée sur trois côtés par des montagnes et des forêts. L’ouest était dégagé. Une herbe vert pâle poussait en touffes sur une terre assez sèche, au milieu de buissons malingres arrivant aux genoux de Shea. Même au printemps, ces plaines ne devaient jamais être très luxuriantes. Elles abritaient sans doute peu de formes de vie.
Shea devina qu’ils arrivaient à proximité de Paranor quand Panamon les fit tourner vers l’ouest, à des centaines de pas au nord de la forêt et de la montagne, sur leur gauche, afin de se protéger de toute attaque éclair. Quand le Valombrien demanda au voleur où ils étaient par rapport à Paranor, son « ami » eut un sourire sournois et répondit qu’ils en approchaient.
Inutile de le presser de questions, pensa Shea, résigné à ignorer où ils étaient jusqu’à ce que Creel décide de le relâcher.
Le Valombrien se concentra sur les plaines, ces effrayantes mais fascinantes étendues désertiques. C’était à ses yeux un monde nouveau. Malgré des appréhensions bien compréhensibles, il entendait profiter de tout ce qui s’offrirait à lui.
La fabuleuse odyssée dont Flick et lui avaient rêvé ! Et même si à la fin de l’histoire, ils étaient morts et oubliés, leur quête ayant échoué, Shea aurait au moins parcouru le monde et vécu de fantastiques aventures.
Au milieu de l’après-midi, les trois compagnons marchaient toujours, en sueur et de fort mauvaise humeur à cause de la chaleur. Keltset se tenait un peu à l’écart, son visage toujours vierge d’expression. Panamon s’était enfin arrêté de jacasser, sans doute pressé d’en finir et de se débarrasser d’un fardeau…
Tout le corps endolori, Shea sentait que sa résistance, déjà limitée, était sapée par deux jours supplémentaires de marche forcée. Ils avançaient vers le soleil, sans protection ni ombre, battant continuellement des paupières pour éviter d’être éblouis. À mesure que le soleil descendait vers l’horizon, voir loin devenait difficile. Après un moment, Shea renonça à tout effort, se fiant à Panamon pour atteindre Paranor. Ils approchaient de la chaîne de montagnes septentrionale, sur leur droite. Là où les pics cessaient, la plaine semblait s’étendre à perte de vue.
Quand Shea demanda s’il s’agissait des plaines de Streleheim, Panamon acquiesça – après un temps de réflexion.
Ils traversèrent la vallée en forme de fer à cheval qui débouchait sur la lisière des plaines de Streleheim, au nord et à l’ouest. Le terrain qu’ils allaient traverser, parallèle à la falaise et aux forêts situées sur leur gauche, était très vallonné. S’apercevoir de ce changement depuis la vallée était impossible. Par endroits poussaient des bosquets et des broussailles. Ainsi qu’un… détail… étranger à la terre. Les trois compagnons le remarquèrent en même temps. Panamon fit signe de s’arrêter, un regard soupçonneux tourné vers l’horizon. Une main en visière, Shea vit une série de poteaux étranges fichés dans le sol. Éparpillés sur des centaines de pieds dans toutes les directions, il aperçut aussi des tas de tissus colorés et des morceaux de métal ou de verre scintillant. Des objets noirs remuaient au milieu…
Panamon poussa des cris aigus. Au grand étonnement de Shea, des battements d’ailes et des hurlements inquiets lui répondirent. Les « objets noirs » étaient de grands vautours qui décollèrent péniblement et s’éparpillèrent à regret sous le soleil.
Panamon et Shea restèrent sur place et Keltset alla examiner la scène. Peu après, il revint et fit une série de gestes à l’attention de Panamon.
— Il y a eu une bataille, annonça le voleur à Shea. Ce sont des morts, là-bas !
Les trois compagnons approchèrent. Craignant de découvrir les cadavres de ses amis, Shea traînait la jambe. Les « poteaux » devinrent identifiables après quelques pas : des lances et des étendards. Les parties brillantes étaient les lames des épées et des couteaux, certaines jetées par des fuyards, d’autres toujours dans les mains des cadavres. Les « piles de tissu » se transformèrent en dépouilles trempées de sang qui rôtissaient lentement au soleil…
Shea s’étrangla quand l’odeur de la mort agressa ses narines. Des nuées de mouches bourdonnaient autour des défunts. Panamon se tourna vers le Valombrien avec un sourire amer. Le garçon n’avait sans doute jamais vu la mort ainsi… Il ne serait pas près d’oublier la leçon !
Shea lutta contre la nausée et se força à avancer sur le champ de bataille. Des centaines de cadavres gisaient à flanc de colline. Après la fureur du combat, rien ne bougeait plus. Les soldats étaient tous morts. À en juger par l’éparpillement des corps, Panamon conclut que la bataille avait été longue. On n’avait pas fait de quartier.
Le voleur repéra l’étendard des gnomes, puis leurs petits corps jaunes, aisément reconnaissables. Après un examen plus poussé de certains corps, il s’avisa que les adversaires des gnomes étaient des elfes.
Panamon s’arrêta au milieu des morts, ne sachant que faire.
Shea observait le charnier, son regard volant d’un gnome à un elfe, d’une terrible blessure à une autre… Confronté à la mort dans toute son horreur, il sentit la peur lui nouer le ventre.
Ici, il n’y avait pas d’aventure, de sens ou de choix… Seulement du dégoût et un malaise profond. Tous ces malheureux avaient péri pour quelque raison insensée, peut-être en ignorant au nom de quelle cause ils s’étaient battus. Rien ne justifiait pareil carnage.
Rien !
Un mouvement soudain de Keltset attira l’attention de ses compagnons. Ils virent le troll ramasser un étendard au fanion déchiré et ensanglanté, la hampe brisée en deux. L’emblème était une couronne qui dominait un arbre entouré par une guirlande de rameaux. Sourcils froncés, Panamon examina les corps les plus proches, s’éloignant en cercles de ses compagnons.
Keltset dévisagea Shea, apparemment fasciné par quelque chose…
Panamon revint près du troll, l’air angoissé.
— Nous avons de gros problèmes, ami Shea, déclara-t-il, les poings sur les hanches. Cet étendard est celui de la maison royale d’Elessedil, la garde personnelle d’Eventine. Je n’ai pas trouvé son cadavre, mais ça ne me rassure guère. S’il est arrivé malheur au roi des elfes, ça pourrait annoncer une guerre épouvantable. Le pays entier serait à feu et à sang !
— Eventine ! cria Shea. Il gardait les frontières nord de Paranor au cas où… !
Il se mordit la langue, craignant d’en avoir déjà trop dit. Mais Panamon Creel, qui parlait toujours, parut ne pas prêter attention à sa bévue.
— C’est insensé ! Des gnomes et des elfes qui se battent au milieu de nulle part ! Qu’est-ce qui aurait pu attirer Eventine si loin de son territoire ? Ils devaient s’affronter pour une raison qui m’échappe…
Il s’interrompit soudain.
— Qu’avez-vous dit, Shea, il y a un instant ? Au sujet d’Eventine ?
– Hum… Rien, bredouilla le Valombrien. Je n’ai rien dit…
Le voleur l’attrapa par le col de sa tunique et le souleva jusqu’à ce que leurs visages soient à quelques pouces l’un de l’autre.
– Ne faites pas le malin, petit ! rugit Panamon. Vous en savez plus que vous l’avouez. Alors, parlez ! Depuis le début, je m’en doutais ! L’heure de la vérité a sonné ! Et pas question de vous rebiffer…
Shea ne sut jamais quelle aurait pu être sa réponse. Il était encore suspendu dans les airs, se débattant contre la poigne d’acier du voleur, quand une ombre noire tomba soudain sur eux, puis les dépassa dans un froissement d’ailes.
L’horrible créature noire tourna lentement au-dessus du champ de bataille, à quelques pas seulement des trois voyageurs.
Shea sentit une terreur désormais familière s’emparer de lui à la vue du monstre. Panamon Creel, stupéfait, lâcha sa victime, qui tremblait de tous ses membres.
Shea eut l’impression que de la glace remplaçait son sang dans ses veines. Tout courage l’abandonna. La créature était un des Porteurs du Crâne du Roi-Sorcier ! Il n’avait plus le temps de fuir. C’en était fait de lui.
Les cruels yeux rouges glissèrent sur le troll, immobile, examinèrent rapidement le voleur vêtu d’écarlate, puis se posèrent sur le petit Valombrien, le brûlant comme s’ils lisaient ses pensées. Toujours ébahi par la vue du monstre ailé, Panamon Creel ne montrait cependant pas le plus petit signe de panique. Il se tourna vers la créature, un sourire espiègle sur son visage encore empourpré de colère.
Puis il cria :
— Peu m’importe d’où tu sors ! Ne te mêle pas de ça ! C’est une affaire entre lui et…
Les yeux brûlants lui jetèrent un regard plein de haine. Le voleur, incapable de continuer, resta bouche bée devant la créature.
— Où est l’Épée, mortel ? lança une voix menaçante. Je sens sa présence. Donnez-la-moi !
Panamon Creel regarda le monstre sans comprendre, puis il se tourna vers Shea et devina que cette horreur volante, pour une raison inconnue, était l’ennemi juré du Valombrien…
Et qu’elle était féroce.
— Inutile de nier que vous la possédez ! Je sais qu’elle est parmi vous ! La bataille est terminée. Le dernier héritier de l’Épée a été fait prisonnier et détruit. Vous devez me remettre l’Épée !
Pour une fois, Panamon Creel en resta sans voix. Il ignorait de quoi parlait la créature noire, mais de toute évidence, il valait mieux ne pas s’en vanter.
De toute façon, le monstre les tuerait. L’heure n’était plus aux palabres ! D’un gracieux mouvement du bras gauche, le voleur se caressa la moustache avec sa pique. Puis il regarda le géant immobile et tous deux communiquèrent en un éclair.
Ce serait une lutte à mort.
— Ne soyez pas idiots, mortels ! rugit la créature. Peu m’importent vos misérables existences ! Je veux seulement l’Épée. Je n’aurai aucun mal à vous détruire, même en plein jour.
Alors, une lueur d’espoir naquit dans l’esprit de Shea. Allanon l’avait dit : le pouvoir des Porteurs du Crâne faiblissait à la lumière du jour. Peut-être n’étaient-ils pas invincibles sous les rayons du soleil ? Les deux voleurs, des combattants aguerris, avaient-ils une chance de l’emporter ? Mais comment espérer détruire un être qu’animaient les lambeaux d’une âme morte ? Un fantôme réincarné dans une forme physique ?
La créature avança… Aussitôt, la main intacte de Panamon Creel dégaina la grande épée accrochée à son flanc. Vif comme l’éclair, il plia les jambes, se mettant en position de défense. Massue au poing, Keltset avança de quelques pas, instantanément transformé en une redoutable machine à tuer bardée de muscles. Le Porteur du Crâne hésita.
Ses prunelles ardentes se rivèrent sur le visage impassible du troll des rochers. Puis ses yeux rouges s’écarquillèrent d’étonnement…
— Keltset !
Comment le Porteur du Crâne connaissait-il le nom du troll ? À l’incrédulité de la créature répondit de l’incompréhension dans les yeux de Panamon Creel.
Sans crier gare, le troll passa à l’attaque. Sa massue tourna dans les airs et frappa la créature des ténèbres à la poitrine avec un craquement d’os écœurant. Panamon bondit, pique et épée brandies, et visa le cou et la poitrine de la créature. Mais le Porteur du Crâne ne se laisserait pas abattre si aisément ! D’une main griffue, il para le coup, envoyant Panamon bouler au loin. Puis des éclairs rouges jaillirent de ses yeux pour foudroyer le voleur, à demi assommé. Panamon roula sur le côté, mais les éclairs roussirent sa tunique écarlate. Avant que son adversaire puisse revenir à la charge, Keltset bondit.
Le troll et le Porteur du Crâne roulèrent à terre. Le monstre ailé, pourtant relativement grand, semblait frêle comparé à Keltset.
À genoux, Panamon secoua la tête pour essayer de retrouver ses esprits. Comprenant qu’il devait agir vite, Shea se précipita vers le voleur et le prit par le bras.
— Les pierres ! supplia-t-il. Donnez-les-moi si vous tenez à la vie !
Le visage meurtri du voleur se tourna vers lui et de la colère passa dans ses yeux.
Il repoussa le Valombrien.
— Restez en dehors de ça ! cria-t-il en se remettant péniblement debout. Ce n’est pas le moment de plaisanter !
Il récupéra sa lame et vola au secours de son compagnon, essayant en vain de frapper le Porteur du Crâne. De longues minutes durant, les trois combattants luttèrent au milieu des cadavres des gnomes et des elfes. Moins puissant que les deux autres, Panamon, rapide et endurant, esquivait prestement les coups et les éclairs rouges de la créature. La force incroyable de Keltset valait bien les pouvoirs magiques du monstre du Nord, qui commençait à perdre patience. Sa peau épaisse constellée de brûlures, le troll s’acharnait, refusant de concéder l’avantage à l’ennemi.
Shea aurait voulu intervenir, mais il se sentait minuscule face aux trois adversaires. Comparées aux leurs, ses armes passaient pour des jouets d’enfant.
S’il avait pu récupérer les pierres…
Enfin, les deux mortels commencèrent à accuser la fatigue face aux assauts de l’inépuisable créature. Leurs coups n’avaient pas d’effet durable et ils comprirent que la force humaine seule ne viendrait pas à bout d’un tel adversaire.
Soudain, Keltset perdit l’équilibre et tomba à genoux. D’un coup de sa main griffue, la créature en profita pour lui lacérer la peau de l’épaule à la taille. Hurlant de colère, Panamon redoubla d’efforts, mais le monstre para tous ses assauts. Déconcentré, le voleur baissa sa garde.
Conscient de sa vulnérabilité, l’émissaire du Roi-Sorcier le frappa plusieurs fois. Écartant la redoutable pique, il envoya des éclairs rouges sur l’homme sans défense. Les rayons le brûlèrent au visage et aux bras. Il s’écroula, évanoui.
Le Porteur du Crâne s’apprêtait à l’achever quand Shea, ses frayeurs oubliées face au péril qu’affrontaient ses compagnons, jeta un fragment de lance à la tête de la créature, qui leva trop tard ses mains griffues pour se protéger le visage…
Le monstre tenta de retrouver ses esprits. Keltset le saisit par le cou et s’efforça de lui briser la nuque.
Encore quelques secondes et le Porteur du Crâne se dégagerait. Shea courut vers Panamon Creel qui revenait à lui, et lui cria de se relever. L’homme essaya courageusement, mais il retomba, aveuglé et épuisé. Shea le secoua pour le ranimer et le supplia de lui remettre les pierres. Elles étaient leur unique chance de survie ! Horrifié, Shea vit que Keltset lâchait prise. Encore un peu et la créature se serait libérée. Alors, tout serait perdu !
Shea sentit la main ensanglantée de Panamon lui glisser la bourse entre les doigts. Les précieuses pierres étaient de nouveau en sa possession !
Le petit Valombrien dénoua le cordon et fit tomber les trois pierres bleues au creux de sa paume. Au même instant, le Porteur du Crâne se libéra de l’étreinte de Keltset et s’apprêta à mettre fin au combat. Avec un cri sauvage, Shea leva les pierres vers son adversaire et pria pour que leur étrange pouvoir vienne à leur secours… L’éblouissante lueur bleue jaillit. Le Porteur du Crâne vit un peu trop tard que l’héritier de Shannara mobilisait contre lui la puissance des Pierres Elfiques. Il tenta d’orienter ses éclairs rouges sur le Valombrien, mais la lumière bleue les dévia avant de fondre sur leur expéditeur.
La lumière le frappa avec un crépitement aigu, le tint dans ses filets et arracha son esprit maléfique à son enveloppe mortelle.
La créature se tordit de douleur, hurlant sa haine à la face du ciel…
Keltset se releva d’un bond, ramassa une lance brisée et transperça le dos du monstre.
Il poussa un ultime hurlement et s’écroula. Son corps redevint poussière avant même de heurter le sol. Quelques secondes après, il disparut, laissant derrière lui un tas de cendres noires…
Immobile, Shea orienta la lumière bleue sur les cendres. De la poussière s’éleva un nuage noir qui vola vers le ciel comme une colonne de fumée avant de disparaître. La lumière bleue s’éteignit. La bataille était terminée.
Les trois mortels restèrent immobiles dans le silence pesant du champ de bataille.
Encore sous le choc, Shea et Keltset ne pouvaient détacher les yeux du petit tas de cendres noires, comme s’ils craignaient qu’elles reviennent soudain à la vie. Assis sur son séant, Panamon Creel tentait en vain de comprendre ce qui s’était passé.
Puis Keltset avança et poussa du bout d’une botte les cendres du Porteur du Crâne, histoire de s’assurer que ses yeux ne le trompaient pas…
Shea le regarda sans rien dire, et remit machinalement les Pierres Elfiques dans leur bourse, puis sous sa tunique. Ensuite, il se tourna vers le voleur blessé qui essayait déjà de se redresser, les yeux rivés sur le Valombrien. Keltset le rejoignit et l’aida à se relever. Creel avait le visage et la poitrine noircis par endroits, mais il ne semblait pas grièvement touché. Il regarda Keltset, puis repoussa gentiment son bras pour se diriger vers Shea d’un pas chancelant.
— J’avais raison ! grogna-t-il. Vous en saviez bien plus que vous l’avez dit. Surtout au sujet de ces pierres. Pourquoi ne pas m’avoir révélé la vérité dès le début ?
— Vous n’avez pas voulu m’écouter, lui rappela Shea. De plus, vous ne m’avez pas davantage dévoilé la vérité sur vous-même, ni sur Keltset. (Il tourna la tête vers le troll.) Pour tout dire, je doute que vous sachiez grand-chose à son sujet !
Un grand sourire éclaira le visage du voleur. On eût dit qu’il goûtait soudain tout le sel de la situation. Shea lut une ombre de respect dans ses yeux, sans doute à cause de la perspicacité de sa remarque.
— Vous avez peut-être raison ! Je commence à croire que j’ignore tout à son sujet…
Le voleur éclata de rire.
— Vous nous avez sauvé la vie, et c’est une dette que nous ne pourrons jamais rembourser. Pour commencer, je reconnais bien volontiers que les pierres vous appartiennent. Je ne discuterai plus sur ce point. En outre, sachez que mon épée et mes forces sont à votre service.
Il reprit son souffle, toujours secoué par les coups qu’il avait reçus. Shea s’approcha pour lui offrir son aide. D’un geste, le voleur l’en dissuada.
— Je suppose que nous serons désormais de grands amis, Shea… murmura-t-il avec un sérieux inhabituel. Et des amis n’ont pas de secrets les uns pour les autres. Vous me devez une explication sur ces pierres, sur la créature qui a failli mettre fin à mon illustre carrière, et sur la fichue épée que je n’ai jamais vue. En échange, je vous éclairerai sur quelques… malentendus… nous concernant, Keltset et moi. C’est d’accord ?
Shea fronça les sourcils. Comment deviner les véritables intentions de l’homme ?
Avec un sourire, il signifia son assentiment.
— Parfait, Shea ! lança Panamon en flanquant une claque amicale sur l’épaule du Valombrien…
… avant de s’écrouler sans crier gare. Ses deux compagnons se précipitèrent à ses côtés. Sourds à ses protestations, ils l’obligèrent à rester allongé pendant que Keltset lui nettoyait le visage avec un chiffon humide, comme une mère l’aurait fait pour son enfant. Shea fut surpris par l’effarante transformation du troll : de machine à tuer en infirmier dévoué. Il y avait quelque chose d’extraordinaire à son sujet. La conviction de Shea était faite : d’une étrange manière, le troll était lié au Roi-Sorcier et à sa quête de l’Épée de Shannara. Si le Porteur du Crâne l’avait reconnu, ce n’était pas un hasard. Il y avait gros à parier que ces deux-là ne s’étaient pas quittés en bons termes !
Pour l’instant, Panamon serait incapable d’aller bien loin. À plusieurs reprises, il tenta de se redresser, mais c’était compter sans la vigilance de Keltset. Son patient jura d’abondance, exigeant en vain qu’on le laisse tranquille. De guerre lasse, convaincu que son attitude puérile ne l’avançait à rien, il demanda qu’on l’emmène à l’ombre pour qu’il reprenne des forces. Mais les arbres étaient rares sur ces plaines nues. Shea vit que le seul abri disponible à une distance raisonnable se situait au sud, dans les forêts qui entourait la forteresse des Druides. Panamon avait déclaré n’avoir aucune intention de s’approcher de Paranor, mais la décision ne lui appartenait plus vraiment.
Shea désigna les forêts du Sud, à moins d’une lieue de là. Keltset hocha la tête. Le blessé, furieux, beugla qu’il refusait d’y être transporté, quitte à mourir sur place ! Shea tenta de le raisonner, lui assurant qu’ils n’auraient rien à craindre de ses compagnons, si d’aventure ils parvenaient à les localiser. Mais le voleur paraissait s’inquiéter plutôt des étranges rumeurs qui circulaient sur Paranor. Shea éclata de rire au souvenir des contes à dormir debout dont Panamon l’avait régalé – sa vie semée de périls, et ce genre de fadaises…
Keltset examina les alentours d’un œil apparemment distrait. Soudain, il se pencha et fit un signe à Panamon qui sursauta et blêmit. Inquiet, Shea fit mine de se lever, mais le voleur le retint d’une main ferme.
— Keltset a repéré des mouvements suspects au sud, dans les broussailles. D’ici, il ne voit pas de quoi il s’agit. C’est à la limite du champ de bataille, à mi-chemin entre la forêt et nous…
Shea devint d’une pâleur de cendre.
— Préparez vos pierres, au cas où… ajouta Creel.
D’évidence, il craignait la présence d’un second Porteur du Crâne qui attendait le coucher du soleil pour se lancer à leurs trousses.
— Que faire ? demanda Shea, la bourse dans la main.
— L’avoir avant qu’il nous ait ! Nous n’avons pas le choix ! grogna Panamon, en faisant signe à Keltset.
Le géant se pencha et le prit dans ses bras. Shea récupéra l’épée du voleur blessé et suivit le troll.
Panamon n’arrêta pas de se plaindre parce que Keltset le secouait et que Shea ne marchait pas assez vite.
Le Valombrien jetait des regards furtifs de tous les côtés, guettant tout signe de danger. Dans la main droite, il tenait toujours la bourse de cuir. Les pierres seraient leur seule arme contre les pouvoirs du Roi-Sorcier.
Ils s’étaient éloignés d’une centaine de pas du lieu de leur bataille contre le Porteur du Crâne quand Panamon les força à faire halte, arguant de son épaule blessée.
Keltset le posa doucement sur le sol.
— Mon épaule ne supportera pas plus longtemps qu’on se soucie si peu d’elle ! grogna le voleur.
En même temps, il jeta un regard lourd de sous-entendu à Shea, qui comprit d’instinct que c’était le moment ou jamais. Il desserra le cordon de la bourse et sortit les Pierres Elfiques.
Keltset empoigna sa massue.
Shea regarda les buissons, sur la droite de ses compagnons. Son cœur bondit dans sa poitrine quand ils bougèrent.
Keltset sauta au milieu des broussailles.
Ses compagnons le perdirent de vue.