Chapitre 8

Assis paisiblement sur un banc de pierre, sur une des terrasses les plus élevées des magnifiques parcs de Meade, à Culhaven, Flick Ohmsford avait une vue splendide sur les extraordinaires jardins installés à flanc de colline. Chaque niveau était délimité par une barrière en pierre taillée, le tout évoquait une cascade en pente douce. La création de ces jardins, sur une colline autrefois désolée, était un remarquable exploit. Grâce aux terreaux spéciaux importés de régions plus fertiles, des milliers de plantes et de fleurs poussaient toute l’année sous le climat tempéré de l’Anar inférieur. Les couleurs étaient incroyables. Les comparer à celles d’un arc-en-ciel serait revenu à sous-estimer leur variété. Essayant de recenser les différentes nuances, le Valombrien fut vite découragé. Il se concentra sur la clairière, au pied des jardins, où des nains vaquaient à leurs occupations.

À ses yeux, c’étaient des êtres étranges qui travaillaient dur et menaient une vie très organisée. Leurs activités étaient si planifiées que Flick lui-même, à l’esprit pourtant si prudent, était ébahi par le temps consacré aux préparatifs. Mais les nains étaient amicaux et toujours prêts à rendre service, une qualité appréciée des Valombriens, qui se sentaient un peu perdus dans ces lieux inconnus.

À Culhaven depuis deux jours, ils n’avaient toujours pas appris ce qui leur était arrivé, pourquoi ils étaient là et combien de temps ils y resteraient. Balinor ne leur avait rien précisé, avouant qu’il en savait très peu lui-même. Mais tout serait révélé en temps et en heure. Une dérobade que Flick trouvait mélodramatique. Allanon ne s’était pas montré… Pire, ils n’avaient aucune nouvelle de Menion, et on leur avait interdit de quitter le village.

Flick voulut savoir si son garde du corps personnel était toujours là, et il le repéra rapidement. Son ange gardien ne le quittait pas des yeux. Shea s’était indigné de cette mesure, mais Balinor avait souligné qu’il fallait quelqu’un près d’eux à tout moment, au cas où les créatures du Nord tenteraient de nouveau de les tuer. Flick avait capitulé, se souvenant trop bien de leurs rencontres avec le Porteur du Crâne…

L’apparition de Shea sur le chemin qui serpentait entre les jardins le détourna de ses sombres pensées.

— Des nouvelles ? lança-t-il dès que son frère se fut assis près de lui.

— Aucune, répondit Shea.

Il se sentait de nouveau épuisé malgré les deux jours qu’il avait eus pour se reposer du voyage.

Pleins de sollicitude, les nains semblaient s’intéresser réellement à leur bien-être. Mais personne ne leur avait donné de précisions sur ce qui arriverait ensuite. Tous, Balinor compris, paraissaient attendre… quoi ? L’arrivée d’Allanon, peut-être ?

Balinor n’avait pas su expliquer comment ils s’étaient retrouvés en Anar. Alerté par une mystérieuse lumière, il les avait trouvés endormis sur la berge d’une rivière, aux abords de Culhaven, et les avait amenés au village. Il ignorait tout du vieillard qu’ils avaient rencontré et de la façon dont ils avaient parcouru le chemin. Quand Shea mentionna les légendes du roi de la rivière Argentée, Balinor haussa les épaules, puis admit sans conviction que tout était possible.

— Aucune nouvelle de Menion ? demanda Flick.

— Non. Les nains sont toujours à sa recherche, mais ça risque de prendre du temps. J’ignore que faire, maintenant.

Pour Flick, cela résumait à merveille leur aventure. Ils auraient même pu adopter cette phrase pour devise ! Il regarda au pied des jardins de Meade, où un petit groupe de nains armés jusqu’aux dents s’était réuni autour de Balinor. De leur position, les Valombriens virent qu’il portait toujours une cotte de mailles sous son long manteau de chasse.

Balinor parla un long moment avec les nains, l’air pensif. Shea et Flick savaient peu de chose sur le prince de Callahorn, mais les habitants de Culhaven lui témoignaient un grand respect. Menion aussi le tenait en estime. Son pays natal, le royaume situé à l’extrême nord des Terres du Sud, était souvent appelé les terres frontalières. Une zone tampon avec les territoires situés à la pointe sud des Terres du Nord. Les habitants de Callahorn étaient surtout des humains. À l’inverse de beaucoup de leurs congénères, ils se mêlaient aux autres espèces et ne pratiquaient pas une politique isolationniste. La Légion Frontalière, une armée très respectée, était basée dans ce pays, sous le commandement de Ruhl Buckhannah, roi de Callahorn et père de Balinor. Au fil de l’histoire, les Terres du Sud s’étaient toujours fiées à Callahorn et à sa Légion pour ralentir l’avancée de troupes d’invasion. Cinq siècles après sa création, la Légion Frontalière n’avait toujours pas été vaincue.

Balinor entreprit de monter jusqu’au banc de pierre où les Valombriens attendaient. Il leur sourit en arrivant à leur hauteur, conscient de leur malaise et de leurs incertitudes. Sans oublier leur inquiétude pour leur ami. Il s’assit près d’eux et resta silencieux un moment avant de prendre la parole.

— Je sais combien tout ça est difficile pour vous… Les nains sont à la recherche du prince. S’il est dans les parages, ils le trouveront. Et ils ne sont pas du genre à baisser les bras, je vous assure !

Les deux frères hochèrent la tête, appréciant les efforts que faisait Balinor pour les rassurer.

— Ce peuple vit des temps difficiles. Je suppose qu’Allanon ne vous en a pas parlé, mais il est confronté à une menace d’invasion par les gnomes de l’Anar supérieur. Il y a déjà eu des escarmouches à la frontière et on a repéré une armée au-dessus des plaines de Streleheim. Vous devinez que tout ça est lié au Roi-Sorcier.

— Les Terres du Sud sont-elles également menacées ? demanda Flick.

— Ça ne fait aucun doute. C’est une des raisons de ma présence : mettre au point une stratégie défensive avec les nains, en cas d’assaut massif.

— Mais où est Allanon ? demanda Shea. Arrivera-t-il à temps ? Quel est le rapport entre tout ça et l’Épée de Shannara ?

— Hélas, j’ignore la réponse à ces questions. Allanon est un être très mystérieux, mais c’est aussi un sage qui fut toujours un allié fiable en temps de crise. Quand je l’ai vu pour la dernière fois, quelques semaines avant notre rencontre à Valombre, nous avions convenu d’un rendez-vous ici, en Anar. Il a trois jours de retard.

Balinor laissa son regard errer sur les jardins et les arbres des forêts de l’Anar et il écouta les nains vaquer à leurs occupations. Soudain, un cri retentit, au milieu d’un groupe, au pied des jardins.

Les trois hommes se levèrent, cherchant où était le danger. La main de Balinor vola vers son épée, sous son manteau de chasse.

Un nain monta le sentier à la course en gesticulant.

— Ils l’ont trouvé ! beugla-t-il, manquant tomber dans sa hâte de les rejoindre.

Shea et Flick se regardèrent. Le nain s’arrêta, haletant.

— Ils ont trouvé Menion Leah ? demanda Balinor.

Le nain hocha la tête, trop essoufflé par son escalade pour confirmer oralement la bonne nouvelle.

Balinor partit au pas de course, suivi par Flick et Shea. Ils atteignirent rapidement la clairière et prirent le chemin principal. Passant à travers les bois, il menait au village de Culhaven, quelques centaines de pas plus loin.

Avec force clameurs, les villageois félicitaient ceux qui avaient retrouvé le montagnard. Arrivés dans le village, les trois hommes, guidés par les cris, se frayèrent un chemin parmi les nains. Un cercle de gardes les laissa passer dans une cour cernée de bâtiments sur deux côtés et fermée par un mur au fond. Menion Leah gisait sur une table en bois, pâle et apparemment sans vie. Une équipe de guérisseurs s’activait au-dessus de lui. Shea voulut avancer. Balinor le retint par un coude et appela un des nains.

— Pahn, que s’est-il passé ?

Le solide gaillard en armure, qui faisait partie de l’équipe de recherche, se hâta de le rejoindre.

— Il sera en pleine forme quand nous l’aurons soigné. Il était entortillé dans les racines d’une sirène, du côté des basses terres de Tertre-Bataille, près de la rivière Argentée. Hendel s’est porté à son secours alors qu’il revenait des villes du sud de l’Anar.

Balinor chercha du regard le sauveteur de Menion.

— Il est parti faire son rapport à l’Assemblée, ajouta Pahn.

Balinor fit signe aux Valombriens de le suivre. Il sortit de la cour, se dirigeant vers le bâtiment de l’Assemblée où se trouvaient les bureaux des responsables du village et la salle de réunion.

Assis sur un banc, Hendel mangeait avec appétit pendant qu’un scribe notait son rapport.

Il leva les yeux, jeta un regard curieux aux Valombriens et salua Balinor de la tête sans cesser de se restaurer.

Balinor renvoya le scribe et les trois hommes s’assirent en face du nain.

— Quel idiot, s’attaquer à une sirène avec une épée ! Mais il a des tripes ! Comment va-t-il ?

— Tout rentrera dans l’ordre dès qu’il aura été soigné, assura Balinor. Comment l’avez-vous trouvé ?

— Je l’ai entendu beugler, répondit Hendel, apparemment décidé à dévorer l’assiette en même temps que son contenu. J’ai dû le porter sur sept lieues avant de rejoindre Pahn et son équipe, près de la rivière Argentée.

Il dévisagea les deux Valombriens sans dissimuler sa curiosité. Puis il se tourna de nouveau vers Balinor, sourcils froncés.

— Ce sont des amis du montagnard et d’Allanon, dit Balinor.

Hendel leur fit un bref salut.

— Je n’aurais jamais deviné qui il était s’il n’avait pas mentionné votre nom, dit-il en désignant Balinor. Ça m’aiderait qu’on m’informe de temps en temps de ce qui se passe. Avant, pas après !

Il n’ajouta rien. Balinor, amusé, sourit aux deux frères. Les nains n’étaient-ils pas réputés pour leur nature irascible ? Un peu inquiets, vu le tempérament du sauveteur de leur ami, Shea et Flick étaient restés silencieux, même s’ils avaient hâte d’en savoir plus.

— Quel est votre rapport sur Sterne et Wayford ? demanda Balinor, citant deux grandes villes situées au sud-ouest de l’Anar.

Hendel cessa de manger et éclata de rire.

— Les responsables de ces excellentes cités étudieront la question et nous enverront un rapport ! Des incompétents typiques, élus par un peuple apathique pour s’occuper de la patate chaude avant de pouvoir la refiler à d’autres imbéciles ! J’ai compris en cinq minutes qu’ils me prenaient pour un fou. Ils ne verront pas le danger tant qu’ils n’auront pas le couteau sous la gorge. Après, ils beugleront pour que ceux qui les avaient avertis volent à leur secours !

Dégoûté par le sujet, Hendel recommença à manger.

— J’aurais dû m’y attendre, je suppose, fit Balinor, inquiet. Comment les convaincre de la gravité de la situation ? Il n’y a plus eu de guerre depuis tant d’années que personne n’est prêt à croire qu’un nouveau conflit risque d’éclater…

— Ce n’est pas le fond du problème et vous le savez ! explosa Hendel, furieux. Ils pensent simplement qu’ils n’ont pas à s’en mêler ! Après tout, les frontières sont protégées par les nains, sans parler de Callahorn et de la Légion. Jusque-là nous avons assuré leur tranquillité. Pourquoi ne continuerions-nous pas ? Ah, les pauvres idiots…

Il se tut, fatigué par son long voyage. Il avait arpenté les routes pendant près de trois semaines… Et tout ça pour rien !

— Je ne comprends pas ce qui est arrivé, dit Shea.

— Vous n’êtes pas le seul, avoua Hendel. Et maintenant, je vais dormir au moins deux semaines. À plus tard !

Il se leva et quitta la salle sans un mot de plus, les épaules voûtées. Les trois hommes le regardèrent partir en silence. Quand il eut disparu, Shea se tourna vers Balinor.

— Le bon vieux contentement de soi, Shea, dit le guerrier. Nous sommes peut-être à la veille de la plus grande guerre depuis mille ans, mais personne ne veut l’accepter. Les peuples se sont encroûtés. Que les « alarmistes » gardent donc les portes de la ville pendant que les autres se prélassent dans leurs foyers ! À la longue, ça devient une habitude. Un jour, les « alarmistes » ne sont plus assez nombreux… Et l’ennemi envahit la ville !

— Y aura-t-il réellement la guerre ? demanda Flick, effrayé.

— C’est toute la question, répondit Balinor. Le seul d’entre nous qui connaisse la réponse brille par son absence…

Heureux d’avoir retrouvé Menion sain et sauf, les Valombriens avaient oublié Allanon et la raison de leur présence en Anar. Des questions devenues familières leur revinrent à l’esprit. Ayant appris à vivre avec elles, ils mirent pour le moment leurs doutes de côté.

Quand Balinor leur fit un petit signe, ils sortirent avec lui.

— Ne vous formalisez pas de l’attitude d’Hendel, dit-il. Il est brusque avec tout le monde, mais c’est un des amis les plus fidèles qui soient. Dans l’Anar supérieur, il combat les gnomes et les tient à distance depuis des années. Il protège son peuple et les citoyens des Terres du Sud, si prompts à oublier le rôle crucial des nains. Les gnomes aimeraient lui mettre la main dessus, je vous l’assure !

Shea et Flick eurent honte de l’égoïsme forcené de leurs congénères. Par la même occasion, ils prirent douloureusement conscience de leur propre ignorance en la matière – jusqu’à ce jour. La perspective d’une reprise des hostilités entre les espèces les inquiétait, surtout au souvenir des leçons de l’histoire sur les conflits entre les races et les ravages de la haine…

La possibilité d’une troisième guerre était terrifiante.

— Pourquoi ne retourneriez-vous pas dans les jardins ? suggéra Balinor. Je vous ferai parvenir un message dès qu’il y aura du nouveau au sujet de Menion.

Les deux frères acceptèrent à contrecœur, mais ils n’avaient guère le choix.

Avant de se coucher, cette nuit-là, ils s’arrêtèrent près de la pièce où reposait Menion. La sentinelle les informa que leur ami dormait et ne devait pas être dérangé.

L’après-midi suivant, le montagnard se réveilla et ses amis furent admis à son chevet. Flick fut soulagé de le voir tiré d’affaire, mais il ne put s’empêcher de souligner qu’il avait prédit leurs mésaventures dès que Menion avait suggéré de traverser les Chênes Noirs…

Menion et Shea éclatèrent de rire devant l’indécrottable pessimisme de leur compagnon – sans pour autant le contredire. Shea expliqua à Menion comment il avait été amené à Culhaven par le nain Hendel, puis il lui raconta de quelle mystérieuse façon Flick et lui étaient arrivés chez les nains. Aussi étonné qu’eux, Menion ne proposa aucune explication logique. Shea ne mentionna pas la légende du Roi de la rivière Argentée, devinant la réaction de son ami s’il invoquait un vieux mythe pour expliquer leur étrange aventure.

Le même soir, on les informa du retour d’Allanon. Shea et Flick s’apprêtaient à quitter leur chambre pour retourner près de Menion, quand ils entendirent des cris dans la rue. Tous les nains se précipitaient vers la salle de réunion.

Les Valombriens n’avaient pas fait deux pas dehors que quatre gardes, venus les entourer, les aidèrent à fendre la foule pour les entraîner dans une pièce adjacente à la salle de réunion, où on les pria d’attendre. Les gardes verrouillèrent la porte derrière eux et se postèrent devant. La pièce brillamment éclairée contenait uniquement des tables et des bancs. Les Valombriens s’y assirent, quelque peu étonnés par les fenêtres closes. Puis ils entendirent la voix de basse d’un orateur.

Quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit et Menion entra, accompagné par deux gardes qui ressortirent aussitôt. Quand les trois amis furent seuls, Menion expliqua que les soldats étaient venus le chercher de la même étrange façon. D’après ce qu’il avait entendu en chemin, les nains de Culhaven, et peut-être ceux de l’Anar, fourbissaient leurs armes. D’évidence, les nouvelles que l’historien apportait avaient secoué la communauté naine. Menion pensait avoir aperçu Balinor dans la salle de réunion, campé sur l’estrade… Mais il n’en était pas sûr.

Dans la salle, une tempête se déchaînait. Les trois amis écoutèrent attentivement. Les cris se firent plus forts, repris en chœur par les nains massés dehors. Au moment où la clameur atteignait une intensité exceptionnelle, la porte se rouvrit et Allanon entra.

Il serra la main des Valombriens, les félicitant d’être parvenus à rallier Culhaven. Il était vêtu comme la première fois, le visage toujours caché par les plis de son capuchon. Bref, il avait comme d’habitude l’air sombre et impressionnant. Il salua Menion avant de s’asseoir sur un banc, faisant signe à ses compagnons de l’imiter. Balinor et plusieurs nains, sans doute les chefs de la communauté, dont Hendel, étaient entrés avec lui, suivis par deux frêles personnages en tenue de forestier qui s’installèrent à côté d’Allanon.

D’où il était, Shea les voyait clairement. Après les avoir observés, il déduisit qu’il s’agissait d’elfes venus des lointaines Terres de l’Ouest. Leurs traits fins, leurs sourcils à angle aigu et leurs oreilles pointues ne laissaient pas de doute. Shea se tourna et vit Flick et Menion le dévisager, surpris par sa ressemblance avec les deux inconnus. Aucun d’eux n’avait jamais vu d’elfes. Même s’ils savaient que Shea était un demi-elfe et avaient entendu des descriptions de ce peuple, ils n’avaient jamais eu l’occasion de le comparer à un de ses membres.

— Mes amis… commença Allanon de sa voix de basse.

Quand il se leva, imposant et autoritaire, les murmures moururent aussitôt et tous les visages se tournèrent vers lui.

— Mes amis, je dois vous annoncer ce que je n’ai encore dit à personne. Un drame s’est produit.

Il s’interrompit, mesurant l’inquiétude de son auditoire.

— Paranor est tombée. Une division de guerriers gnomes commandée par le Roi-Sorcier s’est emparée de l’Épée de Shannara !

Un silence de mort accueillit cette nouvelle. Puis les nains bondirent, hurlant de colère. Balinor tenta de les calmer pendant que Shea et Flick se regardaient, incrédules.

Seul Menion ne semblait pas étonné.

— Paranor a été trahie, continua Allanon quand un semblant d’ordre fut revenu. Inutile de se demander ce qu’il est advenu de ceux qui gardaient la forteresse et l’Épée : tous ont été exécutés. Personne ne sait exactement comment ça s’est passé.

— Y êtes-vous allé ? demanda soudain Shea – regrettant aussitôt sa question stupide.

— Je suis parti de Valombre si vite parce que j’ai été prévenu qu’une attaque serait lancée contre Paranor. Je suis arrivé trop tard pour soutenir ses défenseurs, et j’ai échappé de justesse au guet-apens… Autrement, j’aurais subi le même sort qu’eux. Voilà pourquoi j’ai mis tant de temps à atteindre Culhaven.

— Mais… Si Paranor est tombée et que l’Épée a été prise… ? demanda Flick d’une petite voix.

— Que faire ? acheva Allanon. C’est tout le problème ! Et nous devons trouver une solution immédiate. C’est la raison de ce conseil exceptionnel.

Allanon se leva, vint se camper derrière Shea et posa une main sur son épaule.

— L’Épée de Shannara ne sert à rien au Roi-Sorcier, car elle obéit uniquement à un Fils de la maison de Jerle Shannara. Pour le moment, ça empêche notre ennemi de frapper. Il a pourchassé et éliminé tous les rejetons de cette maison, y compris ceux que j’avais tenté de protéger. Tous sont morts, sauf le jeune Shea. Ce demi-elfe est un descendant direct du roi qui porta l’Épée il y a tant d’années. À présent, à lui de la brandir !

Sans la main qui le tenait fermement, Shea aurait foncé vers la sortie. Il jeta un regard désespéré à Flick et lut sa propre peur dans les yeux de son frère. Menion semblait impressionné par la déclaration d’Allanon.

Mais ce qu’on exigeait de Shea était… insurmontable !

— Je crois que notre jeune ami est un peu secoué, ajouta Allanon avec un petit rire. Pas d’inquiétude, Shea. La situation est moins grave qu’il n’y paraît.

Il se détourna et revint au bout de la table, où il fit face à l’assemblée.

— Il faut récupérer l’Épée à tout prix. Nous n’avons pas le choix. En cas d’échec, nos pays seront plongés dans la pire guerre que le monde ait connue depuis la quasi-destruction de la vie, il y a deux mille ans… L’Épée est la clé. Sans elle, nous devrons nous fier à nos talents de combattants. Une telle bataille entraînera des milliers de morts de part et d’autre. Le Roi-Sorcier incarne le mal. On ne peut pas espérer le détruire sans l’Épée, et sans le courage d’une poignée de braves.

Un silence absolu accueillit cette déclaration. Allanon regarda les visages austères des nains.

Menion Leah se leva d’un bond.

— Vous suggérez que nous partions à la recherche de l’Épée. À Paranor !

Allanon hocha la tête, un sourire flottant sur ses lèvres pendant qu’il guettait la réaction de ses compagnons. Sous son grand front, ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites lancèrent des éclairs.

Menion se rassit lentement, l’air de ne pas en croire ses oreilles.

— L’Épée est toujours à Paranor, continua Allanon. Il y a de fortes chances qu’elle y reste. Ni Brona ni les Porteurs du Crâne ne peuvent déplacer l’arme. Sa simple présence est un obstacle à leur existence dans le monde des mortels. S’ils y sont exposés pendant plus de quelques minutes, elle leur inflige d’atroces douleurs. En d’autres termes, le transport de l’Épée dans le royaume du Crâne devra être assuré par les gnomes qui se sont emparés de Paranor.

» Eventine et ses guerriers elfes ont pour mission de protéger la forteresse des Druides. Même si Paranor a été prise, les elfes tiennent toujours la partie sud des plaines de Streleheim, au nord de la forteresse. Pour rejoindre le Roi-Sorcier, il faudrait que l’ennemi franchisse leurs lignes… Apparemment, Eventine n’était pas à Paranor au moment de sa chute. Il tentera de récupérer l’Épée, ou au moins d’empêcher qu’on la déplace. Le Roi-Sorcier en a conscience, et à mon avis, il ne risquera pas de perdre l’Épée en la confiant inconsidérément aux gnomes. Il se terrera plutôt à Paranor en attendant que ses armées fassent route vers le sud.

» Il est possible que le Roi-Sorcier ne s’attende pas à ce que nous tentions de récupérer l’Épée. Il croit peut-être la maison de Shannara exterminée. Et il nous pensera occupés à renforcer nos défenses en prévision des assauts suivants. À condition d’agir vite, un petit groupe pourrait s’infiltrer dans la forteresse et reprendre l’Épée. Une mission dangereuse, mais s’il existe une chance de succès, le jeu en vaut la chandelle !

Balinor se leva, demandant à prendre la parole. Allanon la lui accorda et se rassit.

— Je ne comprends pas le pouvoir qu’a l’Épée sur le Roi-Sorcier, je l’avoue à ma courte honte, dit le frontalier mais je sais ce que représente la menace d’une invasion des Terres du Sud et de l'Anar par Brona et son armée. Nos rapports indiquent qu’il s’y prépare. Mon pays natal sera en première ligne… Si je peux l’en empêcher, mon devoir est clair. J’irai avec Allanon.

Les nains lancèrent des cris d’encouragement. Allanon leva les bras pour réclamer le silence.

— Les deux jeunes elfes qui m’accompagnent sont des cousins d’Eventine. Ils se joindront à moi, car leur intérêt dans l’affaire est au moins aussi grand que le vôtre. Balinor viendra aussi, et un des chefs nains, pas plus. Pour réussir, il faut nous en tenir à une petite équipe de chasseurs aguerris. Mes amis, désignez votre meilleur guerrier.

Allanon regarda en bout de table, où étaient assis Shea et Flick, aussi troublés l’un que l’autre. Menion Leah réfléchissait, les yeux dans le vague. Allanon consulta Shea du regard, radouci par sa mine effrayée. Il était venu de si loin et avait traversé tant d’épreuves pour s’entendre dire qu’il devait s’embarquer dans un nouveau voyage, encore plus périlleux ! Hélas, le temps avait manqué pour lui exposer les faits d’une manière plus… délicate.

Plein de doute, il attendait.

— Je crois que je devrais vous accompagner, dit soudain Menion en se levant. Je suis venu avec Shea pour m’assurer qu’il atteindrait Culhaven sain et sauf. C’est fait. Mais je dois à ma terre natale et à mon peuple de les protéger aussi.

— Quels talents avez-vous à nous offrir ? demanda Allanon, surpris que le montagnard se porte volontaire sans en parler d’abord avec ses amis.

Qui avaient d’ailleurs l’air fort perplexe.

— Je suis le meilleur archer des Terres du Sud, dit Menion. Et probablement le meilleur éclaireur, aussi…

Allanon hésita ; Balinor haussa les épaules. Le prince de Leah et l’historien se dévisagèrent, comme s’ils cherchaient à deviner leurs intentions respectives. Puis Menion fit un sourire glacial à l’austère Allanon.

— D’ailleurs, pourquoi vous devrais-je des comptes ? lança-t-il sèchement.

L’historien le regarda comme une bête curieuse. Un silence de mort tomba sur l’assemblée. Balinor recula d’un pas. Shea comprit que Menion cherchait encore des ennuis. Et chacun, autour de la table, savait quelque chose sur Allanon que les trois compagnons ignoraient.

Effrayé, Shea regarda Flick, qui avait pâli à la perspective d’une confrontation entre les deux hommes. Voulant éviter les problèmes, Shea se leva et se racla la gorge. Tout le monde se tourna vers lui.

Et il resta muet !

— Vous aviez quelque chose à dire ? demanda Allanon.

Shea hocha la tête, conscient de ce qu’on attendait de lui. Il regarda de nouveau Flick, qui lui fit un petit signe d’approbation. D’avance, il était d’accord avec tout ce que son frère déciderait.

Shea se racla de nouveau la gorge.

— Mon talent particulier est d’avoir vu le jour dans la mauvaise famille… Le sort en ayant décidé ainsi, qui suis-je pour tenter d’y échapper ? Flick, Menion et moi irons donc à Paranor.

Allanon eut un petit sourire, satisfait de la réaction du Valombrien. Shea devrait se montrer fort ! Il était le dernier descendant de la maison de Shannara, et tant de choses dépendaient de ce caprice du destin !

À l’autre bout de la table, Menion Leah se détendit, soupira de soulagement et se félicita de sa subtile stratégie. Il avait délibérément provoqué Allanon pour forcer Shea à voler à son secours et à se décider. Il avait gagné son pari, mais il était passé près d’un conflit fatal avec Allanon ! Bon sang, il avait eu de la chance !

Leur sourirait-elle encore lors du voyage qui les attendait ?