Chapitre 5
En fin d’après-midi, le même jour, ils arrivèrent en vue de la cité de Leah, dans les montagnes. Les fortifications de pierre leur offriraient un abri sûr. Pourtant, sous le soleil, leur masse imposante paraissait inamicale aux jeunes gens, habitués aux vastes terres boisées de leur région natale. Mais l’épuisement leur fit oublier ce malaise et ils entraient par les portes ouest de la cité, où la clientèle des échoppes et des marchés se pressait déjà dans les rues étroites.
Ils atteignirent vite la demeure de Menion, un vieux manoir majestueux niché dans un écrin d’arbres et entouré de pelouses et de jardins bien entretenus. Aux yeux des habitants de Valombre, Leah était une grande ville – pourtant bien modeste comparée aux cités sises plus au sud, ou même à Tyrsis, la ville frontalière. Dans sa splendide solitude, Leah accueillait rarement des voyageurs. Elle vivait en quasi-autarcie, satisfaisant seule les besoins de ses habitants. Sa monarchie, une des plus anciennes des Terres du Sud, décidait de tout et ses sujets s’en contentaient très bien. Même si Shea restait dubitatif, les montagnards étaient en général contents de leur gouvernement et du mode de vie qu’on leur imposait.
Pendant que les Valombriens se frayaient un chemin à travers la foule, Shea réfléchit à son improbable amitié avec Menion Leah. À première vue, Menion et lui avaient très peu en commun : un homme des plaines et un habitant des montagnes, avec des origines et des vies si différentes qu’elles défiaient toute comparaison. Shea – enfant adoptif d’un aubergiste –, obstiné, pragmatique et élevé dans l’amour du travail bien fait… Menion, fils unique de la maison royale de Leah et héritier du trône, né avec des responsabilités qu’il se faisait un devoir d’ignorer, nanti d’une confiance en lui qu’il s’évertuait à dissimuler (avec peu de succès), et d’un instinct de chasseur si étrange qu’il lui valait l’admiration d’un critique aussi sévère que Flick. Leurs philosophies politiques étaient aussi différentes que leurs origines sociales. Conservateur dans l’âme, Shea défendait la tradition et les coutumes. Menion, lui, estimait que les méthodes d’antan s’étaient révélées inaptes à régler les conflits entre les races.
En dépit de toutes ces différences, leur amitié se fondait sur un respect mutuel. Menion trouvait que son jeune ami avait un mode de pensée parfois anachronique, mais il admirait sa conviction et sa détermination. Contrairement à ce que pensait Flick, Shea ne s’aveuglait pas sur les défauts de Menion, mais il lui reconnaissait une qualité que les gens oubliaient souvent : un sens aigu du bien et du mal.
Pour le moment, Menion Leah vivait sans se soucier de l’avenir. Il voyageait beaucoup, chassait dans les forêts et consacrait le plus clair de son temps à trouver des façons originales de s’attirer des ennuis. Dans sa position, son habileté à l’arc et ses talents d’éclaireur ne semblaient d’aucune utilité. Au contraire, ils avaient le don d’exaspérer un père qui, depuis toujours, s’ingéniait sans succès à intéresser son héritier aux subtilités politiques de son futur royaume. Un jour, Menion serait roi. Mais Shea doutait que son ami ait jamais accordé à son règne à venir davantage qu’une pensée distraite. Après tout, était-ce si étonnant ? La mère de Menion était morte depuis des années, peu après la première visite de Shea. Son père n’était pas très âgé, mais un souverain ne mourait pas forcément de vieillesse – loin s’en fallait. Par le passé, plus d’un dirigeant de Leah avait péri de mort violente et dans la fleur de l’âge… Si un malheur frappait son père, Menion deviendrait roi, qu’il y soit préparé ou pas. Il devrait apprendre – et vite – pensa Shea, amusé.
Le palais des rois de Leah était un beau bâtiment de pierre à un étage entouré d’un bosquet de noyers et de petits jardins d’agrément. De grandes haies l’isolaient de la cité. Un parc s’étendait devant et un sentier serpentait jusqu’au perron. À l’approche du portail central, les Valombriens virent des enfants jouer près d’une mare, à la croisée des chemins conduisant au parc. Dans la tiédeur de la fin d’après-midi, les citadins se hâtaient de rentrer chez eux ou d’aller retrouver des amis. À l’ouest, le ciel s’obscurcissait.
Les grilles de fer étant entrouvertes, les Valombriens gagnèrent rapidement le manoir après avoir slalomé entre les massifs d’arbustes qui bordaient le chemin pavé. Ils allaient atteindre l’entrée quand la lourde porte de chêne s’ouvrit sur Menion Leah. Vêtu d’un manteau multicolore et d’une jaquette vert et jaune pâle, il dégageait une grâce et une prestance félines. À peine plus élancé que ses visiteurs, il avait une belle carrure, ses longs bras ajoutant encore à sa silhouette nerveuse et élancée. Il se tournait vers un chemin de traverse quand il avisa les voyageurs épuisés et crottés. Ses yeux s’arrondirent de surprise.
— Shea ! s’écria-t-il. Que diable fais-tu… ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Il courut vers son ami pour lui serrer la main.
— Je suis content de te revoir, Menion, dit Shea, souriant.
Le montagnard recula d’un pas et étudia les voyageurs de ses yeux gris.
— Je ne pensais pas que ma missive serait si vite suivie d’effet… ! Voyons… Ne me dis rien, Shea. Je préfère supposer, au nom de notre amitié, que tu es là en visite. Et tu as amené ce bon vieux Flick, qui se méfie de moi ! Pour une surprise, c’est une surprise !
Il sourit à Flick qui hocha sèchement la tête, déjà exaspéré.
— Ce n’était pas mon idée, je t’assure !
— J’aurais préféré que notre amitié soit la seule raison de notre venue, soupira Shea. Et j’aimerais mieux ne pas te mêler à tout ça, mais nous avons de sérieux problèmes. Et toi seul peux encore nous tirer d’affaire.
Menion souriait. Devant l’air grave de son ami, il se reprit, adoptant une expression plus sobre.
— « Tout ça » me paraît une affaire sérieuse, non ? Mais d’abord, il vous faut un bon bain et un repas. Ensuite, nous parlerons de ce qui vous amène. Suivez-moi. Mon père est à la frontière, donc me voilà à votre entière disposition.
Menion envoya des serviteurs aux Valombriens. Après avoir pris un bain et revêtu des habits propres, les deux frères retrouvèrent le prince dans la grande salle où les attendait un repas assez copieux pour six. Ce soir-là, il suffit à peine à les contenter. Pendant qu’ils se restauraient, Shea raconta à Menion l’étrange histoire à l’origine de leur fuite. Il décrivit la rencontre de Flick avec Allanon et résuma la légende complexe de l’Épée de Shannara. En dépit de l’ordre d’Allanon – garder le secret –, il y était obligé s’il voulait obtenir la coopération de Menion. Il lui raconta ensuite l’arrivée de Balinor et son avertissement, puis comment ils avaient échappé de peu à la créature au Crâne.
Flick ne se mêla pas à la conversation. Résolu à se méfier de Menion, il résista à la tentation de commenter sa participation aux événements. Que l’un d’eux au moins garde la tête froide et la bouche close lui semblait judicieux.
Menion Leah écouta calmement le long récit et ne parut pas surpris avant la révélation sur les origines de Shea. La nouvelle parut le réjouir. Mais son visage hâlé resta impénétrable, ses véritables sentiments cachés derrière un fin sourire. Il comprit vite pourquoi les Valombriens étaient venus à lui. Ils ne pouvaient espérer traverser les basses terres de Clete et atteindre les Chênes Noirs sans l’aide de quelqu’un qui connaisse la région – et en qui ils aient confiance. Enfin, rectifia Menion intérieurement, quelqu’un en qui Shea ait confiance. Sans l’insistance de son frère, Flick ne serait jamais venu à Leah. Menion et lui n’avaient jamais été très amis. Quoi qu’il en soit, les deux frères étaient là et il lui serait impossible de laisser tomber Shea, même au péril de sa vie.
Son récit achevé, Shea attendit la réaction de Menion. Le montagnard resta perdu dans ses pensées, le regard baissé sur son verre de vin. Puis il prit la parole d’une voix lointaine.
— L’Épée de Shannara… Je n’avais plus entendu cette légende depuis des années et j’admets n’y avoir jamais cru. Maintenant, cette lame fait son retour, avec mon ami Shea Ohmsford comme héritier présomptif ! (Il leva la tête.) Mais l’es-tu vraiment ? Et si tu servais de leurre pour attirer à toi les créatures venues du Nord ? Comment se fier à la parole d’Allanon quand des vies sont dans la balance ? D’après ce que tu m’as raconté, ce grand historien, à la réflexion, semble aussi dangereux que ce qui te traque ! Qui nous dit qu’il n’est pas au nombre de tes ennemis ?
Flick sursauta, mais Shea secoua la tête.
— Je me refuse à le croire. Ça n’aurait aucun sens.
— Peut-être… et peut-être pas, dit Menion. Avec l’âge, on apprend à se méfier. En toute franchise, cette histoire est incroyable. À supposer qu’elle ait un fond de vérité, vous avez de la chance d’être arrivés jusqu’ici par vos propres moyens. Il circule beaucoup de récits sur les Terres du Nord, et les forces maléfiques tapies dans les terres sauvages, au-delà des plaines de Streleheim… Un pouvoir défiant l’imagination des simples mortels, dit-on.
Il s’interrompit pour boire une gorgée de vin.
— L’Épée de Shannara… La simple idée que cette légende puisse être fondée suffirait à… (il s’interrompit et sourit.) Comment me priver de l’occasion d’en avoir le cœur net ? Vous aurez besoin d’un guide pour atteindre l’Anar. Je suis votre homme !
– Je le savais ! s’exclama Shea en lui prenant les mains en signe de gratitude.
Flick gémit.
— Bon, fit Menion. Maintenant, voyons où nous en sommes. Et ces Pierres Elfiques ? Montre-les-moi.
Shea sortit la bourse de cuir et fit tomber les pierres au creux de sa paume. Les trois gemmes d’un bleu profond scintillèrent à la lumière des torches. Menion en toucha une, puis la prit entre le pouce et l’index.
— Elles sont magnifiques ! Je ne crois pas en avoir jamais vu d’aussi belles. Mais en quoi nous aideront-elles ?
— Je l’ignore pour le moment, avoua Shea. Je sais seulement ce qu’Allanon nous a dit : il faut y recourir en dernière extrémité. Ces pierres sont très puissantes.
— J’espère qu’il a raison ! lança Menion. Je détesterais découvrir qu’il s’est trompé une fois que nous serons aux abois ! Enfin… Qui vivra verra… Nous n’aurons pas le choix.
Il regarda Shea ranger les pierres dans la bourse et la glisser sous sa tunique. Quand le Valombrien releva les yeux, Menion s’abîmait dans la contemplation de son verre.
— J’ai entendu parler de Balinor, dit-il. C’est un bon guerrier. Solliciter le soutien de son père serait peut-être à notre avantage. Vous seriez mieux protégés par les soldats de Callahorn que par les nains de la forêt de l’Anar. Je connais les routes de Tyrsis. Elles sont sûres, alors que tous les itinéraires qui conduisent à l’Anar traversent les Chênes Noirs… Et nous ne parlons pas de l’endroit le plus paisible des Terres du Sud, comme vous le savez.
— Allanon nous a demandé d’aller en Anar, insista Shea. Il devait avoir une bonne raison. Jusqu’à ce que je le revoie, je ne veux pas courir de risques. De plus, Balinor nous a conseillé de suivre les instructions d’Allanon.
Menion haussa les épaules.
— Dommage. Au-delà des Chênes Noirs, je ne sais pas grand-chose des contrées qui nous attendent. On les dit peu peuplées. Les rares habitants sont surtout des gens du Sud et des nains. Ils ne devraient pas présenter de danger pour nous. Culhaven est un village de nains situé près de la rivière Argentée, dans l’Anar inférieur. Je doute qu’il soit difficile à localiser, si nous arrivons jusque-là. Mais il nous faudra d’abord traverser les basses terres de Clete, et ce sera particulièrement difficile à cause des dégels de printemps. Ensuite, les Chênes Noirs ! Le moment le plus périlleux de l’excursion.
— N’y a-t-il pas moyen de les contourner ? demanda Shea.
Menion se versa un autre verre de vin et passa la carafe à Flick, qui l’accepta sans sourciller.
— Ça prendrait des semaines. Au nord de Leah, nous trouverons le lac Arc-en-ciel. Quitte à passer par là, nous devrons le contourner vers le nord, à travers les monts de Runne. Les Chênes Noirs commencent au sud du lac et s’étendent sur une centaine de lieues. Si nous essayons d’aller au sud, puis de reprendre le chemin du nord une fois de l’autre côté du lac, il faudra au moins deux semaines. Et le terrain sera découvert tout du long. Pas la moindre cachette ! Nous devons partir vers l’est, traverser les basses terres et couper à travers les Chênes. C’est la seule solution.
Flick fronça les sourcils. Lors de leur dernière visite à Leah, Menion les avait égarés dans la forêt pendant des jours. Pourchassés par des loups, ils avaient failli mourir de faim.
— Ce bon vieux Flick se souvient des Chênes Noirs, dit Menion en éclatant de rire. Mais cette fois nous serons mieux préparés ! Si la forêt est dangereuse, nul ne la connaît mieux que moi. Et on ne risque pas de nous y suivre. D’autant moins que nous ne révélerons à personne notre destination. Nous prétendrons partir à la chasse quelques jours, voilà tout. De toute façon, mon père a des problèmes. Il ne s’apercevra même pas de mon absence. D’ailleurs, il a l’habitude que je m’éclipse des semaines d’affilée.
D’un regard, il vérifia avec Shea qu’il n’oubliait rien. Le Valombrien sourit, gagné par l’enthousiasme communicatif de son ami.
— Menion, je savais que je pouvais compter sur toi ! Je suis enchanté que tu viennes avec nous.
Flick grimaça de dégoût. Menion saisit cette occasion de se moquer un peu du frère de son ami.
— Nous devrions d’abord mettre une chose au point, dit-il soudain. Qu’est-ce que j’en retirerai, si je vous guide jusqu’à Culhaven ?
— Ce que tu en retireras ? s’exclama Flick. Pourquoi devrais-tu… ?
— Ne t’affole pas, coupa Menion. Je t’avais oublié, mon bon vieux Flick, mais pas de souci : je ne te subtiliserai pas ta part.
— Que veux-tu dire ? grogna Flick. Je n’ai jamais rien attendu de…
— Ça suffit ! coupa Shea. Pas question de voyager ensemble en se chamaillant à longueur de temps ! Menion, cesse d’essayer de mettre mon frère en colère. Et toi, Flick, oublie tes soupçons une fois pour toutes. Nous devrons nous faire confiance et nous serrer les coudes !
Menion baissa les yeux, vaguement honteux. Flick se mordit les lèvres, dubitatif.
— Tu as raison, déclara Menion après un moment. Flick, faisons une trêve dans l’intérêt même de ton frère.
Flick baissa les yeux sur la main tendue du prince… et la serra.
— Les paroles ne coûtent rien, Menion, dit-il. J’espère que tu es sincère, cette fois.
Le montagnard accepta la rebuffade avec le sourire.
— Faisons la paix, Flick !
Il vida son verre, conscient que le frère de Shea n’était toujours pas convaincu.
Les trois compagnons eurent soudain hâte d’arrêter leurs plans et de se retirer pour la nuit. Ils décidèrent de partir tôt le lendemain matin. Menion se chargerait de réunir l’équipement nécessaire : des sacs à dos, des manteaux de chasse, des provisions et des armes.
Il montra à ses amis une carte de la région située à l’est de Leah – peu détaillée, car ces contrées restaient relativement inconnues. Les basses terres de Clete, vers l’est, entre les montagnes et les Chênes Noirs, étaient représentées par un espace vide. Les Chênes Noirs se remarquaient tout de suite : une masse dense de terre boisée partant du sud du lac Arc-en-ciel, tel un mur dressé entre Leah et l’Anar…
Menion révéla rapidement aux Valombriens ce qu’il savait de la région et des conditions climatiques, à cette époque de l’année. Comme la carte, ses informations étaient sommaires. Prévoir ce qu’ils rencontreraient en chemin était une gageure. Et l’inattendu se révélait souvent dangereux…
À minuit, leurs préparatifs terminés, ils allèrent au lit. Dans la chambre qu’il partageait avec Flick, Shea se glissa voluptueusement sous les couvertures, le regard tourné vers la fenêtre ouverte. Des nuages s’étaient accumulés dans le ciel et la fraîcheur des brises vespérales avait chassé à l’est la chaleur de la journée. Une paisible solitude enveloppait la ville assoupie. Dans le lit voisin, Flick dormait déjà à poings fermés, le souffle bruyant et régulier. Pensif, Shea le regarda. Il avait la tête lourde et le voyage l’avait fatigué, mais il ne parvenait pas à s’endormir. Pour la première fois, il mesurait la gravité de leur situation. Leur fuite vers Leah était une étape – la première – d’un voyage qui durerait peut-être des années. À supposer qu’ils arrivent sains et saufs en Anar, ils seraient vite forcés de reprendre la route. La traque cesserait uniquement avec l’anéantissement du Roi-Sorcier – ou la mort de Shea. Jusque-là, retrouver leur foyer et leur père serait impossible. Où qu’ils aillent, les chasseurs ailés les retrouveraient.
Une vérité terrifiante. Dans l’obscurité, Shea Ohmsford se retrouva seul avec ses angoisses et lutta contre la terreur qu’il sentait monter en lui.
Le sommeil fut long à venir.
Le matin se leva, morne, maussade, humide et glacial. Partant vers l’est, Shea et ses compagnons commencèrent la traversée des montagnes brumeuses de Leah, puis la descente vers les basses terres où régnait un climat terrible. Sans desserrer les lèvres, ils s’engagèrent en file indienne sur les pistes étroites bordées de rochers et de massifs informes de broussailles à demi desséchées. Menion ouvrait la marche, son regard d’aigle repérant les traces parfois presque effacées de la piste. Sur un terrain de plus en plus accidenté, il progressait à grands pas avec une grâce féline. Accroché à son sac à dos, il portait un arc en frêne et un carquois. Sous le sac, nouée à sa taille par une lanière de cuir, se balançait la grande épée que son père lui avait remise au moment de sa majorité – l’héritage du prince de Leah. L’acier brillait faiblement à la chiche lumière du jour. Shea, qui le suivait à quelques pas, se demandait si cette arme avait aussi des pouvoirs, comme la légendaire Épée de Shannara.
Il plissa le front et essaya de sonder les ténèbres environnantes. Rien ne bougeait. Un pays mort où les vivants faisaient figure d’intrus. Une perspective guère rassurante ! Avec un sourire, Shea chassa ces sombres pensées.
Chargé du plus gros des provisions nécessaires à la traversée des basses terres de Clete et de la forêt des Chênes Noirs, Flick fermait la marche. À supposer que leur entreprise fût couronnée de succès, il leur faudrait ensuite acheter de la nourriture aux rares habitants du coin. En dernier recours, ils vivraient sur les ressources de la nature – plantes ou gibiers –, mais l’idée n’enchantait pas Flick. Depuis que Menion s’était joint à l’aventure, il se sentait un peu plus rassuré – mais pas entièrement. Quelle aide réelle le montagnard leur apporterait-il ? Leurs récentes mésaventures dans les Chênes Noirs étaient encore fraîches dans son esprit et il n’avait aucune envie de repartir pour un tour.
Le premier jour passa comme un rêve. Les trois compagnons franchirent la frontière du royaume de Leah pour atteindre les sinistres basses terres de Clete. Ils campèrent dans un vallon, sous la maigre protection de quelques arbres rachitiques et de broussailles. La brume ayant détrempé leurs vêtements, le froid nocturne les glaça jusqu’aux os. Le bois mort était tellement saturé d’humidité qu’il fut impossible de l’enflammer. Renonçant à regret au réconfort d’un peu de chaleur, ils se contentèrent des rations froides enveloppées dans les couvertures imperméabilisées qu’ils avaient pris soin d’emporter. Ils parlèrent peu. Aucun ne se sentant d’humeur loquace, ils marmonnèrent à peine quelques jurons sur le temps.
Aucun bruit suspect ne montait de l’obscurité environnante. Ce calme angoissait les voyageurs, qui tendaient l’oreille presque malgré eux, en quête de signes de vie. Mais le silence et les ténèbres régnaient en maîtres, sans un souffle de vent pour effleurer leurs visages…
Puis la fatigue eut raison d’eux et ils sombrèrent dans un sommeil troublé.
Les deuxième et troisième jours furent bien pires. Une bruine glaciale imbiba leurs vêtements avant de les geler jusqu’à la moelle. Leurs corps épuisés n’éprouvaient plus rien, excepté cette pénible sensation. L’air était humide et froid dans la journée, pratiquement glacial la nuit. Tout, autour des trois voyageurs, évoquait la mort. Les broussailles, elles-mêmes tordues et desséchées, s’étiolaient à vue d’œil. Aucun être n’aurait pu survivre en un pays aussi inhospitalier. Les plus petits rongeurs se seraient vite enlisés dans la terre détrempée par l’humidité glaciale des jours sans soleil.
Les trois compagnons marchaient vers l’est, perdus au milieu de ce royaume de désolation. Il n’existait pas de piste, ni d’indication que quiconque eût déjà emprunté cet itinéraire. Le soleil boudeur se cachait… Au-delà de cette terre oubliée des dieux, rien ne permettait de penser qu’il puisse exister un monde bruissant de vie.
Ce qui voilait si efficacement le ciel, était-ce seulement la brume, les nuages… ou les deux ?
En l’absence de réponse, les compagnons avançaient de leur mieux dans ces terres grisâtres.
Le quatrième jour, le désespoir les gagna. Le chasseur ailé du Roi-Sorcier ne s’étant pas remontré, les poursuites semblaient avoir cessé. Mais ce constat, pourtant encourageant, ne leur donna pas beaucoup de cœur au ventre.
Les heures passaient et le silence s’épaississait. Même la bonne humeur de Menion l’abandonnait. Pourtant d’un naturel optimiste et confiant, il commençait à avoir des doutes. S’étaient-ils perdus ? Avaient-ils tourné en rond ? Si Menion s’était égaré dans cette région vierge de repère, il n’aurait aucun moyen de retrouver son chemin.
Shea et Flick éprouvaient la même crainte – au centuple. Ignorant tout des basses terres, ils n’avaient pas, pour se consoler, l’expérience et l’instinct de chasseur de Menion. Ils se fiaient à lui, mais quelque chose clochait – même si le montagnard cachait ses inquiétudes pour ne pas troubler davantage ses amis…
Les heures passèrent encore sans rien changer au froid humide ou à l’aspect lugubre de la région. Lentement, leur confiance en eux mourait. Au crépuscule du cinquième jour, les basses terres s’étendant toujours à perte de vue sans que les Chênes Noirs se découpent à l’horizon. Épuisé, Shea se laissa tomber sur le sol… Puis il leva un regard perplexe sur le prince de Leah.
Examinant le terrain, Menion haussa les épaules. Son visage d’habitude avenant était durci par le froid.
— Inutile de mentir… murmura-t-il. Je ne suis pas sûr que nous ayons continué dans la bonne direction. Nous avons peut-être marché en rond… Il n’est pas exclu que nous soyons égarés.
Écœuré, Flick se délesta de son sac à dos.
Son expression était assez éloquente…
Je te l’avais bien dit !
— Je ne peux pas croire que nous soyons perdus sans espoir de nous retrouver ! dit Shea. Il n’y a aucun moyen de nous repérer ?
— Si tu as une idée, nous t’écoutons ! lança Menion en se débarrassant à son tour de son sac.
Il s’assit à côté de Flick.
— Qu’y a-t-il, mon vieux ? Je t’ai encore fourré dans les ennuis, c’est ça ?
Flick lui jeta un regard noir… avant de se raviser, car les yeux gris de Menion le ramenèrent à de meilleurs sentiments. Il y lut de l’inquiétude, et un rien de tristesse à l’idée qu’il avait failli à sa promesse.
Flick posa une main amicale sur l’épaule du prince.
Sans crier gare, Shea se leva d’un bond pour fouiller dans son sac.
— Les pierres peuvent nous aider ! s’écria-t-il.
Ses compagnons le regardèrent d’abord sans comprendre, puis ils se levèrent aussi, l’espoir renaissant dans leurs cœurs.
Shea sortit de ses affaires la bourse de cuir. Les Pierres Elfiques prouveraient-elles enfin leur valeur ? Leur permettraient-elles d’échapper à la désolation de Clete ? Il dénoua le cordon de la bourse et fit tomber les trois pierres bleues dans sa paume. Puis ils attendirent.
Il ne se passa rien.
— Soulève-les, Shea, proposa Menion. Elles ont peut-être besoin de plus de lumière.
Le Valombrien obéit, inquiet. Toujours rien. Il attendit encore, puis baissa la main. Allanon lui avait recommandé de recourir aux pierres en dernière extrémité. S’animaient-elles sous certaines conditions ?
Le désespoir revint au galop. D’évidence, l’emploi de ces pierres lui échappait.
Il tourna un regard vaincu vers ses amis.
— Tente autre chose ! s’écria Menion.
Désemparé, Shea frotta les pierres les unes contre les autres, puis il les secoua et les lança comme des dés. En vain. Il les ramassa sur le sol humide et les nettoya. Leur bleu profond l’inspirait. Il les étudia, fasciné, comme si toutes les réponses à ses questions s’y trouvaient.
— Tu devrais peut-être leur parler… avança Flick.
Le souvenir d’Allanon abîmé dans une intense contemplation s’imposa soudain à Shea. Pourquoi ne pas aborder le mystère des Pierres Elfiques sous un autre angle ?
Les gemmes sur sa paume ouverte, le Valombrien ferma les yeux et chercha mentalement le pouvoir dont ils avaient désespérément besoin. Du fond du cœur, il sollicita l’aide des pierres.
Des minutes angoissantes passèrent. Puis il rouvrit les yeux, les gemmes toujours dans sa main.
Ses compagnons retinrent leur souffle.
Soudain, les pierres devinrent d’un bleu si éclatant que les voyageurs titubèrent sous le choc, les mains aussitôt levées pour se protéger les yeux, bouleversé par cette aura, Shea en laissa tomber son trésor. La lueur augmenta, éclairant le terrain comme le soleil n’avait jamais pu le faire. Puis la lumière passa du bleu profond à un bleu clair si éblouissant que les trois compagnons en furent comme hypnotisés. La lueur s’orienta soudain vers leur gauche, telle une balise lumineuse, et déchira la grisaille pour s’arrêter, à quelques milliers de pas d’eux, sur les premiers troncs tordus des Chênes Noirs…
Alors, la lumière disparut.
La brume et l’humidité reprirent aussitôt leurs droits.
Menion retrouva vite ses esprits. Il flanqua une claque amicale sur l’épaule de Shea, remit rapidement son sac à dos et examina la lisière redevenue invisible des Chênes Noirs.
Shea fourra les pierres dans sa bourse. Les Valombriens ramassèrent aussi leurs sacs et marchèrent dans la direction que la lumière leur avait indiquée, impatients d’atteindre la forêt. Ils ne sentaient plus le froid ni la pluie. Leur découragement oublié, il leur restait la conviction qu’ils quitteraient bientôt les basses terres.
Ils ne doutèrent pas un instant de ce que leur avaient indiqué les pierres. Les Chênes Noirs étaient la forêt la plus dangereuse des Terres du Sud. Mais en cet instant, comparée aux étendues de Clete, elle semblait un havre de paix et d’espoir.
Ils avancèrent. La brume disparut, révélant des troncs couverts de mousse dont les cimes se perdaient dans les nuées. Les trois amis s’arrêtèrent, levant des yeux enthousiastes sur les arbres géants, pourtant peu avenants. Les grands troncs aux racines profondes formaient une masse apparemment impénétrable. Ils étaient là depuis des siècles et y resteraient sans doute jusqu’à la fin des temps. Une vision impressionnante, même à la chiche lumière des basses terres.
Les jeunes gens sentirent la présence dans ces bois d’une force si incroyablement ancienne qu’elle forçait le respect. Comme s’ils allaient s’aventurer dans une époque révolue. Tout ce qui se dressait devant eux devait relever d’une légende antique, dangereuse et fascinante.
— Les pierres avaient raison… murmura Shea.
— Les Chênes Noirs… dit Menion, admiratif.
— Et nous voilà repartis ! soupira Flick.