D’autres hommes s’inquiètent de savoir si l’on se souviendra ou non d’eux. Je n’ai pas de telles craintes ; même en laissant de côté les prophéties terrisiennes, j’ai semé tant de chaos, de conflits et d’espoirs en ce monde qu’il est peu probable que l’on m’oublie.
Je m’inquiète plutôt de ce que l’on dira de moi. Les historiens peuvent faire du passé ce qu’ils souhaitent. Dans mille ans, se souviendra-t-on de moi comme de l’homme qui a protégé l’humanité d’un mal puissant ? Ou comme d’un tyran qui aura, par arrogance, tenté de devenir une légende ?
31
— Je ne sais pas, dit Kelsier qui sourit tout en haussant les épaules. Brise ferait un très bon ministre de l’Assainissement.
Le groupe gloussa, à l’exception de Brise qui leva les yeux au ciel.
— Franchement, je ne comprends pas pourquoi c’est moi qui me retrouve toujours à faire l’objet de votre humour à tous. Pourquoi faut-il toujours que vous choisissiez la personne la plus digne de cette bande pour être le dindon de la farce ?
— Parce que, mon cher, répondit Ham, imitant l’accent de Brise, tu es, de loin, le plus beau dindon de la bande.
— Oh, par pitié, répondit Brise tandis que Spectre manquait s’écrouler de rire. Tout ça devient puéril. Il n’y a que le gamin que ta remarque ait amusé, Hammond.
— Je suis un soldat, répondit Ham en levant sa coupe. Tes agressions verbales spirituelles sont sans effet sur moi, je suis trop crétin pour les comprendre.
Kelsier rit et s’adossa au placard. L’un des problèmes lorsqu’il travaillait la nuit, c’était qu’il manquait les rassemblements nocturnes dans la cuisine de Clampin. Brise et Ham poursuivaient leurs plaisanteries. Dox était assis au bout de la table, parcourant livres et rapports, tandis que Spectre, installé près de Ham, faisait de son mieux pour participer à la conversation. Clampin supervisait l’ensemble depuis son coin, souriant parfois et savourant sa capacité à lancer les regards les plus noirs de toute l’assemblée.
— Je ferais mieux d’y aller, Maître Kelsier, déclara Sazed en consultant l’horloge murale. Maîtresse Vin devrait être prête à partir.
Kelsier hocha la tête.
— Je ferais bien d’y aller, moi aussi. Je dois encore…
La porte externe de la cuisine s’ouvrit à toute volée. La silhouette de Vin s’y dressa sur fond de brume sombre, vêtue de ses seuls sous-vêtements – une mince chemise blanche et un caleçon. Tous deux étaient aspergés de sang.
— Vin ! s’écria Ham en se levant.
Elle avait une longue et mince entaille à la joue et un bandage attaché à l’avant-bras.
— Ça va, dit-elle d’une voix lasse.
— Qu’est-ce qui est arrivé à ta robe ? s’enquit aussitôt Dockson.
— Ça, vous voulez dire ? demanda Vin, l’air de s’excuser, en brandissant une masse de tissu bleu déchiré et taché de suie. Elle… me gênait. Désolée, Dox.
— Seigneur Maître, jeune fille ! s’exclama Brise. On s’en fiche, de la robe – qu’est-ce qui t’est arrivé, à toi ?
Vin secoua la tête tout en refermant la porte. Spectre rougit violemment en voyant sa tenue, et Sazed s’approcha aussitôt pour inspecter sa joue blessée.
— Je crois que j’ai fait quelque chose de grave, déclara Vin. J’ai… plus ou moins tué Shan Elariel.
— Tu as fait quoi ? demanda Kelsier tandis que Sazed émettait des petits bruits désapprobateurs, ignorant la coupure à la joue pour défaire le bandage de son bas.
Vin tressaillit légèrement sous les mains de Sazed.
— C’était une Fille-des-brumes. On s’est battues. J’ai gagné.
Tu as tué une Fille-des-brumes expérimentée ? songea Kelsier, stupéfait. Tu t’entraînes depuis à peine huit mois !
— Maître Hammond, demanda Sazed, vous voudriez bien aller chercher ma trousse de guérisseur ?
Ham hocha la tête et se leva.
— Tu devrais peut-être lui apporter aussi des habits, suggéra Kelsier. Je crois que ce pauvre Spectre va faire une crise cardiaque.
— Où est le problème ? demanda Vin tout en désignant sa tenue. Ça n’en dévoile pas beaucoup plus que certaines des habits de voleuse que j’ai portés.
— Ce sont des sous-vêtements, Vin, dit Dockson.
— Et alors ?
— Question de principe, répondit Dockson. Les demoiselles ne se baladent pas en sous-vêtements, même quand ils ressemblent à des habits ordinaires.
Vin haussa les épaules et s’assit tandis que Sazed appliquait un pansement sur son bras. Elle paraissait… épuisée. Et pas seulement par le combat. Qu’est-ce qui s’est passé d’autre à cette fête ?
— Où est-ce que tu t’es battue avec cette Elariel ? demanda Kelsier.
— À l’extérieur du Bastion Venture, répondit Vin en baissant les yeux. Je… crois que plusieurs gardes m’ont vue. Peut-être que certains des nobles aussi, je n’en suis pas sûre.
— Ça va nous attirer des ennuis, déclara Dockson en soupirant. Bien entendu, cette blessure à la joue va être assez visible, même avec du maquillage. Franchement, vous autres, les allomanciens… Vous ne vous inquiétez jamais de l’allure que vous aurez le lendemain de ces bagarres dans lesquelles vous vous embarquez ?
— J’essayais surtout de me concentrer sur le fait de rester en vie, Dox, répondit Vin.
— Il se plaint simplement parce qu’il s’inquiète pour toi, répondit Kelsier tandis que Ham revenait muni de la trousse. Il fonctionne comme ça.
— Les deux blessures vont nécessiter des sutures immédiates, Maîtresse, déclara Sazed. Celle de votre bras a atteint l’os, je crois.
Vin hocha la tête et Sazed lui frotta le bras à l’aide d’un produit anesthésiant, puis se mit au travail. Elle se laissa faire sans donner de signes d’inconfort manifestes, car il était visible qu’elle avait attisé son potin.
Comme elle paraît épuisée, se dit Kelsier. Elle était si fragile d’aspect, toute en bras et en jambes. Hammond lui posa une cape sur les épaules, mais elle paraissait trop fatiguée pour le remarquer.
Et c’est moi qui l’ai embarquée là-dedans.
Évidemment, elle aurait dû avoir le bon sens de ne pas se laisser entraîner dans ce genre d’ennuis. Sazed termina enfin ses solides sutures, puis noua un nouveau pansement autour de la plaie de son bras. Il passa ensuite à sa joue.
— Qu’est-ce qui t’a pris de vouloir affronter une Fille-des-brumes ? demanda Kelsier, sévère. Tu aurais dû t’enfuir. Tu n’as donc tiré aucune leçon de ton combat contre les Inquisiteurs ?
— Je ne pouvais pas m’enfuir sans lui tourner le dos, répondit Vin. Et puis elle avait plus d’atium que moi. Si je ne l’avais pas attaquée, elle m’aurait rattrapée. Il fallait que je frappe pendant qu’on se battait à force égale.
— Mais comment est-ce que tu t’es embarquée là-dedans, pour commencer ? voulut savoir Kelsier. Elle t’a attaquée ?
Vin baissa les yeux vers ses pieds.
— C’est moi qui ai attaqué la première.
— Pourquoi ? demanda Kelsier.
Vin resta un moment assise en silence tandis que Sazed s’occupait de sa joue.
— Elle allait tuer Elend, répondit enfin Vin.
Kelsier poussa un soupir exaspéré.
— Elend Venture ? Tu as risqué ta vie, et mis le plan et nos vies en danger, pour ce jeune crétin ?
Vin braqua sur lui un regard mauvais.
— Oui.
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi, jeune fille ? s’exclama Kelsier. Elend Venture ne mérite pas tout ça.
Elle se leva, furieuse, ce qui fit reculer Sazed et tomber la cape de ses épaules.
— C’est quelqu’un de bien !
— C’est un noble !
— Vous aussi ! rugit Vin, désignant d’un geste frustré la cuisine et la bande. Vous croyez que c’est quoi, tout ça, Kelsier ? La vie des skaa ? Qu’est-ce que vous savez des skaa, tous autant que vous êtes ? Porter des costumes d’aristocrates, traquer ses ennemis la nuit, manger à sa faim et boire autour d’une table avec ses amis ? Ce n’est pas ça, la vie de skaa !
Elle s’avança d’un pas, fusillant Kelsier du regard. Cet emportement soudain le fit cligner des yeux de surprise.
— Qu’est-ce que vous savez d’eux, Kelsier ? reprit-elle. À quand remonte la dernière fois que vous avez dormi dans une ruelle en frissonnant sous la pluie glaciale, en écoutant un clochard tousser à côté de vous à cause d’une maladie qui va le tuer ? La dernière fois que vous avez dû rester éveillé la nuit, terrifié qu’un des hommes de votre bande essaie de vous violer ? Vous vous êtes déjà retrouvé à genoux, mort de faim, à regretter de ne pas avoir le courage de poignarder le voleur le plus proche de vous rien que pour pouvoir lui voler sa croûte de pain ? Vous avez déjà tremblé devant votre frère pendant qu’il vous battait, tout en étant reconnaissant parce qu’au moins quelqu’un se souciait de vous ?
Elle se tut, haletant légèrement, tandis que les membres de la bande la dévisageaient.
— Ne me parlez pas des nobles, conclut Vin. Et ne dites pas ce genre de choses sur les gens que vous ne connaissez pas. Vous n’êtes pas un skaa – simplement un noble sans titre.
Elle se retourna et quitta la pièce d’un pas furieux. Kelsier la regarda s’éloigner, encore sous le choc, et entendit ses pas dans l’escalier. Il se leva, abasourdi, sous l’effet d’une bouffée de culpabilité honteuse qui le surprit lui-même.
Et pour une fois, il ne trouva rien à dire.
Vin ne regagna pas sa chambre. Elle monta sur le toit, où les brumes tourbillonnaient dans la nuit noire et silencieuse. Elle s’assit dans le coin, son dos presque nu contre le rebord de pierre rude du toit plat et du bois en dessous d’elle.
Elle avait froid, mais elle s’en moquait. Son bras lui faisait un peu mal, mais il était surtout engourdi. Elle-même ne se sentait pas assez engourdie, loin de là.
Elle croisa les bras et se recroquevilla pour observer les brumes. Elle ne savait que penser, et encore moins que ressentir. Elle n’aurait pas dû s’emporter contre Kelsier, mais tout ce qui s’était produit… la bagarre, la trahison d’Elend… tout ça lui laissait simplement un grand sentiment de frustration. Elle avait besoin de se mettre en colère contre quelqu’un.
Tu devrais l’être contre toi-même, murmura la voix de Reen. C’est toi qui les as laissés approcher. Maintenant, ils vont tous te quitter.
Elle ne parvenait pas à faire taire la douleur. Simplement à rester assise en frissonnant tandis que les larmes coulaient, en se demandant comment tout s’était effondré si vite.
La trappe menant au toit s’ouvrit en grinçant doucement, et la tête de Kelsier apparut.
Oh, Seigneur Maître ! Je n’ai aucune envie de l’affronter maintenant. Elle s’efforça de sécher ses larmes, mais ne parvint qu’à enflammer la plaie fraîchement recousue de sa joue.
Kelsier referma la trappe derrière lui puis se dressa fièrement de toute sa taille pour contempler les brumes. Il ne méritait pas tout ce que je lui ai dit. Et les autres non plus.
— C’est réconfortant de regarder les brumes, hein ? demanda Kelsier.
Vin hocha la tête.
— Qu’est-ce que je t’avais dit, une fois ? Qu’elles te protégeaient, qu’elles t’accordaient du pouvoir… qu’elles te cachaient…
Il baissa les yeux, puis vint s’accroupir devant elle et lui tendit une cape.
— Il y a des choses dont on ne peut pas se cacher, Vin. J’en sais quelque chose : j’ai essayé.
Elle accepta la cape, puis s’en entoura les épaules.
— Qu’est-ce qui s’est passé ce soir ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui s’est vraiment passé ?
— Elend m’a dit qu’il ne voulait plus être avec moi.
— Ah, répondit Kelsier en s’approchant pour s’asseoir à côté d’elle. C’était avant que tu tues son ancienne fiancée, ou après ?
— Avant, répondit Vin.
— Et tu l’as protégé quand même ?
Vin hocha la tête, reniflant tout bas.
— Je sais, je suis idiote.
— Pas plus que nous autres, dit Kelsier en soupirant, scrutant les brumes. Moi aussi, j’aimais Mare, même après sa trahison. Rien ne pouvait changer ce que j’éprouvais.
— Et c’est pour ça que ça fait si mal, dit Vin, se rappelant ce que Kelsier lui avait déjà dit.
Je crois que je comprends enfin.
— On ne cesse pas d’aimer une personne simplement parce qu’elle vous a trahi, dit-il. Sinon, ça faciliterait nettement les choses.
Elle se remit à renifler, et il l’entoura d’un bras paternel. Elle se rapprocha de lui, s’efforçant de s’imprégner de sa chaleur pour repousser la douleur.
— Je l’aimais, Kelsier, murmura-t-elle.
— Elend ? Je sais.
— Non, pas Elend, répondit Vin. Reen. Il passait son temps à me battre. Il m’insultait, il me criait dessus, il me disait qu’il me trahirait. Chaque jour, je me répétais que je le détestais.
» Mais je l’aimais. Je l’aime encore. Ça fait tellement mal de le savoir parti, même s’il m’avait toujours dit qu’il le ferait.
— Oh, ma grande, dit Kelsier en l’attirant plus près. Je suis désolé.
— Tout le monde m’abandonne, chuchota-t-elle. Je me rappelle à peine ma mère. Elle a essayé de me tuer, vous savez. Elle entendait des voix, dans sa tête, et elles l’ont poussée à tuer ma petite sœur. Elle allait sans doute me tuer juste après, mais Reen l’en a empêchée.
» Enfin bref, elle m’a abandonnée. Après ça, je me suis accrochée à Reen. Il est parti aussi. J’aime Elend, mais il ne veut plus de moi. (Elle leva les yeux vers Kelsier.) Quand est-ce que vous allez partir ? Quand est-ce que vous allez m’abandonner ?
Kelsier prit un air triste.
— Je… Vin, je ne sais pas. Cette mission, ce plan…
Elle scruta ses yeux en quête des secrets qu’ils dissimulaient. Qu’est-ce que vous me cachez, Kelsier ? Quelque chose de si dangereux que ça ? Elle se sentit très bête tandis qu’elle s’essuyait de nouveau les yeux et s’écartait de lui.
Il baissa les yeux, secouant la tête.
— Regarde, tu as mis du sang partout sur ma jolie tenue toute sale de faux informateur.
Vin sourit.
— Au moins, c’est en partie du sang noble. J’ai salement amoché Shan.
Kelsier gloussa de rire.
— Tu dois avoir raison sur mon compte, tu sais. Je ne suis pas très clément avec les nobles, hein ?
Vin rougit.
— Kelsier, je n’aurais pas dû dire tout ça. Vous êtes des gens bien, et ce plan… Eh bien, je suis consciente de ce que vous essayez de faire pour les skaa.
— Non, Vin, répondit Kelsier en secouant la tête. Tu avais raison. Nous ne sommes pas vraiment des skaa.
— Mais c’est une bonne chose, répondit Vin. Si vous étiez des skaa ordinaires, vous n’auriez ni l’expérience ni le courage nécessaires pour planifier ce genre de choses.
— Ils manquent peut-être d’expérience, répondit Kelsier, mais pas de courage. Notre armée a perdu, c’est vrai, mais elle était déterminée – avec une formation minimale – à affronter une force supérieure. Non, les skaa ne manquent pas de courage. Simplement d’occasions.
— Alors c’est votre position, à moitié skaa et à moitié noble, qui vous a donné cette occasion, à vous, Kelsier. Et vous avez choisi de l’utiliser pour aider votre moitié skaa. Ça suffit à vous rendre digne d’être un skaa.
Kelsier sourit.
— Digne d’être un skaa. J’aime bien. Malgré tout, peut-être que je devrais passer un peu moins de temps à me demander quels nobles tuer, et un peu plus à me demander quels paysans aider.
Vin hocha la tête et resserra la cape contre elle tout en levant les yeux pour scruter les brumes. Elles nous protègent… nous donnent du pouvoir… nous cachent…
Elle n’avait pas éprouvé le besoin de se cacher depuis longtemps. Mais à présent, après ce qu’elle avait dit en bas, elle regrettait presque de ne pas pouvoir s’envoler comme des volutes de brume.
Il faut que je lui dise. Il se pourrait que la réussite ou l’échec du plan en dépende. Elle inspira profondément.
— Kelsier, la Maison Venture a une faiblesse.
Il s’anima.
— Ah bon ?
Vin hocha la tête.
— L’atium. Ils s’assurent que le métal soit recueilli et livré – c’est la source de leur richesse.
Kelsier réfléchit un moment.
— Évidemment ! C’est comme ça qu’ils paient les impôts, c’est pour ça qu’ils sont si puissants… Il avait forcément besoin que quelqu’un s’en occupe pour lui…
— Kelsier ? demanda Vin.
Il se retourna vers elle.
— Ne… ne faites rien à moins d’y être obligé, d’accord ?
Kelsier fronça les sourcils.
— Je… ne crois pas pouvoir te promettre quoi que ce soit, Vin. Je vais tenter de réfléchir à une autre méthode, mais vu la tournure que prennent les choses, Venture va devoir tomber.
— Je comprends.
— Mais je suis content que tu m’en aies parlé.
Elle hocha la tête. Et maintenant, je l’ai trahi, moi aussi. Elle éprouvait cependant une certaine paix à savoir qu’elle n’avait pas agi par mépris. Kelsier avait raison la Maison Venture était une puissance qu’il fallait renverser. Curieusement, le fait qu’elle ait mentionné la maison paraissait déranger Kelsier plus qu’elle-même. Il resta assis, immobile, à scruter les brumes, en proie à une étrange mélancolie. Il baissa la main pour se gratter le bras d’un air absent.
Les cicatrices, songea Vin. Ce n’est pas à la Maison Venture qu’il pense – c’est aux Fosses. Et à elle.
— Kelsier ? dit-elle.
— Oui ?
Ses yeux paraissaient toujours un peu… absents tandis qu’il contemplait les brumes.
— Je ne crois pas que Mare vous ait trahi.
Il sourit.
— Je suis ravi que tu le penses.
— Non, je suis sincère, dit Vin. Les Inquisiteurs vous attendaient quand vous avez atteint le cœur du palais, non ?
Kelsier hocha la tête.
— Ils nous attendaient aussi. (Il secoua la tête.) Toi et moi, on a combattu des gardes et fait un peu de bruit. Quand on est entrés, Mare et moi, on n’avait fait aucun bruit. On planifiait tout depuis un an – on était discrets, furtifs et très prudents. Quelqu’un nous a tendu un piège.
— Mare était allomancienne, c’est bien ça ? demanda Vin. Peut-être qu’ils vous ont simplement sentis arriver.
Kelsier fit signe que non.
— On avait un Enfumeur avec nous. Il s’appelait Redd – les Inquisiteurs l’ont tué sur-le-champ. Je me suis demandé s’il était un traître, mais ça ne tient pas la route. Redd n’était même pas au courant de l’infiltration avant ce soir-là, où on est allés le chercher. Seule Mare en savait assez – les dates, les heures, les objectifs – pour nous avoir trahis. Et puis il y a le commentaire du Seigneur Maître. Tu ne l’as pas vu, Vin. La façon dont il a souri en remerciant Mare. Il y avait une telle… sincérité dans sa voix. On dit qu’il ne ment jamais. Pourquoi en aurait-il besoin ?
Vin garda un moment le silence, méditant ces propos.
— Kelsier, répondit-elle lentement, je crois que les Inquisiteurs arrivent à percevoir notre allomancie même quand on brûle du cuivre.
— Impossible.
— Je l’ai fait ce soir. J’ai percé le nuage de cuivre de Shan pour la localiser ainsi que les autres assassins. C’est comme ça que j’ai rejoint Elend à temps.
Kelsier fronça les sourcils.
— Tu dois te tromper.
— Et ça s’est déjà produit, insista Vin. Je sens l’influence du Seigneur Maître sur mes émotions, même quand je brûle du cuivre. Et je vous jure que quand je me cachais de cet Inquisiteur qui me pourchassait, il m’a trouvée alors qu’il n’aurait pas dû en être capable. Kelsier, et si c’était possible ? Et si le fait de se cacher par Enfumage n’était pas simplement lié au fait d’activer ou non son cuivre ? Et si c’était simplement une question de puissance ?
Kelsier parut songeur.
— J’imagine que c’est possible.
— Dans ce cas, Mare ne vous a pas forcément trahi ! déclara Vin avec insistance. Les Inquisiteurs sont extrêmement puissants. Ceux qui vous attendaient, peut-être qu’ils vous ont simplement sentis brûler des métaux ! Ils savaient qu’un allomancien essayait de s’infiltrer dans le palais. Ensuite, le Seigneur Maître l’a remerciée parce que c’est grâce à elle qu’il vous a repérés ! C’était elle l’allomancienne, en train de brûler de l’étain, qui les a conduits à vous.
Le visage de Kelsier prit une expression préoccupée. Il se retourna et s’assit de manière à lui faire face.
— Alors montre-moi ça. Dis-moi quel métal je suis en train de brûler.
Vin ferma les yeux, attisa son bronze, et tendit l’oreille… s’ouvrit comme Marsh le lui avait appris. Elle se rappelait ses entraînements solitaires, le temps passé à se concentrer sur les ondes que Brise, Ham et Spectre émettaient pour elle. Elle s’efforça de percevoir le rythme vague de l’allomancie. Insista…
Pendant un moment, il lui sembla percevoir quelque chose. Quelque chose de très étrange – une lente pulsation, comme un tambour lointain, qui ne ressemblait à aucun rythme allomantique qu’elle ait déjà perçu. Mais elle ne provenait pas de Kelsier. Elle était distante… lointaine. Elle se concentra plus fort, cherchant à localiser son origine.
Mais soudain, alors qu’elle se concentrait, autre chose attira son attention. Un rythme plus familier, issu de Kelsier. Il était faible, difficile à percevoir, presque masqué par le battement de son propre cœur. Une pulsation vigoureuse et rapide.
Elle ouvrit les yeux.
— Du potin ! Vous brûlez du potin.
Kelsier cligna des yeux, surpris.
— Impossible, chuchota-t-il. Recommence !
Elle ferma les yeux.
— De l’étain, déclara-t-elle au bout d’un moment. Maintenant, de l’acier – vous avez changé dès que j’ai répondu.
— Nom d’un chien !
— J’avais raison, dit Vin avec enthousiasme. On peut effectivement percevoir les vibrations d’allomancie à travers le cuivre ! Elles sont discrètes, mais je crois qu’il faut simplement se concentrer assez pour…
— Vin, l’interrompit Kelsier. Tu ne crois pas que des allomanciens ont déjà essayé ? Tu ne crois pas qu’au bout de mille ans, quelqu’un aurait remarqué qu’on pouvait percer les nuages de cuivre ? J’ai déjà essayé, figure-toi. Je me suis concentré des heures sur mon Maître en cherchant à percevoir quelque chose à travers son nuage de cuivre.
— Mais…, répondit Vin. Dans ce cas, pourquoi… ?
— Ça doit être une question de puissance, comme tu l’as dit. Les Inquisiteurs peuvent exercer Tractions et Poussées plus violemment qu’un Fils-des-brumes ordinaire – peut-être qu’ils sont assez forts pour vaincre le métal des autres.
— Kelsier, protesta doucement Vin. Je ne suis pas un Inquisiteur.
— Mais tu es puissante, dit-il. Plus que tu ne devrais avoir le droit de l’être. Tu as tué une Fille-des-brumes expérimentée ce soir !
— Un coup de chance, répondit Vin en rougissant. Je l’ai eue par la ruse, c’est tout.
— Mais toute l’allomancie repose sur des ruses, Vin. Non, tu as quelque chose d’unique. Je l’ai remarqué le premier jour, quand tu as résisté à mes tentatives visant à manipuler tes émotions.
Elle rougit.
— Ça ne peut pas être ça, Kelsier. Peut-être que je me suis simplement entraînée plus que vous avec le bronze… Je ne sais pas, c’est juste…
— Vin, répondit Kelsier, tu es encore trop modeste. Tu es douée pour ça, c’est une évidence. Si c’est ce qui explique que tu arrives à voir à travers les nuages de cuivre… Eh bien, je ne sais pas. Mais apprends à être un peu fière de toi-même, jeune fille ! S’il y a une chose que je peux t’apprendre, c’est à avoir confiance en toi.
Vin sourit.
— Allez, dit-il en se levant et en lui tendant la main pour l’aider à faire de même. Sazed va s’inquiéter toute la nuit si tu ne le laisses pas finir de suturer ta joue, et Ham meurt d’envie de t’entendre raconter ton combat. Au fait, c’était une bonne idée de laisser le corps de Shan au Bastion Venture quand la Maison Elariel va entendre dire qu’on l’a retrouvée morte sur le territoire des Venture…
Vin le laissa l’aider à se lever, mais jeta un coup d’œil inquiet en direction de la trappe.
— Je… je crois que je n’ai pas encore envie de descendre, Kelsier. Comment est-ce que je vais pouvoir leur faire face ?
Kelsier éclata de rire.
— Oh, ne t’en fais pas. Si tu ne disais pas de bêtises une fois de temps en temps, tu ne t’intégrerais jamais à ce groupe-là. Allez, viens.
Vin hésita, puis se laissa reconduire vers la chaleur de la cuisine.
— Elend, comment arrives-tu à lire dans des moments pareils ? demanda Jastes.
Elend leva les yeux de son livre.
— Ça me calme.
Jastes haussa un sourcil. Le jeune Lekal s’impatientait dans la voiture et tambourinait des doigts sur l’accoudoir. Les volets étaient baissés, en partie pour cacher la lumière de la lanterne à laquelle lisait Elend, en partie pour tenir les brumes à distance. Elend ne l’aurait jamais avoué, mais le brouillard tourbillonnant le rendait un peu nerveux. Les nobles n’étaient pas censés redouter ces choses-là, mais ça n’empêchait pas cette brume opaque et dense de lui donner la chair de poule.
— Ton père va être livide quand tu rentreras, fit remarquer Jastes, tambourinant toujours sur l’accoudoir.
Elend haussa les épaules, bien que ce commentaire l’ait rendu un peu nerveux. Non pas à cause de son père, mais des événements de cette nuit-là. Certains allomanciens avaient apparemment espionné les réunions d’Elend et de ses amis. Quelles informations avaient-ils rassemblées ? Étaient-ils au courant de ses lectures ?
Heureusement, l’un d’entre eux avait trébuché et chuté à travers la lucarne d’Elend. Après quoi, tout n’avait été que chaos et confusion tandis que soldats et convives couraient dans tous les sens en proie à une semi-panique. La première pensée d’Elend avait été pour ses livres – les ouvrages dangereux, ceux qui pouvaient lui attirer de sérieux ennuis si jamais les obligateurs découvraient qu’il les possédait.
Profitant de la confusion, il les avait donc jetés dans un sac avant de suivre Jastes qui s’esquivait par la sortie latérale du palais. S’emparer d’une voiture et se faufiler hors de la propriété avait été une tentative extrême, sans doute, mais d’une ridicule facilité. Compte tenu du nombre de voitures qui fuyaient la propriété des Venture, personne ne s’était arrêté pour constater qu’Elend occupait le même véhicule que Jastes.
Tout a dû se calmer à présent, se dit Elend. Les gens vont comprendre que la Maison Venture n’essayait pas de les attaquer et qu’il n’y avait pas de réel danger. Rien qu’une poignée d’espions qui ont joué les imprudents.
Il aurait déjà dû être rentré. Mais son absence du palais lui fournissait une parfaite excuse pour surveiller un autre groupe d’espions. Et cette fois, c’était Elend lui-même qui les avait envoyés.
Un coup frappé soudainement à la portière fit sursauter Jastes et Elend referma son livre avant d’ouvrir. Felt, l’un des chefs des espions de la Maison Venture, monta dans la voiture et salua Elend, puis Jastes d’un hochement de sa tête moustachue.
— Alors ? demanda Jastes.
Felt s’assit avec l’extrême légèreté propre aux gens de son métier.
— Extérieurement, le bâtiment est une boutique de menuisier, milord. L’un de mes hommes a entendu parler de cet endroit – il est tenu par un certain Maître Cladent, un artisan skaa particulièrement doué.
Elend fronça les sourcils.
— Pourquoi l’intendant de Valette s’est-il rendu là-bas ?
— Nous pensons que cette boutique est une couverture, milord, répondit Felt. Nous l’observons depuis que l’intendant nous y a conduits selon vos ordres. Mais nous avons dû nous montrer extrêmement prudents il y a plusieurs postes de guet cachés sur le toit et aux étages supérieurs.
Elend fronça les sourcils.
— Une curieuse précaution pour une simple boutique de menuisier, me semble-t-il.
Felt acquiesça.
— Et ce n’est pas tout, milord. Nous sommes parvenus à faire approcher furtivement l’un de nos meilleurs éléments du bâtiment lui-même – nous ne pensons pas qu’il ait été vu –, mais il a eu le plus grand mal à entendre ce qui se passait à l’intérieur. Les fenêtres sont scellées et bouchées pour l’isolation sonore.
Encore une étrange précaution, se dit Elend.
— Qu’est-ce que ça signifie, à votre avis ? demanda-t-il à Felt.
— Il doit s’agir d’une planque de clandestins, milord, répondit Felt. Et une bonne. Si nous n’avions pas observé attentivement, en sachant très bien ce que nous cherchions, nous n’aurions strictement rien vu. Mon hypothèse est que les occupants de cet endroit – même le Terrisien – sont membres d’une bande de voleurs skaa. Dotée de grands moyens et d’un grand talent.
— Une bande de voleurs skaa ? demanda Jastes. Et lady Valette aussi ?
— Probablement, milord.
Elend marqua une pause.
— Une… bande de voleurs skaa…, dit-il, stupéfait.
Pourquoi voudraient-ils envoyer l’un de leurs membres à des bals ? Pour y pratiquer une escroquerie de quelque sorte ?
— Milord ? demanda Felt. Souhaitez-vous que nous fassions irruption là-bas ? J’ai assez d’hommes pour affronter la bande tout entière.
— Non, répondit Elend. Rappelez vos hommes et ne dites à personne ce que vous avez vu ce soir.
— Entendu, milord, répondit Felt en descendant de la voiture.
— Seigneur Maître ! s’exclama Jastes tandis que la portière se refermait. Pas étonnant qu’elle ressemble si peu aux aristocrates ordinaires. Ce n’était pas son éducation campagnarde – c’est simplement une voleuse !
Elend hocha la tête sans trop savoir que penser.
— Tu me dois des excuses, dit Jastes. J’avais raison sur son compte, non ?
— Peut-être, répondit Elend. Mais… d’une certaine façon, tu te trompais sur elle aussi. Elle n’essayait pas de m’espionner – simplement de me voler.
— Et alors ?
— Je… Il faut que j’y réfléchisse, répondit Elend, qui tendit la main et frappa un coup pour faire repartir la voiture.
Il se rassit tandis que le véhicule se mettait en route en direction du Bastion Venture.
Valette n’était pas ce qu’elle avait prétendu. Toutefois, il s’était déjà préparé à cette nouvelle. En plus des soupçons qu’avaient fait naître les propos de Jastes, Valette elle-même n’avait pas nié les accusations d’Elend, plus tôt dans la soirée. C’était l’évidence même elle lui avait menti. Elle avait joué un rôle.
Il aurait dû être furieux. Il le comprenait sur un plan logique et une partie de lui souffrait effectivement de cette trahison. Mais curieusement, il éprouvait surtout… du soulagement.
— Quoi ? demanda Jastes, qui l’étudia en fronçant les sourcils.
Elend secoua la tête.
— À cause de toi, je me suis inquiété pendant des jours, Jastes. Je me sentais tellement mal que j’avais le plus grand mal à fonctionner – tout ça parce que je croyais que Valette était une traîtresse.
— Mais c’est ce qu’elle est Elend, elle est sans doute en train d’essayer de t’arnaquer !
— Oui, répondit Elend, mais au moins, elle n’espionne sans doute pas pour le compte d’une autre maison. Face à toutes les intrigues, la politique et les médisances de ces derniers temps, quelque chose d’aussi simple qu’un vol paraît légèrement rafraîchissant.
— Mais…
— Ce n’est que de l’argent, Jastes.
— Il a de l’importance pour certains d’entre nous, Elend.
— Pas autant que pour Valette. Cette pauvre fille… Pendant tout ce temps, elle devait s’inquiéter du tour qu’elle allait me jouer !
Jastes resta un moment sans répondre, puis secoua la tête.
— Elend, il n’y a bien que toi qui puisses être soulagé de découvrir qu’on essaie de te voler. Ai-je besoin de te rappeler que cette fille te ment depuis le début ? Tu t’y es peut-être attaché, mais je doute que ses sentiments à elle soient sincères.
— Tu as peut-être raison, avoua Elend. Mais… je n’en sais rien, Jastes. J’ai le sentiment de la connaître. Ses émotions… Elles paraissaient simplement trop réelles, trop honnêtes, pour être feintes.
— J’en doute, répondit Jastes.
Elend secoua la tête.
— Nous n’avons pas encore assez d’informations pour la juger. Felt pense que c’est une voleuse, mais il doit y avoir d’autres raisons pour qu’un groupe comme celui-là envoie quelqu’un aux bals. C’est peut-être une simple informatrice. Ou alors, c’est bel et bien une voleuse, mais elle n’a jamais eu l’intention de me voler. Elle a passé énormément de temps à se mêler aux autres nobles – pourquoi est-ce qu’elle aurait fait ça si j’étais sa cible ? En fait, elle a passé relativement peu de temps avec moi, et elle ne m’a jamais réclamé de cadeaux.
Il se remémora sa rencontre avec Valette comme un agréable accident, un événement qui avait fait prendre une tournure inattendue à leurs deux vies. Il sourit, puis secoua la tête.
— Non, Jastes. Il doit y avoir autre chose que ce que nous voyons. Il y a toujours quelque chose en elle que je ne m’explique pas.
— Heu… Sans doute, El, répondit Jastes en fronçant les sourcils.
Elend s’assit bien droit lorsqu’une idée le traversa soudain, éclipsant ses spéculations quant aux motivations de Valette.
— Jastes, dit-il. C’est une skaa !
— Et alors ?
— Elle m’a trompé – et toi aussi. Elle jouait le rôle d’une aristocrate quasiment à la perfection.
— Une aristocrate sans expérience, peut-être.
— J’avais une vraie voleuse skaa avec moi ! dit Elend. Imagine les questions que j’aurais pu lui poser.
— Des questions ? De quel genre ?
— Sur le fait d’être skaa, répondit Elend. La question n’est pas là. Jastes, elle nous a trompés. Si on n’arrive pas à faire la différence entre une skaa et une aristocrate, ça signifie qu’ils ne peuvent pas être très différents de nous. Et s’ils ne le sont pas tant que ça, quel droit avons-nous de les traiter comme nous le faisons ?
Jastes haussa les épaules.
— Elend, je crois que tu devrais remettre les choses en perspective. Nous sommes en plein milieu d’une guerre entre maisons.
Elend hocha distraitement la tête. Et j’ai été si dur avec elle ce soir. Trop dur ?
Il avait voulu qu’elle croie, totalement et complètement, qu’il ne voulait plus rien avoir à faire avec elle. C’était en partie sincère, car ses propres inquiétudes l’avaient convaincu qu’il ne pouvait pas se fier à elle. Et il ne le pouvait effectivement pas, pour l’instant. Quoi qu’il en soit, il avait voulu qu’elle quitte la ville. Il avait pensé que la meilleure chose à faire consistait à rompre jusqu’à la fin de la guerre entre les maisons.
Mais à supposer qu’elle ne soit pas une véritable aristocrate, elle n’a aucune raison de partir.
— Elend ? demanda Jastes. Est-ce que tu m’écoutes au moins ?
Elend leva les yeux.
— Je crois que j’ai fait quelque chose de mal ce soir. Je voulais que Valette quitte Luthadel. Mais maintenant, je crois que je l’ai blessée sans raison.
— Nom d’un chien, Elend ! dit Jastes. Des allomanciens ont espionné notre discussion de ce soir. Tu es conscient de ce qui aurait pu se passer ? Et s’ils décidaient de nous tuer, au lieu de se contenter de nous espionner ?
— Ah oui, tu as raison, répondit Elend en hochant la tête d’un air distrait. Il vaut mieux que Valette s’en aille de toute façon. Toute personne proche de moi sera en danger dans les jours à venir.
Jastes marqua une pause, en proie à un agacement croissant, puis il éclata de rire.
— Tu es désespérant.
— Je fais de mon mieux, répondit Elend. Mais sérieusement, inutile de nous inquiéter. Les espions se sont trahis, et il est probable qu’ils aient été chassés – voire capturés – au milieu de ce chaos. Maintenant, nous avons également appris certains des secrets que cachait Valette, alors nous avons de l’avance sur ce point-là aussi. Quelle soirée productive !
— C’est une façon très optimiste de considérer les choses…
— Là encore, je fais de mon mieux.
Malgré tout, il se sentirait plus à l’aise quand ils regagneraient le Bastion Venture. Il avait peut-être été imprudent de se faufiler hors du palais avant d’apprendre en détail ce qui s’était passé, mais Elend n’avait pas vraiment réfléchi sur le moment. Par ailleurs, il avait dû se présenter au rendez-vous convenu avec Felt et le chaos lui avait fourni une parfaite occasion pour s’esquiver.
La voiture s’arrêta lentement devant les portes du Bastion Venture.
— Tu ferais mieux d’y aller, dit Elend en se glissant hors du véhicule. Prends les livres.
Jastes hocha la tête, s’empara des ouvrages, puis salua Elend tout en refermant la portière. Ce dernier attendit tandis que la voiture s’éloignait des portes, puis se retourna et parcourut à pied le reste du trajet vers le bastion, où les gardes surpris le laissèrent entrer sans problème.
La propriété était toujours vivement éclairée. Des gardes l’attendaient déjà devant le bastion, et plusieurs d’entre eux se précipitèrent parmi les brumes pour l’accueillir. Et l’entourer.
— Milord, votre père…
— Oui, l’interrompit Elend en soupirant. Je suppose qu’on doit me conduire immédiatement auprès de lui ?
— Oui, milord.
— Dans ce cas, je vous suis, capitaine.
Ils franchirent l’entrée privée sur un des côtés du bâtiment. Lord Straff Venture se tenait dans son bureau et s’entretenait avec un groupe d’officiers de la garde. Elend voyait à la pâleur de leur visage qu’on les avait sévèrement réprimandés, peut-être même menacés de les battre. Ils étaient nobles, et Venture ne pouvait donc pas les exécuter, mais il affectionnait les formes de discipline les plus brutales.
Lord Venture renvoya les soldats d’un geste brusque puis se retourna vers Elend avec des yeux hostiles. Elend fronça les sourcils et regarda les soldats s’éloigner. Tout paraissait un peu trop… tendu.
— Alors ? demanda lord Venture d’une voix insistante.
— Alors quoi ?
— Où étais-tu passé ?
— Oh, j’étais parti, répondit Elend avec désinvolture.
Lord Venture soupira.
— Très bien. Mets-toi en danger si ça t’amuse, mon garçon. D’une certaine façon, c’est dommage que cette Fille-des-brumes ne t’ait pas attrapé – elle aurait pu m’épargner beaucoup de frustration.
— Une Fille-des-brumes ? demanda Elend en fronçant les sourcils. Quelle Fille-des-brumes ?
— Celle qui comptait t’assassiner, lâcha lord Venture d’un ton cassant.
Elend cligna des yeux, stupéfait.
— Alors… ce n’était pas seulement un groupe d’espions ?
— Oh que non, répondit Venture avec un sourire mauvais. Toute une équipe d’assassins envoyée pour s’en prendre à toi et à tes amis.
Seigneur Maître ! se dit Elend, comprenant à présent quel idiot il avait été de partir seul. Je ne m’attendais pas à ce que la guerre entre maisons devienne si dangereuse, et si vite ! Du moins, pas pour moi…
— Comment sait-on que c’était une Fille-des-brumes ? demanda Elend, reprenant ses esprits.
— Nos gardes sont parvenus à la tuer, répondit Straff. Alors qu’elle prenait la fuite.
Elend fronça les sourcils.
— Une Fille-des-brumes ? Tuée par des soldats ordinaires ?
— Des archers, répondit lord Venture. Apparemment, ils l’ont eue par surprise.
— Et l’homme qui est tombé par ma lucarne ? demanda Elend.
— Il est mort, répondit lord Venture. Il s’est brisé le cou.
Elend fronça les sourcils. Cet homme était encore en vie quand nous avons pris la fuite. Qu’est-ce que tu me caches, père ?
— Cette Fille-des-brumes. Je la connaissais ?
— On peut dire ça, répondit lord Venture en se rasseyant dans son fauteuil de bureau sans lever les yeux. C’était Shan Elariel.
Elend resta figé sous l’effet du choc. Shan ? se dit-il, stupéfait. Ils avaient été fiancés, mais elle n’avait jamais mentionné sa nature d’allomancienne. Ce qui devait signifier…
Qu’elle jouait les taupes depuis le départ. Peut-être la Maison Elariel comptait-elle faire tuer Elend une fois qu’un petit-fils serait né pour porter son titre.
Tu as raison, Jastes. Je ne peux pas éviter la politique rien qu’en l’ignorant. J’y participe depuis bien plus longtemps que je ne le croyais.
Son père était visiblement satisfait de lui-même. Un membre haut placé de la Maison Elariel était mort sur la propriété des Venture après avoir tenté d’assassiner Elend… Après un tel triomphe, lord Venture serait insupportable pendant des jours entiers.
Elend soupira.
— Dans ce cas, est-ce qu’on a capturé un seul des assassins vivant ?
Straff fit signe que non.
— L’un d’entre eux est tombé dans la cour alors qu’il cherchait à s’enfuir. Il s’en est tiré – c’était peut-être un Fils-des-brumes, lui aussi. Nous avons trouvé un homme mort sur le toit, mais nous ne savons pas trop s’il y avait ou non d’autres personnes dans l’équipe.
Il marqua une pause.
— Quoi ? demanda Elend, lisant une légère confusion dans les yeux de son père.
— Rien, répondit Straff avec un geste vague. Certains des gardes affirment qu’il y avait un troisième Fils-des-brumes qui se battait contre les deux autres, mais je doute de leurs récits – ce n’était pas l’un des nôtres.
Elend réfléchit. Un troisième Fils-des-brumes, qui se battait contre les deux autres…
— Peut-être que quelqu’un a entendu parler de l’assassinat et tenté de l’empêcher.
Lord Venture ricana.
— Pourquoi est-ce que les Fils-des-brumes de quelqu’un d’autre essaieraient de te protéger, toi ?
— Peut-être simplement pour empêcher un innocent de se faire assassiner.
Lord Venture secoua la tête et éclata de rire.
— Tu es idiot, mon garçon. Tu t’en rends bien compte ?
Elend rougit, puis se détourna. Comme lord Venture ne semblait rien vouloir de plus, il repartit. Mais il ne pouvait pas regagner ses appartements, pas avec la fenêtre brisée et les gardes ; il se dirigea donc vers une chambre d’ami et appela un groupe de brumicides pour qu’ils surveillent sa porte et son balcon – juste au cas où.
Il se prépara pour aller se coucher, méditant la conversation. Son père devait avoir raison au sujet du troisième Fils-des-brumes. Les choses ne fonctionnaient pas ainsi, tout simplement.
Mais… elles le devraient. Elles pourraient, peut-être.
Il y avait tant de choses qu’Elend regrettait de ne pouvoir accomplir. Seulement son père était en bonne santé, et plutôt jeune pour un lord d’une telle puissance. Il s’écoulerait des décennies avant qu’Elend hérite du titre, à supposer même qu’il survive si longtemps. Il regrettait de ne pouvoir aller trouver Valette, lui parler, lui expliquer sa frustration. Elle comprendrait ce qu’il pensait ; curieusement, elle paraissait toujours le comprendre mieux que les autres.
Et puis c’est une skaa ! Il n’arrivait pas à se remettre de cette révélation. Il y avait tant de questions, tant de choses qu’il souhaitait découvrir auprès d’elle.
Plus tard, songea-t-il en se mettant au lit. Pour l’instant, concentre-toi sur la nécessité de protéger la maison. Les propos qu’il avait tenus à Valette sur le sujet n’étaient pas faux il devait s’assurer que sa famille survive à cette guerre.
Ensuite… Eh bien, peut-être pourraient-ils trouver une solution pour contourner mensonges et escroqueries.