Je ne dors que quelques heures par nuit. Nous devons aller de l’avant, voyager le plus possible chaque jour – mais quand je me couche enfin, le sommeil se refuse à moi. Le silence de la nuit ne fait que renforcer les pensées qui me tracassent pendant la journée.

Et par-dessus tout, j’entends la cadence provenant d’en haut, les vibrations issues des montagnes. Qui m’attirent de plus en plus près à chaque pulsation.

 

23

 

— On raconte que la mort des frères Geffenry servait de représailles pour le meurtre de lord Entrone, déclara lady Kliss.

Derrière le groupe de Vin, les musiciens jouaient sur leur estrade mais il commençait à se faire tard et peu de gens dansaient.

Le cercle de fêtards de lady Kliss accueillit la nouvelle par des froncements de sourcils. Ils étaient six, y compris Vin et son compagnon – un certain Milen Davenpleu, jeune héritier au titre d’une maison mineure.

— Kliss, voyons, répondit Milen. Les Maisons Geffenry et Tekiel sont alliées. Pourquoi Tekiel voudrait-il assassiner deux nobles de Geffenry ?

— Pourquoi, oui ? dit Kliss en se penchant avec une mine conspiratrice, ce qui fit osciller légèrement son imposant chignon blond.

Kliss n’avait jamais témoigné d’un grand sens de la mode. Mais c’était, en revanche, une excellente source de ragots.

— Vous rappelez-vous le jour où l’on a retrouvé lord Entrone mort dans les jardins des Tekiel ? demanda Kliss. Eh bien, il paraissait évident que l’un des ennemis de la maison Tekiel l’avait assassiné. Mais la Maison Geffenry avait fait une demande d’alliance auprès de Tekiel – apparemment, une faction au sein de la maison estimait que s’il arrivait quelque chose qui mettrait les Tekiel en rage, ils seraient davantage enclins à chercher des alliés.

— Vous êtes en train de dire que Geffenry aurait volontairement tué un allié de chez Tekiel ? demanda Rene, le compagnon de Kliss.

Son large front se plissa sous l’effet de la réflexion.

Kliss lui tapota le bras.

— Ne vous en faites pas trop, mon cher, lui conseilla-t-elle avant de retourner, avide, à la conversation. Vous ne comprenez pas ? En tuant secrètement lord Entrone, Geffenry espérait obtenir l’allégeance souhaitée. Voilà qui lui donnerait accès aux voies fluviales des Tekiel qui traversent les plaines orientales.

— Mais ça s’est retourné contre lui, dit Milen, pensif. Tekiel a découvert la ruse et tué Ardous et Callins.

— J’ai dansé avec Ardous deux ou trois fois au dernier bal, dit Vin.

Et maintenant il est mort, et son corps a été abandonné dans les rues à l’entrée d’un taudis skaa.

— Ah oui ? demanda Milen. Il était doué ?

Vin haussa les épaules.

— Pas tellement.

C’est tout ce que vous avez à demander, Milen ? Un homme est mort, et vous voulez juste savoir si je l’aimais plus que vous ?

— En tout cas, maintenant, c’est avec les vers qu’il danse, commenta Tyden, le dernier membre du groupe.

Milen accueillit le quolibet par un rire de commisération, ce qui était bien plus qu’il ne méritait. Les tentatives d’humour de Tyden laissaient généralement à désirer. Il paraissait le genre d’individu qui aurait été davantage à sa place parmi les voyous de Camon que les nobles des bals.

Bien sûr, Dox dit qu’ils sont tous comme ça, sous la surface.

La conversation de Vin avec Dockson monopolisait toujours ses pensées. Quand elle avait commencé à venir aux bals des nobles ce premier soir – la nuit où elle avait failli se faire tuer – tout lui avait semblé terriblement factice. Comment avait-elle oublié cette première impression ? Comment s’était-elle laissée absorber au point de commencer à admirer leur splendeur et leur grâce ?

À présent, chaque bras passé par un noble autour de sa taille la hérissait – comme si elle percevait la pourriture en leur cœur. Combien de skaa Milen avait-il tués ? Et Tyden ? Il paraissait du genre à apprécier une nuit chez les prostituées.

Malgré tout, elle continuait à jouer le jeu. Elle avait enfin porté sa robe noire ce soir-là, éprouvant le besoin de se distinguer des autres femmes avec leurs couleurs éclatantes et leurs sourires plus éclatants encore. Mais elle ne pouvait éviter la compagnie des autres ; Vin commençait enfin à recueillir les confidences dont sa bande avait besoin. Kelsier serait ravi d’apprendre que son plan pour la Maison Tekiel fonctionnait, et que ce n’était pas la seule découverte de la soirée. Elle avait des dizaines d’informations juteuses qui seraient d’une utilité capitale pour le projet de la bande.

L’une d’entre elles concernait la Maison Venture. La famille se terrait en prévision de ce qu’elle prenait pour une guerre étendue entre les maisons ; l’une des preuves appuyant cette hypothèse était le fait qu’Elend assistait à beaucoup moins de bals qu’auparavant. Ce qui ne dérangeait aucunement Vin. Lorsqu’il y assistait, il l’évitait généralement et elle n’avait de toute façon pas très envie de lui parler. Le souvenir du discours de Dockson l’incitait à penser qu’elle aurait peut-être du mal à rester polie vis-à-vis d’Elend.

— Milen ? demanda lord Rene. Vous comptez toujours vous joindre à nous demain pour une partie de coque ?

— Bien entendu, Rene, répondit Milen.

— Vous ne l’aviez pas déjà promis la dernière fois ?

— J’y serai, répondit Milen. J’ai eu un empêchement la dernière fois.

— Et ça ne va pas se reproduire ? demanda Tyden. Vous savez que nous ne pouvons pas jouer à moins d’avoir un quatrième homme. Si vous ne comptez pas venir, nous pouvons demander à quelqu’un d’autre…

Milen soupira, puis leva vivement la main pour décrire un geste latéral. Ce geste retint l’attention de Vin – elle n’écoutait qu’à moitié les conversations. Elle le suivit du regard et faillit sursauter sous l’effet du choc en voyant un obligateur approcher du groupe.

Jusqu’à présent, elle était parvenue à les éviter lors des bals. Depuis sa première rencontre avec un haut prélan, quelques mois plus tôt – qui avait ensuite alerté un Inquisiteur –, elle redoutait même de s’en approcher.

L’obligateur se dirigea vers eux, affichant un sourire qui lui donnait la chair de poule. Peut-être était-ce la façon dont il croisait les bras devant lui, mains cachées à l’intérieur de ses manches grises. Ou peut-être les tatouages entourant ses yeux, plissés par le vieillissement de sa peau. Ou encore la façon dont ses yeux la toisaient ; ils paraissaient percer son déguisement à jour. Ce n’était pas qu’un noble, mais un obligateur – les yeux du Seigneur Maître, qui faisaient appliquer sa loi.

L’obligateur s’arrêta devant le groupe. Ses tatouages le désignaient comme un membre du Canton de l’Orthodoxie, principale branche bureaucratique du Ministère. Il observa le groupe et demanda d’une voix mielleuse :

— Oui ?

Milen fit apparaître quelques pièces.

— Je promets de me joindre à ces deux-là pour une partie de coque demain, dit-il en tendant les pièces à l’obligateur vieillissant.

Ça paraissait une raison parfaitement stupide d’appeler un obligateur – du moins aux yeux de Vin. Mais l’obligateur ne rit pas, ne souligna pas la futilité de la requête. Il se contenta de sourire et empocha les pièces avec toute l’habileté d’un voleur.

— J’en prends témoignage, Maître Milen, répondit-il.

— Satisfaits ? demanda Milen aux deux autres.

Ils acquiescèrent.

L’obligateur se retourna, sans accorder à Vin un deuxième coup d’œil, et s’éloigna sans se presser. Elle soupira discrètement tout en le regardant partir.

Ils doivent être au courant de tout ce qui se passe à la cour, comprit-elle. Si les nobles les appellent pour témoigner de choses aussi futiles… Plus elle en apprenait sur le Ministère, plus elle comprenait avec quelle intelligence le Seigneur Maître avait conçu tout ce système. Ils validaient tous les contrats commerciaux ; Dockson et Renoux devaient traiter avec des obligateurs chaque jour ou presque. Eux seuls pouvaient autoriser mariages, divorces, achats de terres ou valider l’héritage des titres. Si un obligateur n’avait pas validé un événement, il ne s’était pas produit, et s’il n’avait pas scellé un document, alors c’était comme s’il n’avait jamais été écrit.

Vin secoua la tête tandis que la conversation s’orientait vers d’autres sujets. La nuit avait été longue et son esprit débordait déjà d’informations à prendre en note lors du trajet de retour à Fellise.

— Pardonnez-moi, lord Milen, dit-elle en posant la main sur son bras – bien que ce contact la fasse légèrement frissonner. Je crois qu’il est peut-être temps que je me retire.

— Je vous raccompagne à votre voiture, proposa-t-il.

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit-elle gentiment. Je veux me rafraîchir et ensuite je devrai de toute façon attendre mon Terrisien. Je vais simplement aller m’asseoir à notre table.

— Très bien, dit-il avec un hochement de tête respectueux.

— Allez-y si vous devez absolument partir, Valette, dit Kliss. Mais vous ne devinerez jamais ce que j’ai appris au sujet du Ministère…

Vin s’arrêta.

— Quoi donc ?

Les yeux de Kliss scintillèrent et elle jeta un coup d’œil à l’obligateur qui s’éloignait.

— Les Inquisiteurs s’affairent comme des insectes. Ils ont frappé deux fois plus de groupes de voleurs skaa que d’habitude ces deux derniers mois. Ils ne prennent même pas de prisonniers pour les exécuter : ils se contentent de les tuer sur place.

— Comment le savez-vous ? demanda Milen, sceptique.

Il paraissait si noble et si droit. On ne pouvait jamais savoir ce qu’il était vraiment.

— J’ai mes sources, répondit Kliss avec un sourire. Les Inquisiteurs ont trouvé une autre bande cet après-midi. Qui a son quartier général pas très loin d’ici.

Un frisson parcourut Vin. Ils n’étaient pas si loin de la boutique de Clampin… Non, ça ne pouvait pas être eux. Dockson et les autres étaient trop intelligents. Même en l’absence de Kelsier, ils étaient en sécurité.

— Maudits voleurs, cracha Tyden. Saleté de skaa qui ne savent pas se tenir à leur place. Est-ce qu’ils ne nous volent pas déjà assez avec l’argent et la nourriture que nous leur donnons ?

— C’est incroyable que ces créatures arrivent à survivre en volant, déclara Carlee, la jeune épouse de Tyden, de son habituelle voix mielleuse. Je me demande bien quel genre d’incompétent peut se laisser voler par des skaa.

Tyden rougit et Vin l’étudia avec curiosité. Carlee parlait rarement, sauf pour lancer des piques à son mari. Il a dû se faire lui-même voler. Une escroquerie, peut-être ?

Archivant ces informations pour creuser le sujet plus tard, Vin se détourna pour partir – un mouvement qui la plaça face à face avec une nouvelle arrivante dans le groupe Shan Elariel.

L’ancienne fiancée d’Elend était impeccable, comme toujours. Ses longs cheveux auburn possédaient un lustre quasi lumineux, et sa splendide silhouette ne faisait que rappeler à Vin sa propre maigreur. Avec une suffisance à même d’ébranler la confiance de n’importe qui, Shan était – comme Vin commençait à le comprendre – l’idée que se faisaient la plupart des aristocrates de la femme parfaite.

Les hommes du groupe de Vin hochèrent la tête avec respect et les femmes s’inclinèrent, honorées de voir quelqu’un d’aussi important se joindre à leur conversation. Vin jeta un coup d’œil sur le côté, dans l’espoir de s’échapper, mais Shan se tenait justement face à elle.

Shan sourit.

— Ah, lord Milen, lança-t-elle au compagnon de Vin, quel dommage que votre compagne prévue à l’origine soit tombée malade. Il semblerait qu’il ne vous soit pas resté grand choix.

Milen rougit, car le commentaire expert de Shan le plaçait dans une position difficile. Allait-il défendre Vin, au risque de s’attirer le courroux d’une femme très puissante ? Ou se ranger à l’opinion de Shan, en insultant par là même sa compagne de la soirée ?

Il choisit l’option la plus lâche : il ignora le commentaire.

— Lady Shan, quel plaisir de vous voir vous joindre à nous.

— Certes, répondit-elle d’une voix mielleuse, les yeux scintillant de plaisir face à la gêne de Vin.

Ce que je la déteste ! songea celle-ci. Chaque fois que Shan s’ennuyait, elle semblait partir à la recherche de Vin afin de l’embarrasser pour son propre loisir.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Shan, je ne suis pas venue bavarder. Si désagréable que ça puisse être, je dois traiter avec la petite Renoux. Vous voulez bien nous excuser ?

— Bien sûr, milady, répondit Milen en reculant. Lady Valette, je vous remercie pour votre compagnie de cette soirée.

Vin le salua ainsi que les autres d’un signe de tête, se faisant l’effet d’un animal blessé abandonné par son troupeau. Elle n’avait vraiment aucune envie de devoir affronter Shan ce soir-là.

— Lady Shan, dit Vin lorsqu’elles furent seules. Je crois que l’intérêt que vous me portez est sans fondement. Je n’ai réellement guère passé de temps avec Elend récemment.

— Je sais, répondit Shan. Il semblerait que j’aie surestimé vos compétences, fillette. On pourrait croire qu’après avoir gagné les faveurs d’un homme tellement plus important que vous, vous ne le laisseriez pas filer si facilement.

Est-ce qu’elle ne devrait pas être jalouse ? se demanda Vin, réprimant un mouvement de recul lorsqu’elle sentit l’inévitable influence allomantique de Shan sur ses émotions. Me détester d’avoir pris sa place ?

Mais les choses ne fonctionnaient pas ainsi chez les nobles. Vin n’était rien – une diversion temporaire. Shan ne cherchait pas à regagner l’affection d’Elend : elle voulait simplement un moyen de frapper l’homme qui lui avait manqué d’égards.

— Une fille dotée d’un tant soit peu de bon sens se placerait dans une position lui permettant d’utiliser le seul avantage dont elle dispose, déclara Shan. Si vous croyez qu’un seul autre noble vous prêtera jamais la moindre attention, vous vous trompez. Elend aime choquer la cour – et donc, naturellement, il a choisi la femme la plus godiche et la plus dénuée de charme qu’il ait trouvée. Saisissez l’occasion : vous ne la retrouverez pas de sitôt.

Vin serra les dents pour encaisser ces insultes et l’allomancie qui les accompagnait ; Shan avait manifestement élevé au rang d’art le fait d’obliger les gens à subir toutes les injures qu’elle pouvait vouloir leur faire subir.

— Maintenant, dit Shan, j’exige des informations concernant certains textes qu’Elend a en sa possession. Vous savez lire, n’est-ce pas ?

Vin hocha brusquement la tête.

— Parfait, dit Shan. Il vous suffira de mémoriser les titres de ses livres – ne regardez pas les couvertures externes, elles peuvent vous induire en erreur. Lisez les premières pages, puis revenez me faire votre rapport.

— Et si je choisissais d’informer Elend de ce que vous complotez ?

Shan éclata de rire.

— Ma chère, vous n’avez aucune idée de ce que je complote. En outre, vous semblez progresser à la cour. Vous devez bien comprendre que me trahir, moi, n’est absolument pas dans votre intérêt.

Sur ce, Shan s’éloigna, rassemblant aussitôt un nuage de parasites sur son passage. L’Apaisement de Shan faiblit, et Vin sentit s’accroître sa frustration et sa colère. À une époque, elle se serait simplement contentée de déguerpir, déjà trop abattue pour se laisser tracasser par les insultes de Shan. Mais ce soir-là, elle se surprit à désirer une revanche.

Calme-toi. Ce n’est pas une bonne chose. Tu es devenue un pion dans les projets des Grandes Maisons – la plupart des nobles de moindre rang doivent rêver d’une occasion pareille.

Elle soupira, se retirant vers la table désormais vide qu’elle avait partagée avec Milen. Le bal de ce soir-là se tenait au fabuleux Bastion Hasting. Son bâtiment central, haut et circulaire, était flanqué de six tours auxiliaires, toutes légèrement distantes du bâtiment principal et reliées à lui par des passerelles. Les sept tours étaient équipées de vitraux décrivant des motifs tourbillonnants.

La salle de bal se situait au sommet de la large tour centrale. Heureusement, des plateformes équipées d’un système de poulies actionné par des skaa évitaient aux nobles de devoir monter à pied jusqu’en haut. La salle de bal elle-même n’était pas la plus spectaculaire que Vin ait vue – simplement une pièce carrée aux plafonds en voûte et ornée de verre coloré tout du long.

C’est curieux de voir à quelle vitesse on devient blasé, songea Vin. C’est peut-être ce qui explique que les nobles puissent faire des choses aussi affreuses. Ils tuent depuis si longtemps que ça ne les perturbe plus.

Elle demanda à un serviteur d’aller chercher Sazed, puis s’assit pour reposer ses pieds. Si seulement Kelsier pouvait se dépêcher de revenir, se dit-elle. La bande, Vin comprise, paraissait moins motivée en son absence. Ce n’était pas qu’elle n’ait pas envie de travailler, mais l’optimisme et la vivacité d’esprit de Kelsier l’aidaient simplement à continuer.

Vin leva distraitement les yeux et aperçut Elend Venture qui se tenait non loin de là, en train de discuter avec un petit groupe de jeunes nobles. Elle se figea. Une partie d’elle – la partie Vin – avait envie de filer se cacher. Elle rentrerait sans problème sous une table, avec sa robe et tout son attirail.

Pourtant, elle trouvait curieusement sa partie Valette plus forte. Il faut que je lui parle, songea-t-elle. Pas à cause de Shan, mais parce que je dois découvrir la vérité. Dockson exagérait. Forcément.

Quand avait-elle commencé à s’opposer ainsi aux gens ? Alors même qu’elle se levait, Vin s’étonna de sa propre résolution. Elle traversa la salle de bal – inspectant brièvement sa robe noire tout en marchant. L’un des compagnons d’Elend lui tapota l’épaule en la désignant. Elend se retourna et les deux autres hommes se retirèrent.

— Tiens, Valette, dit-il lorsqu’elle s’arrêta devant lui. Je suis arrivé tard. Je ne savais même pas que vous étiez là.

Menteur. Bien sûr que si. Valette ne manquerait jamais le bal des Hasting. Comment aborder le sujet ? Comment poser la question ?

— Vous m’évitez depuis quelque temps, commença-t-elle.

— Non, je ne dirais pas ça. J’étais occupé, tout simplement. Des questions relatives aux maisons, vous savez. Et puis, je vous avais prévenue que j’étais impoli, et… (Il s’interrompit.) Valette ? Tout va bien ?

Vin s’aperçut qu’elle reniflait légèrement et sentit une larme couler sur sa joue. Idiote ! se dit-elle en se tapotant les yeux avec le mouchoir de Lestibournes. Tu vas abîmer ton maquillage !

— Valette, mais vous tremblez ! s’exclama Elend, inquiet. Venez, sillons sur le balcon pour que vous puissiez prendre un peu l’air.

Elle se laissa guider loin de la musique et des bavardages pour rejoindre l’air sombre et calme. Le balcon – l’un des nombreux saillant du sommet de la tour centrale – était vide. Une unique lanterne de pierre était intégrée à la balustrade et l’on avait disposé des plantes avec un certain goût dans les coins.

De la brume flottait dans les airs, aussi omniprésente que d’ordinaire, bien que le balcon soit assez proche de la chaleur du bastion pour que la brume reste faible. Elend n’y prêta aucune attention. Comme la plupart des nobles, il considérait la peur de la brume comme une superstition idiote des skaa – ce en quoi Vin lui donnait raison.

— Alors, que se passe-t-il ? demanda Elend. Je reconnais vous avoir ignorée. J’en suis désolé. Vous ne le méritiez pas, c’est simplement que… Eh bien, vous semblez si bien vous intégrer que vous n’aviez pas besoin qu’un fauteur de troubles comme moi…

— Avez-vous déjà couché avec une femme skaa ? demanda Vin.

Elend eut un temps d’hésitation, pris de court.

— C’est de ça qu’il s’agit ? Qui vous a dit ça ?

— Oui ou non ? insista Vin.

Elend garda un instant le silence.

Seigneur Maître. C’est vrai.

— Asseyez-vous, soupira Elend en allant lui chercher une chaise.

— Alors c’est vrai, n’est-ce pas ? dit Vin en s’asseyant. Vous l’avez fait. Il avait raison, vous êtes tous des monstres.

— Je…

Il posa la main sur le bras de Vin mais elle le retira, pour sentir une larme rouler sur son visage et aller tacher sa robe. Elle leva la main pour s’essuyer les yeux et son mouchoir se retrouva coloré par le maquillage.

— Ça s’est produit quand j’avais treize ans, expliqua doucement Elend. Mon père estimait qu’il était temps que je devienne « un homme ». Je ne savais même pas qu’ils allaient tuer la fille ensuite Valette. Honnêtement, je n’en savais rien.

— Et après ? demanda-t-elle, soudain furieuse. Combien de filles avez-vous assassinées, Elend Venture ?

— Aucune ! Plus jamais, Valette. Pas après avoir découvert ce qui s’est passé cette première fois.

— Vous pensez que je vais vous croire ?

— Je n’en sais rien, répondit Elend. Écoutez, je sais que c’est très à la mode parmi les dames de la cour de qualifier tous les hommes de brutes, mais vous devez me croire. Nous ne sommes pas tous comme ça.

— On m’a affirmé que si, répondit Vin.

— Qui donc ? Des nobles de la campagne ? Valette, ils ne nous connaissent pas. Ils sont jaloux parce que nous contrôlons la plupart de leurs réseaux fluviaux – et ils en ont peut-être le droit. Mais leur envie ne fait pas de nous des monstres pour autant.

— Quelle proportion ? demanda Vin. Combien de nobles font ces choses-là ?

— Peut-être un tiers, dit Elend. Je ne sais pas trop. Ce n’est pas le genre de personnes avec qui je passe mon temps.

Elle avait envie de le croire, et ce désir aurait dû la rendre encore plus sceptique. Mais lorsqu’elle scruta ces yeux – qu’elle avait toujours trouvés si francs –, elle se laissa convaincre. Pour la première fois depuis aussi loin qu’elle se rappelait, elle chassa totalement les murmures de Reen et se contenta de croire.

— Un tiers, chuchota-t-elle.

Si nombreux. Mais ça vaut mieux que la totalité d’entre eux. Elle leva la main pour se tamponner les yeux et Elend lui tendit son mouchoir.

— Qui vous a donné ça ? demanda-t-il avec curiosité.

— Un soupirant, répondit Vin.

— Est-ce celui qui vous a raconté toutes ces choses sur mon compte ?

— Non, c’était quelqu’un d’autre, dit Vin. Il… disait que tous les nobles – ou plutôt, tous ceux de Luthadel étaient d’horribles personnes. Et que lorsqu’ils couchaient avec des femmes skaa, leurs épouses ne considéraient même pas ça comme de l’adultère.

Elend ricana.

— Alors votre informateur connaît mal les femmes. Je vous mets au défi de trouver une seule dame qui ne s’offusque pas lorsque son mari batifole avec une autre – noble ou skaa.

Vin hocha la tête et inspira profondément pour se calmer. Elle se sentait ridicule… mais également en paix. Elend s’agenouilla près de sa chaise, visiblement toujours inquiet.

— Donc, reprit-elle, votre père fait partie de ce tiers ?

Elend rougit à la lumière pâle et baissa les yeux.

— Il aime avoir toutes sortes de maîtresses – skaa, nobles, peu lui importe. Je repense toujours à cette nuit-là, Valette. J’aurais préféré… Je ne sais pas.

— Ce n’était pas votre faute, Elend, dit-elle. Vous n’étiez qu’un garçon de treize ans qui faisait ce que lui ordonnait son père.

Elend détourna le regard, mais elle avait déjà lu colère et culpabilité dans ses yeux.

— Il faut que quelqu’un empêche ces choses-là de se produire, dit-il doucement, et Vin fut frappée par l’intensité de sa voix.

Voilà un homme qui éprouve de l’empathie, se dit-elle. Un homme comme Kelsier, ou Dockson. Quelqu’un de bien. Pourquoi ne le voient-ils pas ?

Enfin, Elend soupira, se leva et tira une chaise pour lui-même. Il s’assit, posant le coude sur la balustrade, et passa la main dans ses cheveux en désordre.

— Eh bien, dit-il, vous n’êtes sans doute pas la première dame que j’aie fait pleurer à un bal, mais vous êtes réellement la première que j’aie fait pleurer et à laquelle je tienne sincèrement. Mes prouesses courtoises ne cessent de s’améliorer.

Vin sourit.

— Ce n’est pas vous, dit-elle en se laissant aller en arrière. C’est simplement que… ces derniers mois ont été épuisants. Quand j’ai appris ces choses-là, c’était plus que je n’en pouvais supporter.

— Il faut que l’on fasse quelque chose pour lutter contre la corruption à Luthadel, déclara Elend. Le Seigneur Maître ne la voit même pas – il n’en a pas envie.

Vin hocha la tête, puis mesura Elend du regard.

— Pourquoi au juste m’évitiez-vous ces derniers temps ?

Elend rougit de nouveau.

— Je pensais simplement que vous aviez assez de nouveaux amis pour vous occuper.

— Qu’essayez-vous de me dire ?

— Parmi les gens avec qui vous passez votre temps, Valette, il y en a beaucoup que je n’apprécie pas, dit Elend. Vous êtes parvenue à bien vous intégrer dans la société de Luthadel, et j’ai souvent constaté que les jeux politiques transforment les gens.

— C’est facile à dire, lâcha Vin sur un ton cassant. Surtout quand on se trouve au sommet de la structure politique. Vous pouvez vous permettre d’ignorer la politique – certains d’entre nous n’ont pas cette chance.

— Sans doute.

— Par ailleurs, poursuivit-elle, vous jouez à ces jeux politiques tout autant que les autres. Sinon, vous allez essayer de me dire que l’intérêt que vous m’avez porté au début n’avait rien à voir avec le désir de contrarier votre père ?

Elend leva les mains.

— D’accord, considérez-moi comme réprimandé. Je me suis comporté en idiot doublé d’un goujat. C’est de famille.

Vin soupira, se laissa aller en arrière et sentit la caresse fraîche des brumes sur ses joues striées de larmes. Elend n’était pas un monstre ; elle le croyait sur ce point. Peut-être était-elle idiote, mais Kelsier exerçait un certain effet sur elle. Elle commençait à avoir confiance en son entourage, et il n’y avait personne à qui elle veuille davantage accorder cette confiance qu’Elend Venture.

Et quand elle n’était pas directement liée à Elend, elle s’apercevait que l’horreur de la relation entre nobles et skaa était plus facile à admettre. Même si un tiers des nobles massacrait les femmes skaa, on pouvait sans doute sauver quelque chose dans cette société. Il n’était pas nécessaire d’anéantir la noblesse – c’était justement sa technique à elle. Vin allait devoir s’assurer que ces choses-là ne se produisent pas, quel que soit le sang qui coule dans les veines des gens.

Seigneur Maître, se dit-elle, je commence à penser comme les autres – presque comme si j’avais l’impression que nous pouvions changer les choses.

Elle regarda Elend, qui tournait le dos aux brumes tourbillonnantes. Il paraissait morose.

J’ai fait ressortir de mauvais souvenirs, se dit Vin avec une bouffée de culpabilité. Pas étonnant qu’il déteste son père à ce point. Elle mourait d’envie de faire quelque chose pour l’aider à se sentir mieux.

— Elend, dit-elle, attirant son attention. Ils sont exactement comme nous.

— Qui donc ? demanda-t-il après un instant de réflexion.

— Les skaa des plantations, répondit Vin. Vous m’avez interrogée sur eux, un soir. J’avais tellement peur que je me suis comportée comme on l’attend d’une femme noble – mais vous avez semblé déçu que je n’aie rien de plus à dire.

Il se pencha en avant.

— Alors vous avez vraiment passé du temps avec les skaa ?

Vin hocha la tête.

— Beaucoup de temps. Trop, à en croire ma famille. C’est peut-être pour ça qu’elle m’a envoyée ici. Je connaissais très bien certains skaa – un homme plus âgé en particulier. Il avait perdu quelqu’un, une femme qu’il aimait, à cause d’un noble qui voulait une jolie fille comme distraction d’un soir.

— Dans votre plantation ?

Vin s’empressa de répondre par la négative.

— Il s’était enfui et il était venu sur les terres de mon père.

— Et vous l’avez caché ? demanda Elend, surpris. Les skaa fugitifs sont censés être exécutés !

— J’ai gardé son secret, répondit Vin. Je ne le connaissais pas depuis très longtemps, mais… eh bien, je peux vous faire cette promesse, Elend : son amour était aussi fort que celui de n’importe quel noble. Plus fort que la plupart de ceux qu’on trouve à Luthadel, en tout cas.

— Et en matière d’intelligence ? demanda Elend avec une intense curiosité. Est-ce qu’ils paraissaient lents ?

— Bien sûr que non, lâcha Vin sur un ton brusque. Je dirais même, Elend Venture, que j’ai connu plusieurs skaa plus intelligents que vous. Ils n’ont peut-être pas d’éducation, mais ils sont intelligents. Et en colère.

— En colère ? demanda-t-il.

— Certains, répondit Vin. À cause de la façon dont on les traite.

— Alors ils en ont conscience ? demanda Elend. Des inégalités entre eux et nous ?

— Comment pourraient-ils ne pas les voir ? demanda Vin, levant la main pour s’essuyer le nez à l’aide du mouchoir.

Elle s’interrompit toutefois en constatant la quantité de maquillage dont elle l’avait déjà maculé.

— Tenez, dit Elend en lui tendant le sien. Dites-m’en davantage Comment savez-vous ces choses-là ?

— Ils m’en ont parlé, dit Vin. Ils me faisaient confiance. Je sais qu’ils sont en colère car ils se plaignaient de leur vie. Je sais qu’ils sont intelligents à cause des choses qu’ils cachent à la noblesse.

— Par exemple ?

— Par exemple, le réseau clandestin, répondit Vin. Les skaa aident les fugitifs à voyager par les canaux d’une plantation à l’autre. Si les nobles ne remarquent rien, c’est parce qu’ils ne reconnaissent jamais les visages des skaa.

— Intéressant.

— Et puis, ajouta Vin, il y a les bandes de voleurs. J’imagine que ces skaa doivent être extrêmement intelligents s’ils parviennent à se cacher des obligateurs et de la noblesse, et à voler les Grandes Maisons sous le nez du Seigneur Maître.

— Oui, je sais, répondit Elend. J’aimerais beaucoup rencontrer l’un d’entre eux, lui demander comment ils parviennent à si bien se cacher. Ils doivent être des gens fascinants.

Vin faillit en révéler plus, mais tint sa langue. J’en ai sans doute déjà trop dit.

Elend la mesura du regard.

— Vous êtes fascinante, vous aussi, Valette. J’aurais dû avoir assez de bon sens pour ne pas supposer que tous les autres vous avaient corrompue. Peut-être que vous serez capable, vous, de les corrompre en sens inverse.

Vin sourit.

— Toutefois, déclara Elend en se levant, il faut que je m’en aille. Je suis venu à la fête de ce soir dans un but précis – des amis à moi se sont donné rendez-vous.

C’est vrai ! se dit Vin. L’un des hommes qu’Elend fréquentait l’autre fois – celui dont Kelsier et Sazed trouvaient étrange qu’ils s’associent avec lui – était un Hasting !

Vin se leva également et rendit son mouchoir à Elend.

Il ne le prit pas.

— Vous devriez peut-être le garder. Il n’était pas censé être purement utilitaire.

Vin baissa les yeux vers le mouchoir. Quand un noble veut courtiser une dame sérieusement, il lui donne un mouchoir.

— Ah ! s’exclama-t-elle en le reprenant. Merci.

Elend sourit et s’approcha d’elle.

— Cet autre homme, qui qu’il puisse bien être, a peut-être pris de l’avance sur moi à cause de ma bêtise. Toutefois, je ne suis pas idiot au point de laisser passer la chance de lui fournir un peu de compétition.

Il cligna de l’œil, s’inclina légèrement et se dirigea vers la salle de bal centrale.

Vin patienta un moment, puis s’avança et franchit furtivement la porte du balcon. Elend rejoignit les deux mêmes personnes que précédemment – un Lekal et un Hasting, ennemis politiques des Venture. Ils s’arrêtèrent un moment, puis tous trois se dirigèrent vers un escalier sur le côté de la pièce.

Ces escaliers ne mènent qu’à un seul endroit, se dit Vin tout en se faufilant dans la pièce. Aux tours auxiliaires.

— Maîtresse Valette ?

Vin sursauta et se retourna pour voir approcher Sazed.

— Sommes-nous prêts à partir ? demanda-t-il.

Vin se dirigea très vite vers lui.

— Lord Elend Venture vient de disparaître dans cet escalier avec ses amis Hasting et Lekal.

— Intéressant, répondit Sazed. Et pourquoi est-ce que… Maîtresse, qu’est-il arrivé à votre maquillage ?

— Peu importe, répondit Vin. Je crois que je ferais mieux de les suivre.

— Est-ce là un autre mouchoir, Maîtresse ? demanda Sazed. Vous n’avez pas perdu votre temps.

— Sazed, vous m’écoutez ?

— Oui, Maîtresse. J’imagine que vous pouvez les suivre si vous le désirez, mais ce serait extrêmement peu discret. Je ne crois pas que ce soit la meilleure méthode pour obtenir des informations.

— Je ne les suivrais pas ouvertement, répondit doucement Vin. J’utiliserais l’allomancie. Mais j’ai besoin de votre permission à cette fin.

Sazed réfléchit un moment.

— Je vois. Comment va votre blessure ?

— Elle est guérie depuis longtemps, répondit Vin. Je n’y prête même plus attention.

Sazed soupira.

— Très bien. Maître Kelsier comptait reprendre sérieusement votre entraînement à son retour, de toute manière. Simplement… soyez prudente. Je sais que c’est un conseil ridicule à donner à une Fille-des-brumes, mais je vous le demande malgré tout.

— Promis, répondit-elle. Je vous retrouverai sur ce balcon, là-bas, dans une heure.

— Bonne chance, Maîtresse, dit Sazed.

Vin se précipitait déjà vers le balcon. Elle tourna au coin, puis s’arrêta devant la balustrade de pierre et les brumes qui s’étendaient au-delà. Ce superbe vide tourbillonnant. Ça fait trop longtemps, se dit-elle tout en plongeant la main dans sa manche pour en tirer un flacon de métaux. Elle le vida d’un trait et tira une petite poignée de pièces.

Puis, envahie par l’extase, elle bondit sur la balustrade et s’élança dans les brumes obscures.

L’étain lui permit d’y voir tandis que le vent faisait claquer sa robe. Le potin lui donna des forces tandis qu’elle tournait les yeux vers le mur qui reliait la tour et le bastion principal. L’acier lui donna des forces tandis qu’elle jetait une pièce vers le bas pour l’envoyer dans les ténèbres.

Elle s’élança dans les airs. La résistance de l’air fit flotter sa robe et elle eut l’impression d’essayer de tirer derrière elle une balle de tissu, mais son allomancie était assez puissante pour ignorer ce détail. La tour d’Elend était la prochaine ; elle devait atteindre la passerelle qui la reliait à la tour centrale. Vin attisa son acier. Elle s’éleva un peu plus haut, puis jeta une autre pièce derrière elle dans les brumes. Quand elle atteignit le mur, elle s’en servit pour se projeter en avant.

Elle heurta le mur ciblé un peu trop bas – impact amorti par les multiples couches de tissu – mais parvint à saisir le rebord de la passerelle. La Vin ordinaire aurait eu du mal à se hisser sur le mur, mais Vin l’allomancienne franchit aisément le rebord.

Elle s’accroupit dans sa robe noire et avança en silence sur la passerelle. Il n’y avait pas de gardes, mais la tour située face à elle possédait une guérite éclairée à sa base.

Je ne peux pas aller par là, se dit-elle, levant plutôt les yeux en hauteur. La tour semblait posséder plusieurs pièces, et deux d’entre elles étaient éclairées. Vin laissa tomber une pièce et se catapulta vers le haut ; puis exerça une légère Traction contre un châssis de fenêtre et se hissa pour atterrir sur l’appui de fenêtre en pierre. Comme les volets étaient fermés pour tenir la nuit à distance, elle dut se pencher en avant, attisant son étain, pour entendre ce qui se passait à l’intérieur.

— … bals durent toujours jusque tard dans la nuit. Nous allons sans doute devoir prolonger notre service.

Des gardes, se dit Vin, qui bondit et exerça une Poussée contre le haut de la fenêtre. Celle-ci trembla tandis qu’elle s’élevait le long du mur. Elle saisit la base de l’appui de fenêtre voisin et se hissa.

— … ne regrette pas mon retard, déclara une voix familière depuis l’intérieur – celle d’Elend. Elle se trouve être bien plus séduisante que toi, Telden.

Une voix masculine éclata de rire.

— Le puissant Elend Venture, enfin capturé par un joli visage.

— Elle est bien plus que ça, Jastes, répondit Elend. Elle a du cœur – elle a aidé des fugitifs skaa dans sa plantation. Je crois qu’on devrait la faire venir ici pour parler avec nous.

— Jamais de la vie, répondit un homme à la voix grave. Écoute, Elend, ça ne me dérange pas que tu veuilles parler philosophie. Et puis tiens, je partagerai même quelques verres avec toi quand ce sera le cas. Mais je ne compte pas laisser n’importe qui se joindre à nous.

— Je suis d’accord avec Telden, répondit Jastes. Cinq personnes, c’est suffisant.

— Eh bien, voyez, répondit Elend, je crois que vous êtes injuste.

— Elend…, dit une autre voix avec une nuance d’exaspération.

— D’accord, répondit Elend. Telden, tu as lu le livre que je t’ai donné ?

— J’ai essayé, répondit Telden. Il est un peu indigeste.

— Mais il est bon, non ? demanda Elend.

— Plutôt, répondit Telden. Je comprends pourquoi le Seigneur Maître le déteste à ce point.

— Je préfère les ouvrages de Redalevin, dit Jastes. Plus concis.

— Je ne voudrais pas être contrariant, dit une cinquième voix. Mais c’est tout ce que nous allons faire ? Lire ?

— Qu’y a-t-il de mal à ça ? demanda Elend.

— C’est un peu ennuyeux, répondit la cinquième voix.

Brave homme, songea Vin.

— Ennuyeux ? demanda Elend. Messieurs, ces idées – ces mots – sont essentiels. Ces hommes savaient qu’ils seraient exécutés pour leurs propos. Tu ne perçois pas leur passion ?

— Leur passion, si, répondit la cinquième voix. Leur utilité, non.

— Nous pouvons changer le monde, déclara Jastes. Deux d’entre nous sont des héritiers des maisons, les trois autres des deuxièmes héritiers.

— Un jour, c’est nous qui dirigerons, dit Elend. Si nous mettons ces idées en œuvre – équité, diplomatie, modération –, nous pourrons exercer une pression sur le Seigneur Maître en personne !

La cinquième voix ricana.

— Tu es peut-être héritier d’une maison puissante, Elend, mais nous autres, nous ne sommes pas si importants. Telden et Jastes n’hériteront probablement jamais, et Kevoux – sans vouloir l’offenser – n’a pas vraiment beaucoup d’influence. Nous ne pouvons pas changer le monde.

— Mais nous pouvons changer le fonctionnement de nos maisons, répondit Elend. Si les maisons arrêtaient de se chamailler, nous arriverions peut-être à gagner un réel pouvoir au sein du gouvernement – plutôt que de nous incliner face aux moindres caprices du Seigneur Maître.

— La noblesse s’affaiblit chaque année, acquiesça Jastes. Nos skaa appartiennent au Seigneur Maître, tout comme nos terres. Ses obligateurs déterminent qui nous pouvons épouser et en qui nous pouvons croire. Même nos canaux sont officiellement « sa » propriété. Les assassins du Ministère tuent les hommes qui parlent trop ouvertement, ou qui rencontrent trop de succès. Ce n’est pas une façon de vivre.

— Je suis d’accord avec toi sur ce point, répondit Telden. Les jacasseries d’Elend sur le déséquilibre des classes me paraissent idiotes, mais je comprends l’importance de présenter un front uni face au Seigneur Maître.

— Exactement, répondit Elend. C’est ce que nous devons…

— Vin ! chuchota une voix.

Vin sursauta et faillit tomber du rebord de la fenêtre sous l’effet du choc. Elle regarda autour d’elle, paniquée.

— Au-dessus de toi, chuchota la voix.

Elle leva les yeux. Kelsier était suspendu à un autre appui de fenêtre juste au-dessus d’elle. Il lui adressa un sourire et un clin d’œil puis désigna la passerelle en contrebas.

Vin jeta un nouveau coup d’œil à la pièce d’Elend tandis que Kelsier se laissait tomber à côté d’elle à travers les brumes. Puis elle se propulsa et suivit Kelsier vers le bas à l’aide de la même pièce pour ralentir sa descente.

— Vous êtes rentré ! lança-t-elle avec enthousiasme tout en atterrissant.

— Cet après-midi, répondit-il.

— Que faites-vous ici ?

— Je surveillais notre ami ici présent, répondit Kelsier. On dirait que rien n’a changé depuis la dernière fois.

— La dernière fois ?

Kelsier hocha la tête.

— J’ai épié ce petit groupe deux ou trois fois depuis que tu m’en as parlé. Je n’aurais pas dû prendre cette peine ils ne représentent aucune menace. Ce n’est qu’une poignée de jeunes nobles qui se réunissent pour boire et pour débattre.

— Mais ils veulent renverser le Seigneur Maître !

— Tu parles, répondit Kelsier en ricanant. Ils font simplement ce que font tous les nobles – préparer des alliances. Il n’y a rien d’inhabituel à ce que la prochaine génération réfléchisse aux coalitions futures de leurs maisons avant d’arriver au pouvoir.

— Cette fois, c’est différent, répondit Vin.

— Ah oui ? demanda Kelsier, amusé. Tu es noble depuis assez longtemps pour arriver à faire la différence ?

Elle rougit et il éclata de rire en lui passant un bras amical autour des épaules.

— Oh, ne fais pas cette tête. Ils ont l’air de braves jeunes gens, pour des nobles. Je te promets de n’en tuer aucun, d’accord ?

Elle hocha la tête.

— Peut-être que nous pouvons trouver un moyen de les utiliser – ils paraissent plus ouverts d’esprit que la plupart. Simplement, je ne veux pas que tu sois déçue, Vin. Ils restent des nobles. Ce n’est peut-être pas leur faute, mais ça ne change rien à leur nature.

C’est exactement comme Dockson, songea Vin. Kelsier attend le pire d’Elend. Mais avait-elle réellement des raisons d’attendre autre chose ? Pour mener une bataille comme le faisaient Kelsier et Dockson, il était sans doute plus efficace – et meilleur pour la psyché – de supposer que tous leurs ennemis étaient maléfiques.

— Qu’est-il arrivé à ton maquillage, au fait ? demanda Kelsier.

— Je n’ai pas envie d’en parler, répondit Vin en se remémorant sa conversation avec Elend. Pourquoi a-t-il fallu que je pleure ? Quelle idiote ! Et la façon dont je lui ai demandé s’il avait couché avec des skaa…

Kelsier haussa les épaules.

— Bon, d’accord. On ferait mieux d’y aller – je doute que le jeune Venture et ses camarades discutent de quoi que ce soit d’important.

Vin hésita.

— Je les ai déjà écoutés à trois reprises, Vin, ajouta Kelsier. Je t’en ferai un résumé si tu veux.

— D’accord, répondit-elle en soupirant. Mais j’ai dit à Sazed que je le retrouverais à la fête.

— Alors vas-y, répondit Kelsier. Je te promets de ne pas lui dire que tu as fouiné dans le coin et utilisé l’allomancie.

— Il m’y a autorisée, dit-elle, sur la défensive.

— Ah oui ?

Vin hocha la tête.

— Alors pardonne-moi, dit Kelsier. Tu ferais sans doute mieux de demander à Saze d’aller te chercher une cape avant de quitter la fête – l’avant de ta robe est couvert de cendres. Je te retrouverai à la boutique de Clampin – demande à la voiture de vous y déposer, Sazed et toi, puis de continuer en sortant de la ville. Histoire de sauver les apparences.

Vin hocha de nouveau la tête. Kelsier s’élança au cœur des brumes.

L'empire ultime
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