Parfois je me demande ce qui se serait produit si j’étais resté là-bas, dans ce village paresseux où je suis né. Je serais devenu forgeron, comme mon père. J’aurais peut-être une famille, mes propres fils. Peut-être que quelqu’un d’autre en serait venu à porter ce terrible fardeau. Quelqu’un qui s’en acquitterait bien mieux que moi. Qui mériterait d’être un héros.

 

17

 

Avant de venir au Manoir Renoux, Vin n’avait jamais vu de jardin cultivé. Lors de cambriolages ou de missions de reconnaissance, elle avait parfois aperçu des plantes d’agrément, mais elle ne leur avait jamais prêté grande attention – comme beaucoup de centres d’intérêt des nobles, celui-là lui avait paru futile.

Elle n’avait jamais compris à quel point les plantes pouvaient être belles quand elles étaient soigneusement disposées. Le balcon planté de la Maison Renoux était une fine construction ovale qui surplombait la propriété. Les jardins n’étaient pas très grands – ils avaient besoin de trop d’eau et d’attention pour former davantage qu’un mince périmètre autour de l’arrière du bâtiment.

Malgré tout, ils étaient extraordinaires. Au lieu des bruns et des blancs habituels, les plantes cultivées possédaient des couleurs plus profondes, plus vives – des nuances de rouge, d’orange et de jaune, dont les couleurs se concentraient sur leurs feuilles. Les gardiens des jardins les avaient plantées selon de splendides motifs complexes. Près du balcon, des arbres exotiques aux feuilles d’un jaune vif fournissaient de l’ombre et protégeaient des chutes de cendres. L’hiver était très doux, et la plupart des arbres possédaient encore leurs feuilles. L’air était frais, le bruissement des branches au vent était apaisant.

Presque assez, en fait, pour faire oublier à Vin sa contrariété.

— Voulez-vous encore un peu de thé, mon enfant ? demanda lord Renoux.

Sans attendre de réponse, il fit signe à un serviteur de lui remplir sa coupe.

Vin était assise sur un coussin duveteux, dans un fauteuil d’osier apprêté pour son confort. Ces quatre dernières semaines, on avait accédé à ses moindres envies et caprices. Des serviteurs nettoyaient après elle, la pomponnaient, la nourrissaient et l’aidaient même à se baigner. Renoux s’assurait qu’elle reçoive tout ce qu’elle demandait, et personne n’attendait qu’elle fasse quoi que ce soit de fatigant, de dangereux, ou même de légèrement peu pratique.

En d’autres termes, ses journées étaient d’un ennui mortel. Auparavant, sa vie à la Maison Renoux était monopolisée par les leçons de Sazed et la formation de Kelsier. Elle dormait le jour et n’entretenait qu’un minimum de contacts avec le personnel du manoir.

Mais à présent, l’allomancie – du moins, la partie consistant à se balader de nuit dans les airs – lui était interdite. Sa blessure n’était qu’en partie guérie, et tout excès de mouvements risquait de la rouvrir. Sazed lui donnait toujours quelques leçons à l’occasion, mais il consacrait le gros de son temps à la traduction du livre. Il passait de longues heures à la bibliothèque, à étudier ses pages avec un air d’exaltation peu coutumier chez lui.

Il a trouvé de nouvelles informations sur les traditions, se dit Vin. Pour un Gardien, c’est sans doute aussi grisant que l’épice des rues.

Elle buvait son thé en refrénant sa mauvaise humeur, observant les serviteurs tout proches. Ils lui évoquaient des charognards perchés guettant la moindre occasion d’améliorer son confort – et d’accroître sa frustration.

Renoux n’arrangeait pas les choses. Son idée d’un « déjeuner » avec Vin consistait à vaquer à ses propres occupations – griffonner des notes dans de grands livres ou dicter des lettres – tout en mangeant. Il semblait tenir à sa présence mais lui prêtait rarement beaucoup d’attention, à part pour lui demander comment s’était passée sa journée.

Pourtant, elle s’obligeait à jouer le rôle d’une aristocrate bien élevée. Lord Renoux avait engagé de nouveaux serviteurs non informés de la mission – pas du personnel de maison, mais des jardiniers et des ouvriers. Kelsier redoutait d’éveiller la méfiance des autres maisons si elles ne pouvaient pas envoyer au moins quelques serviteurs espions dans la propriété Renoux. Kelsier n’y voyait rien qui mette la mission en danger, mais en conséquence, Vin devait tenir son rôle chaque fois que c’était possible.

J’ai du mal à croire que des gens vivent comme ça, songea Vin tandis que des serviteurs débarrassaient la table du repas. Comment les nobles peuvent-ils remplir leurs journées d’un tel vide ? Pas étonnant que tout le monde tienne tellement à assister à ces bals !

— Votre repos est-il agréable, ma chère ? demanda Renoux tout en étudiant un autre livre.

— Oui, mon oncle, répondit Vin à travers des lèvres pincées. Très.

— Vous devriez bientôt être en mesure d’aller faire quelques emplettes, dit Renoux en levant les yeux vers elle. Vous aimeriez peut-être vous rendre rue Kenton ? Acheter de nouvelles boucles d’oreilles pour remplacer ce modèle très ordinaire que vous portez ?

Vin leva la main vers son oreille, où se trouvait toujours la boucle de sa mère.

— Non, répondit-elle. Je garde celle-ci.

Renoux fronça les sourcils, mais ne répondit pas car un serviteur en approche retint son attention.

— Milord, déclara celui-ci, une voiture vient d’arriver de Luthadel.

Vin s’anima. C’était ainsi que les serviteurs annonçaient l’arrivée d’un membre de la bande.

— Ah, parfait, répondit Renoux. Faites-les monter ici, Tawnson.

— Oui, milord.

Quelques minutes plus tard, Kelsier, Brise, Yeden et Dockson les rejoignirent sur le balcon. Renoux adressa un signe discret aux serviteurs, qui fermèrent les portes de verre du balcon et laissèrent la bande dans l’intimité. Plusieurs hommes se placèrent juste devant elles, s’assurant que n’importe qui n’ait pas l’occasion d’espionner.

— Est-ce qu’on vous interrompt en plein repas ? demanda Dockson.

— Non ! s’écria Vin avant que lord Renoux puisse répondre. Asseyez-vous, je vous prie !

Kelsier s’avança vers le bord du balcon pour contempler le jardin et la propriété.

— Vous avez une très jolie vue.

— Kelsier, est-ce bien judicieux ? demanda Renoux. Plusieurs des jardiniers sont des hommes dont je ne me porterais pas garant.

Kelsier gloussa.

— S’ils arrivent à me reconnaître de si loin, ils méritent plus que les Grandes Maisons ne les paient.

Il quitta tout de même le bord du balcon, s’avança vers la table où il retourna une chaise, puis s’y assit à l’envers. Ces dernières semaines, il était quasiment redevenu lui-même. Mais il y avait tout de même des changements. Il organisait plus souvent des réunions, partageait davantage ses plans avec la bande. Sans compter qu’il paraissait toujours différent, plus… songeur.

Sazed avait raison, se dit Vin. Notre attaque contre le palais a failli m’être fatale, mais ça a transformé Kelsier en bien.

— Nous pensions tenir notre réunion ici cette semaine, dit Dockson, comme vous avez rarement l’occasion d’y participer, tous les deux.

— C’est très attentionné de votre part, Maître Dockson, répondit lord Renoux. Mais ne vous en faites pas. Tout va très bien pour nous…

— Non, le coupa Vin. Non, pas du tout. Certains d’entre nous ont besoin d’informations. Que devient la bande ? Comment se passe le recrutement ?

Renoux lui lança un coup d’œil mécontent. Mais Vin l’ignora. Ce n’est pas un vrai lord, se rappela-t-elle. Rien qu’un voleur comme les autres. Mon opinion compte autant que la sienne ! Maintenant que les serviteurs sont partis, je peux parler comme je veux.

Kelsier gloussa de rire.

— Eh bien, on dirait que la captivité lui a rendu sa langue.

— Je n’ai rien à faire, répondit Vin. Ça me rend folle.

Brise posa sa coupe de vin sur la table.

— Certains trouveraient cette situation très enviable, Vin.

— Alors ils doivent déjà être fous.

— Oh, ce sont principalement des nobles, répondit Kelsier. Donc oui, ils sont fous.

— La mission, lui rappela Vin. Qu’est-ce qui se passe ?

— Le recrutement est toujours trop lent, répondit Dockson. Mais on s’améliore.

— Nous allons peut-être devoir sacrifier un peu la sécurité en faveur de la quantité, Kelsier, dit Yeden.

Ça aussi, c’est un changement, se dit-elle, impressionnée par la courtoisie de Yeden. Il avait commencé à porter des tenues un peu plus soignées – pas vraiment un costume intégral de noble comme Dockson ou Brise, mais au minimum une veste et un pantalon bien coupés par-dessus une chemise à boutons, le tout dépourvu de traces de suie.

— C’est inévitable, Yeden, répondit Kelsier. Heureusement, Ham fait du bon travail avec les troupes. J’ai reçu un message de lui il y a quelques jours. Il est impressionné par leurs progrès.

Brise ricana.

— Je préfère vous prévenir – Hammond se montre souvent un peu optimiste sur ces choses-là. Si l’armée se composait de muets unijambistes, il louerait leur équilibre et leur capacité d’écoute.

— J’aimerais beaucoup voir l’armée, répondit Yeden, exalté.

— Bientôt, promit Kelsier.

— Nous devrions être en mesure de faire entrer Marsh au Ministère dans le mois qui vient, répondit Dockson, saluant Sazed d’un hochement de tête tandis que le Terrisien dépassait les sentinelles pour entrer sur le balcon. Avec un peu de chance, Marsh pourra nous donner quelques informations sur la manière d’affronter les Inquisiteurs d’Acier.

Vin frissonna.

— Ils posent problème, acquiesça Brise. Compte tenu de ce que deux ou trois d’entre eux vous ont fait, à tous les deux, je ne tiens pas à ce qu’on s’empare du palais tant qu’ils y seront. Ils sont aussi dangereux que des Fils-des-brumes.

— Et même plus, dit doucement Vin.

— Est-ce que l’armée peut réellement les combattre ? demanda Yeden, mal à l’aise. Je veux dire, ils sont censés être immortels, non ?

— Marsh trouvera la réponse, promit Kelsier.

Yeden hésita puis hocha la tête, acceptant la parole de Kelsier.

Oui, c’est vrai qu’il a changé, se dit Vin. Apparemment, même Yeden ne pouvait résister longtemps au charisme de Kelsier.

— En attendant, reprit celui-ci, j’espère entendre ce que Sazed a appris au sujet du Seigneur Maître.

L’intendant s’assit et déposa le volume sur la table.

— Je vais vous dire ce que je peux, bien qu’il ne s’agisse pas du livre que je croyais au début. Je pensais que Maîtresse Vin avait découvert un ancien texte religieux – mais il est d’une nature bien plus ordinaire.

— Ordinaire ? demanda Dockson. Comment ça ?

— Il s’agit d’un journal, Maître Dockson, répondit Sazed. Un récit qui semble avoir été rédigé par le Seigneur Maître en personne – ou plutôt, l’homme qui allait devenir le Seigneur Maître. Même les enseignements du Ministère s’accordent à dire qu’il était mortel avant l’Ascension.

» Ce livre raconte sa vie juste avant son ultime combat au Puits de l’Ascension il y a mille ans. Il s’agit essentiellement de récits de ses voyages – il y parle des gens qu’il a rencontrés, des endroits qu’il a visités et des épreuves qu’il a affrontées lors de sa quête.

— Intéressant, répondit Brise. Mais en quoi est-ce que ça va nous aider ?

— Je ne sais pas trop, Maître Ladrian, répondit Sazed. Toutefois, je crois qu’il nous sera utile de comprendre la véritable histoire qui se cache derrière l’Ascension. Au minimum, ça nous renseignera sur l’état d’esprit du Seigneur Maître.

Kelsier haussa les épaules.

— Le Ministère pense que c’est important – Vin dit l’avoir trouvé dans une sorte d’autel au cœur du palais.

— Ce qui, bien entendu, ne soulève pas la moindre question quant à son authenticité, souligna Brise.

— Je ne crois pas qu’il soit factice, Maître Ladrian, répondit Sazed. Il contient une remarquable quantité de détails, surtout concernant des sujets sans importance – comme les porteurs et les fournitures. Par ailleurs, le Seigneur Maître qu’il dépeint est extrêmement tourmenté. Si le Ministère devait concevoir un livre de culte, il présenterait son dieu sous un jour plus… divin, je crois.

— J’aimerais le lire quand vous en aurez fini, Sazed, dit Dockson.

— Moi aussi, ajouta Brise.

— Plusieurs des apprentis de Clampin travaillent parfois comme scribes, dit Kelsier. Nous allons leur demander de créer une copie pour chacun d’entre vous.

— C’est bien pratique, ça, souligna Dockson.

Kelsier hocha la tête.

— Donc, où est-ce que nous en sommes ?

Le groupe marqua une pause, puis Dockson désigna Vin.

— À la noblesse.

Kelsier fronça légèrement les sourcils.

— Je peux me remettre au travail, s’empressa de dire Vin. Je suis quasi guérie maintenant.

Kelsier lança un coup d’œil à Sazed, qui haussa un sourcil. Il inspectait régulièrement sa blessure. Apparemment, il n’aimait pas ce qu’il voyait.

— Kell, dit Vin, je deviens folle. J’ai grandi en tant que voleuse, en me battant pour la nourriture et l’espace – je ne peux pas rester assise à ne rien faire en laissant ces serviteurs me dorloter.

Et puis je dois prouver que je suis toujours utile à cette bande.

— Eh bien, répondit Kelsier, tu es l’une des raisons de notre venue ici. Il y a un bal en fin de semaine qui…

— J’y vais, déclara Vin.

Kelsier leva un doigt.

— Écoute-moi jusqu’au bout, Vin. Tu as traversé beaucoup d’épreuves récemment, et cette infiltration pourrait devenir dangereuse.

— Kelsier, répondit-elle avec insistance. Toute ma vie a été dangereuse. J’y vais.

Kelsier ne parut guère convaincu.

— Il faut qu’elle le fasse, Kell, dit Dockson. D’une part, les nobles vont commencer à se méfier si elle ne recommence pas très vite à assister aux bals. D’autre part, il faut qu’on sache ce qu’elle verra. Avoir des serviteurs espions parmi le personnel, ce n’est pas la même chose qu’une espionne qui écoute les complots locaux. Tu le sais très bien.

— Bon, d’accord, répondit enfin Kelsier. Mais tu dois me promettre de ne pas recourir à l’allomancie physique jusqu’à ce que Sazed t’y autorise.

 

Plus tard, ce soir-là, Vin s’étonna elle-même de sa propre impatience d’assister à ce bal. Elle inspectait dans sa chambre les différentes robes que Dockson avait trouvées pour elle. Pour avoir été contrainte de porter des tenues d’aristocrate pendant un mois d’affilée, elle commençait à trouver les robes un peu plus confortables qu’avant.

Pas qu’elles ne soient pas frivoles, évidemment, se dit-elle en inspectant les quatre robes. Toute cette dentelle, ces couches d’étoffe… alors qu’une simple chemise et un pantalon sont tellement plus pratiques.

Oui, il y avait bel et bien quelque chose d’unique avec ces robes – lié à leur beauté, comme les jardins à l’extérieur. Tant qu’on les considérait comme des objets statiques, au même titre qu’une plante isolée, ces robes n’impressionnaient guère. Mais quand elle envisageait d’assister au bal, elles prenaient un tout nouveau sens. Elles étaient belles et allaient la rendre belle. Elles étaient le visage qu’elle montrerait à la cour, et elle voulait choisir la bonne.

Je me demande si Elend Venture sera là… Sazed n’avait-il pas dit que la plupart des jeunes aristocrates assistaient à tous les bals ?

Elle posa la main sur une robe noire brodée d’argent. Elle serait assortie à ses cheveux, mais était-elle trop sombre ? La plupart des autres femmes portaient des robes colorées ; les couleurs assourdies paraissaient réservées aux costumes masculins. Elle regarda une robe jaune, mais celle-ci paraissait un peu trop… guillerette. Et la blanche trop sophistiquée.

Restait la rouge. Le décolleté était plus profond – non qu’elle ait grand-chose à montrer – mais elle était superbe. Un peu arachnéenne, avec des manches longues qui paraissaient faites de maille translucide par endroits, et extrêmement séduisante. Mais elle paraissait tellement… voyante. Vin la souleva pour sentir la douceur du tissu entre ses doigts et s’imagina la porter.

Comment est-ce que j’en suis arrivée là ? se demanda-t-elle. Il serait impossible de se cacher dans une robe pareille ! Ces créations pleines de fanfreluches, ce n’est pas moi.

Et pourtant… une partie d’elle était impatiente de se retrouver au bal. La vie quotidienne des femmes de la noblesse la frustrait, mais ses souvenirs de cette nuit-là étaient enchanteurs. La beauté des couples de danseurs, l’atmosphère et la musique parfaites, les splendides vitraux translucides…

Je ne me rends même plus compte que je porte du parfum, constata-t-elle, stupéfaite. Elle préférait se baigner chaque jour dans de l’eau parfumée, et les serviteurs parfumaient même ses vêtements. Tout ça était subtil, bien entendu, mais aurait suffi à la trahir si elle jouait les rôdeuses.

Ses cheveux avaient poussé et le coiffeur de Renoux les avait soigneusement coupés de sorte qu’ils tombent autour de ses oreilles en se recourbant très légèrement. Elle ne paraissait plus aussi maigre dans le miroir, malgré sa longue maladie ; des repas normaux l’avaient remplumée.

Je suis en train de devenir… Vin hésita. Elle ignorait quoi au juste. Certainement pas une aristocrate. Les aristocrates n’étaient pas contrariées quand on les empêchait de sortir rôder la nuit. Mais pourtant, elle n’était plus vraiment Vin la gosse des rues. Elle était…

Une Fille-des-brumes.

Vin reposa soigneusement la splendide robe rouge sur son lit, puis traversa la pièce pour aller regarder par la fenêtre. Le soleil ne tarderait plus à se coucher ; bientôt, les brumes descendraient – même si, comme d’habitude, Sazed aurait posté des gardes pour s’assurer qu’elle ne sorte pas pour se livrer à ses petits jeux d’allomancienne. Elle ne s’était pas plainte de ces précautions. Il avait raison sans surveillance, elle aurait sans doute rompu sa promesse depuis longtemps.

Elle entrevit un mouvement sur sa droite et distingua une silhouette à peine visible qui se tenait sur le balcon planté. Kelsier. Vin resta un moment immobile, puis quitta sa chambre.

Kelsier se retourna lorsqu’elle sortit sur le balcon. Elle hésita, craignant de l’interrompre, mais il la gratifia d’un de ses sourires caractéristiques. Elle s’avança et le rejoignit près de la balustrade de pierre sculptée.

Il se retourna pour regarder à l’ouest – non pas dans la propriété, mais au-delà. En direction de l’étendue déserte, éclairée par un soleil couchant, en dehors de la ville.

— Tout ça ne te paraît jamais anormal, Vin ?

— Anormal ? demanda-t-elle.

Kelsier acquiesça.

— Les plantes desséchées, le soleil furieux, le ciel noir de fumée.

Vin haussa les épaules.

— Comment est-ce que ça pourrait être normal ou anormal ? Les choses sont comme ça, c’est tout.

— Sans doute, répondit Kelsier. Mais je crois que cette mentalité fait partie du problème. Le monde ne devrait pas ressembler à ça.

Vin fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

Kelsier plongea la main dans la poche de son gilet et en tira un morceau de papier. Il le déplia délicatement, puis le lui tendit.

Elle accepta la feuille, qu’elle tint soigneusement ; la page était si vieille et usée qu’elle paraissait sur le point de céder au niveau des pliures. Elle ne contenait pas de mots, rien qu’une vieille image délavée. Elle représentait une forme étrange – qui évoquait une plante, mais que Vin n’avait jamais vue. Elle était trop… fragile. Elle ne possédait pas de tige épaisse, et ses feuilles étaient bien trop délicates. En son sommet, elle possédait une étrange collection de feuilles, d’une couleur différente du reste.

— Ça s’appelle une fleur, dit Kelsier. Elles poussaient sur les plantes, avant l’Ascension. On en trouve des descriptions dans de vieux poèmes et récits – les choses que seuls les Gardiens et les sages rebelles connaissent encore désormais. Apparemment, ces plantes-là étaient magnifiques et sentaient très bon.

— Des plantes avec une odeur ? demanda Vin. Comme les fruits ?

— Quelque chose dans le genre, je crois. Certains récits affirment même que ces fleurs devenaient des fruits, à l’époque d’avant l’Ascension.

Vin ne répondit rien, songeuse, s’efforçant d’imaginer une chose pareille.

— Cette image appartenait à Mare, ma femme, ajouta Kelsier d’une voix douce. Dockson l’a trouvée dans ses affaires après notre capture. Il l’a gardée en espérant qu’on reviendrait. Il me l’a donnée après mon évasion.

Vin étudia de nouveau l’image.

— Mare était fascinée par l’époque d’avant l’Ascension, dit Kelsier, regardant toujours au-delà des jardins. (Au loin, le soleil atteignait l’horizon où il prenait une teinte d’un rouge encore plus profond.) Elle collectionnait les objets comme ce papier : des images et descriptions de l’ancien temps. Je crois que c’est en partie cette fascination – ajoutée à sa nature d’Œil-d’étain – qui l’avait conduite à rejoindre la clandestinité, et l’avait ensuite conduite à moi. C’est elle qui m’avait présenté Sazed, même si je ne l’employais pas dans ma bande à l’époque. Les activités des voleurs ne l’intéressaient pas.

Vin replia le papier.

— Et vous gardez quand même cette image ? Malgré… ce qu’elle vous a fait ?

Kelsier se tut un moment. Puis il la regarda.

— On a encore écouté aux portes, hein ? Oh, ne t’en fais pas. J’imagine que ce n’est un secret pour personne.

Au loin, le soleil couchant s’embrasa, éclairant de ses rayons rougeoyants les nuages et la fumée.

— Oui, je garde cette fleur, répondit Kelsier. Je ne sais pas trop pourquoi. Mais… est-ce qu’on arrête d’aimer quelqu’un simplement parce qu’il vous a trahi ? Je ne crois pas. C’est pour ça que la trahison blesse autant – la douleur, la frustration, la colère… et je l’aimais encore. Même aujourd’hui, je l’aime encore.

— Comment ? demanda Vin. Comment est-ce que vous y arrivez ? Et comment est-ce que vous pouvez même faire confiance aux gens ? Vous n’avez tiré aucune leçon de ce qu’elle vous a fait ?

Kelsier haussa les épaules.

— Je crois… que si j’avais le choix entre aimer Mare – trahison comprise – et ne jamais l’avoir connue, je choisirais l’amour. J’ai couru un risque, et j’ai perdu, mais le risque en valait quand même la peine. C’est la même chose avec mes amis. C’est sain de se méfier dans notre profession – mais seulement dans une certaine mesure. Je préfère me fier à mes hommes plutôt que de m’inquiéter de ce qui se passera s’ils se retournent contre moi.

— Je trouve ça idiot, répondit Vin.

— C’est idiot, le bonheur ? demanda Kelsier en se tournant vers elle. Où est-ce que tu as été le plus heureuse, Vin ? Dans ma bande, ou chez Camon ?

Elle hésita.

— Je n’ai aucune certitude que Mare m’ait trahi, reprit Kelsier en se retournant vers le coucher de soleil. Elle a toujours affirmé que non.

— Et puis on l’a envoyée aux Fosses, non ? dit Vin. Ça ne tient pas debout, si elle soutenait le Seigneur Maître.

Kelsier secoua la tête, regardant toujours fixement au loin.

— Elle est arrivée aux Fosses quelques semaines après moi – on nous avait séparés après notre capture. Je ne sais pas ce qui s’est passé pendant ce temps, ni pourquoi on a fini par l’envoyer à Hathsin. Le fait qu’on l’ait effectivement envoyée mourir là-bas semble indiquer qu’elle ne m’a peut-être pas trahi, mais…

Il se tourna vers Vin.

— Tu ne l’as pas entendu quand il nous a capturés, Vin. Le Seigneur Maître… il l’a remerciée. Remerciée de m’avoir trahi. Ses paroles – formulées avec une honnêteté tellement étrange – ajoutée à la façon dont le plan a été conçu… eh bien, j’ai eu du mal à croire Mare. Mais ça n’a rien changé à mon amour, tout au fond de moi. J’ai failli mourir à mon tour quand elle est morte un an plus tard, battue par les contremaîtres des Fosses. Cette nuit-là, après qu’on a emporté son corps, j’ai basculé.

— Vous êtes devenu fou ? demanda Vin.

— Non, répondit Kelsier. « Basculer », c’est un terme d’allomancie. Nos pouvoirs sont latents au départ – ils n’apparaissent qu’après un événement traumatisant. Quelque chose d’intense – de presque mortel. D’après les philosophes, un homme ne peut commander aux métaux que lorsqu’il a vu la mort et l’a rejetée.

— Alors… quand est-ce que ça m’est arrivé ? demanda Vin.

Kelsier haussa les épaules.

— Difficile à dire. Vu la façon dont tu as grandi, tu as dû avoir de fréquentes occasions de basculer.

Il hocha la tête, comme pour lui-même.

— Pour moi, dit-il c’était cette nuit-là. Seul dans les Fosses, les bras saignant suite à ma journée de travail. Mare était morte, et j’avais peur d’en être responsable – je craignais que mon absence de foi ne l’ait vidée de sa force et de sa volonté. Elle est morte en sachant que je doutais de sa loyauté. Peut-être que si je l’aimais vraiment, je n’aurais jamais douté. Je n’en sais rien.

— Mais vous n’êtes pas mort, dit Vin.

Kelsier fit signe que non.

— J’ai décidé que j’accomplirais son rêve. Que je créerais un monde où les fleurs reviendraient, un monde où les plantes seraient vertes, un monde où la suie ne tomberait pas du ciel… (Il laissa sa phrase en suspens, puis soupira.) Je sais, je suis fou.

— En fait, répondit Vin, ça se tient plus ou moins. Enfin.

Kelsier sourit. Le soleil s’enfonça de nouveau en dessous de l’horizon, et bien que sa lumière continue à briller à l’ouest, les brumes commencèrent à apparaître. Elles ne provenaient pas d’un endroit particulier, mais elles… se déployaient. Elles s’étendirent comme des lianes translucides qui se tortillaient dans le ciel – qui se recourbaient dans tous les sens, s’allongeaient, dansaient, fusionnaient.

— Mare voulait des enfants, déclara soudain Kelsier. À l’époque de notre mariage, il y a quinze ans. Je… ne partageais pas son avis. Je voulais devenir le voleur skaa le plus célèbre de tous les temps, et je n’avais pas de temps à perdre pour des choses qui allaient me ralentir.

» C’est sans doute une bonne chose que nous n’ayons pas eu d’enfants. Le Seigneur Maître aurait pu les trouver et les tuer. Peut-être qu’il n’en aurait rien fait – Dox et les autres ont survécu. Mais de temps en temps, je regrette qu’il ne me reste pas quelque chose d’elle. Un enfant. Une fille, peut-être, qui ait ses cheveux sombres et son obstination.

Il marqua une pause, puis se tourna vers Vin.

— Je ne veux pas être responsable de quoi que ce soit qui puisse t’arriver, Vin. Plus jamais.

Vin fronça les sourcils.

— Mais je ne veux plus passer de temps enfermée dans ce manoir.

— Non, j’imagine bien. Si nous essayons de t’y garder plus longtemps, tu vas sans doute apparaître à la boutique de Clampin un soir après avoir fait quelque chose de totalement stupide. On se ressemble un peu trop de ce point de vue, toi et moi. Simplement… sois prudente.

Vin hocha la tête.

— Promis.

Ils s’attardèrent quelques minutes de plus, regardant les brumes se rassembler. Puis Kelsier se redressa en s’étirant.

— Eh bien, je vais te dire, je suis ravi que tu aies décidé de te joindre à nous, Vin.

Elle haussa les épaules.

— Pour être franche, j’aimerais bien voir une de ces fleurs moi-même.

L'empire ultime
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