Que se produirait-il si toutes les nations – depuis les îles du sud jusqu’aux collines terrisiennes du nord – se retrouvaient unies sous un seul gouvernement ? Quels miracles, quels progrès pourrait-on accomplir, si l’humanité devait mettre à jamais ses chamailleries de côté pour unir ses forces ?

C’est trop irréaliste, j’imagine, pour l’espérer seulement Un empire unique et unifié de l’humanité ? Ça n’existera jamais.

 

12

 

Vin résistait à l’irrépressible envie de tirer sur sa robe d’aristocrate. Bien qu’elle le porte depuis une semaine complète – sur une suggestion de Sazed –, elle trouvait ce vêtement trop volumineux pour être confortable. Il la serrait au niveau de la taille et de la poitrine, puis tombait sur le sol en plusieurs épaisseurs de tissu, ce qui lui rendait la marche difficile. Elle avait constamment l’impression d’être sur le point de trébucher – et, malgré la masse de la robe, elle se sentait exposée par son étroitesse au niveau de la poitrine, sans parler du décolleté. Bien qu’elle ait dévoilé à peu près autant de peau quand elle portait des chemises normales fermées par des boutons, cette tenue-là lui faisait un effet différent.

Malgré tout, elle devait bien avouer que cette robe changeait beaucoup de choses. La jeune fille que lui renvoyait le miroir était une créature inconnue, étrangère. La robe bleu pâle, avec ses volants et sa dentelle blancs, était assortie aux barrettes de saphir qu’elle portait dans les cheveux. Sazed affirmait qu’il ne serait satisfait que lorsqu’elle aurait au moins les cheveux jusqu’aux épaules, mais il avait suggéré malgré tout qu’elle porte ces barrettes pareilles à des broches juste au-dessus de chaque oreille.

— Très souvent, les aristocrates ne cachent pas leurs défauts, lui avait-il expliqué. Au contraire, ils les soulignent. Attire l’attention sur tes cheveux courts, et au lieu de croire que tu manques d’élégance, ils seront peut-être impressionnés par ton style très personnel.

Elle portait également un collier de saphir – modeste selon les critères des nobles, mais qui valait tout de même plus de deux cents castelles. Il était complété par un unique bracelet de rubis pour en accentuer l’effet. Apparemment, la mode actuelle dictait de porter une touche unique de couleur différente destinée à fournir un contraste.

Et tout ça était à elle, financé par les fonds de la bande. Si elle décidait de s’enfuir en emportant les bijoux et ses trois mille castelles, elle pourrait vivre plusieurs décennies. C’était plus tentant qu’elle ne voulait l’admettre. Des images des hommes de Camon, de leurs cadavres tordus dans le repaire silencieux, lui revenaient constamment. C’était sans doute ce qui l’attendait si elle restait.

Dans ce cas, pourquoi ne prenait-elle pas la fuite ?

Elle se détourna du miroir et enfila un châle de soie bleu pâle, version féminine d’une cape chez les aristocrates. Pourquoi ne partait-elle pas ? Peut-être à cause de la promesse faite à Kelsier. Il lui avait offert le don de l’allomancie, et il dépendait d’elle. Peut-être était-ce son devoir envers les autres. Afin de survivre, les bandes avaient besoin que chacun accomplisse la tâche qui lui revenait.

La formation de Reen lui dictait que ces hommes étaient des idiots, mais elle était tentée, et même séduite, par la possibilité que lui offraient Kelsier et les autres. En fin de compte, ce n’était ni pour la richesse ni pour l’excitation de la mission qu’elle restait. C’était pour la perspective – improbable et déraisonnable, mais alléchante malgré tout – d’un groupe dont les membres se faisaient réellement confiance. Il fallait qu’elle reste. Qu’elle sache si c’était réel, ou s’il ne s’agissait – comme le promettaient les murmures croissants de Reen – que d’un mensonge.

Elle se détourna et quitta sa chambre, se dirigeant vers l’entrée du Manoir Renoux, où Sazed l’attendait avec une voiture. Elle avait décidé de rester, et devait par conséquent tenir son rôle.

Il était temps de faire sa première apparition en tant que noble.

 

La voiture s’ébranla soudain, et Vin sursauta sous l’effet de la surprise. Le véhicule continua toutefois à avancer normalement et Sazed ne bougea pas de son emplacement sur le siège du chauffeur.

Un bruit lui parvint d’au-dessus. Vin attisa ses métaux et se raidit tandis qu’une silhouette se laissait tomber du toit de la voiture pour atterrir sur le marchepied devant sa portière. Kelsier sourit tout en passant la tête par la vitre.

Avec un soupir de soulagement, Vin se laissa aller sur son siège.

— Vous auriez simplement pu nous demander de passer vous prendre.

— Pas la peine, répondit Kelsier en ouvrant la porte de la voiture pour se balancer à l’intérieur. (Il faisait déjà nuit dehors et il portait sa cape de brume.) J’avais prévenu Sazed que je vous rejoindrais pendant le trajet.

— Et vous ne m’avez rien dit ?

Kelsier ferma la portière avec un clin d’œil.

— Je me disais que je te devais bien ça, pour m’avoir surpris dans cette ruelle la semaine dernière.

— Très adulte de votre part, répondit Vin d’une voix neutre.

— J’ai toujours eu une grande confiance en ma propre immaturité. Donc, tu es prête pour ce soir ?

Vin haussa les épaules, s’efforçant de masquer sa nervosité. Elle baissa les yeux.

— Heu… vous me trouvez comment ?

— Superbe, répondit Kelsier. Tu ressembles tout à fait à une jeune dame de la noblesse. Ne sois pas nerveuse, Vin ton déguisement est parfait.

Curieusement, ce n’était pas la réponse qu’elle voulait entendre.

— Kelsier ?

— Oui ?

— Je voulais vous demander ça depuis un moment, dit-elle en jetant un coup d’œil par la fenêtre, bien qu’elle n’y distingue que la brume. Je comprends que vous pensiez que c’est important – d’avoir un espion parmi les nobles. Mais… enfin, est-ce qu’on est vraiment obligés de le faire comme ça ? On ne pourrait pas demander à des informateurs de la rue de nous apprendre ce qu’on doit savoir sur la politique des maisons ?

— Peut-être, répondit Kelsier. Mais il y a une raison si on les appelle des « informateurs », Vin. Chaque question qu’on leur pose les renseigne sur nos véritables motifs – même le fait de les rencontrer révèle une information qu’ils pourraient vendre à quelqu’un d’autre. Il vaut mieux compter sur eux le moins possible.

Vin soupira.

— Je ne t’envoie pas imprudemment dans la gueule du loup, Vin, dit-il en se penchant vers elle. Nous avons vraiment besoin d’un espion parmi les nobles. Les informateurs obtiennent généralement leurs informations auprès des serviteurs, mais la plupart des aristocrates ne sont pas idiots. Les réunions importantes se déroulent là où aucun serviteur ne peut les épier.

— Et vous vous attendez à ce que je sois capable d’infiltrer ces réunions ?

— Peut-être, répondit Kelsier. Peut-être pas. Dans tous les cas, j’ai appris qu’il était toujours utile de faire infiltrer les nobles par quelqu’un. Sazed et toi, vous entendrez rapporter des faits capitaux que les informateurs de la rue ne jugeraient pas importants. En réalité, par le seul fait d’assister à ces fêtes – même si tu n’entends rien d’important –, tu nous obtiendras des informations.

— Comment ça ? demanda Vin, fronçant les sourcils.

— Prends note des gens qui te paraissent intéressants, dit Kelsier. Ils appartiendront aux maisons que nous voulons surveiller. S’ils te prêtent attention, c’est sans doute qu’ils s’intéressent à lord Renoux – et qu’ils ont une bonne raison de le faire.

— Les armes, répondit Vin.

Kelsier hocha la tête.

— La position de Renoux en tant que marchand d’armes lui donnera de la valeur aux yeux des gens qui ont des projets d’ordre militaire. Ce sont les maisons sur lesquelles je vais devoir concentrer mon attention. Il devrait déjà régner une certaine tension parmi les nobles heureusement, ils commencent à se demander quelles maisons se retournent contre les autres. Il n’y a pas eu de guerre ouverte parmi les Grandes Maisons depuis plus d’un siècle, mais la dernière a été dévastatrice. Il faut qu’on la reproduise.

— Ça pourrait impliquer la mort d’un grand nombre de nobles, répondit Vin.

Kelsier sourit.

— Je peux vivre avec. Et toi ?

Vin sourit malgré sa tension.

— Il y a une autre raison pour que tu fasses ça, ajouta Kelsier. À un stade ou un autre de mon plan désastreux, nous devrons peut-être affronter le Seigneur Maître. J’ai le sentiment qu’il vaudra mieux mettre en sa présence le moins de gens possible. Disposer d’une Brumante skaa qui se cache parmi les nobles… Eh bien, ça pourrait représenter un avantage non négligeable.

Vin éprouva un léger frisson.

— Le Seigneur Maître… il sera là ce soir ?

— Non. Des obligateurs seront présents, mais sans doute aucun Inquisiteur – et certainement pas le Seigneur Maître en personne. Ce genre de fête n’est pas digne de son attention.

Vin hocha la tête. Elle n’avait encore jamais vu le Seigneur Maître – et ne voulait jamais le rencontrer.

— Ne t’inquiète pas tant, dit Kelsier. Même si tu devais le croiser, tu serais en sécurité. Il ne peut pas lire les pensées.

— Vous en êtes sûr ?

Kelsier marqua une pause.

— Eh bien, non. Mais s’il en est capable, il ne le fait pas à tous les gens qu’il rencontre. J’ai connu plusieurs skaa qui se sont fait passer pour des nobles en sa présence – je l’ai fait moi-même plusieurs fois, avant…

Il laissa sa phrase en suspens, baissant les yeux vers ses mains couvertes de cicatrices.

— Il a fini par vous prendre, dit doucement Vin.

— Et il le refera sans doute, répondit Kelsier avec un clin d’œil. Mais ne te soucie pas de lui pour l’instant – notre but, ce soir, consiste à présenter lady Valette Renoux. Tu n’auras pas à faire quoi que ce soit de dangereux ou d’inhabituel. Simplement à faire une apparition, puis à partir quand Sazed te le dira. On s’occupera de gagner la confiance des gens plus tard.

Vin hocha la tête.

— Brave fille, dit Kelsier en tendant la main pour ouvrir la portière. Je serai caché près du bastion, où j’observerai et j’écouterai.

Vin hocha la tête avec reconnaissance, et Kelsier bondit par la portière de la voiture pour disparaître dans les brumes obscures.

 

Vin n’était pas préparée à trouver le Bastion Venture aussi vivement illuminé dans le noir. L’immense bâtiment était enveloppé d’un halo de lumière brumeuse. À mesure que la voiture approchait, Vin remarqua que huit énormes lumières étincelaient le long de l’extérieur du bâtiment rectangulaire. Elles étaient aussi vives que des bûchers, quoique bien plus régulières, et l’on avait disposé des miroirs derrière elles pour qu’elles éclairent directement le bastion. Vin comprenait mal le but de la manœuvre. Le bal aurait lieu en intérieur – pourquoi éclairer l’extérieur du bâtiment ?

— Veuillez rentrer, je vous prie, Maîtresse Vin, lui dit Sazed depuis sa position surélevée. Les jeunes dames de bonne famille ne restent pas plantées bouche bée.

Elle lui lança un regard mauvais qu’il ne vit pas, mais elle rentra la tête et attendit avec une impatience nerveuse que la voiture s’arrête près du bastion massif. Elle finit par s’immobiliser et un valet de pied des Venture vint aussitôt ouvrir sa portière. Un second valet approcha et tendit la main pour l’aider à descendre.

Vin accepta sa main en s’efforçant de soulever le plus gracieusement possible le bas volumineux de sa robe hors de la voiture. Tandis qu’elle descendait prudemment – en s’efforçant de ne pas trébucher –, elle fut reconnaissante au valet de pied de lui tendre la main pour l’aider à garder son équilibre et elle comprit enfin pourquoi les hommes étaient censés aider les femmes à sortir des voitures. Ce n’était pas une coutume si bête, après tout – c’étaient les vêtements, le plus idiot dans l’histoire.

Sazed abandonna le véhicule et vint se placer à quelques pas derrière elle. Il portait une robe encore plus sophistiquée que ses tenues habituelles ; bien qu’elle conserve le même motif à base de « V », elle possédait une ceinture à la taille ainsi que de larges manches flottantes.

— En avant, Maîtresse, lui dicta-t-il doucement par-derrière. Montez sur le tapis, de sorte que votre robe ne traîne pas sur les pavés, et entrez par la porte principale.

Vin hocha la tête, s’efforçant d’ignorer son inconfort. Elle s’avança, passant devant des nobles, hommes et femmes, vêtus de divers costumes et robes. Bien qu’ils ne la regardent pas, elle se sentit à nu. Ses pas étaient bien moins gracieux que ceux des autres dames, qui paraissaient splendides et à l’aise dans leurs robes. Ses mains commencèrent à transpirer à l’intérieur de ses gants de soie blanc bleuté.

Elle s’obligea à poursuivre. Sazed la présenta à la porte et tendit son invitation aux domestiques. Les deux hommes, vêtus de costumes rouge et noir des serviteurs, s’inclinèrent et lui firent signe d’entrer. Une foule d’aristocrates s’accumulait légèrement dans le vestibule en attendant de pénétrer dans la grande salle.

Qu’est-ce que je fais ? se demanda-t-elle, paniquée. Les brumes et l’allomancie, les voleurs et les cambriolages, les spectres des brumes et les coups, elle pouvait les affronter. Mais se retrouver face à ces aristocrates des deux sexes… se mêler à eux en pleine lumière, dans l’incapacité de se cacher… tout ça la terrifiait.

— Avancez, Maîtresse, dit Sazed d’une voix apaisante. Rappelez-vous vos leçons.

Cache-toi ! Trouve-toi un coin ! Les ombres, la brume, n’importe quoi !

Vin garda les mains serrées fermement devant elle et s’avança. Sazed marchait derrière elle. Du coin de l’œil, elle lisait l’inquiétude sur son visage habituellement très calme.

Et il a bien des raisons de s’inquiéter ! Tout ce qu’il lui avait appris paraissait lui échapper – soudain aussi vaporeux que les brumes. Elle ne se rappelait plus ni les noms, ni les coutumes, plus rien.

Elle s’arrêta à l’entrée du vestibule et un noble d’allure impérieuse se retourna pour la regarder. Elle se figea.

L’homme la toisa d’un œil dédaigneux, puis se détourna. Elle entendit clairement chuchoter le mot « Renoux », et jeta un regard inquiet sur le côté. Plusieurs femmes l’observaient.

Et pourtant, elle n’avait pas l’impression qu’elles la voyaient. Elles étudiaient sa robe, sa coiffure et ses bijoux. Vin jeta un coup d’œil de l’autre côté, où un groupe d’hommes plus jeunes la regardait. Ils voyaient le décolleté, la jolie robe et le maquillage, mais ils ne la voyaient pas, elle.

Aucun d’entre eux ne voyait Vin, seulement le visage qu’elle portait comme un masque – celui qu’elle voulait qu’ils voient. Ils regardaient lady Valette. Comme si Vin n’était pas là.

Comme si… elle se cachait, pile devant leurs yeux.

Et soudain, la tension commença à la déserter. Elle poussa une profonde expiration pour se calmer tandis que son anxiété s’apaisait. La formation de Sazed lui revint et elle adopta l’expression d’une jeune fille impressionnée par son premier bal officiel. Elle s’avança sur le côté, remit son châle à un domestique, et Sazed se détendit près d’elle. Vin lui sourit, puis se dirigea vers la grande salle.

Elle pouvait y arriver. Elle restait nerveuse, mais son instant de panique avait pris fin. Elle n’avait pas besoin d’ombres ou de recoins – simplement d’un masque de saphirs, de maquillage et de tissu bleu.

La grande salle des Venture était un spectacle grandiose et imposant. Haute de quatre ou cinq étages intimidants, elle était tout en longueur. D’énormes vitraux rectangulaires s’alignaient tout du long et les étranges lumières de l’extérieur les éclairaient directement, projetant dans la pièce une cascade de couleurs. Des colonnes de pierre massives et très ornées étaient incrustées dans les murs, entre les vitraux. Juste avant que les colonnes rejoignent le sol, le mur s’inclinait, créant ainsi une galerie à un seul étage en dessous des vitraux. Des dizaines de tables couvertes de nappes blanches occupaient cette zone, abritées derrière les colonnes à l’ombre du surplomb. Au loin, à l’extrémité la plus éloignée de la pièce, Vin distinguait un balcon bas intégré au mur, meublé d’un petit groupe de tables.

— La table à manger de lord Straff Venture, chuchota Sazed en désignant le balcon.

Vin hocha la tête.

— Et ces lumières, dehors ?

— Des lampes à chaux, Maîtresse, expliqua Sazed. Je ne connais pas très bien le procédé employé – il semblerait que l’on puisse chauffer des pierres de chaux vive pour les faire briller sans qu’elles fondent.

Un orchestre à cordes jouait sur une estrade, à sa gauche, pour les couples qui dansaient au cœur de la salle. Sur sa droite, des tables de service présentaient des alignements de plateaux de nourriture que servaient des domestiques affairés.

Sazed s’approcha d’un domestique et lui présenta l’invitation de Vin. L’homme hocha la tête, puis chuchota à l’oreille d’un serviteur plus jeune. Ce dernier s’inclina devant Vin et la conduisit dans la pièce.

— J’ai demandé une petite table isolée, déclara Sazed. Vous n’aurez pas besoin de vous mêler aux autres pendant cette visite-ci, je crois. Simplement d’être vue.

Vin hocha la tête avec reconnaissance.

— Cette table isolée vous désignera comme célibataire, l’avertit Sazed. Mangez lentement – une fois votre repas terminé, les hommes commenceront à vous inviter à danser.

— Vous ne m’avez pas appris à danser ! lança-t-elle en un murmure pressant.

— Nous n’en avons pas eu le temps, Maîtresse, répondit-il. Ne vous en faites pas – vous êtes parfaitement en droit de dire non à ces hommes sans leur manquer de respect. Ils supposeront que vous êtes simplement troublée par votre premier bal, et il n’en résultera aucun mal.

Vin hocha la tête et le serviteur la conduisit à une petite table près du centre de la grande salle. Elle s’installa sur la seule chaise tandis que Sazed commandait son repas. Il vint ensuite se placer derrière sa chaise.

Vin attendait, assise bien droite. La plupart des tables se trouvaient juste en dessous du surplomb de la galerie – très près des danseurs –, ce qui laissait un couloir entre le mur et eux. Des couples et des groupes les longeaient en parlant tout bas. De temps à autre, quelqu’un désignait Vin d’un geste ou d’un mouvement de tête.

En tout cas, cette partie-ci du plan de Kelsier fonctionne. On la remarquait. Elle dut toutefois s’obliger à ne pas avoir de mouvement de recul ni à s’affaisser sur son siège lorsqu’un haut prélan emprunta le passage situé derrière elle. Ce n’était heureusement pas celui qu’elle avait déjà rencontré, bien qu’il porte la même robe et les mêmes tatouages sombres autour des yeux.

En réalité, un grand nombre d’obligateurs assistaient à la fête. Ils se déplaçaient d’un pas nonchalant, se mêlant aux fêtards. Et pourtant, il y avait dans leur allure une sorte de… distance. Qui les distinguait. Ils paraissaient rôder, un peu comme des chaperons.

La garnison surveille les skaa, songea Vin. Apparemment, les obligateurs jouent un rôle semblable auprès des nobles. C’était un curieux spectacle – elle avait toujours cru que les nobles étaient libres. Et ils possédaient effectivement une confiance bien plus grande que les skaa. Beaucoup paraissaient s’amuser, et les obligateurs ne semblaient pas réellement faire régner l’ordre, ni même jouer les espions. Et pourtant, ils étaient là. Qui rôdaient en se joignant aux conversations. Rappelant constamment par leur présence le Seigneur Maître et son empire.

Vin détourna son attention des obligateurs – ils la mettaient toujours un peu mal à l’aise – pour se concentrer sur autre chose les splendides vitraux. Depuis son siège, elle distinguait certains de ceux qui se trouvaient juste en face de son emplacement, un peu en hauteur.

Ils représentaient des scènes religieuses, toujours très appréciées de l’aristocratie. Peut-être pour faire preuve de dévotion, à moins que ce ne soit obligatoire. Vin n’en savait pas assez – mais sans doute lady Valette non plus n’était-elle pas censée savoir ces choses-là, et ce n’était donc pas un problème en soi.

Elle reconnut heureusement certaines scènes – essentiellement grâce à l’enseignement de Sazed. Il paraissait en savoir autant sur la mythologie du Seigneur Maître que sur d’autres religions, bien que Vin trouve curieux qu’il étudie la religion même qu’il trouvait si oppressante.

Au cœur de nombreux vitraux figurait l’Insondable. D’un noir très sombre – ou plutôt en violet sur ces vitraux –, il était informe et possédait des appendices vengeurs évoquant des tentacules qui traversaient plusieurs vitraux. Vin leva les yeux pour le regarder, ainsi que les représentations vivement colorées du Seigneur Maître, et se retrouva paralysée par ces scènes éclairées.

Qu’est-ce que c’était ? se demanda-t-elle. L’Insondable ? Pourquoi le représenter aussi informe – pourquoi ne pas montrer ce qu’il était réellement ?

Elle ne s’était encore jamais interrogée à son sujet, mais les leçons de Sazed lui avaient laissé des questions plein la tête. Son instinct soufflait qu’il s’agissait d’une escroquerie. Le Seigneur Maître avait inventé une terrible menace qu’il aurait détruite par le passé, « méritant » ainsi sa place d’empereur. Et pourtant, levant les yeux vers cette horrible créature grouillante, Vin parvenait presque à y croire.

Et s’il avait réellement existé quelque chose de semblable ? Dans ce cas, comment le Seigneur Maître avait-il réussi à le vaincre ?

Elle soupira, secouant la tête pour chasser ces idées. Elle commençait déjà à penser un peu trop comme une noble. Elle admirait la beauté des décorations – réfléchissait à leur sens – sans accorder plus qu’une pensée fugitive à la richesse qui les avait créées. C’était simplement que tout, ici, était extraordinaire et sophistiqué.

Les colonnes de la grande salle n’étaient pas de simples piliers, mais des chefs-d’œuvre de sculpture. De larges bannières pendaient du plafond juste au-dessus des fenêtres, et le haut plafond voûté était quadrillé d’arceaux de soutènement et ponctué de clés de voûte. Elle devinait que chacun de ces chaperons était sculpté de motifs élaborés, bien qu’ils soient trop éloignés pour qu’on les distingue d’en bas.

Et les danseurs étaient à la hauteur de ce décor exquis, s’ils ne l’éclipsaient pas. Des couples se déplaçaient gracieusement au son de la douce musique avec des gestes à l’aisance toute naturelle. Beaucoup discutaient même en dansant. Les dames évoluaient avec une grande liberté de mouvement dans leurs robes – dont beaucoup, remarqua Vin, faisaient paraître sa propre tenue pleine de volants tout à fait ordinaire en comparaison. Sazed avait raison : les cheveux longs étaient bel et bien à la mode, quoique les dames qui attachaient leurs cheveux soient en même nombre que celles qui les lâchaient.

Au milieu de cette pièce majestueuse, les nobles à la mise élégante paraissaient curieusement différents. Distingués. Étaient-ce là les mêmes créatures qui battaient ses amis et asservissaient les skaa ? Ils paraissaient trop… parfaits, trop bien élevés, pour des comportements si atroces.

Je me demande s’ils remarquent seulement le monde extérieur, songea-t-elle, croisant les bras sur la table tout en observant les danseurs. Peut-être qu’ils ne voient rien en dehors de leurs bastions et de leurs bals – tout comme ils ne voient pas au-delà de ma robe et de mon maquillage.

Sazed lui tapota l’épaule et Vin soupira, adoptant une posture plus distinguée. Le repas arriva quelques instants plus tard – un festin de saveurs si étranges qu’elle aurait été intimidée si elle n’avait mangé de mets semblables lors des derniers mois. Les leçons de Sazed avaient peut-être omis la danse, mais elles avaient largement couvert le sujet de l’étiquette des repas, au grand soulagement de Vin. Comme l’avait dit Kelsier, le but principal de la soirée consistait à faire une apparition – il importait donc que ce soit dans les règles.

Elle mangea délicatement, comme on le lui avait appris, ce qui lui permit d’être lente et méticuleuse. Elle n’aimait pas beaucoup l’idée qu’on l’invite à danser ; elle avait à moitié peur de paniquer de nouveau si qui que ce soit lui adressait la parole. Cependant, on ne pouvait prolonger un repas à l’infini – surtout avec les petites portions que l’on servait aux dames. Elle eut bientôt terminé et posa sa fourchette en travers de l’assiette pour le signaler.

Le premier prétendant l’approcha moins de deux minutes plus tard.

— Lady Valette Renoux ? demanda le jeune homme en s’inclinant très légèrement. (Il portait un gilet vert en dessous de son long veston sombre.) Je suis lord Roan Strobe. Accepteriez-vous de danser ?

— Milord, répondit Vin en baissant sagement les yeux. Vous êtes très gentil, mais c’est mon premier bal et tout ici est si imposant ! Je crains de trébucher sur la piste de danse tellement je suis nerveuse. Peut-être la prochaine fois… ?

— Bien entendu, milady, répondit-il avec un hochement de tête courtois, avant de se retirer.

— Très bien joué, Maîtresse, dit Sazed tout bas. Votre accent était remarquable. Bien sûr, il vous faudra danser avec lui à votre prochain bal. Nous vous aurons certainement entraînée d’ici là.

Vin rougit légèrement.

— Peut-être qu’il n’y participera pas.

— C’est possible, répondit Sazed. Mais peu probable. Les jeunes nobles tiennent beaucoup à leurs divertissements nocturnes.

— Ils font ça chaque soir ?

— Pratiquement, répondit Sazed. Après tout, les bals sont l’une des principales raisons qui attirent les gens à Luthadel. Si l’on se trouve en ville et qu’un bal a lieu – et il y en a presque toujours –, on y assiste généralement, surtout quand on est jeune et célibataire. On ne s’attendra pas à vous voir y assister si fréquemment, mais nous devrions vous en faire fréquenter deux ou trois par semaines.

— Deux ou trois…, répéta Vin. Il va me falloir plus de robes !

Sazed sourit.

— Ah, vous réfléchissez déjà comme une noble. Maintenant, Maîtresse, si vous voulez bien m’excuser…

— Vous excuser ? demanda Vin en se retournant.

— Je dois me rendre au dîner des intendants, expliqua-t-il. Un serviteur de mon rang est généralement congédié une fois le repas de son maître terminé. J’hésite à vous abandonner, mais cette pièce sera remplie des serviteurs de la grande noblesse. Il y aura des conversations que Maître Kelsier voudra que j’écoute.

— Vous me laissez seule ?

— Vous vous en sortez très bien jusqu’à présent, Maîtresse, dit Sazed. Pas de fautes graves – ou du moins, aucune qui surprendrait de la part d’une dame fraîchement arrivée à la cour.

— Par exemple ? demanda Vin, inquiète.

— Nous en discuterons plus tard. Restez simplement à votre table, à siroter votre vin – tâchez de ne pas faire remplir votre verre trop souvent – et attendez mon retour. Si d’autres jeunes hommes vous approchent, éconduisez-les aussi délicatement que le premier.

Vin hocha la tête, hésitante.

— Je reviendrai dans une heure environ, promit Sazed.

Il demeura toutefois sur place comme s’il attendait quelque chose.

— Hum, vous pouvez disposer, lui dit Vin.

— Je vous remercie, Maîtresse, dit-il en s’inclinant avant de se retirer.

En la laissant seule.

Pas seule, se dit-elle. Kelsier est là, quelque part, il me surveille dans la nuit. Cette idée la réconforta, bien qu’elle regrette de ressentir avec une telle acuité l’espace vide derrière son siège.

Trois jeunes hommes vinrent l’inviter à danser, mais tous acceptèrent son refus poli. Plus personne ne l’approcha ensuite ; on avait dû faire courir le bruit que la danse ne l’intéressait pas. Elle mémorisa les noms des quatre hommes venus la voir – Kelsier voudrait les connaître – et entreprit d’attendre.

Curieusement, elle commença vite à s’ennuyer. La pièce était bien aérée mais les couches de tissu lui tenaient chaud. Ses jambes en souffraient particulièrement, car elles étaient couvertes de pantalons à longueur des chevilles. Les longues manches n’arrangeaient rien, bien que le matériau soyeux soit doux contre sa peau. Elle regarda un temps les danses se poursuivre avec intérêt. Mais son attention se reporta bientôt sur les obligateurs.

Détail intéressant, ils paraissaient réellement tenir un rôle lors de cette fête. Bien qu’ils se tiennent souvent à l’écart des groupes de nobles en train de discuter, ils s’y joignaient de temps à autre. Et parfois, un groupe s’interrompait pour aller chercher un obligateur qu’ils faisaient approcher d’un geste respectueux.

Vin fronça les sourcils, s’efforçant de déterminer ce qui lui échappait. Enfin, un groupe installé à une table proche fit signe à un obligateur de passage. La table était trop éloignée pour qu’on l’entende en temps ordinaire, mais avec de l’étain…

Elle puisa en elle pour brûler le métal, mais s’interrompit. D’abord le cuivre, se dit-elle en l’activant. Elle allait devoir s’habituer à le laisser activé presque en permanence, de manière à ne jamais se dévoiler.

Une fois son allomancie masquée, elle brûla de l’étain. Aussitôt, l’éclairage de la pièce se fit aveuglant et elle dut fermer les yeux. La musique jouée par l’orchestre devint plus sonore, et une dizaine de conversations environnantes passèrent du statut de vague rumeur à celui de voix audibles. Elle dut fournir de gros efforts pour se concentrer sur celle qui l’intéressait, mais comme la table était la plus proche d’elle, elle finit par isoler les voix adéquates.

— … juste que je partagerai les nouvelles de mes fiançailles avec lui avant toute autre personne, disait l’une d’entre elles.

Vin entrouvrit les paupières – c’était l’un des nobles de cette table.

— Très bien, répondit l’obligateur. J’en prends témoignage.

Le noble tendit la main et un cliquetis de pièces retentit. Vin éteignit son étain et ouvrit les yeux en grand juste à temps pour voir l’obligateur s’éloigner de la table, glissant quelque chose – sans doute les pièces – dans la poche de sa robe.

Intéressant, se dit Vin.

Malheureusement, les occupants de cette table se levèrent bientôt pour emprunter des chemins séparés, laissant Vin sans personne d’assez proche à espionner. L’ennui la gagna de nouveau lorsqu’elle regarda l’obligateur traverser nonchalamment la pièce en direction de l’un de ses compagnons. Elle se mit à tambouriner sur la table, regardant distraitement les deux obligateurs jusqu’à ce qu’elle comprenne quelque chose.

Elle reconnaissait l’un d’entre eux. Pas celui qui avait pris l’argent un peu plus tôt, mais son compagnon plus âgé. Petit, les traits fermes, il affichait un air impérieux. Même l’autre obligateur paraissait lui témoigner de la déférence.

Vin crut tout d’abord que cette impression de familiarité provenait de sa visite au Canton des Finances en compagnie de Camon, et une bouffée de panique l’envahit. Mais elle comprit ensuite que ce n’était pas le même homme. Elle l’avait déjà vu, mais pas là. C’était…

Mon père, comprit-elle, stupéfaite.

Reen le lui avait désigné un jour, l’année précédente, lors de leur arrivée à Luthadel ; il était en train d’inspecter les ouvriers d’une forge locale. Reen y avait emmené Vin et l’avait fait entrer furtivement, insistant pour qu’elle voie son père au moins une fois – bien qu’elle ne comprenne toujours pas pourquoi. Elle avait malgré tout mémorisé son visage.

Elle résista à l’envie irrépressible de se faire toute petite sur sa chaise. Il était totalement impossible que cet homme la reconnaisse il ignorait son existence. Elle se força à reporter son attention ailleurs, sur les vitraux. Mais elle les voyait mal, car les colonnes et le surplomb lui masquaient la vue.

Depuis sa chaise, elle remarqua quelque chose qui lui avait échappé jusque-là un balcon haut et intégré au mur qui longeait l’intégralité du mur opposé. Il formait une sorte de contrepoint à l’alcôve située sous les vitraux, sauf qu’il se trouvait en haut du mur, entre les vitres et le plafond. Elle y voyait du mouvement, des couples et des individus qui s’y promenaient nonchalamment, observant la fête en dessous d’eux.

Ses réflexes l’attiraient vers ce balcon, d’où elle pourrait observer la fête sans être vue elle-même. Il lui fournirait également une excellente vue des bannières et des fenêtres situées juste au-dessus de sa table, en plus de lui permettre d’étudier la maçonnerie sans paraître la fixer bouche bée.

Sazed lui avait demandé de rester là, mais plus elle était assise ici, plus ses yeux étaient attirés par ce balcon caché. Elle brûlait de se lever, d’aller se dégourdir les jambes et peut-être de prendre l’air. La présence de son père – même inconscient de son existence – ne lui fournissait qu’une motivation supplémentaire pour s’éloigner du rez-de-chaussée.

Ce n’est pas comme si quelqu’un d’autre allait m’inviter à danser, se dit-elle. Et puis j’ai fait ce que voulait Kelsier, j’ai été vue par les nobles.

Elle fit signe à un serviteur, qui s’approcha avec empressement.

— Oui, lady Renoux ?

— Comment est-ce qu’on peut monter là-haut ? demanda-t-elle en désignant le balcon.

— Il y a un escalier juste à côté de l’orchestre, milady, répondit le garçon. Suivez-le jusqu’au dernier étage.

Vin le remercia d’un signe de tête. Puis, avec résolution, elle se leva et se dirigea vers l’avant de la pièce. Comme personne ne lui accordait plus d’un coup d’œil sur son passage, ce fut avec une confiance accrue qu’elle rejoignit l’escalier.

Les marches de pierre en colimaçon étaient petites mais raides. De petits vitraux, guère plus larges que sa main, perçaient le mur extérieur – mais ils étaient sombres en l’absence d’éclairage. Vin grimpait avec vigueur, dépensant son énergie débordante, mais le poids de la robe et la difficulté de la soulever pour ne pas trébucher la firent bientôt haleter. Brûler une étincelle de potin lui rendit toutefois l’ascension assez aisée pour qu’elle n’abîme pas son maquillage en transpirant.

L’ascension se révéla en valoir la peine. Le balcon supérieur était sombre – seulement éclairé par plusieurs lanternes au verre bleu sur les murs – et fournissait une vue incroyable sur les vitraux. Le silence y régnait, et Vin se sentit quasi seule tandis qu’elle approchait de la balustrade de fer située entre deux colonnes pour regarder en bas. Au sol, le dallage de pierre formait un motif qu’elle n’avait pas remarqué, une sorte de courbe abstraite de gris sur blanc.

Les brumes ? se demanda-t-elle distraitement tout en s’appuyant contre la balustrade. Comme le support de la lanterne derrière elle, elle était complexe et détaillée – on les avait forgées de sorte qu’ils imitent d’épaisses plantes grimpantes recourbées. Sur les côtés, le sommet des colonnes était taillé en forme d’animaux de pierre qui paraissaient figés en train de sauter du balcon.

— Eh bien, voyez, c’est tout le problème quand on s’absente pour faire remplir sa coupe de vin.

Cette voix surgie de nulle part fit sursauter Vin, qui se retourna. Un jeune homme se tenait derrière elle. Son costume n’était pas le plus raffiné qu’elle ait vu, de même que son gilet n’était pas aussi coloré que certains autres. Son manteau comme sa chemise paraissaient taillés trop large, et ses cheveux étaient un peu ébouriffés. Il tenait une coupe de vin et la poche externe de son veston était déformée par un livre un tantinet trop grand pour y être rangé.

— Le problème, dit le jeune homme, c’est quand on revient pour découvrir que sa place a été volée par une jolie fille. Un homme galant se déplacerait en laissant la dame à sa contemplation. Mais, d’un autre côté, c’est le meilleur emplacement du balcon – le seul assez proche d’une lanterne pour qu’on puisse y lire nettement.

Vin rougit.

— Je suis désolée, milord.

— Eh bien, voyez, maintenant je me sens coupable. Tout ça pour une coupe de vin. Écoutez, il y a largement la place pour deux personnes ici – si vous voulez bien vous écarter juste un peu.

Vin hésita. Pouvait-elle refuser poliment ? Il avait visiblement envie qu’elle reste – savait-il qui elle était ? Devait-elle s’efforcer de découvrir son nom pour en informer Kelsier ?

Elle s’écarta légèrement sur le côté et l’homme s’installa près d’elle. Il s’adossa à la colonne latérale et, à la surprise de Vin, sortit son livre et se mit à lire. Il avait raison la lanterne éclairait directement les pages. Vin l’observa un moment sans bouger, mais il paraissait totalement absorbé. Il ne s’arrêta même pas pour la regarder.

Il ne va pas m’accorder la moindre attention ? songea Vin, étonnée de sa propre contrariété. J’aurais peut-être dû porter une robe plus luxueuse.

L’homme dégustait son vin, concentré sur son livre.

— Vous lisez toujours aux bals ? demanda-t-elle.

Le jeune homme leva la tête.

— Chaque fois que je peux le faire en toute impunité.

— Est-ce que ça ne va pas à l’encontre du but de votre venue ? demanda Vin. Pourquoi assister au bal si vous comptez juste éviter de fréquenter les gens ?

— Vous aussi, vous êtes montée jusqu’ici, fit-il remarquer.

Vin rougit.

— Je voulais simplement avoir une vue de la salle.

— Ah oui ? Et pourquoi avoir refusé l’invitation des trois hommes qui demandaient à danser avec vous ?

Vin hésita. L’homme sourit, puis reporta son attention sur son livre.

— Ils étaient quatre, répondit Vin, exaspérée. Et j’ai refusé parce que je ne sais pas très bien danser.

L’homme baissa légèrement son livre et lui jeta un coup d’œil.

— Vous savez, vous êtes bien moins timide que vous n’en avez l’air.

— Timide ? demanda Vin. Ce n’est pas moi qui regarde fixement mon livre en présence d’une jeune dame sans qu’on se soit présentés en bonne et due forme.

L’homme haussa un sourcil inquisiteur.

— Eh bien, voyez, vous me rappelez mon père. Vous êtes bien plus séduisante, mais tout aussi grincheuse.

Vin lui lança un regard mauvais. Enfin, il leva les yeux au ciel.

— Très bien, alors je vais jouer les hommes galants. (Il s’inclina vers elle après un pas raffiné et formel.) Je m’appelle lord Elend. Lady Valette Renoux, puis-je avoir le plaisir de partager ce balcon avec vous pendant que je lis ?

Vin croisa les bras. Elend ? Nom de famille ou prénom ? Qu’est-ce que j’en ai à faire ? Il voulait simplement récupérer sa place. Mais… comment savait-il que j’avais refusé de danser ? Kelsier voudrait sans doute entendre rapporter cette conversation.

Curieusement, elle n’éprouvait pas le désir de repousser cet homme comme elle l’avait fait pour les autres. Au contraire, la contrariété l’envahit de nouveau lorsqu’il se replongea dans son livre.

— Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous préférez lire plutôt que participer, dit-elle.

L’homme soupira et baissa de nouveau son livre.

— Eh bien, voyez, je ne suis pas le meilleur danseur qui soit, moi non plus.

— Ah, répondit Vin.

— Cela dit, ajouta-t-il en levant un doigt, ce n’est qu’une partie de l’explication. Vous ne vous en êtes peut-être pas encore aperçue, mais on se lasse facilement des fêtes. Lorsqu’on a assisté à six ou sept cents de ces bals, on commence à les trouver un peu répétitifs.

Vin haussa les épaules.

— Vous apprendriez sans doute à mieux danser si vous vous entraîniez.

Elend haussa un sourcil.

— Vous n’allez pas me laisser me replonger dans mon livre, hein ?

— Je n’en avais pas l’intention.

Il soupira et fourra l’ouvrage dans la poche de sa veste – qui commençait à montrer des signes d’usure dessinant la forme d’un livre.

— Bon, très bien. Voulez-vous plutôt danser ?

Vin se figea. Elend sourit d’un air nonchalant.

Seigneur ! Soit il est incroyablement mielleux, soit vraiment pas à sa place en société. Ne pas réussir à trancher la perturbait.

— Ça veut dire non, je suppose ? dit Elend. Parfait – je me suis dit qu’il fallait que je vous le propose, comme nous avons établi que j’étais galant. Toutefois, je doute que les couples d’en bas apprécieraient que nous leur marchions sur les orteils.

— Entendu. Qu’est-ce que vous lisiez ?

— Dilisteni, répondit Elend. Les Épreuves du monument. Vous en avez entendu parler ?

Vin fit signe que non.

— Ah, tant pis. Peu de gens le connaissent. (Il se pencha par-dessus la balustrade pour regarder en bas.) Alors, que pensez-vous de votre première expérience de la cour ?

— C’est vraiment… éblouissant.

Elend gloussa de rire.

— On peut dire ce qu’on veut de la Maison Venture, mais ils savent organiser les fêtes.

Vin hocha la tête.

— Alors vous n’aimez pas la Maison Venture ? demanda-t-elle.

C’était peut-être là l’une des rivalités qui intéressaient Kelsier.

— Pas particulièrement, non, répondit Elend. C’est une bande de prétentieux, même selon les critères de la grande noblesse. Ils ne se contentent jamais de donner une fête, il faut que ce soit la meilleure. Et peu importe qu’ils éreintent leurs serviteurs pour la préparer, puis qu’ils les battent en guise de châtiment si la salle n’est pas d’une propreté parfaite le lendemain matin.

Vin pencha la tête. Ce n’est pas le genre de propos que j’attendrais de la part d’un noble.

Elend marqua une pause, l’air un peu gêné.

— Mais enfin bref, peu importe. Je crois que votre Terrisien vous cherche.

Vin sursauta et regarda par-dessus la balustrade. Effectivement, elle aperçut la haute silhouette de Sazed près de sa table désormais vide, où il s’entretenait avec un serviteur.

Vin poussa un petit cri étouffé.

— Il faut que j’y aille, dit-elle en se retournant vers l’escalier.

— Bon, très bien, déclara Elend, alors je retourne à ma lecture.

Il la salua d’un demi-geste, mais il avait rouvert son livre avant qu’elle ait franchi la première marche.

Vin atteignit le bas de l’escalier à bout de souffle. Sazed la vit aussitôt.

— Désolée, dit-elle, sincère, en approchant de lui.

— Ne vous excusez pas auprès de moi, Maîtresse, dit doucement Sazed. C’est à la fois inutile et inconvenant. C’était une bonne idée de vous déplacer un peu, je crois. Je vous l’aurais suggéré si vous n’aviez pas semblé si nerveuse.

Vin hocha la tête.

— Alors il est temps de partir ?

— Le moment est bien choisi pour nous retirer, si vous le souhaitez, répondit-il en levant les yeux vers le balcon. Puis-je vous demander ce que vous faisiez là-haut, Maîtresse ?

— Je voulais une meilleure vue des vitraux, répondit-elle, mais je me suis retrouvée en train de parler à quelqu’un. Au départ, il paraissait s’intéresser à moi, mais je crois maintenant qu’il n’a jamais eu l’intention de m’accorder beaucoup d’attention. Peu importe – il ne m’a pas semblé assez important pour que je parle de lui à Kelsier.

Sazed marqua une pause.

— À qui parliez-vous donc ?

— L’homme qui se trouve dans ce coin, dans le balcon, répondit Vin.

— L’un des amis de lord Venture ?

Vin se figea.

— Est-ce que l’un d’entre eux s’appelle Elend ?

Sazed pâlit à vue d’œil.

— Vous discutiez avec lord Elend Venture ?

— Hum… oui ?

— Vous a-t-il invitée à danser ?

Vin hocha la tête.

— Mais je crois qu’il n’en avait pas vraiment envie.

— Aïe, répondit Sazed. Et nous qui voulions que vous gardiez un relatif anonymat.

— Venture ? demanda Vin en fronçant les sourcils. Comme le Bastion Venture ?

— Héritier du titre, répondit Sazed.

— Hum, dit Vin en comprenant qu’elle aurait dû se montrer un peu plus intimidée. Il était un peu agaçant – d’une façon pas désagréable.

— Nous ne devrions pas en parler ici, déclara Sazed. Vous êtes très nettement en dessous de son rang. Venez, retirons-nous. Je n’aurais pas dû m’éloigner pour rejoindre ce dîner…

Il laissa sa phrase en suspens, marmonnant pour lui-même tout en menant Vin vers l’entrée. Elle put jeter un nouveau coup d’œil dans la grande salle lorsqu’elle alla rechercher son châle, et elle brûla de l’étain, plissant les yeux pour les protéger de la lumière et scrutant le balcon au-dessus d’elle.

Il tenait son livre, fermé, dans une main – et elle aurait juré qu’il regardait dans sa direction. Elle sourit et laissa Sazed la reconduire à leur voiture.

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