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Rashek doit tenter de mener Alendi dans la mauvaise direction, de le décourager, ou de contrarier sa quête de quelque manière que ce soit. Alendi ignore qu’il a été trompé, que nous l’avons tous été, et refuse désormais de m’écouter.
Straff se réveilla dans la froideur du matin et s’empara aussitôt d’une feuille de nérofrane. Il commençait à percevoir les avantages de cette accoutumance. Elle le réveillait rapidement et facilement, et réchauffait son corps malgré l’heure matinale. Là où il lui fallait autrefois une heure pour se préparer, il était debout en quelques minutes, habillé et prêt à commencer sa journée.
Laquelle s’annonçait splendide.
Janarle le retrouva à l’extérieur de sa tente, et ils traversèrent ensemble le camp en pleine agitation. Les bottes de Straff faisaient craquer le mélange de neige et de glace tandis qu’il se dirigeait vers son cheval.
— Les incendies sont éteints, milord, expliqua Janarle. Sans doute à cause de la neige. Les koloss ont dû finir de tout saccager et s’abriter du froid. Nos éclaireurs ont peur de trop s’en approcher, mais ils affirment que la ville ressemble à un cimetière. Vide et silencieux, à l’exception des corps.
— Peut-être qu’ils se sont entretués, commenta Straff d’une voix enjouée tout en montant en selle, soufflant des volutes d’haleine blanche dans l’air vif du matin.
Autour de lui, l’armée se mettait en rang. Cinquante mille soldats, ravis à la perspective de s’emparer de la ville. Non seulement il y aurait du butin à ramasser, mais l’entrée dans Luthadel leur fournirait à tous des murs et des toits.
— Possible, répondit Janarle, montant en selle à son tour.
Comme ce serait pratique, songea Straff avec le sourire. Tous mes ennemis morts, la ville et ses richesses entre mes mains, et aucun skaa dont se soucier.
— Milord ! s’écria quelqu’un.
Straff leva les yeux. Le champ qui s’étendait entre Luthadel et son camp était coloré de gris et blanc, cendre et neige mêlées. Et de l’autre côté de ce champ se rassemblaient les koloss.
— On dirait qu’ils sont vivants, en fin de compte, milord, déclara Janarle.
— En effet, répondit Straff, fronçant les sourcils.
Les créatures étaient encore nombreuses. Elles s’entassaient à la porte ouest, sans attaquer immédiatement, occupées à se rassembler en un large groupe.
— D’après les éclaireurs, ils sont moins nombreux qu’avant, déclara Janarle après une brève pause. Environ deux tiers de leur nombre d’origine, peut-être moins. Cela dit, ce sont des koloss…
— Mais ils sont en train d’abandonner leurs fortifications, déclara Straff en souriant tandis que la nérofrane réchauffait son sang et lui donnait l’impression de brûler des métaux. Et ils viennent dans notre direction. Laissons-les attaquer. Ça ne devrait pas durer très longtemps.
— Entendu, milord, répondit Janarle, l’air un peu moins assuré. (Puis il fronça les sourcils, désignant la partie sud de la ville.) Hum… milord ?
— Quoi encore ?
— Des soldats, milord, répondit Janarle. Humains. Il semble y en avoir plusieurs milliers.
Straff fronça les sourcils.
— Ils devraient tous être morts !
Les koloss chargèrent. Le cheval de Straff piétina légèrement tandis que les monstres bleus traversaient en courant le champ gris et que les soldats humains s’alignaient en rangs plus organisés derrière lui.
— Archers ! s’écria Janarle. Préparez la première volée !
Je ne devrais peut-être pas me trouver en première ligne, songea soudain Straff. Il fit faire demi-tour à son cheval, puis remarqua quelque chose. Une flèche jaillit du cœur de la masse des koloss en train d’attaquer.
Mais les koloss n’utilisaient pas d’arcs. Et puis les monstres se trouvaient toujours loin, et cet objet était bien trop gros pour une flèche. Un rocher, peut-être ? Il paraissait plus gros que…
Il se mit à tomber vers l’armée de Straff. Ce dernier regarda fixement le ciel, cloué sur place par la vue de cet étrange objet. Lequel se précisait au fil de sa chute. Ce n’était pas une flèche ni un rocher.
C’était une personne – vêtue d’une cape de brume qui flottait derrière elle.
— Non ! hurla Straff.
Je la croyais partie !
Vin hurla tout au long de son saut nourri par le duralumin, brandissant l’immense épée du koloss qui ne pesait presque rien entre ses mains. Elle frappa Straff au sommet du crâne puis prolongea son geste jusqu’à ce que l’épée touche terre, soulevant sous l’impact une gerbe de neige et de terre gelée.
Le cheval se fendit en deux moitiés, l’avant et l’arrière. Ce qui restait de l’ancien roi glissa à terre avec le cadavre de l’animal. Vin contempla sa dépouille avec un sourire sans joie et lui fit ses adieux.
Elend, après tout, l’avait averti de ce qui se produirait s’il attaquait la ville.
Les généraux et serviteurs de Straff formaient autour de Vin un cercle hébété. Derrière elle, l’armée des koloss fonçait à toute allure, et la confusion qui régnait parmi les rangs de Straff rendait les volées des archers plus inégales, moins régulières.
Vin resserra sa prise sur son épée, puis exerça une Poussée d’acier externe renforcée par le duralumin. Des cavaliers se retrouvèrent projetés en arrière tandis que leurs animaux trébuchaient sous l’impact de la force exercée sur leurs fers, et les soldats s’écartèrent violemment d’elle sur un cercle de plusieurs dizaines de mètres. Des hommes hurlaient.
Elle vida un nouveau flacon, restaurant ainsi son niveau de potin et d’acier. Puis elle bondit dans les airs, cherchant des généraux et d’autres officiers à attaquer. Ce fut alors que ses koloss atteignirent les premiers rangs de l’armée de Straff et que le véritable carnage commença.
— Que font-ils ? interrogea Cett, qui se hâtait d’enfiler sa cape tandis qu’on l’installait et qu’on l’attachait sur sa selle.
— Ils attaquent, apparemment, répondit Bahmen, l’un de ses aides de camp. Regardez ! Ils collaborent avec les koloss.
Cett fronça les sourcils tout en fixant le fermoir de sa cape.
— Un traité ?
— Avec des koloss ? ajouta Bahmen.
Cett haussa les épaules.
— Qui va gagner ?
— Impossible à dire, milord, répondit l’homme. Les koloss sont…
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Allrianne qui gravissait à cheval la pente neigeuse, accompagnée de deux gardes perplexes.
Cett, bien entendu, leur avait ordonné de l’empêcher de sortir du camp – tout en sachant qu’elle finirait par échapper à leur surveillance.
Au moins, je peux compter sur le fait que ses préparatifs matinaux la ralentissent, songea-t-il, amusé. Elle portait l’une de ses robes, soigneusement arrangée, et ses cheveux étaient coiffés. Si un bâtiment prenait feu, Allrianne prendrait tout de même le temps de se maquiller avant de s’enfuir.
— On dirait que la bataille a commencé, répondit Cett en désignant les combats.
— À l’extérieur de la ville ? demanda-t-elle en le rejoignant. (Puis elle s’égaya.) Ils attaquent le camp de Straff !
— Oui. Ce qui laisse la ville…
— Il faut qu’on les aide, père !
Cett leva les yeux au ciel.
— Tu sais bien que nous n’allons pas le faire. Nous attendrons de voir qui va gagner. Si le vainqueur est assez faible – et je l’espère –, alors nous l’attaquerons. Je n’ai pas emmené toutes mes forces avec moi, mais peut-être…
Il s’interrompit en remarquant l’expression d’Allrianne. Il ouvrit la bouche et, avant qu’il puisse prononcer un mot, elle remit son cheval en mouvement.
Ses gardes jurèrent et se précipitèrent – trop tard – pour tenter de lui prendre ses rênes. Cett resta immobile, stupéfait. C’était insensé, même de la part d’Allrianne. Elle n’oserait jamais…
Elle galopa jusqu’au bas de la colline, en direction de la bataille. Puis elle s’arrêta, comme il l’avait prévu. Elle se retourna pour le regarder.
— Si vous voulez me protéger, père, hurla-t-elle, vous avez tout intérêt à foncer.
Sur ce, elle fit demi-tour et se remit au galop, tandis que les sabots de son cheval soulevaient des gerbes de neige.
Cett ne bougea pas.
— Milord, déclara Bahmen. Ces deux armées paraissent à forces égales. Cinquante mille hommes contre une douzaine de milliers de koloss et cinq mille soldats. Si nous devions ajouter nos hommes à l’un ou l’autre camp…
Petite idiote ! songea Straff en regardant Allrianne s’éloigner.
— Milord ? demanda Bahmen.
Pourquoi suis-je venu à Luthadel en premier lieu ? Parce que je me croyais réellement en mesure de m’emparer de la ville ? Sans allomancien, avec mon pays plongé dans la révolte ? Ou parce que je cherchais quelque chose ? Une confirmation des récits. Une puissance comme celle que j’ai vue cette nuit-là, où l’Héritière a failli me tuer.
Et d’abord, comment ont-ils réussi à convaincre les koloss de se battre à leurs côtés ?
— Rassemblez nos forces ! ordonna Cett. Nous partons défendre Luthadel. Et qu’on envoie des cavaliers rattraper cette crétine qui me sert de fille !
Sazed cheminait en silence, tandis que son cheval avançait lentement dans la neige. Devant lui, la bataille faisait rage, mais il se trouvait assez loin pour être hors de danger. Il avait laissé la ville derrière lui, où les femmes et personnes âgées survivantes de Luthadel regardaient depuis les remparts. Vin les avait sauvés des koloss. Le véritable miracle serait qu’elle parvienne à les sauver des deux autres armées.
Sazed n’allait pas rejoindre le combat. Ses cerveaux métalliques étaient pratiquement vides, et son corps presque aussi épuisé que son esprit. Il arrêta simplement son cheval, qui haletait dans l’air froid tandis qu’il restait seul en selle au milieu de la plaine enneigée.
Il ignorait comment accepter la mort de Tindwyl. Il se sentait… vide. Il aurait aimé cesser tout simplement d’éprouver quoi que ce soit. Pouvoir revenir en arrière et défendre la porte où elle s’était trouvée, plutôt que la sienne. Pourquoi n’était-il pas parti à sa recherche lorsqu’il avait appris la chute de la porte nord ? Elle était alors encore en vie. Peut-être serait-il parvenu à la protéger…
Pourquoi même s’en soucier à présent ? À quoi bon ?
Mais ceux qui gardaient la foi ont eu raison, se dit-il. Vin est revenue défendre la ville. J’ai perdu espoir, mais eux, jamais.
Il remit son cheval en marche. Les bruits de la bataille lui parvenaient au loin. Il chercha à se concentrer sur autre chose que Tindwyl, mais ses pensées revenaient sans cesse à tout ce qu’il avait étudié en sa compagnie. Les faits et les récits devenaient plus précieux de par leur lien avec elle. Un lien douloureux, qu’il ne pouvait cependant supporter de rejeter.
Le Héros des Siècles ne devait pas être un simple guerrier, songea-t-il tout en avançant lentement vers le champ de bataille. C’était quelqu’un qui unissait les autres, qui les rassemblait. Un dirigeant.
Il savait que Vin pensait être le Héros. Mais Tindwyl avait raison : la coïncidence était trop grosse. Et lui-même ne savait plus trop ce qu’il croyait. À supposer qu’il croie quoi que ce soit.
Le Héros des Siècles n’appartenait pas au peuple terrisien, songea-t-il en regardant les koloss attaquer. Il n’était pas lui-même d’une famille royale, mais avait fini par y accéder.
Sazed arrêta son cheval en plein milieu du champ vide. Des flèches dépassaient de la neige autour de lui, et le sol était piétiné de toutes parts. Au loin, il entendit un tambour. Il se retourna et vit une armée apparaître à l’ouest en haut d’une pente. Elle arborait la bannière de Cett.
Il commandait les forces de ce monde. Des rois étaient venus à son aide.
Les forces de Cett se joignaient à la bataille contre Straff. Le fracas du métal heurtant le métal et les geignements des soldats retentirent tandis qu’ils attaquaient un nouveau front. Sazed se tenait au cœur du champ situé entre la ville et les armées. Les troupes de Vin étaient toujours dépassées en nombre, mais Sazed vit l’armée de Straff commencer à se retirer. Elle se dispersa tandis que ses membres se battaient dans le plus grand désordre. Tous leurs gestes trahissaient la terreur.
Elle est en train de tuer leurs généraux, songea-t-il.
Cett était un homme intelligent. Il prenait part à la bataille, mais demeurait à l’arrière de ses rangs – son infirmité le contraignait à rester attaché en selle et le gênait pour se battre. Malgré tout, en participant, il s’assurait que Vin ne lâcherait pas ses koloss sur lui.
Car Sazed n’avait pas le moindre doute quant à l’issue du conflit. En effet, avant qu’une heure se soit écoulée, les troupes de Straff commencèrent à se rendre en larges groupes. Les bruits de la bataille se turent, et Sazed remit son cheval en marche.
Premier Témoin Sacré, se dit-il. Je ne pense pas y croire. Mais quoi qu’il en soit, je dois être là pour assister à ce qui va suivre.
Les koloss cessèrent de se battre et restèrent immobiles et silencieux. Ils s’écartèrent pour laisser passer Sazed. Enfin, il trouva Vin debout, couverte de sang, tenant sur l’épaule son immense épée de koloss. Plusieurs des créatures firent avancer un homme – un lord aux riches habits et au plastron argenté. Ils le firent tomber devant Vin.
Derrière, Penrod approcha en compagnie d’une garde d’honneur menée par un koloss. Personne ne pipa mot. Enfin, les koloss s’écartèrent de nouveau, et ce fut alors un Cett méfiant qui s’avança à dos de cheval, entouré par un large groupe de soldats mené par un unique koloss.
Cett mesura Vin du regard, puis se gratta le menton.
— Vous parlez d’une bataille, commenta-t-il.
— Les soldats de Straff ont eu peur, répondit-elle. Ils ont froid, et ils n’ont aucune envie d’affronter des koloss.
— Et leurs chefs ? demanda Cett.
— Je les ai tués, répliqua Vin. Sauf celui-ci. Vous êtes ?
— Lord Janarle, répondit l’homme de Straff.
Sa jambe semblait cassée et des koloss le tenaient par chaque bras pour le soutenir.
— Straff est mort, lui annonça Vin. C’est vous qui contrôlez cette armée à présent.
Le noble baissa la tête.
— Non, pas moi. C’est vous.
Vin hocha la tête.
— À genoux, dit-elle.
Les koloss relâchèrent Janarle. Il geignit de douleur, mais s’inclina ensuite.
— Je vous jure loyauté, ainsi que celle de mon armée, murmura-t-il.
— Non, répondit sèchement Vin. Pas à moi – à l’héritier légitime de la Maison Venture. C’est lui votre seigneur à présent.
Janarle hésita.
— Très bien, répondit-il. Comme vous le souhaitez. Je jure loyauté au fils de Straff, Elend Venture.
Les groupes distincts se tenaient debout dans la neige. Sazed se retourna en même temps que Vin pour regarder Penrod. Vin désigna le sol. Penrod mit pied à terre sans un mot, puis s’inclina jusqu’au sol.
— Je le jure également, dit-il. J’offre ma loyauté à Elend Venture.
Vin se tourna vers lord Cett.
— Vous attendez que je fasse de même ? demanda l’homme barbu, amusé.
— Oui, répondit calmement Vin.
— Et si je refuse ?
— Dans ce cas, déclara Vin, je vous tuerai. Vous avez amené des armées pour attaquer ma ville. Vous avez menacé mon peuple. Je ne vais pas massacrer vos soldats, les faire payer pour vos actes, mais je vais vous tuer, Cett.
Silence. Sazed se retourna pour étudier les rangs immobiles des koloss dans la neige ensanglantée.
— C’est une menace, vous savez, observa Cett. Votre Elend ne tolérerait jamais une chose pareille.
— Il n’est pas ici, répondit Vin.
— Et que croyez-vous qu’il dirait ? Il me dirait de ne pas céder à une telle demande – l’honorable Elend Venture ne céderait jamais simplement parce qu’on menace sa vie.
— Vous n’êtes pas l’homme qu’il est, répondit Vin. Et vous le savez très bien.
Cett hésita, puis sourit.
— Non. Non, en effet. (Il se tourna vers ses aides de camp.) Aidez-moi à descendre.
Vin regarda sans un mot les gardes détacher les jambes de Cett puis l’abaisser vers le sol enneigé. Il s’inclina.
— Très bien, dans ce cas. Je prête serment à Elend Venture. Il est le bienvenu dans mon royaume… à supposer qu’il parvienne à le reprendre à cette saleté d’obligateur qui le contrôle actuellement.
Vin hocha la tête et se tourna vers Sazed.
— J’ai besoin de votre aide, lui dit-elle.
— Tout ce que vous m’ordonnerez, Maîtresse, répondit-il doucement.
Elle marqua une pause.
— S’il vous plaît, ne m’appelez pas comme ça.
— Comme vous le souhaitez.
— Vous êtes la seule personne ici en qui j’ai confiance, Sazed, dit-elle, ignorant les trois hommes à genoux. Avec Ham blessé et Brise…
— Je ferai de mon mieux, dit-il en baissant la tête. Que voulez-vous de moi ?
— Que vous assuriez la sécurité de Luthadel, répondit-elle. Faites en sorte que les gens disposent d’un abri, et envoyez chercher des provisions dans les entrepôts de Straff. Disposez ces armées de telle sorte qu’elles ne puissent pas s’entretuer, puis envoyez une escouade chercher Elend. Il arrivera du sud par la grand-route du canal.
Sazed hocha la tête, et Vin se tourna vers les trois rois agenouillés.
— Sazed est mon second. Vous lui obéirez comme à Elend ou à moi-même.
Tous trois hochèrent la tête.
— Mais vous, où serez-vous ? demanda Penrod en levant les yeux.
Vin soupira, l’air soudain affreusement faible.
— Je vais dormir, répondit-elle avant de lâcher son épée.
Puis elle y prit appui pour s’élancer en arrière dans le ciel en direction de Luthadel.
Il laissa des ruines dans son sillage, mais tous les oublièrent, songea Sazed en se retournant pour la regarder filer. Il fonda des royaumes, puis les détruisit en recréant le monde.
Nous nous sommes trompés de sexe depuis le début.