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Je ne doute pas un instant qu’Alendi, s’il atteint le Puits de l’Ascension, s’empare du pouvoir, puis – au nom de ce qu’il croit être le bien de tous – qu’il y renonce.

 

Description : 077

 

— Ce sont bien les gens que vous cherchez, lady Cett ?

Allrianne balaya la vallée du regard – ainsi que l’armée qui s’y trouvait – puis baissa les yeux vers le bandit, Hobart. Il affichait un sourire enthousiaste – enfin, un semblant de sourire. Hobart possédait moins de dents que de doigts, et de ceux-là, il en avait perdu deux ou trois.

Allrianne lui rendit son sourire du haut de sa selle. Elle montait en amazone et tenait légèrement les rênes entre ses doigts.

— Je crois bien, en effet, Maître Hobart.

Ce dernier se retourna vers sa bande de gredins en souriant. Allrianne les exalta tous légèrement, leur rappelant à quel point ils convoitaient la récompense promise. L’armée de son père se déployait au loin devant eux. Elle avait erré une journée entière, voyageant vers l’ouest, à sa recherche. Mais elle avait pris la mauvaise direction. Si elle n’était pas tombée sur Hobart et sa petite bande si serviable, elle aurait été contrainte de dormir à la belle étoile.

Ce qui aurait été fort déplaisant.

— Venez, Maître Hobart, dit-elle en mettant son cheval en marche. Allons rencontrer mon père.

Le groupe la suivit avec empressement, tandis que l’un des membres menait le cheval de bât d’Allrianne. Les hommes simples, comme la bande de Hobart, possédaient un certain charme. Ils ne voulaient que trois choses, en réalité : l’argent, la nourriture, le sexe. Et ils pouvaient généralement se servir du premier pour obtenir les deux autres. Quand elle était tombée sur ce groupe, elle avait béni la providence – bien qu’ils aient été alors en train de descendre une colline pour lui tendre un guet-apens dans l’intention de la voler et de la violer. L’un des autres charmes de ces gens-là était leur relatif manque d’expérience en matière d’allomancie.

Elle maintint une ferme emprise sur leurs émotions tandis qu’ils montaient vers le camp. Elle ne voulait pas qu’ils tirent de conclusions décevantes – sur le thème « Les rançons valent généralement beaucoup plus que les récompenses ». Elle ne pouvait pas les contrôler pleinement, bien sûr – seulement les influencer. Toutefois, avec de vils individus de leur espèce, il était très facile de deviner ce qui se passait dans leur tête. C’était amusant de voir à quelle vitesse une petite promesse de richesse pouvait transformer des brutes en galants hommes.

Bien entendu, s’occuper d’individus comme Hobart ne représentait pas un grand défi. Non… pas de défi, comme il y en avait eu avec Brisou. Alors , elle s’était amusée. Et l’expérience avait été gratifiante. Elle doutait de rencontrer jamais d’autre homme aussi conscient de ses émotions, et de celles des autres, que Brisou. Pousser quelqu’un comme lui – si expert en allomancie, si persuadé que son âge en faisait un compagnon inadéquat pour elle – à l’aimer… Eh bien, ç’avait été une incontestable réussite.

Ah, Brisou, songea-t-elle tandis qu’ils sortaient de la forêt en direction de la colline les séparant de l’armée. Est-ce qu’un seul de tes amis sait quel homme noble tu es ?

Ils ne le traitaient franchement pas assez bien. Bien sûr, c’était prévisible. C’était ce qu’il voulait. Les gens qui vous sous-estimaient étaient plus faciles à manipuler. Oui, Allrianne comprenait très bien ce concept – car il y avait peu de choses qu’on ignorait aussi facilement qu’une jeune fille idiote.

— Halte ! s’écria un soldat qui approchait à cheval accompagné d’une garde d’honneur aux épées dégainées. Vous, écartez-vous d’elle !

Oh, franchement, songea Allrianne en levant les yeux au ciel. Elle exalta le groupe de soldats pour accroître leur calme. Elle ne voulait pas d’accidents.

— S’il vous plaît, capitaine, dit-elle alors que Hobart et ses hommes tiraient leurs armes et se regroupaient autour d’elle d’un air hésitant. Ces hommes m’ont secourue en pleine nature hostile et m’ont ramenée saine et sauve, au prix de risques considérables.

Hobart hocha fermement la tête, geste légèrement amoindri lorsqu’il s’essuya le nez sur sa manche. Le capitaine des soldats étudia le groupe hétéroclite de bandits maculés de cendres, puis fronça les sourcils.

— Assurez-vous que ces hommes reçoivent un bon repas, capitaine, ordonna-t-elle avec désinvolture en faisant avancer son cheval. Et donnez-leur un endroit où dormir cette nuit. Hobart, je m’occuperai de votre récompense après avoir vu mon père.

Bandits et soldats s’avancèrent derrière Allrianne qui prit soin de tous les exalter pour accentuer leur confiance. C’était difficile à avaler pour les soldats, surtout lorsque le vent tourna et charria vers eux une généreuse bouffée de la puanteur du groupe de bandits. Malgré tout, ils atteignirent le camp sans incident.

Les groupes se séparèrent, et Allrianne confia ses chevaux à un aide de camp et appela un page pour lui demander d’avertir son père de son retour. Elle épousseta se robe d’équitation, puis traversa le camp à grandes foulées, souriante, se réjouissant d’avance de pouvoir profiter d’un bain et des autres conforts que l’armée pouvait offrir – ou ce qui en tenait lieu. Toutefois, elle devait régler quelques affaires auparavant.

Son père aimait passer ses soirées dans son pavillon diplomatique, et ce fut là qu’elle le trouva en train de se disputer avec un messager. Il se tourna lorsque Allrianne entra dans un bruissement de tissu et salua d’un sourire suave les lords Galivan et Detor, les généraux de son père.

Cett était assis sur une chaise haute afin de bénéficier d’une bonne vue sur sa table et ses cartes.

— Eh bien ça alors, dit-il. Tu es revenue.

Allrianne sourit, contourna la table et regarda la carte. Elle détaillait les routes de ravitaillement vers le Dominat Occidental. Ce qu’elle vit ne lui parut guère encourageant.

— Des rébellions chez nous, père ? demanda-t-elle.

— Et des voyous qui attaquent mes charrettes de ravitaillement, répondit Cett. Ce jeune Venture les a soudoyés, j’en suis sûr.

— Oui, en effet, dit Allrianne. Mais tout ça n’a plus d’importance. Je vous ai manqué ?

Elle prit soin d’exercer une forte Traction sur son sens du dévouement.

Cett ricana en tirant sur sa barbe.

— Petite idiote, dit-il. J’aurais dû te laisser chez nous.

— Pour que je puisse tomber aux mains de vos ennemis quand ils monteraient une rébellion ? s’enquit-elle. Nous savons tous deux que lord Yomen serait passé à l’acte dès que vos armées auraient quitté le dominat.

— Eh bien j’aurais dû te laisser aux mains de ce sale obligateur !

Allrianne hoqueta.

— Père ! Yomen m’aurait mise à rançon. Vous savez à quel point je dépéris quand je suis enfermée.

Cett la regarda, puis – apparemment malgré lui – se mit à glousser.

— Avant la fin de la journée, tu l’aurais convaincu de te servir des plats gastronomiques. Peut-être que j’aurais effectivement dû te laisser là-bas. Là, au moins, j’aurais su où tu étais – au lieu de m’inquiéter en me demandant où tu allais t’enfuir ensuite. J’espère que tu n’as pas ramené ce crétin de Brise avec toi ?

— Père ! protesta Allrianne. Brise est quelqu’un de bien.

— Les gens bien meurent très vite en ce bas monde, Allrianne, répondit Cett. J’en sais quelque chose : j’en ai tué bien assez.

— Ah oui, répondit-elle, c’est vrai que vous êtes d’une grande sagesse. Et la position agressive que vous avez prise contre Luthadel a eu des effets remarquables, n’est-ce pas ? Vous avez dû vous enfuir la queue entre les jambes ? Vous seriez mort à l’heure qu’il est si Vin avait aussi peu de conscience que vous.

— Sa « conscience » ne l’a pas empêchée de tuer trois cents de mes hommes, répliqua Cett.

— C’est une jeune femme un peu perdue, répondit Allrianne. Enfin bref, je me sens dans l’obligation de vous rappeler que j’avais raison. Vous auriez dû conclure une alliance avec le jeune Venture, au lieu de le menacer. Par conséquent, vous me devez cinq nouvelles robes !

Cett se frotta le front.

— Ce n’est pas un jeu, jeune fille.

— La mode, père, n’a rien d’un jeu, affirma fermement Allrianne. Comment voudriez-vous que je charme des troupes de bandits pour qu’ils me ramènent saine et sauve si je ressemblais à un rat crevé ?

— Encore des bandits, Allrianne ? demanda Cett en soupirant. Tu sais combien de temps il nous a fallu pour nous débarrasser des précédents ?

— Hobart est un homme formidable, répondit Allrianne avec humeur. Et il est en relation avec une grande partie de la communauté locale de voleurs. Donnez-lui un peu d’or et quelques prostituées, et vous arriverez peut-être à le convaincre de vous aider à propos des brigands qui attaquent les lignes de ravitaillement.

Cett hésita, étudiant la carte. Puis il se mit à tirailler sa barbe d’un air songeur.

— Eh bien, te voilà de retour. J’imagine qu’il va falloir nous occuper de toi. Je suppose que tu vas vouloir voyager dans une litière sur le trajet de retour…

— En fait, répondit Allrianne, nous ne rentrons pas au dominat. Nous retournons à Luthadel.

Cett ne rejeta pas immédiatement ce commentaire ; en règle générale, il arrivait à déterminer quand elle était sérieuse. Il se contenta de secouer la tête.

— Luthadel n’a rien à nous offrir, Allrianne.

— Nous ne pouvons pas non plus rentrer au dominat. Nos ennemis sont trop puissants, et certains d’entre eux ont des allomanciens. C’est pour cette raison que nous avons dû venir ici au départ. Nous ne pouvons pas repartir avant d’avoir de l’argent ou des alliés.

— Il n’y a pas d’argent à Luthadel, répondit Cett. Je crois Venture quand il affirme que l’atium ne s’y trouve pas.

— Je suis d’accord, dit Allrianne. J’ai soigneusement fouillé le palais sans jamais en trouver la moindre trace. Ce qui signifie que nous devons partir d’ici avec des amis, au lieu d’argent. Retourner là-bas, attendre le début des combats, puis aider le camp qui paraît sur le point de gagner, quel qu’il soit. Ils auront une dette envers nous – ils décideront peut-être même de nous laisser la vie sauve.

Cett garda un moment le silence.

— Ça ne t’aidera pas à sauver ton ami Brise, Allrianne. Sa faction est de loin la plus faible – même en nous associant au jeune Venture, je doute qu’on parvienne à vaincre Straff ou ces koloss. Pas sans un accès aux remparts et beaucoup de temps pour nous préparer. Si nous y retournons, ce sera pour aider les ennemis de Brise.

Allrianne haussa les épaules. Tu ne peux pas l’aider si tu n’es pas là, père, se dit-elle. Ils vont perdre de toute façon – si tu es dans les parages, alors il y a une chance que tu te retrouves en train d’aider Luthadel.

Une chance infime, Brise. C’est tout ce que je peux t’offrir. Je suis désolée.

 

Au troisième jour après leur départ de Luthadel, Elend Venture s’éveilla étonné de se sentir aussi reposé après une nuit passée sous une tente en pleine nature. Bien sûr, la compagnie y était sans doute pour beaucoup.

Vin était pelotonnée près de lui sur leur tapis de couchage, la tête reposant contre sa poitrine. Il aurait cru qu’elle avait le sommeil léger, sachant comme elle était nerveuse, mais elle semblait se sentir à l’aise lorsqu’elle dormait auprès de lui. Elle paraissait même se détendre légèrement lorsqu’il l’étreignait.

Il la regarda avec affection, admirant la forme de son visage, la légère ondulation de ses cheveux noirs. La coupure de sa joue était presque invisible à présent, et elle avait déjà ôté les sutures. Une combustion lente et constante de potin conférait au corps une remarquable capacité de guérison. Elle ne favorisait même plus son bras droit – malgré sa blessure à l’épaule – et la faiblesse résultant du combat semblait avoir totalement disparu.

Elle ne lui avait toujours guère fourni d’explications quant à cette nuit-là. Elle avait affronté Zane – qui était apparemment le demi-frère d’Elend – et le kandra TenSoon était parti. Cependant, aucun de ces événements ne paraissait expliquer la détresse qu’il avait perçue chez elle lorsqu’elle était venue le trouver dans ses appartements.

Il ignorait s’il obtiendrait jamais les réponses qu’il voulait. Cependant, il commençait à se rendre compte qu’il pouvait l’aimer même sans la comprendre totalement. Il se pencha pour l’embrasser au sommet du crâne.

Elle se raidit aussitôt, ouvrant les yeux. Elle s’assit, dévoilant son torse nu, puis balaya du regard leur petite tente. La lumière de l’aube l’éclairait à peine. Enfin, elle secoua la tête en le regardant.

— Tu as une mauvaise influence sur moi.

— Ah bon ? demanda-t-il en souriant, reposant sur un bras.

Vin hocha la tête et se passa la main dans les cheveux.

— À cause de toi, je m’habitue à dormir la nuit, expliqua-t-elle. Et puis je ne dors plus tout habillée.

— Si tu le faisais, ça compliquerait un peu les choses.

— Oui, répondit-elle, mais si on se faisait attaquer pendant la nuit ? Je devrais me battre toute nue.

— Ça ne me dérangerait pas de regarder ça.

Elle lui lança un regard noir, puis s’empara d’une chemise.

— Toi aussi, tu sais, tu as une mauvaise influence sur moi, déclara-t-il tout en la regardant s’habiller.

Elle haussa un sourcil.

— Tu me pousses à me détendre, dit-il. Et à cesser de m’inquiéter. J’étais tellement impliqué dans les affaires de la ville que j’avais oublié ce que c’était d’être un reclus impoli. Malheureusement, pendant notre voyage, j’ai eu le temps de lire non pas un, mais les trois volumes de L’Art de l’érudition de Troubeld.

Vin ricana et s’agenouilla dans la tente basse tout en serrant sa ceinture ; puis elle rampa vers lui.

— Je ne sais pas comment tu fais pour lire à cheval.

— Oh, c’est très facile – quand on n’a pas peur des chevaux.

— Je n’ai pas peur d’eux, répondit Vin. Simplement, ils ne m’aiment pas. Ils savent que je peux les battre à la course, et ça les rend grincheux.

— Ah, c’est donc ça ? demanda Elend, souriant, en l’attirant vers lui pour qu’elle l’enfourche.

Elle hocha la tête, puis se pencha pour l’embrasser. Cependant, elle s’interrompit au bout de quelques instants et fit mine de se relever. Elle repoussa la main d’Elend lorsqu’il tenta de l’attirer de nouveau vers lui.

— Après tout le mal que je me suis donné pour m’habiller ? protesta-t-elle. En plus, j’ai faim.

Il soupira et se laissa aller en arrière tandis qu’elle filait hors de la tente pour pénétrer dans la lumière rouge du matin. Il resta un moment étendu, réfléchissant à sa chance. Il ne savait pas trop lui-même comment leur relation avait pu fonctionner, ni même pourquoi elle le rendait si heureux, mais il comptait bien profiter de l’expérience.

Enfin, il inspecta sa tenue. Il n’avait emporté qu’un de ses élégants uniformes – en plus de l’uniforme de monte – et il ne voulait porter ni l’un ni l’autre trop souvent. Il n’avait plus de serviteurs pour nettoyer la cendre de ses habits ; en fait, malgré le double rabat de la tente, elle avait réussi à se faufiler à l’intérieur au cours de la nuit. À présent qu’ils étaient hors de la ville, il n’y avait plus d’ouvriers pour balayer la cendre, qui se déposait partout.

Il revêtit donc une tenue beaucoup plus simple : un pantalon d’équitation, assez semblable à celui que Vin portait souvent, assorti d’une chemise grise à boutons et d’une veste sombre. Il n’avait encore jamais été contraint de voyager sur de longues distances – on préférait généralement les voitures –, mais Vin et lui progressaient avec une relative lenteur. Il n’y avait aucune urgence réelle. Les éclaireurs de Straff ne les avaient pas suivis très longtemps, et personne ne les attendait à destination. Ils avaient le temps de voyager sans se presser, de faire des pauses, de marcher de temps à autre afin de ne pas être trop endoloris d’avoir monté à cheval.

Une fois dehors, il trouva Vin en train de tisonner le feu du matin tandis que Spectre s’occupait des chevaux. Le jeune homme avait beaucoup voyagé et savait comment soigner les bêtes – chose qu’Elend était gêné de n’avoir jamais appris.

Elend rejoignit Vin près du feu. Ils restèrent assis quelques instants en silence tandis que Vin remuait les braises. Elle semblait pensive.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Elend.

Elle regarda vers le sud.

— Je… (Puis elle secoua la tête.) Ce n’est rien. Il va nous falloir plus de bois.

Elle se tourna sur le côté, dans la direction où reposait leur hache près de la tente. L’arme se souleva dans les airs, filant vers elle la lame en avant. Elle fit un pas de côté et la saisit par le manche lorsqu’elle passa entre Elend et elle. Puis elle se dirigea vers un rondin. Elle lui donna deux coups de hache, le fit tomber à terre d’un coup de pied sans grand effort et le brisa en deux.

— Elle a le don de nous faire sentir tous un peu inutiles, non ? commenta Spectre en approchant d’Elend.

— Parfois, répondit Elend en souriant.

Spectre secoua la tête.

— Quoi que je puisse voir ou entendre, elle le perçoit beaucoup mieux – et elle peut combattre tout ce qu’elle trouve. Chaque fois que je rentre à Luthadel, je me sens… inutile.

— Imagine si tu étais quelqu’un d’ordinaire, répondit Elend. Au moins, tu es allomancien.

— Possible, répondit Spectre tout en écoutant Vin couper du bois. Mais les gens vous respectent, El. Moi, ils m’ignorent.

— Je ne t’ignore pas, Spectre.

— Ah non ? demanda le jeune homme. À quand remonte la dernière fois que j’ai fait quelque chose d’important pour la bande ?

— Il y a trois jours, répondit Elend. Quand tu as accepté de nous accompagner, Vin et moi. Tu n’es pas seulement là pour t’occuper des chevaux, Spectre : tu es ici pour tes talents d’éclaireur et d’Œil-d’étain. Tu crois toujours que nous sommes suivis ?

— C’est l’esprit des brumes, déclara Vin, qui s’avança pour déposer une brassée de bois devant le feu. Il nous poursuit.

Elend et Spectre se regardèrent. Puis Elend hocha la tête, refusant de réagir à l’expression gênée qu’il venait de lire sur le visage de Spectre.

— Eh bien, tant qu’il ne se met pas en travers de notre route, il ne nous pose pas problème, n’est-ce pas ?

Vin haussa les épaules.

— J’espère. Mais si vous le voyez, appelez-moi. Les textes disent qu’il peut se révéler très dangereux.

— D’accord, répondit Elend. C’est ce que nous allons faire. Maintenant, décidons de ce que nous voulons au petit déjeuner.

 

Straff s’éveilla. Ce fut sa première surprise.

Il était étendu dans son lit, sous sa tente, avec l’impression qu’on l’avait projeté plusieurs fois de suite contre un mur. Il s’assit en gémissant. Son corps ne comportait pas de bleus, mais il était endolori, et sa tête le lançait. L’un des guérisseurs de l’armée, un jeune homme à la barbe fournie et aux yeux exorbités, était assis près de son lit. Il étudia Straff un moment.

— Vous devriez être mort, milord, déclara le jeune homme.

— Je ne le suis pas, répondit Straff. Donnez-moi de l’étain.

Un soldat approcha, muni d’un flacon de métal. Straff en but le contenu, puis grimaça en découvrant à quel point sa gorge était sèche et endolorie. Il ne brûlait que peu d’étain ; il accentuait la douleur de ses blessures, mais il avait pris l’habitude de dépendre du léger avantage que lui conféraient ses sens accrus.

— Combien de temps ? demanda-t-il.

— Presque trois jours, milord, répondit le guérisseur. Nous… ne savions pas trop ce que vous aviez mangé ni pourquoi. Nous avons pensé tenter de vous faire vomir, mais il semblait que vous aviez bu ce breuvage de votre plein gré, et donc…

— Vous avez bien fait, répondit Straff en tendant devant lui un bras qui tremblait encore un peu, sans qu’il puisse l’arrêter. Qui est responsable de l’armée ?

— Le général Janarle, répondit le guérisseur.

Straff hocha la tête.

— Pourquoi ne m’a-t-il pas fait tuer ?

Le guérisseur cligna des yeux, surpris, et regarda les soldats.

— Milord, répondit Grent le soldat, qui oserait vous trahir ? Quiconque essaierait se retrouverait mort dans sa tente. Le général Janarle était extrêmement inquiet pour votre sécurité.

Bien sûr, comprit Straff, stupéfait. Ils ignorent que Zane est parti. Eh bien… si je mourais bel et bien, tout le monde suppose que Zane prendrait lui-même le pouvoir, ou se vengerait de ceux qu’il estimerait responsables. Straff éclata d’un rire sonore, à la grande stupéfaction de ceux qui veillaient sur lui. Zane avait essayé de le tuer, mais lui avait accidentellement sauvé la vie par la seule force de sa réputation.

Je t’ai battu, songea Straff. Tu es parti, et je suis en vie. Ce qui ne signifiait pas, bien sûr, que Zane ne reviendrait pas – mais, d’un autre côté, il n’en ferait peut-être rien. Peut-être… une chance infime, mais peut-être… Straff en était-il débarrassé pour de bon.

— La Fille-des-brumes d’Elend, dit-il soudain.

— Nous l’avons suivie quelque temps, milord, répondit Grent. Mais ils se sont trop éloignés de l’armée, et lord Janarle a ordonné le retour des éclaireurs. Il semble qu’elle se dirige vers Terris.

Straff fronça les sourcils.

— Qui l’accompagnait ?

— Nous pensons que votre fils Elend s’est enfui lui aussi, répondit le soldat. Mais il pourrait s’être agi d’un leurre.

Zane a réussi, songea Straff, stupéfait. Il a réussi à se débarrasser d’elle.

Sauf s’il s’agit d’une ruse quelconque. Mais dans ce cas…

— L’armée des koloss ? interrogea Straff.

— Il y a eu beaucoup de combats dans ses rangs récemment, monsieur, répondit Grent. Les créatures semblent s’agiter.

— Ordonnez à notre armée de lever le camp, déclara Straff. Immédiatement. Nous nous retirons vers le Dominat Boréal.

— Milord ? répondit Grent, stupéfait. Je crois que lord Janarle est en train de préparer une attaque et n’attend que votre signal. La ville est affaiblie et sa Fille-des-brumes est partie.

— Nous nous retirons, insista Straff, souriant. Pour quelque temps, du moins.

Voyons si ton plan fonctionne, Zane.

 

Sazed était assis dans une petite cuisine, main posée devant lui sur la table, un anneau métallique scintillant à chaque doigt. Ils étaient petits pour des cerveaux métalliques, mais emmagasiner des attributs ferrochimiques prenait du temps. Il faudrait des semaines pour remplir ne serait-ce que la quantité de métal constituant un anneau – et il ne disposait que de quelques jours. En fait, Sazed s’étonnait que les koloss aient attendu si longtemps.

Trois jours. Très peu de temps en effet, mais il soupçonnait qu’il aurait besoin de tous les avantages possibles dans le cadre du conflit imminent. Jusque-là, il était parvenu à emmagasiner une petite quantité de chaque attribut. Assez pour un supplément de pouvoir en cas d’urgence, une fois qu’il aurait épuisé ses autres cerveaux métalliques.

Clampin entra en boitant dans la cuisine. Sazed ne distinguait de lui qu’une silhouette floue. Même avec ses lunettes – qu’il avait chaussées pour l’aider à compenser la vision qu’il emmagasinait dans un cerveau d’étain –, il y voyait très mal.

— Ça y est, déclara Clampin, la voix étouffée – un autre cerveau d’étain accumulait l’ouïe de Sazed. Elles sont enfin parties.

Sazed hésita un moment, cherchant à déchiffrer ce commentaire. Ses pensées semblaient engluées dans une épaisse mélasse et il lui fallut un moment pour comprendre ce que Clampin venait de dire.

Elles sont parties. Les troupes de Straff. Elles se sont retirées. Il toussa doucement avant de répondre :

— A-t-il répondu à un seul des messages de lord Penrod ?

— Non, répondit Clampin. Mais il a fait exécuter le dernier messager.

Eh bien, voilà qui est mauvais signe, se dit lentement Sazed. Bien sûr, il y avait eu très peu de bons signes ces derniers jours. La ville était au bord de la famine et le bref radoucissement climatique était terminé. Il allait neiger ce soir, si Sazed ne se trompait pas dans ses estimations. Ce qui ne faisait qu’accentuer son sentiment de culpabilité d’être assis dans cette cuisine, près d’un feu douillet, à boire du bouillon tandis que ses cerveaux métalliques le vidaient de sa force, santé, sensibilité et clarté de réflexion. Il essayait rarement d’en remplir autant à la fois.

— Vous avez une sale mine, commenta Clampin en s’asseyant.

Sazed cligna des yeux et médita cette remarque.

— Mon… cerveau d’or, répondit-il lentement. Il me soutire ma santé pour l’emmagasiner. (Il jeta un coup d’œil à son bol de bouillon.) Je dois manger pour maintenir mes forces, dit-il, se préparant mentalement à en boire une gorgée.

C’était un curieux processus. Ses pensées fonctionnaient si lentement qu’il lui fallait un moment pour décider de manger. Puis son corps réagissait avec un temps de retard, et son bras mettait quelques secondes à bouger. Même alors, les muscles tremblaient, vidés de leur force mise en réserve dans son cerveau de potin. Enfin, il parvenait à approcher la cuiller de ses lèvres et à en avaler le contenu. Il était fade ; il emmagasinait également l’odorat, dont l’absence contrariait sérieusement son sens du goût.

Sans doute aurait-il dû s’allonger – mais il risquait alors de s’endormir. Et s’il dormait, il ne pouvait remplir de cerveaux métalliques – ou du moins, il n’en remplirait qu’un seul à la fois. Un cerveau de bronze, celui qui emmagasinait l’éveil, l’obligerait à dormir plus longtemps pour lui permettre en échange de veiller plus tard une autre fois.

Sazed soupira, reposa prudemment sa cuiller, puis toussa. Il avait fait de son mieux pour aider à éviter le conflit. Son meilleur plan avait consisté à envoyer une lettre à lord Penrod pour le presser d’informer Straff Venture que Vin avait quitté la ville. Il avait espéré que Straff serait alors disposé à conclure un accord. Apparemment, cette tactique avait échoué. Personne n’avait de nouvelles de Straff depuis des jours.

Leur fin approchait avec l’inéluctabilité d’un lever de soleil. Penrod avait autorisé trois groupes distincts de gens de la ville – dont l’un se composait de nobles – à quitter Luthadel. Les soldats de Straff, plus prudents depuis l’évasion d’Elend, avaient rattrapé et massacré chacun de ces groupes. Penrod avait même envoyé un messager à lord Jastes Lekal dans l’espoir de conclure un accord avec le chef militaire sudiste, mais le messager n’était jamais revenu du camp des koloss.

— Eh bien, déclara Clampin, au moins, on les a tenus quelques jours à distance.

Sazed réfléchit un moment.

— Ce n’était qu’une manière de reporter l’inéluctable, je le crains.

— Évidemment, répondit Clampin. Mais c’était un report important. Elend et Vin doivent se trouver à quatre jours d’ici, maintenant. Si les combats avaient commencé trop tôt, on peut parier que la Fillette-des-brumes serait revenue et qu’elle se serait fait tuer en cherchant à nous sauver.

— Ah, répondit lentement Sazed, s’obligeant à prendre une nouvelle cuillerée de bouillon. (La cuiller représentait un poids très vague dans ses doigts engourdis ; son sens du toucher, bien sûr, était en train de se faire aspirer par un cerveau d’étain.) Que deviennent les défenses de la ville ? demanda-t-il tout en luttant avec la cuiller.

— Ne m’en parlez pas, répondit Clampin. Vingt mille hommes, ça paraît beaucoup – mais essayez de les répartir dans une ville aussi grande.

— Mais les koloss ne disposent pas d’engins de siège, répondit Sazed, concentré sur sa cuiller. Ni d’archers.

— C’est vrai, acquiesça Clampin. Mais nous avons huit portes à protéger – dont cinq sont à portée immédiate des koloss. Aucune de ces portes n’a été conçue pour résister à une attaque. En l’état, je peux difficilement poster mille gardes à chaque porte, dans la mesure où je ne sais absolument pas par où arriveront les koloss.

— Ah, répondit Sazed tout bas.

— Vous vous attendiez à quoi, Terrisien ? demanda Clampin. De bonnes nouvelles ? Les koloss sont plus grands, plus forts et nettement plus cinglés que nous. Et ils ont l’avantage numérique.

Sazed ferma les yeux, sa cuiller tremblotante à mi-chemin de ses lèvres. Il éprouva une soudaine faiblesse sans rapport avec ses cerveaux métalliques. Pourquoi ne les a-t-elle pas accompagnés ? Pourquoi ne s’est-elle pas enfuie ?

Tandis que Sazed ouvrait les yeux, il vit Clampin faire signe à une servante de lui apporter à manger. La jeune fille revint munie d’un bol de soupe. Clampin l’inspecta d’un air mécontent, mais leva ensuite une main noueuse et se mit à boire à grand bruit. Il lança un coup d’œil à Sazed.

— Vous espérez des excuses de ma part, Terrisien ? demanda-t-il entre deux cuillerées.

Sazed resta un moment immobile, stupéfait.

— Pas du tout, lord Cladent, répondit-il enfin.

— Parfait. Vous êtes quelqu’un de bien, l’un dans l’autre. Simplement un peu perdu.

Sazed continua à déguster sa soupe, un sourire aux lèvres.

— Voilà qui est réconfortant à entendre. (Il réfléchit un moment.) Lord Cladent, j’ai une religion pour vous.

Clampin fronça les sourcils.

— Vous ne renoncez jamais, dites-moi ?

Sazed baissa les yeux. Il lui fallut un moment pour retrouver le fil de ses pensées.

— La remarque que vous m’avez faite, lord Cladent. Sur mon sens de l’éthique. Elle m’a rappelé une religion connue sous le nom de Dadradah. Ses adeptes appartenaient à une grande variété de peuples et de pays ; ils croyaient qu’il n’existait qu’un Dieu, et une seule bonne manière de le vénérer.

Clampin ricana.

— Vos religions mortes ne m’intéressent absolument pas, Terrisien. Je crois que…

— C’étaient des artistes, poursuivit Sazed.

Clampin hésita.

— Ils pensaient que l’art rapprochait de Dieu. Ils s’intéressaient particulièrement aux couleurs et aux nuances, et ils adoraient écrire de la poésie décrivant les couleurs qu’ils voyaient autour d’eux dans le monde.

Clampin garda un moment le silence.

— Pourquoi essayez-vous de me vendre cette religion ? demanda-t-il ensuite avec insistance. Pourquoi ne pas en choisir une qui soit franche et brutale, comme moi ? Ou qui vénère la guerre et les soldats ?

— Parce que, lord Cladent…, répondit Sazed. (Il cligna des yeux, peinant à ordonner ses souvenirs tant il avait l’esprit embrouillé.) Ce n’est pas vous. C’est ce que vous devez faire, mais ce n’est pas vous. Les autres oublient, je crois, que vous avez été menuisier. Artiste. Quand nous vivions dans votre boutique, je vous ai souvent vu apporter la touche finale à des pièces taillées par vos apprentis. J’ai vu le soin que vous y mettiez. Cette boutique n’était pas une simple couverture pour vous. Elle vous manque, je le sais.

Clampin ne répondit pas.

— Vous devez vivre comme un soldat, déclara Sazed, tirant d’une main faible quelque chose de sa ceinture. Mais vous pouvez toujours rêver comme un artiste. Tenez. J’ai fait ceci pour vous. C’est un symbole de la religion Dadradah. Aux yeux de ses adeptes, la vocation d’artiste était plus élevée, même, que celle de prêtre.

Il posa le disque de bois sur la table. Puis, au prix d’un grand effort, il sourit à Clampin. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas prêché de religion, et il ne savait plus très bien ce qui l’avait poussé à offrir celle-ci à cet homme. Peut-être cherchait-il à se prouver la valeur des religions. Peut-être était-ce par simple obstination, en réaction aux propos qu’avait tenus Clampin. Dans tous les cas, il trouvait une certaine satisfaction à le voir fixer le disque de bois tout simple où était gravé un pinceau.

La dernière fois que j’ai prêché une religion, se dit-il, c’était dans ce village du sud, celui où Marsh m’a retrouvé.

Qu’est-il devenu, d’ailleurs ? Pourquoi n’a-t-il pas regagné la ville ?

— Votre dame vous cherchait, dit enfin Clampin, levant les yeux et abandonnant le disque sur la table.

— Ma dame ? demanda Sazed. En fait, nous ne sommes pas…

Il laissa sa phrase en suspens en voyant Clampin le toiser. Le général revêche était très doué pour les regards éloquents.

— Très bien, admit Sazed avec un soupir.

Il baissa les yeux vers ses doigts et les dix anneaux scintillants qu’il portait. Quatre étaient d’étain : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher. Il continuait à les remplir ; ils n’allaient guère le handicaper. Il dégagea toutefois son cerveau de potin, ainsi que ses cerveaux de zinc et d’acier.

Aussitôt, la force reflua dans son corps. Ses muscles cessèrent de s’affaisser et perdirent leur apparence émaciée pour se raffermir. La brume se dissipa de ses pensées, lui permettant de réfléchir plus clairement, et la lenteur dans laquelle elles s’engluaient se dissipa. Il se leva, revigoré.

— C’est fascinant, marmonna Clampin.

Sazed baissa les yeux.

— Je vous ai vu changer, ajouta Clampin. Votre corps s’est renforcé et vos yeux ont recommencé à accommoder. J’imagine que vous ne voulez pas vous trouver face à cette femme sans toutes vos facultés, hein ? Je ne peux pas vous le reprocher.

Clampin marmonna pour lui-même, puis se remit à manger.

Sazed lui fit ses adieux, puis quitta la cuisine d’un pas vif. Ses pieds et ses mains lui faisaient encore l’effet de masses presque insensibles. Cependant, il se sentait rempli d’énergie. Rien de tel qu’un simple contraste pour réveiller en vous un sentiment d’invincibilité.

Et rien ne pouvait saper cette sensation aussi vite que la perspective de retrouver la femme qu’il aimait. Pourquoi Tindwyl était-elle restée ? Et si elle était résolue à ne pas regagner Terris, pourquoi l’avait-elle évité ces derniers jours ? Était-elle furieuse qu’il ait éloigné Elend ? Déçue qu’il ait insisté pour rester et se rendre utile ?

Il la trouva dans l’imposante salle de bal du Bastion Venture. Il s’arrêta un moment, impressionné – comme toujours – par l’indubitable majesté de la pièce. Il dégagea un bref instant son cerveau d’étain destiné à la vue et ôta ses lunettes pour balayer du regard ce décor imposant.

D’énormes vitraux rectangulaires montaient jusqu’au plafond le long des deux murs de l’immense pièce. Sazed se sentit minuscule auprès des colonnes massives qui soutenaient une petite galerie courant sous les vitraux des deux côtés de la pièce. Chaque surface de pierre présente paraissait taillée – chaque carreau faisait partie de l’une ou l’autre mosaïque, chaque fragment de verre était coloré de manière à étinceler à la lumière du début de soirée.

Tout ça remonte à si loin…, se dit-il. La première fois qu’il avait vu cette pièce, il escortait Vin à son premier bal. C’était là, alors qu’elle jouait le rôle de Valette Renoux, qu’elle avait rencontré Elend. Sazed l’avait réprimandée pour avoir imprudemment attiré l’attention d’un homme si puissant.

Et à présent, c’était lui-même qui les avait mariés. Il sourit, chaussant ses lunettes et remplissant de nouveau son esprit d’étain consacré à la vue. Puissent les dieux oubliés veiller sur vous, mes enfants. Tirez profit de notre sacrifice, si vous le pouvez.

Tindwyl s’entretenait avec Dockson et un petit groupe au centre de la pièce. Ils étaient rassemblés autour d’une grande table et Sazed, en approchant, vit ce qui y était déployé.

La carte de Marsh, se dit-il. C’était une représentation complète et détaillée de Luthadel, agrémentée de notations sur les activités du Ministère. Sazed avait une image visuelle de cette carte, ainsi que sa description précise, dans l’un de ses cerveaux de cuivre – et il en avait envoyé une copie physique au Synode.

Tindwyl et les autres avaient couvert la grande carte de leurs propres notes. Sazed les rejoignit lentement et Tindwyl, dès qu’elle le vit, lui fit signe d’approcher.

— Ah, Sazed, déclara Dockson sur un ton très sérieux, étouffé aux oreilles affaiblies de Sazed. Parfait. Venez ici, je vous prie.

Sazed s’avança sur la piste de danse en contrebas et les rejoignit à la table.

— L’emplacement des troupes ? demanda-t-il.

— Penrod a pris le commandement de nos armées, répondit Dockson. Et il a placé des nobles à la tête des vingt bataillons. Nous ne sommes pas sûrs d’apprécier la situation.

Sazed étudia les hommes qui entouraient la table. C’était un groupe de scribes formés par Dockson en personne – tous skaa. Par les dieux ! se dit Sazed. Il n’est tout de même pas en train de planifier une rébellion maintenant ?

— Ne prenez pas cet air effrayé, Sazed, anticipa Dockson. Nous n’allons rien faire de trop radical – Penrod laisse toujours Clampin organiser les défenses de la ville, et il semble demander conseil à ses chefs militaires. Et puis il est bien trop tard pour tenter quoi que ce soit d’ambitieux.

Dockson parut presque déçu.

— Cela dit, reprit-il en désignant la carte, je me méfie de ces commandants qu’il a nommés responsables. Ils ne connaissent pas grand-chose à la guerre – ni même à la survie. Ils ont passé leur vie à commander des boissons et à donner des fêtes.

Pourquoi les détestez-vous à ce point ? se demanda Sazed. Détail ironique, Dockson était le membre de la bande qui ressemblait le plus à un aristocrate. Il était plus à l’aise en costume que Brise, s’exprimait mieux que Spectre ou Clampin. Seule son insistance à porter une courte barbe fort peu aristocratique le distinguait.

— Les nobles ne connaissent peut-être pas grand-chose à la guerre, répondit Sazed, mais ils ont l’expérience du commandement, je crois.

— C’est exact, acquiesça Dockson. Mais nous aussi. Raison pour laquelle je veux un de nos hommes près de chaque porte, au cas où les choses tourneraient mal et où il faudrait que quelqu’un de vraiment compétent prenne le commandement.

Dockson désigna sur la table l’une des portes – la Porte d’Acier. Elle comportait une note signalant la présence de mille hommes en formation défensive.

— Voici votre bataillon, Sazed. La Porte d’Acier est la plus éloignée, celle que les koloss sont le moins susceptibles d’atteindre, et vous n’y verrez donc peut-être aucun combat. Cependant, au début de la bataille, je veux que vous vous y trouviez en compagnie d’un groupe de messagers qui puissent informer le Bastion Venture si votre porte est attaquée. Nous installerons un centre de commandement ici, dans la salle de bal principale – elle est facilement accessible avec ses larges portes, et peut accueillir pas mal d’allées et venues.

C’était là une gifle guère subtile adressée à Elend Venture, ainsi qu’à la noblesse en général, que d’employer une pièce si somptueuse pour y diriger une guerre. Rien d’étonnant à ce qu’il m’ait soutenu quand j’ai voulu éloigner Elend et Vin. Maintenant qu’ils sont partis, il obtient le contrôle incontesté de la bande de Kelsier.

Ce n’était pas une mauvaise chose. Dockson était un génie de l’organisation et un maître de la planification rapide. Il possédait simplement quelques préjugés.

— Je sais que vous n’aimez pas vous battre, Saze, poursuivit Dockson en s’appuyant des deux mains sur la table. Mais nous avons besoin de vous.

— Je crois qu’il est en train de se préparer à la bataille, lord Dockson, déclara Tindwyl en étudiant Sazed. Ces anneaux qu’il porte aux doigts nous renseignent sur ses intentions.

Sazed la regarda par-dessus la table.

— Et quelle est votre place dans tout ceci, Tindwyl ?

— Lord Dockson est venu me trouver pour me demander conseil, répondit-elle. Il n’a lui-même que peu d’expérience de la guerre, et souhaitait savoir certaines choses que j’ai étudiées chez les généraux du passé.

— Ah, répondit Sazed. (Il se tourna vers Dockson, songeur. Puis il hocha la tête.) Très bien. Je vais collaborer à ce projet – mais je dois vous avertir de prendre garde aux dissensions. Je vous en prie, dites à vos hommes de ne pas ignorer la voie hiérarchique à moins d’y être absolument contraints.

Dockson hocha la tête.

— À présent, lady Tindwyl, dit Sazed, puis-je vous parler un moment en privé ?

Elle hocha la tête, et ils se retirèrent sous la galerie en surplomb la plus proche. Une fois dans l’ombre, derrière l’une des colonnes, Sazed se tourna vers Tindwyl. Elle paraissait si parfaite – si calme, si posée – malgré leur situation désespérée. Comment y arrivait-elle ?

— Vous emmagasinez un grand nombre d’attributs, Sazed, observa-t-elle en inspectant de nouveau ses doigts. Vous devez bien avoir des cerveaux métalliques tout prêts ?

— J’ai épuisé tout mon éveil et ma vitesse pour rejoindre Luthadel, répondit Sazed. Et je n’ai pas de santé en réserve – j’ai tout utilisé pour combattre une maladie alors que j’enseignais au sud. J’ai toujours eu l’intention d’en remplir un autre, mais nous avons été trop occupés. J’ai effectivement une large quantité de force et de poids en réserve, ainsi qu’une bonne sélection de cerveaux d’étain. Cependant, je crois que l’on n’est jamais trop bien préparé.

— Sans doute, répondit Tindwyl, avant de jeter un coup d’œil au groupe rassemblé autour de la table. Si ça nous permet de penser à autre chose qu’à l’inévitable, alors la préparation n’aura pas été inutile.

Un frisson parcourut Sazed.

— Tindwyl, dit-il tout bas, pourquoi êtes-vous restée ? Il n’y a pas de place pour vous ici.

— Pour vous non plus, Sazed.

— Ce sont mes amis. Je refuse de les abandonner.

— Alors pourquoi avez-vous persuadé leurs dirigeants de partir ?

— Pour qu’ils survivent, répondit-il.

— La survie n’est pas un luxe que se voient accorder beaucoup de dirigeants, observa Tindwyl. Lorsqu’ils acceptent la dévotion des autres, ils doivent également accepter la responsabilité qui en résulte. Ces gens vont mourir – mais il n’est pas nécessaire qu’ils meurent en se sentant trahis.

— Ce n’est pas…

— Ils s’attendent à être sauvés, Sazed, siffla Tindwyl tout bas. Même ces hommes, là-bas – même Dockson, le plus terre à terre du lot –, croient qu’ils vont survivre. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’au plus profond d’eux-mêmes, ils croient que quelque chose va les sauver. Quelque chose qui les a déjà sauvés, la seule partie du Survivant qui leur reste. Elle représente désormais l’espoir à leurs yeux. Et vous l’avez éloignée.

— Pour qu’elle vive, Tindwyl, répéta Sazed. Ç’aurait été un gâchis de perdre Elend et Vin ici.

— L’espoir n’est jamais un gâchis, répondit Tindwyl, le regard flamboyant. Je pensais que vous le comprendriez plus que tout autre. Vous croyez que c’est l’obstination qui m’a maintenue en vie pendant toutes ces années passées aux mains des Reproducteurs ?

— Est-ce l’obstination ou l’espoir qui vous retient ici, dans cette ville ? rétorqua-t-il.

Elle leva les yeux vers lui.

— Aucun des deux.

Sazed l’étudia un long moment dans les ombres de l’alcôve. Les stratèges s’entretenaient dans la salle de bal où résonnaient leurs voix. Des éclats lumineux provenant des fenêtres se reflétaient sur le marbre du sol, projetant des taches colorées sur les murs. Lentement, maladroitement, Sazed prit Tindwyl dans ses bras. Elle soupira et se laissa étreindre.

Il dégagea ses cerveaux d’étain et laissa ses sens affluer en lui.

Tandis qu’elle s’abandonnait davantage à son étreinte, reposant la tête contre sa poitrine, la douceur de sa peau et la chaleur de son corps déferlèrent sur Sazed. L’odeur de ses cheveux – propre et vive, quoiqu’ils ne soient pas parfumés – lui remplit les narines, première odeur qu’il ait sentie en trois jours. D’une main maladroite, Sazed ôta ses lunettes afin de la voir nettement. Lorsque les sons revinrent pleinement à ses oreilles, il entendit Tindwyl respirer près de lui.

— Vous savez pourquoi je vous aime, Sazed ? demanda-t-elle tout bas.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit-il en toute franchise.

— Parce que vous ne renoncez jamais. D’autres hommes sont solides comme des briques – fermes, résistants –, mais si on les cogne assez longtemps, ils finissent par se craqueler. Alors que vous… vous êtes fort comme le vent. Toujours là, disposé à plier, mais sans jamais vous excuser pour les fois où vous devez faire preuve de fermeté. Je crois qu’aucun de vos amis n’a conscience du pouvoir qu’ils possédaient à travers vous.

Possédaient, nota-t-il. Elle pense déjà à tout ça au passé. Et… ça me semble justifié.

— Je crains que tout ce que je possède ne suffise pas à les sauver, murmura Sazed.

— Ça a suffi à sauver trois d’entre eux, répondit Tindwyl. Vous avez eu tort de les éloigner… mais peut-être avez-vous également bien fait.

Sazed se contenta de fermer les yeux et de l’étreindre, la maudissant d’être restée tout en l’aimant malgré tout pour cette raison.

Ce fut alors que résonnèrent les tambours donnant l’alerte depuis les remparts.

Le puits de l'ascension
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