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Les deux versions ne sont pas identiques.
Brise flairait des relents d’intrigue deux rues plus loin. Contrairement à beaucoup d’autres voleurs, il n’avait pas grandi dans la pauvreté ni été contraint de vivre dans la clandestinité. Il avait grandi dans un endroit bien plus dangereux : une cour de l’aristocratie. Heureusement, les autres membres de la bande ne le traitaient pas différemment à cause de ses origines nobles.
C’était, bien entendu, parce qu’ils en ignoraient tout.
Son éducation lui permettait de comprendre certaines choses. Des choses dont il doutait qu’un seul voleur skaa, aussi compétent soit-il, les connaisse. L’intrigue skaa possédait une logique brutale ; c’était une question pure et simple de vie et de mort. On trahissait ses alliés pour l’argent, le pouvoir, ou pour se protéger.
Il but une gorgée de sa tasse de vin chaud aux épices, étudiant le mot qu’il tenait entre ses doigts. Il en était arrivé à croire qu’il n’aurait plus à s’inquiéter des conspirations internes : la bande de Kelsier était soudée jusqu’à l’écœurement, et Brise faisait tout ce qui était en ses pouvoirs d’allomancien pour que les choses restent ainsi. Il avait vu quels effets les querelles internes pouvaient avoir sur une famille.
Raison pour laquelle il était tellement surpris de recevoir cette lettre. Malgré son innocence feinte, il repérait facilement les signes. L’écriture hâtive, étalée par endroits sans qu’on ait pris la peine de réécrire par-dessus. Des expressions comme « Inutile d’en parler aux autres » et « ne souhaite pas les alarmer ». Les gouttes superflues de cire à sceller, répandues inutilement le long du bord de la lettre, comme pour lui conférer une protection supplémentaire vis-à-vis des regards curieux.
Le ton de la missive ne laissait planer aucun doute. Brise était invité à une réunion de conspirateurs. Mais au nom du Seigneur Maître, pourquoi fallait-il que ce soit Sazed qui demande à le rencontrer en secret ?
Brise soupira, sortit sa canne de duel et s’en servit pour se remettre d’aplomb. Il avait parfois des vertiges quand il se tenait debout ; une maladie bénigne dont il avait toujours souffert, mais qui semblait avoir empiré ces dernières années. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule tandis que sa vision se précisait, en direction du lit où dormait Allrianne.
Je devrais sans doute me sentir un peu plus coupable à son sujet, se dit-il, souriant malgré lui, alors qu’il entreprenait d’enfiler son gilet et sa veste par-dessus son pantalon et sa chemise. Mais… de toute façon, on sera tous morts dans quelques jours. Un après-midi passé à discuter avec Clampin avait le don de remettre votre vie en perspective.
Brise s’aventura dans le couloir, progressant parmi les passages lugubres et mal éclairés des Venture. Franchement, songea-t-il, je comprends la nécessité d’économiser l’huile des lampes, mais les choses sont déjà assez déprimantes sans qu’on y ajoute ces couloirs sombres.
Le lieu de rendez-vous ne se trouvait que quelques brefs couloirs plus loin. Brise le localisa aisément, grâce aux deux soldats qui montaient la garde devant la porte. Les hommes de Demoux – des soldats qui faisaient leur rapport au capitaine avec un zèle tout religieux, autant que professionnel.
Intéressant, se dit Brise, toujours caché dans le couloir latéral. Il apaisa les deux hommes à l’aide de ses pouvoirs allomantiques, effaçant leur assurance et leur décontraction pour ne laisser qu’anxiété et nervosité. Les gardes devinrent plus agités, remuant sur place. Enfin, l’un d’entre eux se retourna pour ouvrir la porte, inspectant la pièce de l’autre côté. Ce geste fournit à Brise un bon aperçu de son contenu. Un homme seul s’y trouvait assis. Sazed.
Brise resta immobile, silencieux, s’efforçant de décider que faire ensuite. La lettre n’avait rien de compromettant ; il ne pouvait pas s’agir d’un simple piège tendu par Elend, n’est-ce pas ? Une obscure tentative visant à découvrir quels membres de la bande le trahiraient ou non ? Voilà qui paraissait une manœuvre trop méfiante pour un garçon si accommodant. Par ailleurs, si c’était le cas, Sazed devrait chercher à pousser Brise à faire bien plus que simplement le rencontrer dans un lieu clandestin.
La porte se referma et le soldat reprit sa position. Je peux me fier à Sazed, n’est-ce pas ? se demanda Brise. Mais si c’était le cas, pourquoi ce rendez-vous secret ? La réaction de Brise était-elle excessive ?
Non, les gardes prouvaient que Sazed redoutait qu’on découvre ce rendez-vous. Voilà qui paraissait suspect. S’il s’était agi de n’importe qui d’autre, Brise serait allé tout droit trouver Elend. Mais Sazed…
Brise soupira, puis s’avança dans le couloir, faisant claquer sa canne de duel contre le sol. Autant aller voir ce qu’il a à me dire. Et puis s’il manigance quelque chose de sournois, ça mériterait presque de courir le risque pour voir ça. Malgré cette lettre, malgré l’étrangeté des circonstances, Brise avait du mal à imaginer un Terrisien s’impliquer dans une entreprise qui ne soit pas totalement honnête.
Peut-être le Seigneur Maître avait-il eu le même problème.
Brise salua les soldats d’un signe de tête, apaisant leur anxiété pour les ramener à une humeur plus mesurée. Une autre raison le poussait à vouloir tenter ce rendez-vous. Brise commençait à peine à comprendre à quel point la situation dans laquelle il se trouvait était dangereuse. Luthadel allait bientôt tomber. Tous les réflexes qu’il avait développés en trente ans de clandestinité lui dictaient de s’enfuir.
Ce sentiment le rendait plus à même de prendre des risques. Le Brise de quelques années plus tôt aurait déjà abandonné la ville. Maudit Kelsier, se dit-il en ouvrant la porte.
Sazed, surpris, leva les yeux de la table où il était assis. La pièce était chichement meublée, de plusieurs chaises et de deux lampes seulement.
— Vous êtes en avance, lord Brise, déclara-t-il en s’empressant de se lever.
— Évidemment, lâcha Brise d’un ton cassant. Je devais m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un piège. (Il s’interrompit.) Ce n’en est pas un, dites-moi ?
— Un piège ? répéta Sazed. De quoi parlez-vous ?
— Oh, ne prenez pas cet air stupéfait, répondit Brise. Ce n’est pas un simple rendez-vous.
Sazed s’affaissa légèrement.
— C’est… c’est donc si transparent ?
Brise s’assit, posa sa canne sur ses genoux, et mesura Sazed d’un regard éloquent tout en l’apaisant pour qu’il se sente un peu plus emprunté.
— Vous nous avez peut-être aidés à renverser le Seigneur Maître, mon cher – mais vous avez beaucoup à apprendre en matière de sournoiserie.
— Je vous présente mes excuses, répondit Sazed tout en s’asseyant. Je voulais simplement vous rencontrer rapidement, afin de parler de certaines questions délicates.
— Eh bien, je vous conseille de vous débarrasser de ces gardes, rétorqua Brise. Ils attirent l’attention sur cette pièce. Ensuite, allumez quelques lampes de plus et procurez-nous à boire et à manger. Si Elend entre ici… – je suppose que c’est de lui que nous nous cachons ?
— Oui.
— Eh bien, s’il entre ici et nous voit assis dans le noir, en train d’échanger des coups d’œil entendus, il saura qu’il se passe quelque chose. Moins l’occasion est naturelle, plus il faut le paraître au contraire.
— Ah, je vois, répondit Sazed. Merci.
La porte s’ouvrit et Clampin entra en boitant. Il étudia Brise, puis Sazed, puis se dirigea vers une chaise. Brise jeta un coup d’œil à Sazed – et ne lut aucune surprise sur ses traits. De toute évidence, Clampin était invité lui aussi.
— Virez-moi ces gardes, lâcha Clampin.
— Toute de suite, lord Cladent, répondit Sazed, qui se leva et s’avança vers la porte.
Il s’entretint brièvement avec les gardes, puis revint dans la pièce. Tandis que Sazed s’asseyait, Ham passa la tête dans l’entrebâillement, l’air méfiant.
— Attendez une minute, déclara Brise. Combien d’autres personnes assistent à cette réunion secrète ?
Sazed fit signe à Ham de s’asseoir.
— Tous les membres les plus… expérimentés de la bande.
— Vous voulez dire tout le monde sauf Elend et Vin, comprit Brise.
— Je n’ai pas invité lord Lestibournes non plus, précisa Sazed.
D’accord, mais ce n’est pas de Spectre que nous nous cachons.
Ham s’assit, hésitant, et jeta un coup d’œil interrogateur à Brise.
— Donc… Pourquoi au juste nous réunissons-nous derrière le dos de notre Fille-des-brumes et de notre roi ?
— Il n’est plus roi, rectifia une voix depuis la porte. (Dockson entra et prit place.) En fait, on pourrait avancer qu’Elend n’est plus chef de cette bande. Il s’est retrouvé à ce poste par hasard – exactement comme il s’est retrouvé sur le trône.
Ham rougit.
— Je sais que tu ne l’aimes pas, Dox, mais je ne suis pas venu ici pour parler de le trahir.
— Il n’y a pas de trahison s’il n’y a pas de trône à trahir, rétorqua Dockson en s’asseyant. Qu’allons-nous faire – rester ici et jouer les serviteurs dans sa maison ? Elend n’a pas besoin de nous. Peut-être est-il temps de transférer nos services à lord Penrod.
— Penrod est un aristocrate, lui aussi, nota Ham. Ne va pas me dire que tu l’apprécies plus qu’Elend.
Dockson frappa doucement du poing sur la table.
— La question n’est pas de savoir qui j’apprécie, Ham. C’est de nous assurer que cette saleté de royaume que Kelsier nous a laissé sur les bras reste debout ! Nous avons passé un an et demi à nettoyer ses dégâts. Vous voulez voir tout ce travail gâché ?
— Messieurs, je vous en prie, intervint Sazed, s’efforçant – sans succès – d’intégrer la conversation.
— Du travail, Dox ? demanda Ham, qui s’empourprait. Quel travail est-ce que tu as accompli ? Je ne t’ai pas vu faire grand-chose d’autre que rester assis à te plaindre chaque fois que quelqu’un proposait un plan.
— Me plaindre ? lâcha Dockson sur un ton cassant. Est-ce que tu as la moindre idée du travail administratif qui a été nécessaire pour empêcher cette ville de s’effondrer ? Et toi, Ham, qu’est-ce que tu as fait ? Tu as refusé de prendre le commandement de l’armée. Tout ce que tu sais faire, c’est boire et t’entraîner avec tes amis !
Ça suffit, songea Brise en les apaisant. À ce rythme-là, nous allons tous nous étrangler avant que Straff puisse nous faire exécuter.
Dockson se laissa aller contre le dossier de sa chaise avec un geste dédaigneux en direction de Ham, le visage toujours rouge. Sazed attendit, manifestement dépité par ces hostilités. Brise apaisa son insécurité. C’est vous le responsable ici, Sazed. Dites-nous ce qui se passe.
— S’il vous plaît, intervint Sazed. Je ne nous ai pas réunis pour que nous puissions nous disputer. Je comprends que vous soyez tous tendus – c’est compréhensible, compte tenu des circonstances.
— Penrod va livrer notre ville à Straff, déclara Ham.
— Ça vaut mieux que de le laisser nous massacrer, protesta Dockson.
— En fait, répondit Brise, je ne crois pas que nous devions nous soucier qu’il nous massacre.
— Ah non ? demanda Dockson, sourcils froncés. Tu as des informations que tu n’as pas partagées avec nous, Brise ?
— Oh, reprends-toi un peu, Dox, aboya Ham. Tu as toujours été contrarié qu’on ne t’ait pas nommé responsable à la mort de Kell. C’est la vraie raison de ton antipathie pour Elend, n’est-ce pas ?
Dockson rougit, et Brise soupira, les ciblant tous deux à l’aide d’un vigoureux Apaisement. Ils sursautèrent légèrement, comme s’ils avaient été piqués – bien que la sensation soit inverse en réalité. Leurs émotions, versatiles un peu plus tôt, devaient s’être engourdies pour devenir moins réactives.
Tous deux se tournèrent vers Brise.
— Oui, dit-il, évidemment que je suis en train de vous apaiser. Franchement, je sais que Hammond est un peu immature – mais toi, Dockson ?
Ce dernier se laissa aller en arrière tout en se frottant le front.
— Tu peux arrêter, Brise, dit-il au bout d’un moment. Je vais tenir ma langue.
Ham se contenta de marmonner et posa une main sur la table. Sazed regardait l’échange avec stupéfaction.
Voilà à quoi ressemblent des hommes acculés, mon cher Terrisien, songea Brise. Voilà ce qui se passe quand ils perdent espoir. Ils arrivent peut-être à sauver les apparences face aux soldats, mais enfermez-les seuls avec leurs amis…
Sazed était un Terrisien ; sa vie tout entière avait été faite d’oppression et de pertes. Mais ces hommes-là, Brise inclus, étaient accoutumés à la réussite. Même quand tout semblait jouer contre eux, ils gardaient confiance. Ils étaient le genre d’hommes capables d’affronter un dieu avec la certitude de gagner. Ils toléraient très mal l’échec. Bien sûr, qui le tolérait quand il était synonyme de mort ?
— Les armées de Straff se préparent à lever le camp, déclara enfin Clampin. Il s’y prend très subtilement, mais tous les signes sont là.
— Donc, il vient s’emparer de la ville, conclut Dockson. Les hommes que j’ai placés dans le palais de Penrod rapportent que l’Assemblée a envoyé une série de missives à Straff, qui le suppliaient toutes de venir occuper Luthadel.
— Il ne va pas prendre la ville, répondit Clampin. En tout cas, pas s’il a un tant soit peu de bon sens.
— Vin représente toujours une menace, déclara Brise. Et je n’ai pas l’impression que Straff ait un Fils-des-brumes pour le protéger. S’il venait à Luthadel, je doute qu’il puisse faire quoi que ce soit pour empêcher Vin de lui trancher la gorge. Donc, il va faire autre chose.
Dockson fronça les sourcils et se tourna vers Ham, qui haussa les épaules.
— C’est très simple, en réalité, déclara Brise, tapotant la table de sa canne de duel. Même moi, j’ai compris, rendez-vous compte. (Cette remarque fit ricaner Clampin.) Si Straff donne l’impression de se retirer, les koloss vont sans doute attaquer Luthadel pour lui. Ils prennent trop les choses au pied de la lettre pour comprendre la menace que représente une armée cachée.
— Si Straff se retire, déclara Clampin, Jastes ne parviendra pas à les garder hors de la ville.
Dockson cligna des yeux.
— Mais ils…
— Massacreraient tout le monde ? demanda Clampin. Oui. Ils pilleraient les quartiers les plus riches de la ville – et finiraient sans doute par tuer tous les aristocrates de Luthadel.
— En éliminant tous les hommes avec lesquels Straff a été contraint de collaborer – contre sa volonté, connaissant son orgueil, ajouta Brise. En fait, il est fort probable que les créatures tuent Vin. Vous l’imaginez ne pas prendre part à la bagarre si les koloss débarquaient ?
Le silence retomba dans la pièce.
— Mais ça n’aidera pas vraiment Straff à s’emparer de la ville, observa Dockson. Il lui faudra encore combattre les koloss.
— Oui, répondit Clampin, la mine renfrognée. Mais ils démoliraient sans doute plusieurs des portes de la cité, sans parler de raser pas mal de maisons. Ce qui laisserait à Straff un terrain dégagé pour attaquer un ennemi affaibli. Par ailleurs, les koloss ne pratiquent pas la stratégie – contre eux, les remparts de la ville ne serviront pas à grand-chose. Straff ne pourrait pas rêver de meilleurs renforts.
— Il serait vu comme un libérateur, déclara doucement Brise. S’il revient au bon moment – une fois que les koloss auront pénétré dans la ville et combattu les soldats, mais avant qu’ils aient sérieusement endommagé le quartier skaa –, il pourra libérer la population et s’imposer comme son protecteur, et non pas son conquérant. Sachant ce que ressent la population, je crois qu’elle lui réserverait un bon accueil. Pour l’heure, un dirigeant puissant représente plus pour eux que des pièces plein les poches et des droits à l’Assemblée.
Tandis que le groupe méditait cette déclaration, Brise observa Sazed, toujours assis en silence. Il n’avait quasiment pas dit un mot ; à quoi jouait-il ? Pourquoi réunir la bande ? Était-il assez subtil pour comprendre qu’ils avaient simplement besoin d’une discussion franche comme celle-ci, sans la moralité d’Elend pour tout embrouiller ?
— On pourrait simplement laisser Straff s’en emparer, dit enfin Dockson. De la ville, je veux dire. On pourrait promettre de tenir Vin en bride. Si c’est vers ça que tout se dirige de toute façon…
— Dox, déclara calmement Ham, que penserait Kell s’il t’entendait parler comme ça ?
— On pourrait livrer la ville à Jastes Lekal, suggéra Brise. Peut-être qu’on peut le persuader de traiter les skaa avec dignité.
— Et laisser vingt mille koloss entrer ? demanda Ham. Brise, tu as déjà vu de quoi ces créatures-là sont capables ?
Dockson heurta la table du poing.
— Je ne fais que suggérer des solutions, Ham. Qu’est-ce que nous allons faire d’autre ?
— Nous battre, répondit Clampin. Et mourir.
Le silence retomba de nouveau.
— Tu as vraiment un don pour tuer les conversations, mon ami, déclara enfin Brise.
— Il fallait que ce soit dit, marmonna Clampin. Plus la peine de nous voiler la face. On ne peut pas remporter un combat, et c’est à ça que mène toute cette histoire depuis le début. La ville va se faire attaquer. Nous allons la défendre. Et nous allons perdre.
» Vous vous demandez si nous devons nous contenter de baisser les bras. Eh bien, nous n’allons pas le faire. Kell ne nous l’autoriserait jamais, et nous n’allons pas nous l’autoriser non plus. Nous allons nous battre, et mourir avec dignité. Ensuite, la ville va brûler – mais nous aurons affirmé quelque chose. Le Seigneur Maître nous a opprimés pendant mille ans, mais désormais, nous avons une fierté de skaa. Nous nous battons. Nous résistons. Et nous mourons.
— Alors est-ce que tout ça en valait la peine ? demanda Ham avec frustration. Pourquoi renverser l’Empire Ultime ? Pourquoi tuer le Seigneur Maître ? Pourquoi faire quoi que ce soit, si c’était pour que tout se termine comme ça ? Des tyrans qui règnent sur chaque dominat, Luthadel en ruines et notre bande massacrée ?
— Parce qu’il fallait que quelqu’un initie le mouvement, répondit doucement Sazed. Tant que le Seigneur Maître régnait, la société ne pouvait pas progresser. Il garantissait une certaine stabilité à son Empire, mais il l’opprimait dans le même temps. La mode est demeurée d’une remarquable constance pendant mille ans, les nobles s’efforçaient toujours de coller aux idéaux du Seigneur Maître. L’architecture et la science n’ont pas progressé, car le Seigneur Maître voyait d’un mauvais œil les changements et les inventions.
» Et les skaa ne pouvaient être libres, car il leur refusait ce droit. Quoi qu’il en soit, mes amis, sa mort n’a pas libéré nos peuples. Seul le temps le fera. Il faudra des siècles, peut-être – des siècles de lutte, d’apprentissage et de croissance. Au début, malheureusement et inévitablement, les choses seront très difficiles. Pires encore que sous le règne du Seigneur Maître.
— Et nous allons mourir pour rien, commenta Ham, l’air renfrogné.
— Non, répondit Sazed. Pas pour rien, lord Hammond. Nous allons mourir pour montrer qu’il y a des skaa qui refusent de se laisser maltraiter, qui refusent de céder. C’est un précédent capital, je crois. Dans les histoires et légendes, c’est le genre de choses qui donnent espoir. Si les skaa doivent jamais reprendre le contrôle d’eux-mêmes, il devra y avoir eu des sacrifices dans lesquels ils pourront puiser une motivation. Comme celui du Survivant en personne.
Tous gardèrent le silence.
— Brise, reprit Ham, j’aurais bien besoin d’un peu plus de confiance, là, tout de suite.
— Bien sûr, répondit Brise, apaisant sa peur et son anxiété.
Le visage de Ham perdit un peu de sa pâleur, et il se redressa légèrement. Pour faire bonne mesure, Brise gratifia le reste de la bande du même traitement.
— Depuis combien de temps le savez-vous ? demanda Dockson à Sazed.
— Depuis déjà un moment, lord Dockson, répondit Sazed.
— Mais vous ne pouviez pas savoir que Straff allait se retirer et nous livrer aux koloss. Il n’y a que Clampin qui ait pu le comprendre.
— Mes connaissances étaient d’ordre plus général, déclara Sazed de sa voix égale. Elles ne se rapportaient pas spécifiquement aux koloss. Il y a déjà longtemps que je pense que cette ville va tomber. En toute franchise, je suis profondément impressionné par vos efforts. Vous avez accompli quelque chose de grandiose, que l’on se rappellera des siècles durant.
— À supposer que qui que ce soit survive à cette histoire, observa Clampin.
Sazed hocha la tête.
— C’est en fait la raison pour laquelle j’ai organisé cette réunion. Il est peu probable que ceux qui resteront en ville survivent – on aura besoin de nous pour aider à la défendre, et si nous survivons à l’attaque des koloss, Straff cherchera à nous faire exécuter. Toutefois, il n’est pas nécessaire que nous restions tous à Luthadel jusqu’à sa chute – peut-être faudrait-il que quelqu’un soit envoyé ailleurs afin d’organiser une résistance supplémentaire contre les chefs militaires.
— Pas question que je laisse mes hommes, grommela Clampin.
— Moi non plus, déclara Ham. Même si j’ai effectivement envoyé ma famille se terrer hier.
Cette simple phrase signifiait qu’il lui avait demandé de partir, peut-être d’aller se cacher dans les souterrains de la ville, ou bien de s’enfuir par l’une des passes. Ham ne devait pas le savoir – et ainsi, ne pouvait pas trahir leur cachette. Les vieilles habitudes avaient la peau dure.
— Si cette ville tombe, dit Dockson, je veux être présent. C’est ce que Kelsier aurait attendu. Je refuse de partir.
— Moi, je vais y aller, déclara Brise en se tournant vers Sazed. Est-ce que c’est trop tôt pour se porter volontaire ?
— Hum, en fait, lord Brise, répondit Sazed, je ne…
Brise leva la main.
— Aucun problème, Sazed. Je crois que l’identité des gens que vous voulez éloigner est assez évidente. Vous ne les avez pas conviés à cette réunion.
Dockson fronça les sourcils.
— Nous allons défendre Luthadel jusqu’à la mort, et vous voulez éloigner notre seule Fille-des-brumes ?
Sazed hocha la tête.
— Messieurs, dit-il doucement, les hommes de cette cité vont avoir besoin de notre direction. Nous leur avons donné cette ville et les avons placés dans cette situation. Nous ne pouvons les abandonner maintenant. Cependant… de grandes choses sont à l’œuvre dans ce monde. Plus grandes que nous, je crois. Et je suis persuadé que Maîtresse Vin en fait partie.
» Quand bien même il ne s’agirait que d’illusions de ma part, il faudrait de toute manière empêcher lady Vin de mourir dans cette ville. Elle est le lien le plus personnel et le plus puissant du peuple avec le Survivant. Elle est devenue un symbole à ses yeux, et ses talents de Fille-des-brumes lui offrent les meilleures chances de s’en sortir, puis de survivre aux attaques que Straff ordonnera sans aucun doute. Elle sera d’une grande valeur lors du combat à venir – elle peut se déplacer rapidement et furtivement, et aussi se battre seule et causer de grands dégâts, comme elle l’a prouvé la nuit dernière.
Sazed baissa la tête.
— Messieurs, je vous ai réunis ici aujourd’hui pour que nous puissions décider comment la convaincre de fuir, alors que nous resterons tous nous battre. La tâche ne sera guère aisée, je le crains.
— Elle n’abandonnera jamais Elend, observa Ham. Il va falloir qu’il parte, lui aussi.
— C’est également mon opinion, lord Hammond, répondit Sazed.
Clampin se mordilla la lèvre, songeur.
— Ce garçon non plus ne se laissera pas facilement convaincre de partir. Il croit toujours que nous pouvons remporter ce combat.
— Et c’est encore possible, répondit Sazed. Messieurs, mon but n’est pas de vous laisser sans le moindre espoir. Mais compte tenu de ces circonstances difficiles, de la probabilité de réussite…
— Nous savons, Sazed, l’interrompit Brise. Nous comprenons.
— Il doit bien y avoir d’autres personnes de la bande qui peuvent partir, déclara Ham, baissant les yeux. En plus de ces deux-là.
— J’enverrai Tindwyl à leurs côtés, répondit Sazed. Elle transmettra à mon peuple un grand nombre de découvertes capitales. Je compte également envoyer lord Lestibournes. Il ne servirait pas à grand-chose au combat, et ses talents d’espion pourraient être utiles à lady Vin et lord Elend lorsqu’ils tenteront de rassembler une résistance parmi les skaa.
» Toutefois, ces quatre-là ne seront pas les seuls survivants. La plupart des skaa devraient être sains et saufs – Jastes Lekal semble connaître un moyen de contrôler ses koloss. Même s’il n’y parvient pas, Straff devrait arriver à temps pour protéger la population de la ville.
— À supposer que Straff ait bien prévu de faire ce que pense Clampin, déclara Ham. Peut-être qu’il est vraiment en train de se retirer pour limiter ses pertes et quitter Luthadel.
— Quoi qu’il en soit, dit Clampin, il faut que très peu de gens s’en aillent. Ni Straff ni Jastes ne sont susceptibles d’autoriser de larges groupes à fuir la ville. Pour l’heure, la confusion et la peur qui règnent dans les rues serviront leur cause bien mieux que le dépeuplement. Nous arriverons peut-être à faire sortir quelques cavaliers – surtout si l’un d’entre eux est Vin. Les autres devront tenter leur chance avec les koloss.
Brise sentit son estomac se soulever. Clampin parlait avec une telle franchise… une telle froideur. Mais il était ainsi. Ce n’était même pas vraiment un pessimiste ; il disait simplement tout haut ce qu’il pensait que les autres refusaient d’admettre.
Certains des skaa survivront pour devenir les esclaves de Straff Venture, songea Brise. Mais ceux qui se battront – et ceux qui ont dirigé la ville au cours de l’année écoulée – sont condamnés. Moi compris.
C’est la vérité. Cette fois, il n’y a vraiment pas d’issue.
— Alors ? demanda Sazed, déployant les mains devant lui. Sommes-nous d’accord pour faire partir ces quatre-là ?
Les membres du groupe hochèrent la tête.
— Dans ce cas, parlons-en, poursuivit-il, et concevons un plan pour les éloigner.
— Nous pourrions faire croire à Elend que le danger n’est pas si grand en réalité, proposa Dockson. S’il croit que la ville va subir un siège prolongé, il acceptera peut-être de partir en mission quelque part avec Vin. Ils comprendraient trop tard ce qui se passerait ici.
— Très bonne suggestion, lord Dockson, répondit Sazed. Je crois également que nous pourrions utiliser l’intérêt de Vin pour le Puits de l’Ascension.
La discussion se poursuivit et Brise se laissa aller contre le dossier de son siège, satisfait. Vin, Elend et Spectre vont survivre, se dit-il. Je dois convaincre Sazed de laisser Allrianne les accompagner. Il balaya la pièce du regard et nota un relâchement de la tension dans la posture des autres. Dockson et Ham paraissaient en paix, et même Clampin hochait la tête pour lui-même en silence, l’air satisfait, tandis qu’ils passaient les suggestions en revue.
La catastrophe allait se produire malgré tout. Mais d’une certaine façon, la possibilité que certains y échappent – les plus jeunes membres de la bande, ceux qui manquaient encore d’expérience pour garder espoir – rendait tout le reste un peu plus facile à accepter.
Vin se tenait en silence parmi les brumes, levant les yeux vers les sombres flèches, tours et colonnes de Kredik Shaw. Dans sa tête résonnaient deux bruits distincts. L’esprit des brumes et ce bruit plus vaste et plus diffus.
Qui devenait de plus en plus insistant.
Elle s’avança, ignorant la cadence tandis qu’elle approchait de Kredik Shaw. La Colline aux Mille Flèches, ancienne résidence du Seigneur Maître. Elle était abandonnée depuis plus d’un an, mais aucun vagabond ne s’y était installé. Elle était trop menaçante. Trop terrible. Elle rappelait trop le souvenir de cet homme-là.
Le Seigneur Maître avait été un monstre. Vin se souvenait bien de cette nuit, plus d’un an auparavant, où elle avait infiltré son palais dans l’intention de le tuer. D’accomplir la tâche que Kelsier l’avait involontairement formée à accomplir. Elle avait traversé cette même cour, et elle était passée devant des gardes postés aux portes qu’elle voyait actuellement devant elle.
Et elle les avait laissés vivre. Kelsier serait entré de force. Mais Vin les avait persuadés de partir pour rejoindre la rébellion. Cet acte lui avait sauvé la vie quand l’un des hommes, Goradel, avait conduit Elend jusqu’aux cachots du palais pour qu’il vienne la secourir.
D’une certaine façon, l’Empire Ultime avait été renversé parce qu’elle n’avait pas agi comme Kelsier.
Et pourtant, pouvait-elle fonder ses décisions futures sur une coïncidence comme celle-là ? Avec le recul, elle semblait une allégorie trop parfaite. Comme un joli petit conte récité aux enfants pour leur enseigner une leçon.
Vin n’avait jamais entendu ces histoires-là dans son enfance. Et elle avait survécu là où tant d’autres étaient morts. Pour chaque leçon comme celle qu’elle avait apprise avec Goradel, il semblait y en avoir une dizaine qui se terminaient en tragédie.
Et il y avait eu Kelsier. Il avait eu raison, au bout du compte. Sa leçon était très différente de celles qu’enseignaient les contes pour enfants. Lorsqu’il tuait les gens qui se trouvaient en travers de son chemin, Kelsier se montrait téméraire, et même enthousiaste. Impitoyable. Il visait le bien de tous ; il gardait constamment en vue la chute de l’Empire, puis la naissance d’un royaume comme celui d’Elend.
Il avait réussi. Pourquoi ne pouvait-elle pas tuer comme il le faisait, sachant qu’elle accomplissait son devoir, sans jamais éprouver de culpabilité ? Elle avait toujours été effrayée par ce qu’elle percevait de dangereux chez Kelsier. Mais n’était-ce pas justement ce qui lui avait permis de réussir ?
Elle pénétra dans les couloirs du palais, semblables à des tunnels, laissant des traces dans la poussière à l’aide de ses pieds et des glands de sa cape de brume. Les brumes, comme toujours, restaient en arrière. Elles n’entraient pas dans les bâtiments – ou, si elles le faisaient, elles ne restaient généralement pas très longtemps. En même temps qu’elles, elle laissait derrière elle l’esprit des brumes.
Elle devait prendre une décision. Ce qui lui déplaisait, mais elle avait l’habitude de faire des choses qu’elle n’aimait pas. C’était la vie. Elle n’avait pas eu envie d’affronter le Seigneur Maître, mais elle l’avait fait malgré tout.
Il fit bientôt trop sombre même pour ses yeux de Fille-des-brumes, si bien qu’elle dut allumer une lanterne. Elle constata alors, surprise, que la poussière ne comportait pas que la trace de ses seuls pas. Apparemment, quelqu’un d’autre hantait les couloirs. Mais qui que cette personne puisse bien être, elle ne la croisa pas en marchant le long des couloirs.
Elle entra dans la pièce quelques instants plus tard. Elle ne savait pas trop ce qui l’avait attirée à Kredik Shaw, et plus précisément dans cette pièce cachée en son cœur. Il lui semblait toutefois avoir éprouvé ces derniers temps une sorte d’affinité avec le Seigneur Maître. Ses errances l’avaient conduite ici, à un endroit qu’elle n’avait pas visité depuis la nuit où elle avait terrassé le seul dieu qu’elle ait jamais connu.
Il avait passé beaucoup de temps dans cette pièce cachée, qu’il avait apparemment fait construire pour qu’elle lui rappelle son pays natal. L’endroit possédait un toit en dôme qui s’incurvait au-dessus d’elle. Les murs étaient ornés de peintures murales argentées et le sol d’incrustations métalliques. Elle les ignora et s’avança vers l’élément central de la pièce – un petit bâtiment de pierre construit au cœur de cette chambre.
C’était ici que Kelsier et sa femme avaient été capturés bien des années auparavant, lors de sa première tentative pour voler le Seigneur Maître. Mare avait trouvé la mort aux Fosses. Mais Kelsier avait survécu.
C’était ici, dans cette pièce même, que Vin avait affronté pour la première fois un Inquisiteur, qui avait failli la tuer. Ici également qu’elle était revenue des mois plus tard lors de sa première tentative d’assassinat du Seigneur Maître. Cette fois-là aussi, elle avait été vaincue.
Elle s’avança à l’intérieur du petit bâtiment-dans-le-bâtiment. Il ne possédait qu’une seule pièce. Le sol avait été arraché par les équipes d’Elend, en quête de l’atium. Les murs, en revanche, étaient toujours décorés des ornements du Seigneur Maître. Elle éleva sa lanterne pour les inspecter.
Des tapis. Des fourrures. Une petite flûte de bois. Les objets de son peuple, du peuple terrisien, mille ans auparavant. Pourquoi avait-il construit sa nouvelle cité de Luthadel ici, au sud, alors que son pays natal – et le Puits de l’Ascension lui-même – se trouvait au nord ? Vin ne l’avait jamais vraiment compris.
Peut-être s’était-il agi d’une simple décision. Rashek, le Seigneur Maître, avait été contraint, lui aussi, d’en prendre une. Il aurait pu continuer tel qu’il avait vécu jusque-là, dans son village de campagne. Sans doute aurait-il mené une vie heureuse auprès de son peuple.
Mais il avait décidé de devenir autre chose. Ce faisant, il avait commis de terribles atrocités. Cependant, pouvait-elle lui reprocher la décision elle-même ? Il était devenu ce qu’il avait estimé que son devoir lui imposait.
La décision de Vin paraissait bien plus ordinaire, mais elle savait qu’elle ne pouvait envisager certaines choses – le Puits de l’Ascension, la protection de Luthadel – avant de savoir avec certitude ce qu’elle voulait et qui elle était. Et pourtant, alors qu’elle se tenait dans cette pièce où Rashek avait passé une grande partie de son temps, alors qu’elle songeait au Puits, les pulsations exigeantes résonnaient plus fort que jamais dans sa tête.
Elle devait se décider. C’était auprès d’Elend qu’elle voulait être. Il symbolisait la paix. Le bonheur. Zane, en revanche, représentait ce qu’elle avait le sentiment de devoir devenir. Pour le bien de toutes les personnes impliquées.
Le palais du Seigneur Maître ne lui révéla ni indices ni réponses qui puissent lui être utiles. Quelques instants plus tard, frustrée et déroutée par les raisons mêmes qui l’avaient poussée à venir, elle le quitta pour se diriger tout droit au cœur des brumes.
Zane s’éveilla au bruit d’un piquet de tente qu’on plantait à un rythme précis. Sa réaction fut immédiate.
Il brûla de l’acier et du potin. Il avalait toujours un nouveau fragment de chaque avant de s’endormir. Il savait que cette habitude finirait sans doute par le tuer ; les métaux étaient toxiques si on les conservait trop longtemps en soi.
Mais de son point de vue, mieux valait mourir un jour que mourir aujourd’hui.
Il bondit hors de son lit, rejeta sa couverture vers le rabat de la tente en train de s’ouvrir. Il y voyait à peine dans l’obscurité de la nuit. Alors même qu’il se relevait, il entendit quelque chose se déchirer. On était en train de fendre les parois de la tente.
— Tuez-les ! hurla Dieu.
Zane heurta lourdement le sol et s’empara d’une poignée de pièces dans le bol posé près de son lit. Il entendit des cris de surprise lorsqu’il se retourna et projeta des pièces en un mouvement circulaire autour de lui.
Il exerça une Poussée. Des bruits minuscules résonnèrent tout autour de lui tandis que les pièces traversaient la toile.
Et les hommes se mirent à hurler.
Zane retomba accroupi et attendit en silence tandis que la tente s’effondrait autour de lui. Quelqu’un grattait le tissu sur sa droite. Il jeta quelques pièces et entendit un grognement de douleur satisfaisant. Dans le silence, tandis que la toile reposait sur lui comme une couverture, il entendit quelqu’un s’éloigner en courant.
Il soupira, se détendit et se servit d’un poignard pour découper le sommet de sa tente. Il émergea dans une nuit brumeuse. Il s’était couché plus tard que d’ordinaire ce jour-là ; il devait être près de minuit. Il était temps de se lever, de toute façon.
Il enjamba les vestiges de sa tente tombée à terre – se dirigeant vers la forme à présent recouverte de son lit – et y découpa une ouverture où passer la main pour récupérer le flacon de métaux rangé dans une poche en dessous. Il en vida le contenu et l’étain éclaira son environnement comme en plein jour ou presque. Quatre hommes gisaient autour de sa tente, morts ou mourants. C’étaient des soldats, bien entendu – ceux de Straff. L’attaque était survenue plus tard que Zane ne s’y attendait.
Straff a davantage confiance en moi que je ne le croyais. Zane enjamba la forme inerte d’un assassin et déchira la toile jusqu’à atteindre un coffre de rangement dont il tira ses habits. Il se changea en silence, puis sortit du coffre une petite bourse de pièces. Ça doit être l’attaque contre le bastion de Cett, songea-t-il. Elle a fini par convaincre Straff que j’étais trop dangereux pour qu’on me laisse vivre.
Zane trouva son homme en train de s’affairer discrètement près d’une tente un peu plus loin, cherchant visiblement à éprouver la résistance d’une corde. Il montait la garde chaque nuit et il était payé pour cogner sur un piquet de tente s’il voyait quiconque approcher de sa tente. Zane lui lança une bourse de pièces puis s’avança dans les ténèbres, longeant les eaux du canal et les péniches de ravitaillement sur le trajet menant à la tente de Straff.
Son père avait quelques limites. Straff était doué pour planifier à grande échelle, mais les détails – les subtilités – lui échappaient souvent. Il savait organiser une armée et écraser ses ennemis. En revanche, il aimait jouer avec des outils dangereux. Comme les mines d’atium des Fosses de Hathsin. Comme Zane.
Ces outils se retournaient souvent contre lui.
Zane se dirigea vers le côté de la tente de son père, puis perça un trou dans la toile et entra. Straff l’attendait. Zane devait lui reconnaître ce mérite : Straff regardait approcher sa mort avec une lueur de défi dans les yeux. Zane s’arrêta au milieu de la pièce, devant Straff, assis dans son fauteuil de bois.
— Tuez-le, ordonna Dieu.
Des lampes brûlaient dans les coins, éclairant la tente. Les coussins et couvertures étaient froissés. Straff s’était accordé d’ultimes ébats avec ses maîtresses favorites avant d’envoyer ses assassins. Le roi affichait son expression coutumière de défi, mais Zane distinguait autre chose. Un visage trop luisant de sueur, et des mains tremblant comme sous l’effet d’une maladie.
— J’ai de l’atium pour toi, déclara Straff. Enterré à un emplacement que moi seul connais.
Zane resta planté là en silence, regard braqué sur son père.
— Je vais révéler officiellement ton existence, poursuivit Straff. Te nommer mon héritier. Demain, si tu le souhaites.
Zane ne réagit pas. Straff continua à transpirer.
— La ville est à vous, déclara enfin Zane en se détournant.
Il fut récompensé par un hoquet de surprise dans son dos.
Zane regarda derrière lui. Jamais il n’avait lu une telle stupéfaction sur les traits de son père. Ce seul spectacle valait tout l’or du monde.
— Retirez vos hommes comme vous l’aviez prévu, déclara Zane, mais ne retournez pas dans le Dominat Boréal. Attendez que ces koloss envahissent la ville, laissez-les affaiblir les défenses et tuer les défenseurs. Ensuite, vous pourrez intervenir et secourir Luthadel.
— Mais, la Fille-des-brumes d’Elend…
— Sera partie, répondit Zane. Elle part avec moi ce soir. Adieu, père.
Il se retourna et sortit par la fente qu’il avait découpée.
— Zane ? l’appela Straff depuis l’intérieur de la tente.
Zane hésita de nouveau.
— Pourquoi ? demanda Straff en passant la tête par la fente. J’ai envoyé des assassins pour te tuer. Pourquoi me laisses-tu la vie sauve ?
— Parce que vous êtes mon père, répondit Zane en se détournant pour scruter les brumes. On ne devrait jamais tuer son père.
Sur ce, Zane fit un dernier adieu à l’auteur de ses jours. Un homme que Zane – malgré sa folie, malgré les maltraitances de toutes ces années – aimait.
Au cœur des brumes obscures, il jeta une pièce à terre et s’élança au-dessus du camp. Une fois franchi ses limites, il atterrit et localisa aisément le coude du canal qui lui servait de repère. Du creux d’un petit arbre, il tira un ballot de tissu. Une cape de brume, le premier cadeau que lui ait fait Straff, des années auparavant, lorsque Zane avait basculé. Trop précieux à ses yeux pour qu’il risque de la salir et de l’abîmer en la portant.
Il savait que c’était idiot. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se sentir ainsi. On ne pouvait utiliser l’allomancie émotionnelle sur soi.
Il déballa la cape de brume et en retira ce qu’elle protégeait – plusieurs flacons de métaux et une bourse remplie de billes. De l’atium.
Il resta agenouillé là un long moment. Puis il leva la main vers sa poitrine et tâta l’emplacement situé juste au-dessus de sa cage thoracique. À l’endroit où battait son cœur.
Il y avait là une grosse bosse. Elle s’y était toujours trouvée. Il y pensait rarement ; ses pensées paraissaient s’égarer lorsqu’il le faisait. C’était toutefois la véritable raison pour laquelle il ne portait pas de cape.
Il n’aimait pas la façon dont les capes frottaient contre la pointe de la tige qui saillait de son dos entre les omoplates. La tête se trouvait contre son sternum, invisible sous ses vêtements.
— Il est temps d’y aller, déclara Dieu.
Zane se leva, abandonnant sa cape de brume. Il se détourna du camp de son père, laissant derrière lui tout ce qu’il avait connu, pour aller chercher la femme qui le sauverait.