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Certains d’entre vous connaissent ma mémoire légendaire. C’est exact ; je n’ai pas besoin d’un cerveau métallique de ferrochimiste pour mémoriser en un clin d’œil une page remplie de mots.
— Parfait, déclara Elend, utilisant un bâtonnet de charbon pour entourer une autre section de la ville sur la carte étalée devant lui.
Demoux se gratta le menton.
— Les Granières ? C’est un quartier de la noblesse, milord.
— Ça l’était, répondit Elend. Les Granières étaient remplies de maisons cousines des Venture. Quand mon père a quitté la ville, beaucoup l’ont imité.
— Alors nous allons sans doute retrouver les maisons pleines de skaa de passage, j’imagine.
Elend hocha la tête.
— Faites-les partir.
— Pardon, milord ? répondit Demoux.
Ils se tenaient tous deux dans le grand abri aux carrosses du Bastion Venture. Des soldats allaient et venaient d’un air affairé à travers la pièce spacieuse. Beaucoup d’entre eux ne portaient pas d’uniforme ; ils n’étaient pas en service officiel pour la ville. Bien qu’Elend ne soit plus roi, ils étaient malgré tout venu à sa demande.
Ce qui était au moins révélateur.
— Nous devons faire sortir les skaa de ces foyers, poursuivit Elend. Les maisons des nobles sont essentiellement des manoirs de pierre possédant de nombreuses petites pièces. Elles sont extrêmement difficiles à chauffer, et nécessitent un foyer ou un poêle différent pour chaque pièce. Les logements des skaa sont déprimants, mais ils possèdent des foyers massifs et des pièces ouvertes.
Demoux hocha lentement la tête.
— Le Seigneur Maître ne pouvait pas laisser ses travailleurs souffrir du froid, reprit Elend. Ces logements sont le meilleur moyen de s’occuper efficacement d’une large population avec des ressources limitées.
— Je comprends, milord, répondit Demoux.
— Ne les contraignez pas, Demoux, précisa Elend. Ma garde personnelle – même augmentée de volontaires de l’armée – n’a aucune autorité officielle en ville. Si une famille veut rester dans la maison d’aristocrates qu’elle a chapardée, laissez-la faire. Assurez-vous simplement qu’elle sache qu’il existe une alternative au fait de mourir de froid.
Demoux hocha la tête, puis s’en alla transmettre les ordres. Elend se retourna vers un messager qui venait d’arriver. L’homme dut se frayer un chemin à travers une cohue organisée de soldats en train de recevoir des ordres et d’établir des plans.
Elend salua le nouveau venu d’un signe de tête.
— Vous faites partie du groupe de récupération, n’est-ce pas ?
L’homme hocha la tête tout en s’inclinant. Il ne portait pas d’uniforme ; c’était un soldat, pas l’un des gardes d’Elend. C’était un homme plus jeune, à la mâchoire carrée, à la calvitie naissante et au sourire honnête.
— Je vous connais, je crois ? demanda Elend.
— Je vous ai aidé il y a un an, milord, répondit l’homme. Je vous ai conduit dans le palais du Seigneur Maître pour aider à secourir lady Vin…
— Goradel, se souvint soudain Elend. Vous faisiez partie de la garde personnelle du Seigneur Maître.
L’homme hocha la tête.
— J’ai rejoint votre armée après ce jour-là. Ça me paraissait la chose à faire.
Elend sourit.
— Ce n’est plus mon armée, Goradel, mais j’apprécie que vous veniez nous aider aujourd’hui. Qu’avez-vous à me rapporter ?
— Vous aviez raison, milord, répondit Goradel, les skaa ont déjà pillé les maisons vides pour y voler des meubles. Mais peu d’entre eux ont pensé aux murs. Une bonne moitié des manoirs abandonnés ont des cloisons en bois à l’intérieur, tout comme une grande partie des logements des skaa. La plupart ont des toits de planches.
— Parfait, répondit Elend.
Il observa le groupe en train de se rassembler. Il ne les avait pas informés de ses plans ; il avait simplement demandé des volontaires pour l’aider à quelques travaux manuels. Il ne s’était pas attendu à ce qu’ils se manifestent par centaines.
— On dirait que nous réunissons un groupe assez conséquent, milord, commenta Demoux en rejoignant Elend.
Ce dernier hocha la tête et autorisa Goradel à disposer.
— Nous allons pouvoir tenter un projet encore plus ambitieux que ce que j’avais en tête.
— Milord, intervint Demoux. Êtes-vous sûr de vouloir commencer à démolir la ville autour de nous ?
— Soit nous perdons des bâtiments, soit nous perdons des gens, Demoux, expliqua Elend. Ce sont les bâtiments qui doivent disparaître.
— Et si le roi cherche à nous en empêcher ?
— Alors nous obéirons, répondit Elend. Mais je ne crois pas que lord Penrod y verra d’objections. Il est trop occupé à essayer de faire voter par l’Assemblée un projet de loi qui céderait la ville à mon père. Par ailleurs, il vaut sans doute mieux que ces hommes soient ici, avec de quoi s’occuper, plutôt qu’assis à la caserne à se ronger les sangs.
Demoux garda le silence. Elend fit de même ; tous deux savaient à quel point leur situation était précaire. Il ne s’était écoulé que peu de temps depuis la tentative d’assassinat et la transmission de pouvoir, et la ville était en état de choc. Cett se terrait toujours à l’intérieur du Bastion Hasting, et ses armées s’étaient mises en position pour attaquer la ville. Luthadel ressemblait à un homme qui a le couteau sous la gorge. Chaque respiration entaillait la peau.
Je ne peux pas y faire grand-chose pour l’instant, songea Elend. Je dois m’assurer que les gens ne meurent pas de froid lors des nuits à venir. Il sentait le froid glacial malgré la lumière du jour, sa cape et l’abri. Il y avait beaucoup de gens à Luthadel, mais s’il parvenait à rassembler assez d’hommes pour démolir assez de bâtiments, il arriverait peut-être à leur apporter une aide autre que dérisoire.
— Milord !
Elend se retourna vers un homme de petite taille à la moustache tombante.
— Ah, Felt, dit-il. Vous avez du nouveau ?
L’homme enquêtait sur le problème de la nourriture empoisonnée – plus précisément, sur la façon dont on avait infiltré la ville.
L’éclaireur hocha la tête.
— En effet, milord. Nous avons interrogé les réfugiés à l’aide d’un Exalteur, sans rien obtenir. Mais ensuite, je me suis mis à réfléchir. Les réfugiés paraissaient trop évidents, à mon sens. Je me suis dit qu’avec tout ce qui est allé de travers avec les puits, la nourriture et le reste, il devait forcément y avoir quelqu’un qui se faufilait en ville et en ressortait.
Elend hocha la tête. Ils surveillaient très attentivement les soldats de Cett à l’intérieur du Bastion Hasting, et aucun d’entre eux n’était responsable. Le Fils-des-brumes de Straff était une autre possibilité, mais Vin n’avait jamais voulu croire qu’il soit à l’origine des empoisonnements. Elend espérait que la piste – s’il était possible de la trouver – mènerait à quelqu’un de son propre palais, dévoilant avec un peu de chance qui, parmi son personnel, avait été remplacé par un kandra.
— Alors ? demanda Elend.
— J’ai interrogé les gens qui surveillent les passes, poursuivit Felt. Je ne crois pas qu’ils soient responsables.
— Les passes ?
Felt hocha la tête.
— Des passages couverts qui mènent hors de la ville. Des tunnels, ou quelque chose comme ça.
— Il en existe ? s’étonna Elend.
— Bien entendu, milord, répondit Felt. Se déplacer d’une ville à l’autre était très difficile pour les skaa lors du règne du Seigneur Maître. Tous ceux qui entraient à Luthadel étaient soumis à des entretiens et à des interrogatoires. Par conséquent, les moyens de pénétrer discrètement dans la ville étaient très répandus. La plupart ont été fermés – ceux qui impliquaient de faire descendre les gens au bout d’une corde le long des murs. Quelques-uns sont toujours en activité, mais je ne crois pas qu’ils laissent entrer les espions. Quand ce premier puits a été empoisonné, tous ceux qui tenaient des passes sont devenus paranoïaques et se sont mis à craindre vos représailles. Depuis, ils se contentent de laisser les gens sortir – ceux qui veulent s’enfuir de la ville assiégée, entre autres.
Elend fronça les sourcils. Il ne savait pas trop ce que lui inspirait l’idée qu’on désobéisse à son ordre de fermer les portes et de ne laisser sortir personne.
— Ensuite, reprit Felt, j’ai essayé le fleuve.
— Nous y avions pensé, répondit Elend. Les grilles protégeant l’accès au fleuve sont toutes fermées.
Felt sourit.
— Ça oui, elles le sont. J’ai envoyé des hommes fouiller sous l’eau, et nous avons trouvé plusieurs des verrous qui maintiennent les grilles en place.
— Quoi ?
— Quelqu’un a dégagé les grilles, milord, expliqua Felt, avant de les remettre en place pour ne pas éveiller les soupçons. De cette façon, ils pouvaient entrer et sortir en nageant à leur guise.
Elend haussa un sourcil.
— Voulez-vous que nous remettions les grilles en place ? demanda Felt.
— Non, répondit Elend. Non, contentez-vous de remplacer les verrous par de nouveaux, puis postez des hommes pour qu’ils montent la garde. La prochaine fois que ces prisonniers tenteront de pénétrer dans la ville, je veux qu’ils se retrouvent coincés.
Felt hocha la tête et se retira avec un sourire satisfait aux lèvres. Ses talents d’espion n’avaient guère été mis à contribution ces derniers temps, et il semblait apprécier les tâches qu’Elend lui confiait. Ce dernier prit mentalement note de charger Felt de localiser l’espion kandra – à supposer, bien entendu, que Felt ne soit pas lui-même l’espion.
— Milord, déclara Demoux en s’avançant. Je crois être en mesure d’offrir une deuxième opinion quant à la façon dont les empoisonnements ont eu lieu.
Elend se retourna.
— Ah oui ?
Demoux hocha la tête et fit signe à un homme d’approcher depuis un coin de la pièce. Il était jeune, dans les dix-huit ans, et possédait le visage sale et les habits d’un travailleur skaa.
— Je vous présente Larn, déclara Demoux. Un membre de ma confrérie.
Le jeune homme s’inclina devant Elend, non sans une certaine nervosité dans la posture.
— Vous pouvez parler, Larn, lui dit Demoux. Dites à lord Venture ce que vous avez vu.
— Eh bien, milord, répondit le jeune homme, j’ai tenté d’en parler au roi. Au nouveau roi, je veux dire.
Il rougit, embarrassé.
— Ne vous en faites pas, lui dit Elend. Poursuivez.
— Eh bien, ses hommes m’ont chassé. Ils m’ont dit que le roi n’avait pas de temps à me consacrer. Alors je suis venu trouver lord Demoux. Je me suis dit qu’il me croirait peut-être.
— À quel sujet ? s’enquit Elend.
— Un Inquisiteur, milord, répondit le jeune homme. J’en ai vu un en ville.
Un frisson parcourut Elend.
— Vous en êtes sûr ?
Le jeune homme hocha la tête.
— J’ai vécu toute ma vie à Luthadel, milord. J’ai assisté aux exécutions un certain nombre de fois. Je reconnaîtrais un de ces monstres, sans aucun doute possible. Je l’ai vu. Grand, vêtu d’une robe, avec des pointes à travers les yeux, qui se déplaçait furtivement dans la nuit. Près des places centrales de la ville. Je vous l’assure.
Elend échangea un coup d’œil avec Demoux.
— Il n’est pas le seul, milord, déclara calmement Demoux. D’autres membres de ma confrérie affirment avoir vu un Inquisiteur traîner autour de Kredik Shaw. J’ai ignoré les premiers récits, mais Larn est digne de confiance. S’il dit avoir vu quelque chose, c’est forcément vrai. Il a presque d’aussi bons yeux qu’un Œil-d’étain, celui-là.
Elend hocha lentement la tête et ordonna à une patrouille de sa garde personnelle de surveiller la zone indiquée. Après quoi il reporta son attention sur la tâche de collecte du bois. Il donna les ordres, répartit les hommes en équipes, en envoya certains commencer le travail, d’autres rassembler des recrues. Sans combustible, une grande partie des forges de la ville avaient fermé, et les ouvriers étaient désœuvrés. Ils avaient bien besoin de quelque chose pour s’occuper.
Elend lut un éclat énergique dans le regard de ces hommes tandis qu’ils se séparaient. Il connaissait cette détermination, cette fermeté du regard et du bras. Elle provenait de la satisfaction de faire quelque chose plutôt que de rester assis en laissant agir le destin – ou les rois.
Elend se retourna vers la carte et prit quelques notes. Du coin de l’œil, il vit Ham approcher d’un pas nonchalant.
— Alors c’est là que tout le monde est passé ! s’exclama Ham. Les terrains d’entraînement sont vides.
Elend leva les yeux, un sourire aux lèvres.
— Tiens, vous avez remis l’uniforme ? demanda Ham.
Elend baissa les yeux vers sa tenue blanche. Conçue pour se détacher, le distinguer dans une ville tachée de cendre.
— Oui.
— Dommage, commenta Ham avec un soupir. Personne ne devrait être obligé d’en porter un.
Elend haussa un sourcil. Face à l’incontestable réalité de l’hiver, Ham avait enfin pris l’habitude de porter une chemise sous son gilet. Il ne portait toutefois ni cape ni manteau.
Elend reporta son attention sur la carte.
— Cette tenue me convient, dit-il. Elle paraît appropriée. Quoi qu’il en soit, votre gilet est un uniforme au même titre que cette tenue.
— Pas du tout.
— Ah non ? Rien ne désigne aussi efficacement un Cogneur que le fait qu’il se balade sans manteau en plein hiver, Ham. Vous avez utilisé votre tenue pour changer la manière dont les gens réagissaient vis-à-vis de vous, pour leur apprendre qui vous êtes et ce que vous représentez – ce qui est principalement le but d’un uniforme.
Ham y réfléchit.
— C’est une manière intéressante de voir les choses.
— Quoi ? s’étonna Elend. Vous n’avez jamais débattu de ce genre de sujet avec Brise ?
Ham secoua la tête et se retourna pour observer les groupes d’hommes et écouter ceux qu’Elend avait chargés de donner des ordres.
Il a changé, songea Elend. Diriger cette ville, faire face à toutes ces épreuves, ça l’a changé, lui aussi. Le Cogneur était plus grave à présent – plus déterminé. Bien entendu, la sécurité de la ville représentait pour lui un enjeu encore plus grand que pour le reste de la bande. Il était parfois difficile de se rappeler que le Cogneur à l’esprit libre était père de famille. Ham ne parlait guère de Mardra ni de ses deux enfants. Sans doute par habitude, soupçonnait Elend ; depuis son mariage, Ham avait passé la majeure partie de son temps séparé de sa famille pour la maintenir en sécurité.
Cette ville tout entière est ma famille, songea-t-il tandis qu’il regardait les soldats partir vaquer à leurs tâches. Certains auraient pu considérer comme très banale, voire sans grand intérêt, une mission aussi simple que la collecte de bois pour le feu dans une ville menacée par trois armées. Elend, cependant, savait que les skaa qui souffraient du froid accueilleraient ce combustible avec autant de gratitude que le départ des armées.
En vérité, Elend se sentait un peu comme ses soldats. Il éprouvait une satisfaction – une grande émotion, même – à faire quelque chose, n’importe quoi, pour se rendre utile.
— Et si Cett attaque ? demanda Ham, qui observait toujours les soldats. Une bonne partie de l’armée va se retrouver dispersée dans toute la ville.
— Même si nous avons mille hommes dans mes équipes, ça ne va presque pas entamer nos effectifs. Et puis Clampin estime que nous allons avoir largement le temps de les réunir. Nous avons envoyé des messagers.
Elend reporta son attention sur sa carte.
— Enfin bref, je ne pense pas que Cett soit sur le point d’attaquer. Il est à l’abri dans ce bastion. Nous n’allons jamais réussir à le vaincre – il faudrait retirer trop d’hommes aux défenses de la ville, ce qui nous laisserait exposés. La seule chose dont il doive vraiment s’inquiéter, c’est que mon père…
Elend laissa sa phrase en suspens.
— Quoi donc ? demanda Ham.
— C’est pour ça que Cett est ici, répondit Elend, clignant des yeux de surprise. Vous ne comprenez pas ? Il s’est volontairement placé dans une impasse. Si Straff attaque, les armées de Cett vont finir par devoir se battre à nos côtés. Il a lié son destin au nôtre.
Ham fronça les sourcils.
— Ça me fait l’effet d’une tentative sacrément désespérée.
Elend hocha la tête tandis qu’il se remémorait sa rencontre avec Cett.
— « Désespérée », dit-il. C’est un terme approprié. Cett est désespéré, pour une raison qui m’échappe encore. Quoi qu’il en soit, en se plaçant dans cette situation, il s’allie à nous contre Straff – que nous voulions ou non de cette alliance.
— Mais que se passera-t-il si l’Assemblée livre la ville à Straff ? Si nos hommes se joignent à lui pour attaquer Cett ?
— C’est le risque qu’il a choisi de courir, répondit Elend.
Cett n’a jamais eu l’intention d’être en mesure de fuir la confrontation à Luthadel. Il compte soit prendre la ville, soit se faire détruire.
Il attend, dans l’espoir que Straff attaque, et s’inquiète que nous lui cédions simplement la ville. Mais rien de tout ça ne peut se produire tant que Straff aura peur de Vin. Une impasse entre trois éléments. Avec les koloss comme quatrième facteur totalement imprévisible.
Il fallait que quelqu’un intervienne pour faire pencher la balance.
— Demoux, dit Elend. Êtes-vous prêt à prendre les choses en main à partir de maintenant ?
Le capitaine Demoux le regarda et hocha la tête. Elend se tourna vers Ham.
— J’ai une question pour vous, Ham.
L’intéressé haussa un sourcil.
— Quel est votre degré de folie en ce moment même ?
Elend conduisit son cheval hors du tunnel pour pénétrer dans le paysage chaotique des environs de Luthadel. Il se retourna et tordit le cou pour regarder le rempart. Avec un peu de chance, les soldats y auraient reçu son message et ne le prendraient pas pour un espion ou un éclaireur de l’une des armées ennemies. Il préférait ne pas figurer dans l’une des histoires de Tindwyl comme l’ancien roi mort d’une flèche tirée par ses propres hommes.
Ham fit sortir du tunnel une petite femme aux cheveux grisonnants. Comme Elend l’avait deviné, Ham avait aisément trouvé une passe convenable pour leur permettre de quitter la ville.
— Eh bien, vous y voilà, annonça la vieille femme appuyée sur sa canne.
— Merci, ma brave, répondit Elend. Vous avez bien servi votre dominat aujourd’hui.
La femme ricana, haussant un sourcil – bien qu’elle soit, lui sembla-t-il, presque entièrement aveugle. Elend sourit et sortit une bourse qu’il lui tendit. Elle y puisa de ses doigts noueux mais étonnamment agiles et en compta le contenu.
— Trois de plus ?
— Pour vous payer si vous laissez un éclaireur ici, expliqua Elend. Afin qu’il guette notre retour.
— Votre retour ? demanda-t-elle. Vous n’êtes pas en train de vous enfuir ?
— Non, répondit Elend. Je dois simplement traiter avec l’une des armées.
Nouveau haussement de sourcils.
— Eh bien, ça ne regarde pas Mémé, marmonna-t-elle en se dirigeant de nouveau vers le trou tout en tâtonnant du bout de sa canne. Pour trois liards, je peux vous trouver un petit-fils qui restera assis ici quelques heures. Le Seigneur Maître sait que je n’en manque pas.
Ham la regarda s’éloigner, un éclat affectueux dans le regard.
— Depuis combien de temps connaissez-vous cet endroit ? demanda Elend, qui regardait deux hommes solidement charpentés s’approcher de la partie cachée.
À moitié enfoui, à moitié taillé dans les pierres du mur elles-mêmes, le tunnel était une véritable prouesse. Même après en avoir appris l’existence de la bouche de Felt, il restait stupéfiant de franchir un tunnel caché à moins de quelques minutes de trajet à cheval du Bastion Venture.
Ham se retourna vers lui tandis que le mur factice se refermait avec un claquement sec.
— Oh, j’en connais l’existence depuis des années, dit-il. Mémé Hilde me donnait des bonbons quand j’étais petit. Évidemment, c’était juste une manière d’obtenir à peu de frais un peu de publicité discrète – mais bien ciblée – pour sa passe. Une fois adulte, je me servais de ce tunnel pour faire entrer et sortir Mardra et les enfants de la ville quand ils venaient me rendre visite.
— Un instant, l’interrompit Elend. Vous avez grandi à Luthadel ?
— Bien sûr.
— Dans les rues, comme Vin ?
Ham fit signe que non.
— Pas vraiment comme Vin, répondit-il d’une voix qui avait perdu son entrain, tout en balayant le mur du regard. Je crois que personne n’a vraiment grandi comme Vin. J’ai eu des parents skaa – c’était mon grand-père qui était noble. Je me suis impliqué dans la clandestinité, mais j’ai eu mes parents pendant une bonne partie de mon enfance. En plus, j’étais un garçon – et costaud. (Il se tourna vers Elend.) Je crois que ça fait une grosse différence.
Elend hocha la tête.
— Vous n’allez pas faire fermer ce tunnel, dites-moi ? demanda Ham.
Elend se retourna, stupéfait.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
Ham haussa les épaules.
— C’est juste que ça n’a pas l’air du genre d’entreprise honnête que vous pourriez approuver. Il doit y avoir chaque nuit des gens qui s’enfuient de la ville par ce trou. Mémé Hilde est connue pour empocher les sous sans poser de questions – même si elle vous rouspète un peu dessus.
Ham n’avait pas tort. C’est sans doute pour ça qu’il ne m’en a pas parlé avant que je lui pose expressément la question. Ses amis évoluaient en équilibre délicat et restaient proches de leurs anciens liens avec la clandestinité, tout en travaillant dur à construire le gouvernement pour la création duquel ils avaient tant sacrifié.
— Je ne suis plus roi, dit Elend en tournant son cheval vers la direction opposée à celle de la ville. Les agissements de Mémé Hilde ne me concernent pas.
Ham vint se placer près de lui, l’air soulagé. Elend vit toutefois ce soulagement se dissiper à mesure qu’il prenait conscience de la réalité de ce qu’ils étaient en train de faire.
— Je n’aime pas ça, El.
Ils cessèrent de marcher le temps qu’Elend monte en selle.
— Moi non plus.
Ham inspira profondément puis hocha la tête.
Mes anciens amis de l’aristocratie auraient tenté de m’en dissuader, se dit Elend, amusé. Pourquoi est-ce que je m’entoure de gens qui étaient fidèles au Survivant ? Eux s’attendent à ce que leur chef prenne des risques irrationnels.
— Je vous accompagne, déclara Ham.
— Non, répondit Elend. Ça ne changera rien. Restez ici, attendez de voir si je reviens. Et sinon, rapportez à Vin ce qui s’est passé.
— Ouais, j’irai le lui dire, rétorqua Ham sur un ton ironique. Et ensuite, je n’aurai plus qu’à retirer ses poignards de ma poitrine. Faites simplement en sorte de revenir, d’accord ?
Elend hocha la tête, mais il lui prêtait à peine attention. Son regard était concentré sur l’armée au loin. Une armée sans tentes, voitures, charrettes de nourriture ni serviteurs. Une armée qui avait mangé tout le feuillage sur une large surface carrée autour d’elle. Des koloss.
La sueur rendait les rênes glissantes entre les doigts d’Elend. La situation n’avait rien de comparable à ses visites à l’armée de Straff et au bastion de Cett. Car, cette fois-ci, il était seul. Vin ne pourrait pas le tirer d’affaire si les choses tournaient mal ; elle était toujours en train de guérir de ses blessures, et personne d’autre que Ham n’était au courant de ce qu’Elend venait d’entreprendre.
Qu’est-ce que je dois aux gens de cette ville ? se demanda-t-il. Ils m’ont rejeté. Pourquoi est-ce que j’insiste malgré tout pour tenter de les protéger ?
— El, je reconnais cette expression, lui lança Ham. Faisons demi-tour.
Elend ferma les yeux et laissa échapper un soupir. Puis il les rouvrit brusquement et lança son cheval au galop.
La dernière fois qu’il avait vu des koloss remontait à des années, et l’expérience ne s’était produite que sur l’insistance de son père. Straff se méfiait de ces créatures et n’avait jamais aimé savoir que des garnisons de koloss se trouvaient dans le Dominat Central, à quelques jours de marche à peine de sa ville d’Urteau. Ces koloss étaient alors un rappel, un avertissement, de la part du Seigneur Maître.
Elend chevauchait sans relâche, comme s’il utilisait sa vitesse acquise pour nourrir sa propre volonté. En dehors d’une brève visite à la garnison des koloss d’Urteau, tout ce qu’il savait de ces créatures provenait des livres – mais l’enseignement de Tindwyl avait affaibli la confiance absolue, et un brin naïve, qu’il accordait autrefois à sa propre érudition.
Il faudra bien que ça suffise, se dit-il tandis qu’il approchait du camp. Il serra les dents et ralentit sa monture à l’approche d’une escouade de koloss.
Ils étaient conformes à ses souvenirs. Une créature de grande taille – à la peau atrocement fendue et lézardée de marques de distension – menait plusieurs bêtes de taille moyenne, dont les entailles sanglantes apparaissaient à peine au coin de la bouche et des yeux. Une poignée de créatures plus petites – dont la peau pendouillait sous les yeux et les bras – accompagnaient leurs supérieurs.
Elend fit ralentir son cheval pour approcher au trot de la plus grande des créatures.
— Conduisez-moi à Jastes, lui demanda-t-il.
— Descendez de votre cheval, répondit le koloss.
Elend le regarda droit dans les yeux. À dos de cheval, il égalait presque la créature en taille.
— Conduisez-moi à Jastes.
Le koloss le toisa de ses yeux impassibles en boutons de bottine. Elle arborait une déchirure qui lui reliait les yeux au-dessus du nez, ainsi qu’une entaille secondaire qui descendait jusqu’aux narines en arc de cercle. Le nez lui-même était étiré au point d’être tordu et aplati, maintenu de travers contre l’os.
C’était le moment crucial. D’après les livres, la créature allait soit s’exécuter, soit se contenter de l’attaquer. Elend patienta, tendu.
— Venez, lâcha le koloss, qui se retourna en direction de son camp.
Les autres créatures entourèrent le cheval d’Elend, et l’animal effrayé regimba. Elend garda une ferme emprise sur les rênes et resserra les jambes pour le faire avancer. Le cheval réagit avec nervosité.
Elend aurait dû se réjouir de cette petite victoire, mais sa tension ne faisait que s’accroître. Ils avancèrent vers le camp des koloss. C’était comme se retrouver englouti. Comme laisser un éboulement vous ensevelir. Les koloss levaient les yeux vers lui sur son passage pour le scruter de leurs yeux rouges dépourvus d’émotion. Beaucoup d’autres se tenaient simplement autour de leurs feux de cuisine, inertes et silencieux, pareils à des hommes nés avec l’esprit lent.
D’autres encore se battaient. Ils s’entretuaient, luttaient au corps à corps à même le sol sous le regard indifférent de leurs compagnons. Aucun philosophe, scientifique ou érudit n’était jamais parvenu à déterminer précisément ce qui déchaînait les koloss. La cupidité semblait une bonne motivation. Pourtant, il leur arrivait d’attaquer alors même qu’ils disposaient de nourriture en abondance, et de tuer un compagnon pour s’approprier son morceau de bœuf. La douleur était apparemment un autre grand mobile, tout comme l’envie de défier l’autorité. Des raisons charnelles, viscérales. Et pourtant, ils semblaient parfois attaquer sans cause ni raison.
Après s’être battus, ils s’expliquaient très calmement, comme si leurs actes étaient parfaitement rationnels. Elend frissonna en entendant des cris et se répéta qu’il ne lui arriverait sans doute rien avant qu’il atteigne Jastes. En règle générale, les koloss s’attaquaient simplement entre eux.
À moins que la soif du sang les déchaîne.
Il chassa cette pensée et se concentra plutôt sur les détails que Sazed avait rapportés de son voyage dans le camp des koloss. Les créatures portaient les larges épées de fer brut qu’il avait décrites. Plus le koloss était grand, plus son épée l’était aussi. Quand un koloss atteignait une taille où il estimait avoir besoin d’une épée plus grande, il n’avait que deux choix : en trouver une qu’un autre avait abandonnée, ou tuer quelqu’un pour lui prendre la sienne. La plupart du temps, on pouvait grossièrement contrôler la population des koloss en augmentant ou réduisant le nombre d’épées disponibles pour le groupe.
Aucun érudit ne savait comment ces créatures se reproduisaient.
Comme l’avait expliqué Sazed, les koloss portaient également d’étranges petites bourses attachées à la courroie de leur épée. De quoi s’agit-il ? se demanda Elend. Sazed disait qu’il avait vu les plus grands koloss en porter trois ou quatre. Mais celui qui dirige mon groupe en a presque une vingtaine. Même le petit koloss du groupe d’Elend en portait trois.
La différence est là, songea-t-il. Quoi que puissent contenir ces bourses, pourrait-il s’agir du moyen par lequel Jastes contrôle ces créatures ?
Il n’existait aucun moyen de le savoir, à moins de supplier l’un des koloss de lui montrer l’une de ces bourses – et il doutait fort qu’il accepte de s’en séparer.
Tout en marchant, il remarqua une autre singularité : certains portaient des vêtements. Auparavant, il ne les avait vus que vêtus de pagnes, comme l’avait rapporté Sazed. Pourtant, beaucoup de ceux-ci portaient des pantalons, chemises ou jupes. Ils les portaient sans se soucier de leur taille, et la plupart étaient si serrés qu’ils s’étaient déchirés. D’autres étaient si larges qu’il avait fallu les attacher. Elend vit plusieurs des koloss les plus grands porter des habits tels que des foulards autour de la tête ou des bras.
— Nous ne sommes pas des koloss, déclara soudain le chef du groupe en se retournant vers Elend tandis qu’ils marchaient.
Elend fronça les sourcils.
— Expliquez-vous.
— Vous nous prenez pour des koloss, dit-il à travers des lèvres trop étirées pour fonctionner normalement. Nous sommes humains. Nous allons vivre dans votre ville. Nous allons vous tuer, et la prendre.
Elend frissonna, comprenant l’origine de ces vêtements dépareillés. Ils provenaient du village que les koloss avaient attaqué, celui dont quelques réfugiés avaient atteint Luthadel. Voilà qui semblait une nouveauté dans le mode de pensée des koloss. À moins que cette attitude ait toujours été là, simplement réprimée par le Seigneur Maître ? L’érudit en Elend était fasciné. Le restant de son être, simplement horrifié.
Son guide koloss s’arrêta devant un petit groupe de tentes, seules structures de ce genre présentes dans tout le camp. Puis le chef se retourna en hurlant, effrayant le cheval d’Elend. Ce dernier lutta pour empêcher sa monture de le désarçonner tandis que le koloss bondissait sur un de ses compagnons, qu’il se mit à rosser d’un poing massif.
Elend remporta sa lutte. Mais pas le chef des koloss.
Elend mit pied à terre, tapotant l’encolure du cheval tandis que le koloss victime de l’agression retirait son épée de la poitrine de son ancien chef. Le survivant – dont la peau arborait à présent plusieurs entailles qui n’étaient pas dues à la distension – se baissa pour recueillir les bourses liées au dos du cadavre. Elend l’observa avec une sourde fascination tandis que le koloss se relevait et prenait la parole.
— Il n’a jamais été un bon chef, déclara-t-il d’une voix pâteuse.
Je ne peux pas laisser ces monstres attaquer ma ville, se dit Elend. Je dois faire quelque chose. Il tira son cheval pour le faire avancer, tournant le dos au koloss pour pénétrer dans la section isolée du camp, surveillée par un groupe de jeunes hommes nerveux en uniforme. Elend tendit les rênes à l’un d’entre eux.
— Gardez-le pour moi, leur dit Elend en s’avançant d’un pas assuré.
— Attendez ! s’exclama l’un des soldats. Halte !
Elend se retourna vivement pour faire face à cet homme plus petit que lui, qui s’efforçait à la fois de brandir sa lance en direction d’Elend et de garder le koloss à l’œil. Elend ne s’efforçait pas d’être dur ; il voulait simplement juguler sa propre nervosité et continuer d’avancer. Dans tous les cas, le regard noir qu’il affichait ainsi aurait certainement impressionné Tindwyl.
Le soldat s’arrêta brusquement.
— Je suis Elend Venture, déclara-t-il. Vous connaissez ce nom ?
L’homme hocha la tête.
— Vous pouvez m’annoncer à lord Lekal, poursuivit Elend. Entrez dans cette tente avant que j’y aille par moi-même.
Le jeune homme s’empressa d’obéir. Elend le suivit, s’approchant à grands pas de la tente gardée par d’autres soldats à l’air hésitant.
Je me demande ce qu’ils ont dû ressentir, s’interrogea Elend, à vivre entourés de koloss qui les dépassaient si nettement en nombre ? Gagné par la pitié, il ne chercha pas à entrer de force. Il afficha une patience de surface jusqu’à ce qu’une voix l’appelle de l’intérieur.
— Faites-le entrer.
Elend frôla les gardes et souleva le rabat de la tente.
Ces derniers mois n’avaient pas été tendres avec Jastes Lekal. Curieusement, les quelques mèches restantes sur son crâne paraissaient bien plus pitoyables que ne l’aurait été une calvitie totale. Son costume était taché et négligé, ses yeux soulignés de lourdes poches. Il faisait les cent pas et sursauta légèrement à l’arrivée d’Elend.
Puis il se figea un moment, les yeux écarquillés. Enfin, il leva une main tremblante pour écarter des cheveux qu’il n’avait pas.
— Elend ? demanda-t-il. Au nom du Seigneur Maître, qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— La responsabilité, Jastes, répondit calmement Elend. Il semblerait qu’aucun de nous n’y était préparé.
— Dehors, ordonna Jastes en faisant signe à ses gardes.
Ils passèrent près d’Elend d’un pas traînant et refermèrent le rabat de la tente derrière eux.
— Ça faisait longtemps, Elend, reprit Jastes en gloussant faiblement.
Elend hocha la tête.
— Je me rappelle cette époque, poursuivit Jastes, où l’on partageait un verre avec Telden dans ta piaule ou la mienne. On était sacrément innocents, hein ?
— Innocents, répondit Elend, mais pleins d’espoir.
— Tu veux quelque chose à boire ? demanda Jastes en se retournant vers le bureau de la pièce.
Elend étudia les bouteilles et flasques renversées dans un coin. Toutes étaient vides. Jastes se saisit d’une bouteille sur le bureau et versa à Elend un petit verre, dont le volume et la couleur claire indiquaient sans doute possible qu’il ne s’agissait pas d’un simple vin de table.
Elend accepta la petite coupe mais ne but pas.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Jastes ? Comment le philosophe intelligent et réfléchi que je connaissais s’est-il transformé en tyran ?
— Un tyran ? lâcha Jastes, vidant sa coupe d’un trait. Tu te trompes. C’est ton père, le tyran. Moi, je ne suis qu’un réaliste.
— Se retrouver au beau milieu d’une armée de koloss, ça ne me fait pas franchement l’effet d’une position très réaliste.
— Je peux les contrôler.
— Et Suisna ? demanda Elend. Le village qu’ils ont massacré ?
Jastes hésita.
— C’était un malheureux accident.
Elend baissa les yeux vers la boisson qu’il tenait en main puis la jeta sur le côté, où l’alcool aspergea le sol poussiéreux de la tente.
— Nous ne sommes pas chez mon père, et nous ne sommes plus amis. Je ne qualifie pas d’ami quelqu’un qui mène une offensive comme celle-ci contre ma ville. Qu’est-il arrivé à ton honneur, Jastes Lekal ?
Jastes ricana en regardant l’alcool renversé.
— Ça a toujours été le problème avec toi, Elend. Tu es toujours si sûr de toi, si optimiste, avec tes grandes valeurs.
— C’était notre optimisme, répondit Elend en s’avançant. Nous voulions changer les choses, Jastes, pas les détruire !
— Ah, vraiment ? rétorqua Jastes, avec un mouvement d’humeur tel qu’Elend n’en avait jamais vu chez son ami. Tu veux savoir pourquoi je suis ici, Elend ? As-tu jamais seulement prêté attention à ce qui se déroulait dans le Dominat Austral pendant que tu t’amusais à Luthadel ?
— Je suis désolé pour ce qui est arrivé à ta famille, Jastes.
— Désolé ? répéta Jastes en s’emparant vivement de la bouteille sur son bureau. Tu es désolé ? J’ai mis tes plans en œuvre, Elend. J’ai fait tout ce dont nous avions parlé – liberté, honnêteté politique. J’ai fait confiance à mes alliés plutôt que de les soumettre par la force. Et tu sais ce qui s’est passé ?
Elend ferma les yeux.
— Ils ont tué tout le monde, Elend, poursuivit Jastes. C’est ce qu’on fait quand on prend le pouvoir. On tue ses rivaux et leur famille – même les jeunes filles, même les bébés. Et on laisse leurs cadavres à titre d’avertissement. C’est une politique efficace. C’est comme ça qu’on garde le pouvoir !
— C’est facile de croire en quelque chose quand on gagne tout le temps, Jastes, répondit Elend en ouvrant les yeux. Ce sont les pertes qui définissent la foi d’un homme.
— Les pertes ? répéta Jastes. Ma sœur était une perte ?
— Non, je voulais dire…
— Assez ! aboya Jastes en reposant violemment la bouteille sur son bureau. Gardes !
Deux hommes soulevèrent le rabat de la tente et pénétrèrent dans la pièce.
— Capturez Sa Majesté, leur ordonna Jastes avec un geste hésitant. Envoyez un messager en ville pour annoncer que nous voulons négocier.
— Je ne suis plus roi, Jastes, rectifia Elend.
Jastes s’arrêta.
— Crois-tu que je serais venu ici et que je me serais laissé capturer si j’étais roi ? On m’a déposé. L’Assemblée a invoqué une clause de perte de confiance et choisi un nouveau roi.
— Espèce de crétin, répondit Jastes.
— Les pertes, Jastes, dit Elend. Ça n’a pas été aussi dur pour moi que pour toi, mais je crois que je comprends.
— Donc, répondit Jastes en se passant la main dans les « cheveux », ce costume chichiteux et cette coupe de cheveux ne t’ont pas sauvé, hein ?
— Rassemble tes koloss et va-t’en, Jastes.
— Ça ressemblait à une menace, Elend. Tu n’es plus roi, tu n’as plus d’armée, et je ne vois pas ta Fille-des-brumes dans les parages. Sur quelle base espères-tu me menacer ?
— Ce sont des koloss, répondit Elend. Tu veux vraiment qu’ils entrent en ville ? C’est ta ville, Jastes – ou ça l’était. Elle abrite des milliers de gens !
— Je peux… contrôler mon armée, dit Jastes.
— Non, j’en doute fort. Qu’est-ce qui s’est passé, Jastes ? Est-ce qu’ils ont décidé qu’il leur fallait un roi ? Que les « humains » fonctionnaient ainsi et qu’ils devaient les imiter ? Qu’est-ce qu’ils transportent dans ces bourses ?
Jastes ne répondit pas. Elend soupira.
— Que se passera-t-il quand l’un d’entre eux se déchaînera et t’attaquera ?
Jastes secoua la tête.
— Je suis désolé, Elend, dit-il calmement. Je ne peux pas laisser Straff obtenir cet atium.
— Et mon peuple ?
Jastes marqua une très brève pause, puis baissa les yeux et fit signe aux gardes. L’un d’entre eux posa la main sur l’épaule d’Elend.
La réaction d’Elend le surprit lui-même. Il enfonça le coude dans le visage de l’homme, lui brisant le nez, puis fit tomber l’autre homme d’un coup de pied en pleine jambe. Avant que Jastes puisse faire autre chose que crier, Elend s’élança.
Il tira de sa botte un couteau d’obsidienne – que lui avait donné Vin – et saisit Jastes par l’épaule. Elend fit violemment pivoter un Jastes gémissant, le poussa en arrière contre le bureau puis – sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’il faisait – planta le couteau dans l’épaule de son ancien ami.
Jastes émit un hurlement sonore et pitoyable.
— Si te tuer servait à quoi que ce soit, Jastes, rugit Elend, je n’hésiterais pas un instant. Mais je ne sais pas comment tu contrôles ces créatures, et je ne veux pas les libérer dans la nature.
Les soldats s’entassèrent dans la pièce. Elend ne leva pas les yeux. Il gifla Jastes pour interrompre ses cris de douleur.
— Écoute-moi bien, reprit Elend. Je me moque bien de savoir que tu as souffert, je me moque bien que tu ne croies plus à la philosophie, et je me moque éperdument que tu te fasses tuer en jouant à des jeux politiques avec Cett et Straff.
» Mais s’il y a une chose dont je ne me moque pas, c’est que tu menaces mon peuple. Je veux que tu évacues ton armée de mon dominat – va plutôt attaquer la patrie de Straff, ou bien celle de Cett. Ils sont tous les deux sans défense. Je te promets de ne pas laisser tes ennemis s’emparer de l’atium.
» Et en tant qu’ami, je vais te donner quelques conseils. Réfléchis un moment à cette blessure à ton bras, Jastes. J’étais ton meilleur ami, et j’ai failli te tuer. Mais qu’est-ce que tu trafiques au milieu de toute une armée de koloss déments ?
Les soldats le cernèrent. Elend se leva, arracha le couteau du corps de Jastes et le fit pivoter, pressant l’arme contre sa gorge.
Les gardes s’immobilisèrent.
— Je m’en vais, déclara Elend, poussant devant lui un Jastes dérouté pour sortir de la tente.
Il remarqua, non sans inquiétude, qu’il y avait à peine une dizaine de gardes humains. Sazed en avait compté davantage. Où Jastes les avait-il perdus ?
Elend ne vit aucune trace de son cheval. Il garda donc un œil méfiant sur les soldats, entraînant Jastes vers la frontière invisible entre le camp humain et celui des koloss. Il se retourna lorsqu’il l’atteignit, puis repoussa Jastes vers ses hommes. Ils le rattrapèrent et l’un d’entre eux sortit un bandage pour son bras. D’autres firent mine de pourchasser Elend, mais ils s’arrêtèrent, hésitants.
Elend avait franchi la limite du camp des koloss. Il se tenait immobile, silencieux, toisant le groupe pitoyable de jeunes soldats avec Jastes en leur centre. Alors même qu’ils s’occupaient de lui, Elend voyait son expression. Une expression de haine. Il ne se retirerait pas. L’homme qu’Elend avait connu était mort, remplacé par ce produit d’un nouveau monde qui voyait d’un mauvais œil les philosophes et les idéalistes.
Elend se détourna et s’avança parmi les koloss. Plusieurs s’approchèrent de lui d’un pas rapide. Le même groupe que précédemment ? Il n’aurait pu le dire avec certitude.
— Faites-moi sortir d’ici, ordonna Elend, soutenant le regard du plus grand koloss du groupe.
Soit Elend en imposait désormais davantage, soit ce koloss-ci se laissait plus facilement intimider, car il ne protesta pas. Il hocha simplement la tête et entreprit de sortir du camp d’un pas traînant, tandis que son groupe entourait Elend.
Ce voyage était une perte de temps, se dit Elend, frustré. Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est me mettre Jastes à dos. J’ai risqué ma vie pour rien.
Si seulement je pouvais découvrir ce que contiennent ces bourses !
Il étudia le groupe de koloss autour de lui. C’était un groupe typique, dont la taille variait du mètre cinquante à des monstruosités de trois mètres. Ils avançaient voûtés, la posture négligente…
Elend avait toujours son couteau en main.
C’est une idée stupide, songea-t-il. Curieusement, cette pensée ne l’empêcha pas de choisir le plus petit koloss du groupe, d’inspirer profondément et de l’attaquer.
Les autres s’arrêtèrent pour regarder. La créature choisie par Elend pivota – mais dans le mauvais sens. Elle se retourna pour faire face à son compagnon koloss, le plus proche d’elle en taille, tandis qu’Elend la saisissait à bras-le-corps et lui plantait son couteau dans le dos.
Même avec son mètre cinquante et sa petite carrure, le koloss était d’une force incroyable. Il jeta Elend à terre, hurlant de douleur. Elend parvint malgré tout à conserver son poignard en main.
Je ne peux pas le laisser tirer son épée, pensa-t-il tout en se relevant péniblement pour plonger son couteau dans la cuisse de la créature. Le koloss s’effondra de nouveau et lui assena un coup de poing tandis que son autre main cherchait son épée. Elend reçut le coup en pleine poitrine et tomba en arrière sur le sol noir de suie.
Il gémit, le souffle coupé. Le koloss dégaina son épée mais eut du mal à se relever. Les deux plaies laissaient couler un sang rouge vif ; le liquide semblait plus clair et plus brillant que celui des humains, mais c’était peut-être simplement par contraste avec sa peau bleu foncé.
Le koloss parvint enfin à se redresser et Elend comprit son erreur. Il avait laissé la montée d’adrénaline de sa confrontation avec Jastes – sa frustration face à son incapacité à arrêter les armées – guider ses gestes. Il s’était beaucoup exercé au combat ces derniers temps, mais il n’était pas en position d’affronter un koloss.
Cependant, il était bien trop tard pour s’en soucier.
Elend s’écarta d’une roulade tandis qu’une lourde épée pareille à un gourdin s’abattait près de lui sur le sol. L’instinct prit le dessus sur la terreur, et il parvint presque à éviter le coup. La lame l’atteignit légèrement au flanc, aspergeant d’une tache de sang son uniforme autrefois blanc, mais il sentit à peine la coupure.
Il n’existe qu’une manière de remporter un combat au couteau contre un type armé d’une épée…, songea Elend en s’emparant de son arme. Curieusement, cette pensée ne lui venait pas de l’un de ses entraîneurs ni même de Vin. Il ignorait d’où il la tenait au juste, mais il s’y fiait.
Approche très près le plus vite possible, et tue-le très rapidement.
Elend attaqua. Le koloss décrivit un grand geste d’épée simultanément. Elend le vit attaquer mais ne put rien y faire. Simplement s’élancer vers l’avant, le couteau brandi, les dents serrées.
Il planta le couteau dans l’œil du koloss, parvenant à grand-peine à se retrouver à portée de la créature. Malgré tout, la poignée de l’épée l’atteignit en plein ventre.
Tous deux tombèrent à terre.
Elend gémit tout bas, prenant lentement conscience de la terre dure et tassée et des mauvaises herbes mangées jusqu’aux racines. Une brindille lui grattait la joue. Curieux qu’il remarque ce détail, compte tenu de la douleur qui se déployait dans sa poitrine. Il se releva tant bien que mal. Le koloss qu’il avait attaqué ne se leva pas. Ses compagnons ne paraissaient guère s’en soucier, bien que tous leurs regards soient braqués sur lui. Ils semblaient vouloir quelque chose.
— Il a mangé mon cheval, déclara Elend, la première idée qui traversa son esprit embrumé.
Le groupe de koloss hocha la tête. Elend s’avança en titubant, essuyant d’une main hébétée la cendre qui lui maculait la joue tout en s’agenouillant près de la créature morte. Il retira son couteau puis le glissa de nouveau dans sa botte. Ensuite, il détacha les bourses ; ce koloss en possédait deux.
Enfin, sans trop savoir pourquoi, il s’empara de la large épée de la créature et la posa sur son épaule. Elle était si lourde qu’il pouvait à peine la transporter, et il ne serait jamais capable de la manier. Comment une si petite créature peut-elle utiliser une arme pareille ?
Les koloss le regardèrent s’affairer sans commentaires ; puis ils le conduisirent hors du camp. Lorsqu’ils se furent retirés, Elend ouvrit l’une des bourses et en inspecta le contenu.
Ce qu’il y trouva n’aurait pas dû le surprendre. Jastes avait décidé de contrôler son armée à l’ancienne mode.
Il la rémunérait.