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Mais je le fais à présent. Sachez tous que moi, Kwaan, Avènementiste de Terris, je suis un imposteur.
Elle avait l’impression de se rendre à nouveau aux bals.
La splendide robe bordeaux aurait parfaitement été à sa place à l’une des fêtes auxquelles elle assistait lors des mois précédant la Chute. Si la robe était peu conventionnelle, elle n’était pas démodée pour autant. Les changements ne faisaient que la distinguer.
Ces modifications la laissaient plus libre de ses mouvements ; elles lui permettaient de marcher avec davantage de grâce, de se tourner avec davantage d’aisance. Ce qui, par conséquent, la faisait se sentir encore plus belle. Face à son miroir, Vin imagina ce qu’elle aurait ressenti en portant cette robe à un véritable bal. Elle aurait été elle-même – et non pas Valette, la jeune noble campagnarde mal à son aise. Ni même Vin, la voleuse skaa. Mais elle-même.
Ou du moins, telle qu’elle s’imaginait. Confiante car elle acceptait sa place de Fille-des-brumes. Car elle acceptait d’être celle qui avait terrassé le Seigneur Maître. Car elle savait que le roi l’aimait.
Peut-être que je pourrais être les deux, se dit-elle en passant les mains le long de la robe, tâtant la douceur du satin.
— Vous êtes magnifique, mon enfant, déclara Tindwyl.
Vin se retourna, un sourire hésitant aux lèvres.
— Je n’ai pas de bijoux. J’ai donné le dernier à Elend pour l’aider à nourrir les réfugiés. Mais de toute façon, il n’était pas de la bonne couleur pour aller avec cette robe.
— Beaucoup de femmes se servent des bijoux pour compenser leur physique ordinaire, répondit Tindwyl. Vous n’en avez pas besoin.
La Terrisienne adoptait sa posture habituelle, mains jointes devant elle, tandis que ses bagues et boucles d’oreilles scintillaient. Toutefois, aucun de ses bijoux ne possédait de gemmes ; en fait, presque tous étaient faits de matériaux très simples. Fer, cuivre, potin. Des métaux ferrochimiques.
— Vous n’êtes pas passée voir Elend récemment, lui dit Vin en se retournant vers le miroir et en utilisant des barrettes de bois pour maintenir ses cheveux en place.
— Le roi approche rapidement du stade où il n’aura plus besoin de mes enseignements.
— Il en est déjà si près ? De devenir comme les hommes de vos biographies ?
Tindwyl éclata de rire.
— Ah, ça non, mon enfant. Il en est même très loin.
— Mais…
— J’ai dit qu’il n’aurait plus besoin de mes enseignements, répondit Tindwyl. Il découvre qu’il ne peut que rarement se fier à la parole des autres, et il a atteint le stade où il va devoir apprendre davantage par lui-même. Vous seriez étonnée, mon enfant, de savoir dans quelle mesure le talent à diriger provient de la simple expérience.
— Je le trouve très différent, dit Vin.
— Il l’est, approuva Tindwyl, qui s’avança pour poser la main sur son épaule. Il est en train de devenir l’homme qu’il a toujours su devoir être – simplement, il n’en connaissait pas le chemin. J’ai beau me montrer dure avec lui, je crois qu’il aurait trouvé sa voie même si je n’étais pas venue. Un homme ne peut trébucher qu’un certain temps avant de devoir tomber ou se redresser.
Vin regarda son image dans le miroir, si jolie dans sa tenue bordeaux.
— C’est ça que je dois devenir. Pour lui.
— Pour lui, acquiesça Tindwyl. Et pour vous-même. C’est là que vous vous dirigiez, vous, avant d’être distraite.
Vin se retourna.
— Vous nous accompagnez ce soir ?
Tindwyl fit signe que non.
— Ma place n’est pas là. Maintenant, allez retrouver votre roi.
Cette fois, Elend ne comptait pas pénétrer dans l’antre de son ennemi sans une escorte digne de ce nom. Deux cents soldats se tenaient dans la cour, qui attendaient de l’accompagner au dîner de Cett, et Ham – armé de pied en cap – lui tiendrait lieu de garde du corps personnel. Spectre incarnerait le cocher d’Elend. Ne restait que Brise, que l’idée d’assister à ce dîner rendait – à raison – un peu nerveux.
— Vous n’êtes pas obligé de venir, dit Elend à l’homme corpulent tandis qu’ils se réunissaient dans la cour du Bastion Venture.
— Ah non ? répliqua Brise. Eh bien dans ce cas, je reste ici. Profitez bien du dîner !
Elend garda le silence, fronçant les sourcils. Ham lui assena une tape sur l’épaule.
— Je croyais que vous le connaissiez assez bien pour savoir qu’il ne faut pas lui laisser de marge d’esquive, à celui-là !
— Eh bien, j’étais sincère, répondit Elend. Nous aurions besoin d’un Apaiseur, mais il n’est pas forcé de venir s’il n’en a pas envie.
Brise parut soulagé.
— Tu ne te sens même pas un peu coupable, hein ? demanda Ham.
— Coupable ? répéta Brise, la main reposant sur sa canne. Mon cher Hammond, m’as-tu jamais vu exprimer une émotion aussi fade et morne ? Par ailleurs, j’ai l’intuition que Cett se montrera plus aimable si je ne suis pas dans les parages.
Il a sans doute raison, songea Elend tandis que sa voiture s’arrêtait.
— Elend, déclara Ham, ne croyez-vous pas qu’emmener deux cents soldats avec nous risque d’être… un peu voyant ?
— C’est Cett lui-même qui a dit que nous devions nous montrer honnêtes vis-à-vis de nos menaces, rétorqua Elend. Eh bien, je dirais que deux cents hommes, c’est encore assez modeste compte tenu de la confiance toute relative que j’ai en cet individu. Il en aura de toute manière cinq fois plus que nous.
— Mais toi, tu auras une Fille-des-brumes assise à quelques sièges de lui, dit une voix douce derrière lui.
Elend se retourna et sourit à Vin.
— Comment arrives-tu donc à te déplacer aussi discrètement dans une robe comme celle-là ?
— Je me suis entraînée, répondit-elle en lui prenant le bras.
Le pire, c’est qu’elle l’a sans doute fait, songea-t-il en inspirant son parfum et en s’imaginant Vin se faufiler dans les couloirs du palais vêtue d’une imposante robe de bal.
— Bon, dit Ham, on ferait mieux d’y aller.
Il fit signe à Vin et à Elend d’entrer dans la voiture et ils laissèrent Brise sur les marches du palais.
Après être passé pendant un an, de nuit, devant le Bastion Hasting aux fenêtres éteintes, les voir de nouveau éclairées donnait l’impression d’un retour à la normale.
— Tu sais, dit Elend derrière elle, nous n’avons jamais eu l’occasion d’assister ensemble à un bal.
Vin s’arracha à la contemplation du bastion tout proche. Autour d’elle, la voiture roulait au son de centaines de pas lourds, tandis que le soir s’assombrissait à peine.
— Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois aux bals, poursuivit Elend, mais nous n’avons jamais assisté officiellement ensemble à l’un d’entre eux. Je n’ai jamais eu l’occasion de t’emmener dans ma voiture.
— C’est vraiment si important ? demanda Vin.
Elend haussa les épaules.
— Ça fait partie de l’expérience. Ou du moins, ça faisait. Il y avait dans tout ça quelque chose d’agréablement formel ; les messieurs qui venaient chercher les dames, puis tous les regards braqués sur vous lors de votre entrée, pour évaluer à quoi vous ressembliez ensemble. Je l’ai fait des dizaines de fois avec des dizaines de femmes, mais jamais avec celle qui en aurait fait une expérience unique.
Vin sourit.
— Tu crois qu’on assistera encore à d’autres bals ?
— Je n’en sais rien, Vin. Même si nous survivons à tout ça… Eh bien, tu arriverais à danser pendant que tous ces gens meurent de faim ?
Il songeait sans doute aux centaines de réfugiés, épuisés par le voyage, privés de nourriture et de matériel par les soldats de Straff, blottis tous ensemble dans l’entrepôt qu’Elend leur avait fourni.
Avant, tu dansais, se dit-elle. Et à l’époque aussi, des gens mouraient de faim. Mais c’était une époque différente ; Elend n’était pas encore roi. En fait, maintenant qu’elle y réfléchissait, il n’avait jamais vraiment dansé lors de ces bals. Il étudiait et rencontrait ses amis, méditant la façon dont ils pourraient faire de l’Empire Ultime un endroit meilleur.
— Il doit bien exister un moyen d’avoir les deux, reprit Vin. Peut-être qu’on pourrait donner des bals, et demander aux nobles qui y assisteraient de donner de l’argent pour aider à nourrir le peuple ?
Elend sourit.
— Nous dépenserions sans doute deux fois le montant des donations pour organiser ces fêtes.
— Et l’argent qu’on dépenserait irait aux commerçants skaa.
Elend se tut, songeur, et Vin sourit pour elle-même, narquoise. C’est curieux que je finisse avec le seul noble économe de toute la ville. Quel couple ils formaient – une Fille-des-brumes qui se sentait coupable de gaspiller des pièces pour y prendre appui et un aristocrate qui trouvait les bals trop chers. C’était un miracle que Dockson parvienne à leur soutirer assez d’argent pour faire tourner la ville.
— Nous nous en soucierons plus tard, dit Elend tandis que les portes du Bastion Hasting s’ouvraient, dévoilant des soldats au garde-à-vous.
Vous pouvez amener vos soldats si ça vous chante, semblait dire cet étalage, j’en ai beaucoup plus. En réalité, ils étaient en train de pénétrer dans une étrange allégorie de Luthadel elle-même. Les deux cents d’Elend étaient entourés des mille de Cett – cernés à leur tour par les vingt mille de Luthadel. La ville, bien entendu, était alors entourée de près de cent mille soldats à l’extérieur. Des couches successives de soldats qui attendaient le combat, tendus. Vin cessa aussitôt de penser aux bals et aux fêtes.
Cett ne vint pas les accueillir à la porte. Cette tâche fut accomplie par un soldat vêtu d’un uniforme très simple.
— Vos soldats peuvent rester ici, leur dit l’homme tandis qu’ils franchissaient l’entrée principale.
Autrefois, la grande pièce à colonnades était décorée de riches tapis et de tentures murales, mais Elend s’en était emparé pour financer son gouvernement. Cett, de toute évidence, n’avait rien apporté pour les remplacer, ce qui conférait à l’intérieur du bastion une atmosphère austère. Comme une forteresse, plutôt qu’un manoir.
Elend se retourna pour faire signe à Demoux, et le capitaine ordonna à ses hommes d’attendre à l’intérieur. Vin resta un moment immobile, se retenant consciemment de lancer un regard noir à Demoux. S’il était bel et bien le kandra, comme le lui dictait son instinct, il était dangereux de l’avoir trop près d’elle. Une partie d’elle brûlait de le jeter simplement dans un cachot.
Pourtant, un kandra ne pouvait faire de mal aux humains, et ne représentait donc pas une menace directe. Il était simplement là pour transmettre des informations. Par ailleurs, il connaissait déjà leurs secrets les plus sensibles ; il ne servirait pas à grand-chose de frapper maintenant, et d’abattre ses cartes si vite. Si elle attendait de voir où il se rendait quand il se faufilerait hors de la ville, peut-être pourrait-elle découvrir à quelle armée – ou à quelle secte de la ville – il faisait son rapport. Et quelles informations il avait trahies.
Elle choisit donc de patienter. Le moment de frapper viendrait plus tard.
Ham et Demoux placèrent leurs hommes, puis une garde d’honneur plus réduite – qui comprenait Ham, Spectre et Demoux – se rassembla pour accompagner Elend et Vin. Elend salua d’un hochement de tête le soldat de Cett, qui les conduisit le long d’un couloir latéral.
On ne se dirige pas vers les ascenseurs, songea Vin. La salle de bal des Hasting se trouvait tout au sommet de la tour centrale du bastion ; lors des bals auxquels elle avait assisté dans cet édifice, on l’avait conduite jusqu’en haut dans l’un des quatre ascenseurs tirés par des humains. Soit Hasting ne voulait pas gaspiller de main-d’œuvre, soit…
Il a choisi le bastion le plus haut de la ville, songea-t-elle. Et celui qui possède le moins de fenêtres. Si Cett attirait tous les ascenseurs au sommet, il serait très difficile à une force d’invasion de s’emparer du bastion.
Heureusement, ils n’allaient apparemment pas devoir monter jusqu’en haut ce soir-là. Après avoir gravi sur deux étages un escalier de pierre en colimaçon – ce qui obligea Vin à remonter sa robe sur les côtés pour l’empêcher de frôler les pierres –, leur guide les conduisit vers une grande pièce circulaire ornée de vitraux sur toute sa circonférence, seulement interrompus par des colonnes soutenant le plafond. À elle seule, la pièce était presque aussi large que la tour elle-même.
Une salle de bal secondaire, peut-être ? se demanda Vin tout en s’imprégnant de la beauté des lieux. Les vitraux n’étaient pas éclairés, bien qu’il y ait certainement à l’extérieur des fentes destinées à des lampes à chaux. Cett ne paraissait pas se soucier de ces choses-là. Il avait disposé une large table au cœur même de la pièce et était installé à la tête. Il avait déjà commencé à manger.
— Vous êtes en retard, lança-t-il à Elend, alors j’ai commencé sans vous.
Elend fronça les sourcils. Voyant sa réaction, Cett éclata d’un rire sonore tout en brandissant un pilon.
— Mes manquements à l’étiquette paraissent vous atterrer davantage que le fait que j’aie emmené une armée vous conquérir, mon garçon ! Mais les choses sont sans doute ainsi à Luthadel. Asseyez-vous avant que j’aie fini de tout manger.
Elend tendit le bras vers Vin pour la guider vers la table. Spectre prit place près de l’escalier, guettant tout signe de danger à l’aide de ses oreilles affinées par l’étain. Ham mena leurs dix soldats dans une position d’où ils pouvaient surveiller les seules entrées de la pièce – celle de l’escalier et la porte utilisée par le personnel de service.
Cett ignora les soldats. Il avait lui-même posté un groupe de gardes du corps près du mur de l’autre côté de la pièce, mais il ne paraissait pas inquiet de constater que les hommes de Ham les dépassaient légèrement en nombre. Son fils – le jeune homme qui l’accompagnait à la réunion de l’Assemblée – patientait en silence à ses côtés.
L’un des deux doit être un Fils-des-brumes, se dit Vin. Et je reste persuadée qu’il s’agit de Cett.
Elend la fit asseoir puis prit place auprès d’elle, de sorte qu’ils faisaient tous deux face à Cett. Ce dernier n’interrompit même pas son repas tandis que les serviteurs apportaient les plats d’Elend et de Vin.
Des pilons, observa Vin, et des légumes en sauce. Il veut que le repas soit salissant – il veut mettre Elend mal à l’aise.
Elend ne commença pas immédiatement son repas. Il observa Cett, l’expression songeuse.
— Ah la vache, commenta Cett. C’est délicieux. Vous n’imaginez pas comme c’est difficile de bien manger quand on voyage !
— Pourquoi vouliez-vous me parler ? interrogea Elend. Vous savez que je ne me laisserai pas convaincre de voter pour vous.
Cett haussa les épaules.
— Je me suis dit que ça pourrait être intéressant.
— Est-ce au sujet de votre fille ?
— Seigneur Maître, jamais de la vie ! s’exclama Cett en riant. Gardez cette petite crétine si ça vous chante. Le jour où elle s’est enfuie a été l’un des rares plaisirs que j’aie connus ce mois-ci.
— Et si je menace de lui faire du mal ? insista Elend.
— Vous n’en ferez rien, répondit Cett.
— Vous en êtes sûr ?
Cett sourit à travers son épaisse barbe et se pencha vers Elend.
— Je vous connais, Venture. Il y a des mois que je vous observe, que je vous étudie. Et puis vous avez eu la gentillesse d’envoyer un de vos amis m’espionner. J’ai beaucoup appris sur vous grâce à lui !
Elend parut troublé. Cett éclata de rire.
— Franchement, vous ne pensiez pas que j’allais reconnaître un membre de la bande du Survivant en personne ? Vous autres, les nobles de Luthadel, vous devez prendre tous ceux qui habitent hors de la ville pour des crétins !
— Et pourtant, objecta Elend, vous avez écouté Brise. Vous l’avez laissé vous rejoindre, vous avez prêté attention à ses conseils. Et ensuite, vous ne l’avez chassé que parce que vous vous êtes rendu compte qu’il avait des relations intimes avec votre fille – celle pour laquelle vous affirmez n’éprouver aucune affection.
— C’est pour ça qu’il vous a dit avoir quitté le camp ? demanda Cett en riant. Parce que je l’ai surpris avec Allrianne ? Mais enfin, que voulez-vous que j’en aie à faire qu’elle l’ait séduit ?
— Vous croyez que c’est elle qui l’a séduit ?
— Évidemment, répondit Cett. Très franchement, même moi qui n’ai passé que quelques semaines avec lui, je me suis rendu compte qu’il ne savait pas s’y prendre avec les femmes.
Elend encaissa le coup sans se laisser démonter. Il étudia Cett avec des yeux perspicaces.
— Alors pourquoi l’avez-vous chassé ?
Cett se laissa aller sur son siège.
— J’ai tenté de le faire changer de camp. Il a refusé. Je me suis dit qu’il vaudrait mieux le tuer que le laisser revenir vers vous. Mais il est d’une remarquable agilité pour un homme de sa taille.
Si Cett est vraiment un Fils-des-brumes, Brise n’aurait jamais réussi à s’enfuir, à moins que Cett l’ait laissé faire, se dit Vin.
— Donc vous voyez, Venture, reprit Cett, je vous connais. Peut-être même encore mieux que vous ne vous connaissez vous-même – car je sais ce que vos amis pensent de vous. Il faut être quelqu’un d’extraordinaire pour gagner la loyauté d’une fouine comme Brise.
— Donc vous en déduisez que je ne ferai aucun mal à votre fille, dit Elend.
— Je sais que vous ne le ferez pas, répondit Cett. Vous êtes honnête – il se trouve que c’est quelque chose que j’apprécie chez vous. Malheureusement, l’honnêteté est très facile à exploiter – je savais, par exemple, que vous admettriez que Brise avait apaisé l’auditoire. (Cett secoua la tête.) Les honnêtes hommes ne sont pas faits pour être rois, mon garçon. C’est foutrement dommage, mais c’est vrai. C’est pour cette raison que je dois vous prendre le trône.
Elend garda un moment le silence. Puis il regarda Vin. Elle lui prit son assiette pour la flairer avec ses sens d’allomancienne.
Cett éclata de rire.
— Vous croyez que je vous empoisonnerais ?
— Eh bien non, pour tout vous dire, répondit Elend tandis que Vin reposait son assiette. (Elle était moins douée que certains, mais avait appris à reconnaître les odeurs les plus évidentes.) Vous n’utiliseriez pas de poison. Ce n’est pas dans vos méthodes. Vous paraissez vous-même être quelqu’un de plutôt honnête.
— Je suis franc, tout simplement, rectifia Cett. Ce n’est pas la même chose.
— Je ne vous ai pas encore entendu proférer un seul mensonge.
— C’est parce que vous ne me connaissez pas assez bien pour les reconnaître, répondit Cett, qui leva plusieurs doigts tachés de graisse. Je vous ai déjà menti trois fois ce soir, mon garçon. Bonne chance pour deviner à quels moments.
Elend étudia Cett.
— Vous êtes en train de me faire marcher.
— Évidemment ! répondit Cett. Vous ne comprenez pas, mon garçon ? C’est pour ça que vous ne devez pas être roi. Laissez le travail à des hommes qui comprennent leur propre corruption ; ne la laissez pas vous détruire.
— Pourquoi vous en souciez-vous ? s’enquit Elend.
— Parce que je préférerais ne pas vous tuer, répondit Cett.
— Alors ne le faites pas.
Cett secoua la tête.
— Ce n’est pas comme ça que marchent les choses, mon garçon. Si une occasion de stabiliser votre pouvoir ou d’en obtenir davantage se présente, vous avez foutrement intérêt à la saisir. Et je compte bien le faire.
Le silence retomba autour de la table. Cett étudia Vin.
— Pas de commentaires de la Fille-des-brumes ?
— Vous jurez beaucoup, dit Vin. Vous n’êtes pas censé faire ça en face des dames.
Cett éclata de rire.
— C’est ça qu’il y a de drôle à Luthadel, fillette. Tout le monde s’inquiète tellement de faire ce qui est « correct » quand les autres les observent – mais en même temps, ils ne voient rien de mal à aller violer quelques femmes skaa une fois la fête terminée. Moi, au moins, je jure ouvertement.
Elend n’avait toujours pas touché à sa nourriture.
— Que se passera-t-il si vous remportez le vote et montez sur le trône ?
Cett haussa les épaules.
— Vous voulez une réponse honnête ?
— Toujours.
— Pour commencer, je vous ferai assassiner. Je ne peux pas me permettre de laisser d’anciens rois traîner dans le coin.
— Et si je me désiste ? demanda Elend. Si je me retire du vote ?
— Désistez-vous, répondit Cett, votez pour moi puis quittez la ville, et je vous laisserai la vie sauve.
— Et l’Assemblée ?
— Je vais la dissoudre. Elle pose trop de problèmes. Chaque fois qu’on donne du pouvoir à une commission, ça ne sert qu’à compliquer les choses.
— L’Assemblée donne du pouvoir au peuple, répondit Elend. C’est ce que devrait fournir un gouvernement.
À sa grande surprise, Cett ne rit pas du commentaire. Il se pencha de nouveau, posa un bras sur la table et jeta un pilon à moitié dévoré.
— C’est bien le problème, mon garçon. Laisser le peuple se gouverner, ça marche très bien quand tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais qu’en est-il quand vous faites face à deux armées ? Quand une bande de koloss déments détruit des villages à votre frontière ? Ce n’est pas une époque où l’on peut se permettre d’avoir une Assemblée en mesure de vous déposer. (Il secoua la tête.) Le prix est trop élevé. Quand vous ne pouvez pas disposer à la fois de la liberté et de la sécurité, mon garçon, que choisissez-vous ?
Elend garda un moment le silence.
— Je fais mon propre choix, dit-il enfin. Et je laisse les autres faire de même.
Cett sourit comme s’il s’était attendu à cette réponse. Il entama un nouveau pilon.
— Mettons que je m’en aille, reprit Elend. Et mettons que vous obteniez bel et bien le trône, protégiez la ville et dissolviez l’Assemblée. Et ensuite ? Que devient le peuple ?
— Pourquoi vous en soucier ?
— Vous avez besoin de poser la question ? Je croyais que vous me « compreniez ».
Cett sourit.
— Je remets les skaa au travail, comme le faisait le Seigneur Maître. Plus de salaires ni de classe rurale émancipée.
— Je ne peux pas l’accepter, dit Elend.
— Pourquoi ? C’est ce qu’ils veulent. Vous leur avez donné le choix – et ils ont décidé de vous chasser. Maintenant, ils vont choisir de me placer sur le trône. Ils savent que la méthode du Seigneur Maître était la meilleure. Il faut qu’un groupe dirige et qu’un autre le serve. Il faut bien que quelqu’un cultive la nourriture et fasse tourner les forges, mon garçon.
— Peut-être, répondit Elend. Mais vous vous trompez sur un point.
— Et lequel ?
— Ils ne voteront pas pour vous, dit Elend en se levant. C’est moi qu’ils vont choisir. Placés face au choix entre la liberté et l’esclavage, ils choisiront la liberté. Les hommes de l’Assemblée sont les meilleurs de cette ville, et ils feront le meilleur choix pour le peuple.
Cett marqua une pause, puis éclata de rire.
— Ce que j’ai toujours adoré chez vous, mon garçon, c’est que vous puissiez déclarer ce genre de choses avec le plus grand sérieux !
— Je m’en vais, Cett, conclut Elend avec un signe de tête en direction de Vin.
— Oh, rasseyez-vous, Venture, soupira Cett en désignant la chaise d’Elend. Ne jouez pas les indignés parce que je fais preuve de franchise avec vous. Il y a encore des choses dont nous devons parler.
— Par exemple ?
— L’atium, répondit Cett.
Elend resta un moment immobile, s’obligeant visiblement à maîtriser sa contrariété. Comme Cett n’ajoutait rien, il finit par se rasseoir et se mit à manger. Vin se contenta de grignoter du bout des dents, en silence. Pendant ce temps, elle étudiait toutefois le visage des soldats et serviteurs de Cett. Il devait y avoir des allomanciens cachés parmi eux – découvrir combien pouvait donner un avantage à Elend.
— Votre peuple meurt de faim, déclara Cett. Et si mes espions méritent leur salaire, vous venez de récupérer encore davantage de bouches à nourrir. Vous ne pourrez plus survivre très longtemps à ce siège.
— Et ? demanda Elend.
— Moi, j’ai de la nourriture. Beaucoup – bien plus que mon armée n’en a besoin. Des conserves, emballées grâce à la nouvelle méthode qu’avait développée le Seigneur Maître. Longue conservation, pas de gaspillage. Une merveille de technologie. J’accepterais bien volontiers de vous en échanger une partie…
Elend se figea avec la fourchette à mi-chemin de ses lèvres. Puis il la baissa et éclata de rire.
— Vous croyez toujours que j’ai l’atium du Seigneur Maître ?
— Bien sûr que vous l’avez, dit Cett en fronçant les sourcils. Où serait-il, sinon ?
Elend secoua la tête en prenant une bouchée de pomme de terre noyée dans la sauce.
— Pas ici, en tout cas.
— Mais… les rumeurs…, répondit Cett.
— C’est Brise qui les a répandues, expliqua Elend. Je pensais que vous aviez compris pourquoi il avait rejoint votre groupe. Il voulait que vous veniez à Luthadel pour empêcher Straff de s’emparer de la ville.
— Mais Brise a fait tout son possible pour m’empêcher de venir ici, rétorqua Cett. Il a minimisé les rumeurs, il a tenté de me distraire, il a… (Cett laissa sa phrase en suspens puis éclata d’un rire sonore.) Et moi qui croyais qu’il n’était là que pour espionner ! On dirait que chacun de nous a sous-estimé l’autre.
— Mon peuple aurait tout de même besoin de cette nourriture, dit Elend.
— Et il l’aura – à supposer que je devienne roi.
— C’est actuellement qu’il meurt de faim.
— Et sa souffrance sera votre fardeau, dit Cett dont l’expression durcissait. Je vois que vous vous êtes fait une opinion de moi, Elend Venture. Vous me prenez pour un homme de bien. Ce en quoi vous vous trompez. L’honnêteté ne fait pas d’un homme un moindre tyran. J’ai massacré des milliers d’hommes pour assurer mon règne. J’ai imposé aux skaa des fardeaux à leur faire regretter le Seigneur Maître. Je me suis assuré de rester au pouvoir. Je ferai la même chose ici.
Tous deux se turent. Elend mangeait, mais Vin se contentait de mélanger sa nourriture du bout de sa fourchette. Si un poison lui avait échappé, elle voulait que l’un d’entre eux demeure sur le qui-vive. Elle voulait toujours découvrir ces allomanciens, et il n’existait qu’un moyen de s’en assurer. Elle éteignit son cuivre, puis brûla du bronze.
Aucun nuage de cuivre n’était actif ; Cett se moquait apparemment que l’on identifie certains de ses hommes comme allomanciens. Deux d’entre eux brûlaient du potin. Mais aucun n’était soldat ; ils se faisaient passer pour des membres du personnel de service qui apportait le repas. Il y avait aussi un Œil-d’étain qui dégageait des ondes dans l’autre pièce, espionnant ce qui se passait dans celle-ci.
Pourquoi cacher des Cogneurs parmi les serviteurs si l’on n’employait pas de cuivre pour masquer leurs pulsations ? Sans compter qu’il n’y avait ni Apaiseurs ni Exalteurs. Personne ne cherchait à influencer les émotions d’Elend. Ni Cett ni son jeune accompagnateur ne brûlaient de métaux. Soit ils n’étaient pas réellement allomanciens, soit ils craignaient de se démasquer. Pour s’en assurer, Vin attisa son bronze, cherchant à percer tout nuage de cuivre caché à proximité. Elle imaginait bien Cett placer des allomanciens bien en vue pour la distraire et en cacher d’autres à l’intérieur d’un nuage.
Elle ne trouva rien. Enfin satisfaite, elle se remit à remuer sa nourriture du bout de sa fourchette. Combien de fois ma capacité à percer les nuages de cuivre s’est-elle révélée utile ?
Elle avait oublié ce qu’on éprouvait quand on vous empêchait de percevoir les vibrations allomantiques. Cette simple petite capacité – aussi infime puisse-t-elle paraître – lui fournissait un énorme avantage. Et le Seigneur Maître et ses Inquisiteurs avaient sans doute possédé cette même capacité depuis le début. Quelles autres astuces lui échappaient-elles, quels autres secrets étaient-ils morts avec le Seigneur Maître ?
Il connaissait la vérité sur l’Insondable, se dit-elle. Forcément. Il a tenté de nous avertir, tout à la fin…
Elend et Cett s’étaient remis à parler. Pourquoi ne pouvait-elle se concentrer sur les problèmes de la ville ?
— Alors vous n’avez pas du tout d’atium ? demanda Cett.
— Rien que nous soyons disposés à vendre, répondit Elend.
— Vous avez fouillé la ville ?
— Une dizaine de fois.
— Les statues, suggéra Cett. Peut-être le Seigneur Maître a-t-il caché le métal en le fondant pour en faire des objets.
Elend secoua la tête.
— Nous y avons déjà pensé. Les statues ne sont pas faites d’atium, et elles ne sont pas creuses non plus – ç’aurait été un bon endroit où cacher du métal aux yeux des allomanciens. Nous avons pensé qu’il pouvait être dissimulé quelque part dans le palais, mais même les flèches sont faites de fer ordinaire.
— Des grottes, des tunnels…
— Rien que nous ayons trouvé, répondit Elend. Nous avons fait patrouiller des allomanciens en quête de vastes sources métalliques. Nous avons fait tout ce qui est concevable, Cett, à part creuser des trous dans le sol. Croyez-moi. Nous travaillons à ce problème depuis un bon moment.
Cett hocha la tête en soupirant.
— Donc, je suppose que vous garder en otage contre rançon ne servirait à rien ?
Elend sourit.
— Je ne suis même pas roi, Cett. Tout ce que vous réussiriez à faire, c’est compromettre vos chances que l’Assemblée vote pour vous.
Cett éclata de rire.
— Dans ce cas, je crois que je vais devoir vous laisser repartir.