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— C’est grave, docteur ?

Le jeune interne clignote des falots derrière ses grosses lunettes qui lui font une tête de tomobiliste début de siècle.

— Traumatisme crânien, sans fracture. Il est probable que d’ici trois ou quatre jours elle sera sur pied…

Oh, Laura, visage entrevu.

A peine entrevu dans les draps blancs de cette chambre d’hôpital où des dames geignent, où d’autres ne geignent plus parce qu’elles font la queue devant la lourde du paradis.

Elle porte un fort pansement à la tête, elle est pâle, le nez un peu trop pincé, les paupières diaphanes à la lueur bleuâtre de la veilleuse.

— On a des détails sur ce qui lui est arrivé ?

— Accident de la circulation, je suppose qu’au commissariat du huitième on vous donnera des précisions.

Je remercie le petit interne de nuit et m’esbigne, écœuré par cette fade odeur de maladie pauvre qui flotte dans la salle. Les effluves médicamenteux me foutent toujours une profonde détresse morale. Comme la plupart des gens, je déteste me pencher sur le gouffre où se jette l’humanité.

Pinaud fume onze millimètres de mégot dans ma guinde. Le jour est pratiquement levé. Des laborieux partent à l’assaut de la vie, mains aux poches, en s’efforçant d’être gaillards. Y a de la lumière dans les premières boutiques ouvertes : boulangeries et marchands de journaux. Paris s’éveille. Il bâille. Il quitte son pyjama. Paname, se lave le cul sur son bidet ; morose, gris de cheveux, gris de visage… Quelques chats faméliques font les poubelles avant les clodos, le dos rond, prêts à fuir…

— Alors ?

— Elle a vraiment eu un accident.

— Provoqué ?

— Je l’ignore. Voyons la suite, maintenant.

Je me mets au volant, Dieu que mon épaule me fait souffrir ! J’aurais dû montrer ma blessure au petit toubib à grosses besicles. Derrière ses verres, on aurait dit Cousteau dans son bathyscaphe !

— Tu as mal ? remarque Baderne-Bademe.

— Assez, merci.

— Tu veux absolument que nous continuions ?

— J’y tiens. Après huit heures il sera trop tard, la marée rousse nous submergera ; on aura l’air de petits bricoleurs gênants. Les hommes sont plus féroces que les loups. Maintenant que nous n’appartenons plus à la fine équipe, nous sommes des espèces de pestiférés.

— Tu exagères, les copains restent des copains.

— Mais non, puisqu’ils sont maintenant jaloux de nous. Ils ne nous pardonneront jamais de vendre au public nos dons de policiers. Nous sommes devenus des poulets de luxe. Bresse à bague de garantie.

— Et tu penses sérieusement que nous pouvons aboutir avant huit heures ?

— Il le faut !

— Tu sais qu’il est cinq heures et quart ?

— En deux heures quarante-cinq il peut se passer tellement de choses…

L’immeuble de Karl Albrecht, avenue du Président Lucien-Saillet, est moderne, flambant neuf, très haut, avec du marbre et du verre teinté, des ferrures chromées, des éclairages indirects.

Une boîte aux lettres à l’intérieur de laquelle tu pourrais organiser un élevage de chinchillas porte une plaque, comme quoi Karl Albrecht, c’est au 1er étage, gauche.

— Je vais monter seul, dis-je à Pinuche, toi, guigne l’arrivée de Béru. Lorsqu’il sera là, attendez-moi. Si je souhaite votre venue, je balancerai mon mouchoir dans la rue, tu piges ?

— Ne t’occupe !

— Et surtout ne vous endormez pas !

— Ne t’occupe.

Dans le fond, il est sécurisant, Pinaud. Par vocation, il rassure. Sédatif aussi, comme trois comprimés de Valium. C’est le genre de mec qui amortit l’existence de sa présence cotonneuse.

Je traverse l’immense hall de l’immeuble, bourré de belles appliques muranesques, en verre tortillé. L’escadrin est confidentiel. Dans les maisons neuves, tu noteras, c’est l’ascenseur qui règne en maître absolu. Ou plutôt LES ascenseurs. Fringants, en acier, moquette, plafonnier distingué, miroirs biseautés où tu peux te regarder monter, remettre ta cravate droite avant de sonner. De vrais petits salons.

Je néglige, pour un étage, ces hisse-flemme. Me voici devant une somptueuse double porte laquée dans les tons lie-de-vin que ça fait tellement joli et riche vraiment !

Pas une heure pour les visites.

Je sonne néanmoins, en me demandant si de hasard, les poulardins ne m’ont pas déjà précédé, afin d’annoncer la triste nouvelle à la seconde Mme AIbrecht. Mais je ne le pense pas. La bagnole cramait vilain. D’ici qu’ils aient identifié tout le tchise, procédé aux constatations, enquêté sur la voiture défourailleuse… Non, j’ai du temps. Pas de panique.

Le timbre est tellement mélodieux, que si on te le jouait à la harpe tu ne trouverais aucune différence. Je l’actionne à plusieurs fois, manière que les dormeurs du logis n’aient pas la sensation de rêver qu’ils sont au concert. J’attends. C’est longuet. Faut comprendre. Dans les beaux quartiers, cinq plombes du matin, c’est le milieu de la noye ! Ils se zonent si tard, les grossiums, et si tellement pleins de whisky, foutre et drogue qu’ils n’ont pas besoin de réveille-matin, mais de réveille-midi.

Je rinsiste d’une deuxième seringuée, plus impétueuse, plus insistante. « Doung-douuuugn-gdiiiiin » mélode la sonnette à glamahuchage profilé.

Je ponctue du poing. Un doigt sur le timbre, mes quatre phalanges martelant la laque. Good laque to you ! On finit par venir. Je perçois le feutrement d’une présence de l’autre côté. On me visionne par l’œilleton du judas.

Puis on débouche, en haut, au milieu, en bas. En plus il y a une chaîne de sécurité et la porte ne s’écarte que de six centimètres virgule quatre.

Un morceau de chemise de nuit blanche, un morceau de visage paraissent. Un morceau de petite voix effarée demande :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Je comprends que pour qu’on m’abaisse le pont-levis, va falloir me montrer diplomate, moi aussi.

— Navré de vous déranger à cette heure matinale, fais-je en mélodiant bien mes mots, à croire que j’ai le même timbre enchanteur que la sonnette. Je suis commissaire de police, d’ailleurs, voici ma carte, je vous prie de l’examiner. Je viens pour une communication très importante à propos de M. Albrecht.

Ma carte (mon ex-carte) disparaît, happée par de jolis doigts. On la ligote, puis on me la rend.

— Vous êtes vraiment de la police ?

— Mon Dieu, si vous avez des craintes, téléphonez au concierge qu’il vienne !

Tout est question de psychologie. Cette suggestion vainc les arrière-pensées de la personne. On débouche la sécurité et je puis pénétrer.

J’eusse eu tort de n’y point parvenir.

Attends, Lecteur Appesanti, ne me bouscule pas, qu’on prenne bien son temps, qu’on procède par ordre.

L’appartement, ses moquettes, tableaux, tentures, statues, tapis, trucs et machins, tu t’en branlerais à deux mains si t’avais la crapounette assez longue (toi, le pouce et l’index te suffisent pour, n’est-ce pas ?). Alors inutile qu’on se perde de l’encre à débloquer là-dessus, et puis d’abord je ne suis pas ensemblier-décorateur, hein ? T’as qu’à acheter Maisons et Jardins si t’aimes les photos d’intérieurs, ou te faire radiographier la vessie.

Ce qu’il est bien plus bandant – ô combien – de narrer, c’est la personne qui me reçoit. Attention les yeux, mec ! Mets tes verres teintés, et puis, si t’es cardiaque, prends ta digitale et pleure pas la dose.

De ce préambule, tu déduis déjà que je te vais décrire une vamp formide, éclabousseuse de rétines, qui te déguise le calbute en cirque Barnum le temps de lui mirer les volumes.

Que nenni, mon z’ami.

Une toute jeune fille. Longue, très mince, très belle, flexible, l’air d’un archange réveillé, de longs cheveux blonds qui lui ruissellent jusqu’à la taille. Une sorte d’Ophélie miraculeuse. Le visage le plus régulier que j’aie jamais vu. Parfait. Tu conçois ce que ça peut vouloir dire, parfait, dis, Lecteur Asymétrique ? Le nez régulier, les pommettes admirables, de grands yeux sombres, ombragés (comme on dit volontiers en littérature élégante) de longs cils retroussés. Mais le plus beau fleuron (comme on écrit, aussi dans la même littérature) c’est la bouche. Grande et bien dessinée, pulpeuse, avec une adorable moue enfantine… Elle porte une chemise de nuit très légère, transparente selon qu’elle se place ou non devant une source lumineuse, blanche, agrémentée de fines broderies rose pâle. De longues jambes, un pétrousquin où t’aimerais faire brûler un cierge. Le vrai tout beau prose de jeune homme. Un pédoque s’en contenterait, parole d’homme ! Et des seins si jolis, si mignons, pas gros, mais fermes, modelés fée, qu’on prévoit d’une couleur subtile, dans les ocre très flous.

L’admirable créature me regarde. Elle est nu-pieds et ses pieds flanqueraient l’Académie française en catalepsie.

Je reste là, comme un qu’a encore jamais vu la mer et qui déboule par grand beau temps sur les Hauts de Cannes. Je trouve rien à bonnir. Je pense plus à ce que je viens faire. Je dis même pas bonjour. Comment je m’appelle, déjà ? Tu le sais, toi ? Moi, plus. Oublié. Finito. A gaga ! A glagla !

— Oui ? elle murmure…

Il va falloir que je réagisse. Ça peut pas durer jusqu’à la saint Trou, ma pâmade ? On vit dans une société organisée, pleine de traditions, de belles manières et civilités choisies.

Le mironton qu’étouffe de trop d’admirance, il passe pour pelure, sitôt franchis la côte d’alerte, les délais réglementaires. Doit s’élancer dans la belle existence à changement de vitesses automatique.

— Je… Bele, rele, mele… Excusationner… La virsite tradive… Que je… N’est-ce pas ?… Mais nénesse… Nécessité oblige… Si vous pouvatiez… rrrheûg… Prévenance… Prévenir Mme Albrecht… queue jeu suie las…

La mirifiquissime jeune fille me mate avec étonnement, et sa surprise lui embellit encore la prunelle qui langoure sans le vouloir… Si elle me fixe encore trente secondes avec ce z’œil, je vais pas pouvoir retenir la frénésie dont je grelotte… Sûrement que je bave. Je bave pas, dis ? Non, je veux dire avec la bouche ? Si ? Je m’en doutais… Merci du renseignement. Je me torchonne les lèvres. Ça va, comme ça ?

— Vous ne vous sentez pas bien ? demande-t-elle.

Hmmm, cette voix chaude, suave, légère, filante, quenouilleuse, bavachole ! Tu aimerais la faire congeler et la sucer comme un esquimau. Et puis non, c’est toi qui voudrais devenir l’esquimau de cette pureté suprabathouze.

— Messire, je m’essence bien, mademoiselle. Je voudrais par-ci parler à Mme Albrecht…

— C’est moi.

J’en glotule des ailes.

Bafouillance éperdue. Mon incrédulité est tendue à bout de bras par-dessus mon moi second.

— Je… papa… possible ! C’est toi ! Je veux dire, c’est vousse ?

— Mais oui, pourquoi ?

— Pourri… pour rien… Je me déroutais pas… Mes hormones, madame, je veux dire, mes rois mages… Mes hommasses, pardon ! Je… Ecoutez ? je… Vraiment ne sais plus si ma rive… Un tel rouble… Il vaudrait mieux que je trépasse demain… Je veux dire, que je surpasse… Votre vue…

— Mais enfin, monsieur, remettez-vous !

Elle incline son regard de quelques degrés, ce qui lui permet de découvrir du jamais vu, du terrific : l’agonie d’un pantalon, mon Lecteur de Cassettes !

Nonobstant son rappel à l’ordre, le monsieur se remet pas du tout. Son bénouze non plus, au contraire, il craque comme un raffiot sur les récifs où l’a projeté la tempête. Ça gémit dans l’entrepont de mon Eminence. Je file vingt nœuds, mon petit mousse. Le gabier est obligé de donner de la toile. Une avarie se déclare. Ma fermeture de sécurité fissure. La fille est fascinée. J’ai beau essayer de croiser les jambes pour me la rattraper, me la placer en arrière-plan, impossible. L’impétuosité fait loi ; la vigueur est trop intense pour se soumettre au moindre contrôle. Vrai, une mésaventure de ce genre, j’ai jamais connu… Nouveau. Insensé. Mais ravissimant, non ? Préférable au contraire. Le zig qui mollusque du protubérant, dis, quelle guigne !

— Remettez-vous ! qu’elle répète, sans avoir l’air d’y croire en rougissant comme tu sais quoi ? Qui vient de répondre : une écrevisse ? T’as déjà vu rougir une écrevisse quand un monsieur érecte, toi ? Non : en rougissant comme un homard qui vient de recevoir une poussée de bas en haut en étant plongé dans un liquide porté à ébullition par un zig nanti de gants fourrés.

Me remettre, alors que je ne pense qu’à mettre.

Mon soubassement continue de démanteler. Les lézardes s’accentuent. Je vais exploser de la valve. Je peux plus contraindre Popaul. Il a choisi la liberté, le téméraire. Il veut vivre son vis ! Il va attaquer à l’arme blanche. La chute de Shanghai ! Taratata tata tata ! Baïonnette au canon ! Le Grand-Cañon du col au radeau qui méduse ! Rendez-moi ce qui méduse !

La pauvrette non plus n’a jamais assisté à pareil spectacle. Elle met un temps à comprendre. S’attend à voir bondir une mangouste de mon culchard, un dauphin triomphant, azimuté du clapet. Et puis elle pige la nature du désastre qui se prépare. En croit de moins en moins ses yeux…

— Re… mmmmmett… tez-vvvvv…

Elle finit pas sa phrase. Sa tentation a été trop vive, d’une main incontenable, elle vient de vérifier l’identité du zoziau en rupture de slip. Alors c’est le débordement qui fait gicler le vase de sa goutte d’eau. Pouf ! L’irréparable ! Crac ! Présent, mon capitaine ! Au garde-à-vous !

C’est le déchaînement des passions, comme disent les pubes pour le ciné à José Bénazéraff. Total, éperdu.

Alors, la gentille pseudo-jouvencelle, la nymphe au regard de biche céleste, me précipite sur en criant des choses qu’on s’attend généralement pas de la part d’une nymphe au regard de biche céleste, même possédant un cul comme voilà le sien dans mes deux mains.

Tu sais ce qu’elle me raconte ?

Je te vas l’exprimer, moitié en français moderne, moitié en pointillés anciens :

— B…-moi, s… ! B…-moi, avec ta grosse b… de taureau, espèce de grand s… ! F…-moi de partout, d… !

Elle cesse de réclamer, ayant obtenu.

Et puis après, quoi ?

Je dois récupérer les bribes d’esprit qui me subsistent. Dedieu de Dieu, cette inoubliable séance ! Dans l’entrée, rends-toi compte, ô mon Lecteur Charognard ! Par terre. Mais rassure-toi pour son joli dos et mes musculeux genoux : y a au sol une moquette épaisse comme ta connerie, tu juges du moelleux. « Refais-le moelleux ! » Et poum, on se remet le couvert d’une autre façon, elle accoudée à une banquette anglaise, comme qui regarde passer le défilé du Quatorze Juillet dans la rue. Et paf (si j’ose dire) on reprend au refrain façon Saint-Michou terrassant le dragon, et c’est moi Sana, qu’interprète le dragon., et c’est pas Saint-Michel qui est armé de l’épieu. Brelingue, brelong ! Encore ! Houlala.

La minette travaille dans un style fabularous, extrêmely véry vonderfoule. Ce qu’elle peut aimer, user, abuser, trémulser, astiquer. Quand elle crie pouce, c’est pas à mon attirail d’auto-stoppeur qu’elle se réfère, crois bien.

Nous v’là donc, fortement contusionnés par le déferlement d’amour, à gésir sur le sol, face à face. Elle a un teint à n’y pas croire, alors te fatigue pas, et moi non plus.

— Je n’aurais jamais imaginé…

— Moi non plus…

— Qu’une chose pareille…

— Moi non plus…

— Je trouve que ça a été…

— Moi aussi…

— Qui êtes-vous

— Je vous l’ai dit…

— Policier ?

— Oui.

— Vous veniez au sujet de mon…

— Oui.

— Il lui est arrivé quelque chose de fâcheux ?

— Assez, oui…

— Quel genre ?

— Le genre irrémédiable.

— Il est…

— Oui.

— Mort ?

— Hélas…

Je lui supposais pas de religion, nécessairement, à cette exquise. La v’là qui se signe, commak, sur la moquette, avec ses nobles éclaboussures, sa chemisouille en n’haillons, son teint empourpré comme la rose à Mitterrand.

Oui, elle décrit un superbe signe de croix, que même au Vatican tu ne peux pas trouver mieux fignolé.

Et tu sais ce qu’elle dit, d’un ton surfervent ?

— Merci, mon Dieu !

Moi, je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est une drôle de veuve, pas toi ?