18

Il finit par s’asseoir auprès de moi, par terre, le dos au mur. Délicat, il a placé son pyjama et sa robe de chambre sous ses fesses diplomatiques. Ce qu’il y a de bon, avec ces immeubles modernes, c’est qu’ils te restituent fidèlement tous les bruits, où que tu te trouves. La cage d’escalier réverbère les investigations de ces gentils messieurs poulets. On les entend qui rumeurent dans l’appartement de la mère Tazety, s’appellent, se posent des questions, se font part de leurs trouvailles, tout ça, bien comme il faut, car ils ont laissé la porte palière ouverte, ces soudards.

Je murmure, soucieux d’enchaîner avec l’affaire :

— C’est vrai qu’il y a beaucoup de fric à affurer dans votre cas ?

L’homme aux cheveux blancs médite sa réponse.

Puis me la livre tous frais payés :

— Pourquoi avez-vous quitté la police officielle ?

— Parce qu’elle nourrit mal son homme. J’ai découvert que ma peau valait mieux que ce qu’on me la payait.

— Bref, vous aimez l’argent ?

— C’est lui qui m’aime.

— Et ça marche, votre agence ?

— Je débute. Vous êtes ma première affaire.

— Moi ?

— Enfin, vous en faites partie, non ? Ou alors que fichez-vous dans le noir, à près de quatre heures du matin, dans le couloir de cet immeuble ?

Il opine, puis se tait.

— Curieuse histoire, reprends-je. Vraiment pas banale. Plaisante, quoi, au plan de l’intérêt.

Nouveau silence, écrémé par les « poliçonneries » des archers républicains en rut chez dame Angèle.

Y en a qui se trouvent dans le local « professionnel » de l’aimable femme et qui se marrent comme des mouflets en découvrant le matériel de camping. Ils se font de puissantes astuces au sujet des godes ; des comparaisons, des suggestions. « Hé, Machecru, si tu veux l’emporter pour t’en faire un tabouret ! »… Ou bien : « Je parie que çui-là, c’est un moulage à la bite du principal Grorognon, paraît qu’il est monté comme un mammouth, il défonce tous les pots ! » Tu vois le genre, ô mon Lecteur Dulcifié ? La pure veine humoristique pour fin de banquets français.

— J’aimerais bien que nous nous mettions à jour, cher monsieur autrichien. Je le mérite. Tout autre que moi vous poserait le marché suivant : « Parlez ou sinon j’appelle les poulets ici présents et vous laisse vous démerder. » Avouez que c’est là un levier de chantage idéal, auquel vous pourriez difficilement résister. Mais rassurez-vous, je ne l’emploierai pas. Je suis intéressé par l’argent, mais pas au point d’user de procédés infamants. Simplement, je crois que nous devons accorder nos violons. En fait, une dame chez qui vous avez votre pyjama, vient chez moi, masquée et armée et me tire dessus. Je riposte, car je suis l’un des tireurs les plus rapides de France, sinon l’un des meilleurs. Avant de défunter, la dame me demande de vous sauver la mise, ce que je m’empresse de faire. Exact ?

Il acquiesce.

— Merci. Considérant que je viens de vous passer le séné, j’aimerais que vous me passiez la rhubarbe. Vous vous trouvez dans une position critique, car l’enquête démontrera que vous étiez en relation avec cette « gangstère » d’un genre inédit.

Il hoche la tête.

— Je ne suis pas le seul. Ses activités galantes l’ont mise en contact avec pas mal de gens.

— Seulement ces gens n’avaient pas droit à la jouissance du deuxième étage ; le troisième leur suffisait.

Il n’est pas du genre bavard. Alors, de le voir chiquer les grands d’Espagne, lui un simple Autrichien, me fout en brusque pétard.

— Vous avez quel âge ? je questionne rudement.

— Cinquante-huit ans, pourquoi ?

— Parce que c’est plus un âge pour terminer sa carrière dans l’opprobre. Ne vous croyez pas plus fort que vous n’êtes, monsieur le diplomate, et acceptez l’aide providentielle que je puis vous apporter, moyennant finances, sans noyer votre front olympien dans un nuage artificiel. Quel est votre nom ?

— Karl Albrecht.

Je bondis :

— Vous êtes apparenté à Angela ?

— Je fus son premier mari.

— Vous êtes en poste à Paris depuis longtemps ?

— Six ans.

— Vos fonctions ?

— Attaché d’ambassade.

— Remarié ?

— Oui.

— Votre seconde épouse vit en France ?

— Naturellement.

— Et vous pieutez chez Angela ?

— Parfois. Une certaine nostalgie du passé. C’était une femme terriblement experte, difficile à oublier sexuellement. Certes elle avait vieilli, mais mon Dieu, moi aussi. Nous nous sommes retrouvés, incidemment, dans la rue. Et depuis…

Il a remis le couvert. Sa viande, qui traversait des langueurs, se rappelait les régalades d’antan. Bon, mais de là à couler dans le crime… Un diplomate… Je pige pas très bien. Et j’ai tant envie de piger. Lhurma, la mère Angèle, Maud qui se rendait à des galas en compagnie de M. Albrecht.

— C’est elle qui a assassiné Kimkonssern ?

— J’ignore ce dont vous parlez.

Visage hermétique. Il n’avouera rien. Impossible. N’admettra que ce qu’il ne peut nier, comme par exemple qu’il fut l’époux d’Angèle et qu’il couchait chez elle parfois. Ça oui, mais le reste, je peux prier, menacer, il restera dans ses retranchements, Karl. Dans les soufflets de sa valise diplomatique.

— Et Maud ?

— Pardon ?

— Parlez-moi de Maud.

— Connais pas.

— C’est une des… collaboratrices de votre ex-femme, du moins en ce qui concerne ses activités putassières.

— Je ne sais rien de ces activités.

— Pourtant vous connaissez fatalement Maud, puisque vous l’emmenez avec vous dans des galas.

— Je ne connais pas de Maud !

Le ton marque l’impatience, l’irritation. Hé, oh, mollo, l’ami ! S’agit pas de repiquer aux grands airs.

— Quelle est votre adresse ?

— Je ne tiens pas à vous la donner.

— Enfantillage, en trois minutes je l’aurai en la faisant demander à l’ambassade par les copains que j’ai conservés dans la flicaille. La Police, vous savez, c’est comme la leucémie : on n’en guérit jamais vraiment. A quoi bon attirer l’attention des poulets sur vous ?

Sa joue se creuse, bécause il la mordille.

Tu sais, Lectouille de nos cœurs, les gens en place, de cet âge, mondains, machins et tout, ils cèdent mal aux pressions. Veulent jamais avoir l’air contraints, tu les connais ? Dignité, dignitas ! Décorations, ronds de jambe, plantes en pots, rantamplan !

— Je demeure 69, avenue du Président-Lucien-Saillet, me jette-t-il, comme un franc dans la sébile d’un débile.

Là-dessus, on la ferme à double tour vu que la meute des petits potes prend le large, soucieuse d’aller soupegratiner dans un troquet de noye pour se refaire un moral, causer des godes à maman Angèle bien à loisir, s’imaginer dans quels culs amis ou ennemis ils pourraient bien les flécher, ce qui serait le plus poilant, impayablement irrésistible…

On les écoute filer. Pas soucieux de la quiétude bourgeoise aux locataires. Et puis c’est la pétarade de leurs calèches, dehors… Ça ressemble quasiment à une fin de partouze, quand tout le monde se souhaite bon retour, le frifri ou la zézette en panne des sens.

— Bon, allons poursuivre cette délicieuse conversation ailleurs.

— Où cela ?

— A mon agence, par exemple. Ou chez vous, si vous préférez ?

— Grand Dieu, non !

Ça lui a échappé. Réflexion bourgeoise, tu comprends ? L’insurrection du standinge en péril.

Je lui décoche un sourire compréhensif, donc réprobateur, puisqu’il comprend la situation et le méprise, ce sourire.

— Alors allons chez moi !

Pas joyce, il me file le train.

On cramponne l’ascenseur métallique sur la carapace duquel un anonyme a écrit à la pointe du canif que « Paulet a une bite d’âne », ce qui, crois-moi, Lecteur Omnibus, vaut mieux que d’avoir un bonnet d’âne.

Un confus projet d’aurore trifouille l’horizon, par-delà les toits de Paname.

— Je n’ai pas de voiture, préviens-je, m’étant fait apporter ici en taxi.

— J’ai la mienne, rétorque Albrecht.

Il me désigne une Mercedes grande comme la salle d’attente des secondes à Austerlitz.

C.D., c’est écrit sur son coffiot. Corps diplomatique.

Le diplomate ouvre sa portière et s’installe au volant. Je contourne pour passer sur le siège du passager. Mais la portière est fermaga, ce qui me semble relativement étrange vu que sur ces tires, le verrouillage de toutes les portes, voire celle de la malle, est subordonnée à l’ouverture de la porte du conducteur.

Je tapote de l’index contre la glace pour réclamer l’ouverture de mon côté.

Albrecht m’adresse un signe que je sais pas très bien interpréter, du genre évasif. Et, presque simultanément, il démarre en trombe. Moi qui avais la paluche sur la poignée, je manque être déséquilibré par ce rush ultra-brutal.

Le v’là qui fonce, la vieille tantouze, à tombeau ouvert.

Et si je t’emploie cette métaphore qu’en peut plus, ô mon Lecteur à la Gomme, c’est à très excellent escient…

Car, dès lors qu’il commence à prendre de la vitesse, une fusillade éclate dans la rue, en provenance d’une tire mal garée. La toute belle rafale, gauche-droite, droite-gauche. Intense, nourrie, généreuse.

La Mercedes se met à tanguer, elle érafle une bagnole, deux bagnoles, se déporte, traverse la rue, emboutit une borne d’incendie, arrache un banc de ses gentils socles et va emplâtrer la façade d’un immeuble. Une fois cette trajectoire accomplie, elle prend feu.

L’auto d’où l’on a arrosé la voiture de mon compagnon s’élance et disparaît. T’en dire la marque, c’est con, mais je n’y ai même pas pris garde.

On a des absences, parfois.

Je mate le superbe brasier qui illumine la rue, et je décide que ça commence à faire beaucoup.

Alors je rebrousse chemin et je m’éloigne dans les rues de l’aurore.

Comme un con !