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Et même s’il prenait un coup de sang, qu’est-ce tu voudrais qu’il fasse, mon ex-dirluche, puisqu’il est « EX » ? Y aurait divergences de vues, et la Paris Detective éclaterait ; tu mords, d’où tu es, le scandale, dis, Lecteur Scabreux ? T’entends le mignon concert des journaux, à propos des polices parallèles et autres ? Sous la baguette du Canard, avec Minute en solo de flûte et l’Huma à la batterie ! Ce serait sa démission anticipée, au Vieux Melon.

Faut bien que je mette les choses au poing, d’entrée de jeu, sinon il s’occupera vite de tout, le Tondu. Viendra remplir les encriers et nettoyer les chiches. Regardera si nos ongles sont propres et la couleur de nos urines. Les commandeurs de son style, c’est vérolards et consort, investisseurs, violeurs, gardes-chiourme. Ils pénètrent dans ta personnalité comme dans une cabine téléphonique. Terrain conquis. T’as plus qu’à dire « yes, sir », le bout des doigts plaqué sur la couture du futal, le regard perdu dans l’infini de la soumission.

Content de mon coup de force, je me rends au labo. Pièce claire, encombrée d’un matériel dingue que si tu peux me citer le nom de trois des objets qui s’y trouvent, t’auras droit à un lavement à la lavande des Alpes.

Mathias a ses yeux de lapin albinos posés sur les lentilles d’un microscope bi-oculaire.

Il examine les avant-bras velus d’Hans Kimkonssern.

— Alors ? guilleré-je.

— Négatif ! répond Mathias en arrachant son regard des œilletons.

Il a les yeux tout pétris d’attention, comme l’écrivait Maurice Druon dans son essai (non transformé) sur la culture du partisan domestique en Angleterre.

— Pas la moindre éclaboussure de sang sur ses doigts ou ses ongles. En revanche, j’en ai découvert sur ses cheveux, derrière sa tête, ce qui confirmerait qu’il tournait le dos à sa compagne de lit pendant le meurtre.

— En ce cas, j’ai le plaisir de vous confirmer mon acceptation, monsieur Kimkonssern. Si vous voulez me suivre…

Il rabat ses manches. Je les lui laisse boutonner et l’entraîne dans le hall de l’agency. Maryse, derrière un bureau nickelé, retape une page du Point consacrée au cancer de la gorge chez les fumeurs pour se donner l’air affairé.

Je lui passe outre et vais ouvrir une porte sur laquelle est écrit archives, en caractères dorés d’un très joli effet. Une petite pièce garnie de rayonnages bourrés de dossiers neufs. Le fond pivote, exactement comme la bibliothèque du château hanté de Lord Branlburn dans « Le Vampire suce comme un dieu ». Il découvre une chambre élégante, style anglais.

— Vous allez vous installer ici pour quelque temps, monsieur Kimkonssern. La salle de bains se trouve là, vous voyez. Et dans le petit dressing attenant, une porte donne sur le palier d’un autre immeuble. Vous pourrez écouter la radio, regarder la télévision, lire les revues qui se trouvent sur la commode. Mes employées s’occuperont de votre nourriture et aussi de vous fournir les objets dont vous pourriez avoir besoin. Je vous tiendrai au courant du développement de mon enquête.

Je m’apprête à me retirer, mais il m’empoigne par une aile.

— Et… heu… les conditions ?

— Dix mille francs en cas d’échec, cent mille en cas de réussite, correct ?

Il caresse son menton et murmure :

— En cas de réussite, je vous donnerai bien davantage.

Hans est parti précipitamment, car toutes les portes sont ouvertes. Un facteur débonnaire remplit la boîte aux lettres pendant que le transistor arrimé au guidon de son vélo diffuse une merveilleuse chanson de Michel Delpoire, comme quoi il va à la chasse dans les roseaux.

Nous aussi. Sauf que des glycines et des ifs remplacent les roseaux au pied levé. Et que le gibier est déjà foudroyé. Raide comme ma zézette lorsqu’une dame de goût la confond avec un sorbet à la framboise. On la trouve sans grand mal, la Julie. Je te dis : suffit de prendre les lourdes qui béent. Pauvre gosse. Du marbre ! Ses chairs exsangues sont blêmes, jaspées délicatement de bleu. Long dix raies qu’elle porte un foulard lie-de-vin autour du cou. Le raisin séché forme un gros bourrelet sous son menton. Et c’est vrai qu’elle s’est vidée pendant la nuit et que le sang a en partie traversé la literie pour former une carte de l’Italie sur la moquette.

Mathias se met au turf, frémissant comme le chien à Michel Delprune dans la chanson. Ils m’ont tous voulu escorter, les croquants. Notre first affure, tu parles s’ils allaient rater le coche, accepter de continuer de faire tapisserie au burlingue. On est les quatre au tas, mon Lecteur Frivole. Kif l’étroit mousquetaire.

Pinuche furète dans la chambre. Béru, après un regard au cadavre, va fouinasser dans la masure. Moi, tu sais quoi ? Je décroche le bigophe et je réclame, aux renseignements internationaux, le numéro de l’hôtel Van de Schishoon. Ensuite, une gentille opératrice me communique avec le palace hollandais, après m’avoir traité de pauvre mec, d’enfoiré, de sale con, d’enc… de frais parce que j’ai eu l’audace de lui prétendre que j’étais pressé.

Bon. La réception. Comme je ne connais du néerlandais que le cacao Van Houten, j’exprime en anglais. J’annonce « police française » et aussi que je dois entretenir le dirlo rapport au décès de cette noye. On me le passe sans rebecca. Le taulier du Van de Schishoon a une voix qui fait penser à une plaque de tôle sur laquelle tu jetterais des pincées de riz. Les mots crépitent à ses lèvres avec une sonorité fluide et métallique.

Je lui demande des précisions, quant au décès de Stéphane Lhurma, et il m’explique tout bien, avec patience, soucieux de fournir un maximum de précision avec un minimum de vocabulaire. D’où il appert : que, oui, Lhurma était un habitué de son établissement… Qu’il a sonné le gardien de nuit… Que ce dernier l’a trouvé sans connaissance et a appelé le docteur… Qu’hélas le docteur Van Trilock n’a pu que constater le décès par suite d’une défaillance cardiaque. Que la police amsterdamaise, mandée, a fait transporter le corps au Médikatenlégaluche Institutenderlischsproof et apposer les scellés sur la porte de sa-chambre.

Et il ajoute qu’il se tient à notre entière disposition pour toutes démarches ou renseignements complémentaires et que, si ça nous intéresse, il peut nous expédier les dépliants de son hôtel dont toutes les fenêtres donnent sur le Lisbrock Kanal.

Je remercie cet incomparable personnage et je carillonne la rousse d’Amsterdam où je connais le kommissairium Mhoudepaaf, un énergique policier. Je l’ai illico. Lui fais un brin de causette sans lui révéler mes nouvelles activités et lui demande de me rancarder sur le décès de Lhurma. Ce n’est pas lui qui s’occupe de cette affaire, mais il va voir qui de droit et me rappellera dans quelques minutes.

Ces différentes converses m’ont mobilisé un bon quart d’heure. Mes équipiers continuent de s’activer comme des fourmis. C’est beau à voir, de vrais enquêteurs à pied d’œuvre. Pas besoin de leur lancer des ordres, chacun sait ce qu’il a à faire et prend des initiatives à sa mesure. Le biniou vibre. Ce ne peut déjà être Mhoudepaaf qui vient tout juste de raccrocher.

— J’écoute ?

Une voix de femme. S’il existait des dames évêques, la personne qui turlute porterait un complet de tweed et un polo, comme tous les évêques d’à présent, au lieu de la robe violette qu’elle a peut-être sur les endosses. Son timbre est ouaté, onctueux.

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, gabadouille l’inconnue, je souhaiterais parler à Mlle Julie.

— De la part de qui ?

— Madame Angèle.

La taulière, sûrement.

— Julie est occupée pour l’instant, dis-je.

La voix se flétrit.

— C’est fort fâcheux, je crains qu’elle n’ait oublié un rendez-vous important. Dans combien de temps peut-elle me rappeler ?

— Hmmm, ça… Elle fait un solo de clarinette à un monsieur qui a beaucoup de retenue, vous savez…

— Mon Dieu, et son client qui l’attend au salon vert ! Pouvez-vous lui dire que le pédégé des conserves est là, déjà en tenue de travail ?

— Voulez-vous qu’elle vous rappelle ?

L’interlocutrice invisible perd un peu de son urbanité.

— Ce n’est pas d’un coup de téléphone que j’ai besoin !

— Donnez-moi toujours votre fil, madame Angèle, je vais la bousculer et je vous appellerai dès qu’elle sera sur le point de rentrer à Paris.

La personne s’exécute (sa collaboratrice, quant à elle, ayant déjà été exécutée). Je prends note.

Mathias s’annonce, tout flamboyant, comme un Van Gogh qu’on viendrait de ripoliner.

— Du positif, Rouillé ?

Il opine.

— Le champagne a été drogué. J’ai trouvé des traces de délirium 12 dans le fond des deux bouteilles que l’Allemand et sa copine ont éclusées.

— C’est tout ?

— La fille a eu la gorge tranchée avec un rasoir qu’on a jeté ensuite dans la cuvette des vouatères. Il est resté bloqué dans le siphon.

Il me montre l’instrument du crime, enveloppé dans une feuille de plastique.

— Marque française ?

Il secoue la tête.

— Argentine.

— Fichtre, lancé-je élégamment, comme dans les beaux romans du début de ce siècle, les « autres » font bien les choses. Comment as-tu eu l’idée de regarder dans les chiottes ?

— Le Petit Poucet…

— C’est-à-dire ?

— Des gouttelettes de sang allaient du lit aux lavabos.

— Autre chose, encore ?

— Le meurtre a eu lieu entre quatre et cinq heures du matin. La fille ne s’est rendu compte de rien. Un technicien : couic ! Ils étaient deux.

— Des traces de chaussures ?

— Si l’on peut dire, car les meurtriers avaient enfilé d’énormes chaussons de feutre par-dessus leurs godasses.

— Comment le sais-tu ?

— Ces chaussons devaient se trouver en vrac dans le coffre d’une voiture ayant transporté du sucre en poudre.

Du sucre en poudre ?

Disons que dans un panier à provisions il devait y avoir un paquet de sucre qui a crevé. Les grains de sucre se sont pris dans le feutre des chaussons et la moquette de la chambre les en a délogés. Oh, à l’œil nu, tout ça reste très ténu, mais un examen poussé permet de déterminer la nature et le nombre des chaussons.

« Bon, quoi d’autre encore ? Vous dire que la fille avait eu des rapports sexuels avant de s’endormir ne vous surprendra pas.

« Les assassins portaient des gants, bien entendu… »

Il gamberge encore, matant autour de lui en fronçant ses sourcils en poils de carottes.

On n’a fouillé aucune pièce, aucun meuble. Le ménage est très sommairement fait ici et une légère couche de poussière recouvre les surfaces planes, ce qui me permet d’être formel sur la question.

Pinaud se pointe, en relais, brandissant une photographie qui représente deux trapézistes photographiés à l’instant où, ayant lâché l’un et l’autre leur trapèze, ils se croisent au cours d’une trajectoire impressionnante. A y regarder de plus près, on constate qu’il s’agit d’un trucage de fête foraine. Le corps des trapézistes est peint. Un garçon et une fille hilares ont passé leurs têtes connes par les orifices prévus.

— La domestique et son petit jules, présente Pinuchet. J’ai également son adresse à Mantes où son père est matelassier.

— O.K., demande un taxi et fais-toi conduire à la gare. Tâche de ramasser la môme et de l’amener à l’agence sans rien lui dire de ce qui s’est passé ici.

Le téléphone nous fait tressaillir. Je décroche. Une opératrice de longue distance m’annonce la Hollande. Et pouf, revoici le kommissairium Mhoudepaaf.

— On vient d’achever l’autopsie du Français, me dit-il, oubliant que, personnellement, je ne suis ni Batave ni Cambodgien. Il est réellement décédé de mort naturelle : rupture d’anévrisme. Il n’y a aucun doute sur ce point.

Je le remercie d’autant plus chaudement qu’il fait dans son patelin un froid de canard en ce moment, au point que l’éclosion des tulipes qui devait avoir lieu le 28 avril en vue des fêtes du 1er Mai, a été reporté au 12 mai, sauf contrordre, alors tu vois que je déconne pas. Je m’attaque au bureau de Lhurma. J’explore ses secrétaires, classeurs, tiroirs, machins-choses. Prends quelques notes, ne trouve rien de passionnant, et pourquoi que je trouverais du passionnant, tu peux me dire, dis, Lecteur Aphrodisiaque ?

Bérurier rapplique des extérieurs, l’air pimpant comme un pommier en fleur.

Il tient un mouchoir par ses quatre coins. Et quel ! D’une crasserie, d’une répugnantise, d’une abominerie tellement indescriptibles que si je te les descriptais, t’irais au refile en catastrophe, recta.

Sa Majesté dépose son tire-gomme sur la table, près du biniou.

— Les meurtriers ont laissé des traces, il annonce. Et sais-tu because pourquoi ? Parce que ton Boche n’avait pas baissé l’estore roulant de sa fenêtre. Comme tu veux y voir, le rideau était simplement tiré à la va-vite, et, depuis dehors, comme la turne est au reste-chaussé, on peut mater par l’embrassement de la croisée tout c’est qu’il se passe dans la pièce. Pour peu que Kimkonssern aura pas éteint la loupiote, tu parles d’un jeton de seigneur qu’ils ont pris, ces messieurs. Y s’tenaient juste devant la fenêtre, dans une bordure d’œillets. Devaient z’attendre la fin des opérations pour interviendre. En piatant dans la nuit, devant la maison, y z’ont largué ça…

Et de désigner l’intérieur du mouchoir qui ressemble au plancher d’un poulailler. Outre un lot d’intéressantes expectorations plus ou moins déshydratées, figurent une pochette d’allumettes réclame, deux mégots, une pièce de cent lires de la Repubblica Italiana émise en 1956 et le papier d’emballage d’un caramel à la menthe. Belle provende, comme disent les gens au parler organisé.

Mylord Mammouth tire la leçon de ses trouvailles.

— Des gonzes qui poireautent pendant des heures, y z’ont beau s’surveiller, ils font comme la petite vérole : y laissent des traces…