20
Jamais une semaine n’avait passé aussi vite. Et elle se sentait brutalement seule. Tout le monde considérait que l’affaire était terminée, y compris le procureur et son propre commander. Le corps de Jerry Fitzgerald était réduit en cendres, son dernier interrogatoire classé aux archives.
Les médias étaient en transe. La vie secrète du top model. La meurtrière au visage parfait. La quête de l’immortalité est jonchée de cadavres.
Eve avait d’autres enquêtes et certainement d’autres obligations, mais elle passait chaque minute de son temps libre à revoir les enregistrements de l’affaire, cherchant encore et toujours de nouvelles preuves, de nouvelles pistes jusqu’à ce que même Peabody lui dise de laisser tomber.
Elle essaya de régler les quelques détails du mariage dont Connors lui avait parlé. Mais que diable connaissait-elle aux traiteurs, aux vins et à la composition d’une table ? Finalement, elle ravala sa fierté et donna toutes ces salades à un Summerset ricanant.
Sur un ton didactique, elle s’entendit répondre que l’épouse d’un homme tel que Connors se devrait d’apprendre les rudiments de la vie mondaine.
Elle lui rétorqua d’aller se faire voir et ils repartirent chacun de leur côté. Mais, sous les apparences, Eve redoutait qu’ils ne commencent à bien s’aimer, elle et lui.
Connors passa de son bureau à celui d’Eve. Et secoua la tête. Ils allaient se marier le lendemain. Dans moins de vingt-quatre heures. La future mariée était-elle en train d’essayer sa robe, de se prélasser dans un bain aux essences parfumées, était-elle en train de rêvasser à sa vie future ?
Non, elle était courbée sur son ordinateur, marmonnant, les cheveux en bataille à force de les triturer. Une tache de café ornait sa chemise. Une assiette supportant ce qui avait dû être un sandwich était posée à terre près du fauteuil. Même Galahad l’évitait.
Il vint derrière elle et ne fut pas surpris de voir défiler sur l’écran l’affaire Fitzgerald.
Sa ténacité le fascinait, et l’excitait. Elle n’avait laissé personne voir à quel point la mort de Fitzgerald l’avait bouleversée.
Il savait que la culpabilité était là, mêlée à la pitié. Et à son sens du devoir. Tout cela la poussait, l’enchaînait à cette affaire. C’était une des raisons pour lesquelles il l’aimait : cette énorme capacité aux émotions enfermée dans un esprit logique et jamais en repos.
Il se pencha pour l’embrasser au moment où elle se redressait brusquement. Ils jurèrent tous les deux quand ils se cognèrent.
— Seigneur ! fit Connors, amusé, en cueillant de la langue une goutte de sang qui perlait de sa lèvre ouverte. C’est dangereux de flirter avec toi.
— Ça t’apprendra à te glisser derrière moi en tapinois. Je croyais que tu étais parti avec Feeney et quelques-uns de vos amis hédonistes pour violer et piller.
— J’enterre ma vie de célibataire. Ça n’a rien d’une invasion viking. La barbarie commencera demain soir. (Il s’assit sur le coin du bureau et l’étudia.) Eve, il faut que tu arrêtes ça.
— Je vais arrêter trois semaines, non ? (Patient, il se contenta de hausser les sourcils.) Désolée, je ne suis pas sympa. Je n’arrive pas à arrêter, Connors. J’ai bien essayé une douzaine de fois cette semaine, mais ça ne cesse de me hanter.
— Parle. Parfois, ça aide.
— D’accord. (Elle repoussa violemment la chaise du bureau et faillit écraser Galahad.) Elle a pu aller au club. Les gens comme eux aiment bien traîner dans les bars louches.
— Pandora y allait.
— Exactement. Et elles avaient plus ou moins les mêmes fréquentations. Donc, oui, elle a pu aller au club et y rencontrer Boomer. On lui a peut-être dit ce qu’il fricotait. Tout cela n’est que supposition. Rien n’a été formellement établi. Donc, elle le rencontre et elle l’utilise. Puis, elle s’aperçoit qu’il parle trop. Il risque de tout gâcher. Il ne lui est plus utile désormais et il se révèle même dangereux.
— Pour le moment, c’est logique.
Elle opina avant de poursuivre.
— D’accord. Il la repère alors qu’il sort du salon privé avec Hetta Moppett. Jerry doit maintenant se demander ce qu’il a bien pu raconter. Il a pu se vanter, pour impressionner Hetta, en lui disant qu’il connaissait une des plus belles femmes de la planète. Boomer est assez malin pour se rendre compte qu’il a un problème. Il part et se planque. Hetta est la première victime. Elle se fait tuer parce qu’elle sait peut-être quelque chose.
»Boomer a un échantillon, il a la formule. Il a la main leste quand il le veut et il aime bien jouer au pickpocket. La cervelle n’était pas son point fort. Peut-être qu’il exige plus d’argent, une plus grosse part du gâteau. Mais il connaissait son boulot. Personne ne savait qu’il servait d’indic, hormis quelques flics du département.
— Et ceux qui le savaient ignoraient à quel point tes indics te tiennent à cœur. Son meurtre aurait dû passer pour un sordide règlement de comptes entre trafiquants minables.
— C’est juste. Mais Jerry n’a pas été assez rapide. Nous avons trouvé ce truc chez lui et nous avons commencé à explorer cette piste. En même temps, j’ai droit à une représentation privée des talents de Pandora. Tu connais tout ça. Mavis était le bouc émissaire idéal.
— Pas si idéal que ça : elle était l’amie très chère du lieutenant chargé de l’enquête.
— Oui, pour eux, c’était un manque de chance. J’étais certaine que Mavis n’avait pas commis ce meurtre. J’ai donc envisagé toute l’histoire sous un autre angle. J’avais trois suspects potentiels qui tous, comme on s’en est aperçu par la suite, avaient le mobile, l’occasion et les moyens. Je commence à comprendre qu’un de ces suspects est accro à la drogue qui est la cause de tout ce gâchis. Et, juste au moment où on commence à croire que les choses sont assez claires, un dealer de l’East End se fait tuer. Même modus operandi. Pourquoi ? Voilà le hic, Connors. Voilà ce que je ne peux expliquer. Ils n’avaient pas besoin de Cafard. Il n’y a aucune chance pour que Boomer lui ait révélé quoi que ce soit. Mais il est tué et on trouve de la drogue dans son sang.
— Un stratagème, fit Connors en allumant une cigarette. Une diversion.
Pour la première fois depuis des heures, elle sourit.
— C’est ce que j’aime en toi. Ton esprit criminel. Oui, comme ça, on ajoute à la confusion. Laissons les flics s’échiner à trouver un lien logique avec Cafard. Pendant ce temps-là, Redford fabrique sa propre version de l’Immortalité. Il en donne à Jerry. Avec une belle somme. Qu’il sait remboursée à chaque dose qu’il lui vend. Un homme d’affaires avisé, ce Redford. Il était prêt à prendre des risques et même à se procurer un spécimen sur la Colonie Eden.
— Deux, dit Connors, ravi de son effet de surprise.
— Quoi, deux ?
— Il a commandé deux spécimens. Je suis passé par Eden en revenant sur Terre et j’ai eu une petite discussion avec la fille d’Engrave. Je lui ai demandé de faire quelques recherches. Redford a commandé son premier spécimen il y a neuf mois, utilisant un autre nom et une fausse licence. Mais les numéros d’identification sont les mêmes. Il l’a fait envoyer à un fleuriste sur Vega II, un bonhomme qui a une réputation douteuse. On le soupçonne de contrebande. De là, je dirais qu’ils l’ont envoyé à un labo pour distiller le nectar.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit plus tôt, bon sang ?
— Je te le dis maintenant. Je viens juste d’en recevoir la confirmation. Tu dois pouvoir contacter la sécurité sur Vega et faire interroger le fleuriste.
Elle jura tout en martelant son clavier et en donnant des ordres.
— Même s’ils le coincent, ça va prendre des semaines avant qu’on me le ramène ici. (Mais elle se frottait déjà les mains.) Tu aurais pu me dire que tu t’étais lancé dans cette histoire.
— Si ça n’avait débouché sur rien, tu aurais été déçue. Au lieu de cela, maintenant, tu m’es reconnaissante. (Il retrouva son sérieux.) Eve, ça ne change pas grand-chose.
— Cela signifie que Redford trafiquait là-dedans depuis bien plus longtemps qu’il nous l’avait dit. Cela signifie... (Elle s’interrompit.) Je sais qu’elle aurait pu le faire. Toute seule. Elle aurait pu quitter l’appartement de Young sans se faire remarquer. Elle l’aurait laissé endormi et serait revenue, après s’être lavée. Ou bien, il savait. Il était prêt à tout pour elle et c’est un acteur. Il aurait jeté Redford aux loups, mais pas si cela avait impliqué Jerry.
»Je sais qu’elle aurait pu le faire. Qu’elle aurait pu saisir sa chance à l’hôpital. Elle avait le sang-froid nécessaire. Mais ça ne colle pas.
— Tu ne peux pas te reprocher sa mort, dit calmement Connors. D’abord, parce que tu n’as rien à te reprocher et ensuite – et ça tu devrais mieux l’accepter – le remords ne fait pas bon ménage avec la logique.
— Oui, je sais. (Elle se leva de nouveau, impatiente.) Cette affaire m’a trop bouleversée. Il y a eu Mavis, les souvenirs avec mon père. J’ai raté des détails, j’ai foncé au mauvais moment. Toutes ces distractions.
— Dont le mariage ? suggéra-t-il.
Elle sourit faiblement.
— J’ai essayé de ne pas trop y penser.
— Considère ça comme une formalité. Un contrat, si tu préfères, avec un peu de mise en scène.
— Tu te rends compte qu’il y a un an à peine nous ne nous connaissions pas ? Que nous vivons dans la même maison, mais que nous évoluons dans deux mondes différents ? Que tous ces... trucs que nous éprouvons l’un pour l’autre ne suffisent peut-être pas à nous unir pour un bon bout de temps ?
Il la toisa paisiblement.
— Tu vas me casser les pieds la veille de notre mariage ?
— Je n’essaie pas de te casser les pieds, Connors. C’est toi qui as mis ça sur le tapis. Il y a des questions raisonnables qui méritent des réponses raisonnables.
Les yeux de Connors s’assombrirent. Elle se prépara à affronter la tempête. Au lieu de cela, il prit la parole d’une voix glaciale.
— Vous voulez faire marche arrière, lieutenant ?
— Non. Je n’ai pas dit que je le ferais. Je crois simplement que nous devrions... réfléchir, conclut-elle misérablement en se détestant.
— Eh bien, réfléchis et trouve tes réponses raisonnables. J’ai les miennes. (Il jeta un coup d’œil à sa montre.) Et je suis en retard. Mavis t’attend en bas.
— Pour quoi faire ?
— Demande-lui, rétorqua-t-il sèchement en quittant la pièce.
— Bon sang !
Elle flanqua un bon coup de pied au bureau sous le regard goguenard de Galahad. Elle cogna encore parce que, parfois, la douleur avait du bon avant d’aller retrouver Mavis en boitant.
Une heure plus tard, elle se faisait traîner de force au Down & Dirty Club. Mavis lui avait ordonné de se changer, de se coiffer, de se maquiller. Et comme les ordres n’avaient pas suffi, elle l’avait habillée, coiffée et maquillée elle-même. Le bruit et la musique lui sautèrent au visage. Elle se cabra.
— Seigneur, Mavis, pourquoi ici ?
— Parce que c’est un lieu de débauche, voilà pourquoi. Quand on enterre sa vie de célibataire, on est censé faire plein de trucs vilains. Dieu du ciel, regarde le type sur la scène. Il a un sexe comme un javelot. Heureusement que j’ai demandé à Crack de nous réserver une table au premier rang. On est déjà entassés comme des sardines et il est à peine minuit.
— Je dois me marier demain, commença Eve.
Pour la première fois, elle trouvait que c’était une bonne excuse.
— Justement. Allez, Dallas, détends-toi. Ah, voilà les autres.
Eve avait l’habitude des chocs. Mais là, c’était génial. A la table placée juste en dessous du danseur nu se trouvaient Nadine Furst, Peabody, une femme qu’elle crut être Trina et... mon Dieu ! le Dr Mira.
Elle n’avait pas encore réussi à refermer la bouche que Crack la souleva de terre.
— Salut, blanchette. Toujours aussi maigre. La maison t’offre le Champagne.
— S’il y a du Champagne dans cette boîte, je veux bien bouffer le bouchon.
— Hé, ça pétille. Qu’est-ce que tu veux de plus ? (Il la fit tournoyer dans les airs, sous les acclamations enthousiastes de la foule, puis la posa sans trop de ménagements sur une chaise à la table.) Mesdames, amusez-vous bien ou, alors, gare à moi.
— Tu as des amis passionnants, Dallas. (Nadine tirait sur sa cigarette comme s’il s’agissait de la dernière réserve d’oxygène disponible sur cette terre.) Bois un coup. (Elle leva une bouteille remplie d’une substance douteuse, en versa un peu dans un verre quasiment propre.) On a pris un peu d’avance.
— J’ai dû la changer. (Mavis posa une fesse sur un siège.) Elle n’a pas arrêté de faire la tête. (Une larme vint lui chatouiller les cils.) Elle n’est venue que pour me faire plaisir. (Elle avala d’un trait le verre d’Eve.) On voulait te faire la surprise.
— C’est réussi. Docteur Mira... Vous êtes bien le Dr Mira, hein ?
Mira souriait béatement.
— Je devais l’être en entrant ici. Mais ce genre de détails m’échappent un peu maintenant.
— Je propose un toast. (Mal à l’aise sur ses hauts talons, Peabody se retint à la table. Elle réussit à ne renverser que la moitié de son verre sur la tête d’Eve en le levant.) Au meilleur putain de flic de cette putain de ville, qui va épouser le plus beau mec qu’il m’ait jamais été donné d’apercevoir en chair, en os ou en vidéo et qui, parce que c’est une sacrée maligne, s’est débrouillée pour que je sois affectée aux homicides. Bordel, c’est génial. A elle !
Elle avala le reste de son verre, s’effondra sur sa chaise et afficha le même sourire benoît que Mira.
— Peabody, fit Eve en glissant un doigt sous ses yeux, je suis touchée. Vraiment.
— Dallas, je suis complètement bourrée.
— Oui, j’ai cru deviner. On peut manger quelque chose ici ? Je crève de faim.
— La mariée veut manger. (Encore sobre, Mavis bondit.) Je m’en occupe. Ne bouge pas.
— Oh, et, Mavis... (Eve la récupéra par le poignet.) Trouve-moi un truc à boire qui ne soit pas mortel.
— Dallas, on fait la fête.
— Et je compte bien en profiter. Vraiment. Mais je veux avoir les idées claires demain. C’est important pour moi.
— Oh, comme c’est mignon !
De nouveau en larmes, Mavis enfouit son visage dans le cou d’Eve.
— Ouais, j’suis mignonne comme un cœur. (Soudain, elle saisit le visage de Mavis à deux mains et l’embrassa à pleine bouche.) Merci. Personne n’aurait pensé à ça.
— Personne à part Connors. (Mavis s’essuya les yeux avec une des franges étincelantes qui ruisselaient de sa manche.) On a préparé ça ensemble.
— Ensemble, hein ? (Un léger sourire aux lèvres, Eve se tourna vers les corps qui tournoyaient au-dessus d’elles.) Hé, Nadine. Le type avec la queue en plumes rouges te fait de l’œil.
— Ah ouais ?
Nadine leva un regard égaré.
— T’oseras pas.
— Oser quoi ? Monter là-haut ? Tu plaisantes, c’est de la rigolade !
— Alors, vas-y. (Eve se pencha vers elle, hilare.) Ça manque d’action ici, tu trouves pas ?
— Tu veux de l’action ? (Au prix d’un effort digne d’éloges, Nadine se dressa.) Hé, beau gars, lança-t-elle au plus proche danseur. Aide-moi un peu, tu veux ?
Elle eut du succès. Surtout quand, saisie par l’ambiance, elle décida de montrer ses dessous pourpres. Eve soupira sur son eau minérale. C’étaient de sacrées amies qu’elle avait là.
— Et Trina ? Ça va ?
— Je suis en train de vivre une expérience extracorporelle. Je dois être au Tibet.
— Hon-hon.
Eve lança un regard au Dr Mira. A la façon dont le bon docteur s’époumonait, elle craignit de la voir sauter sur scène rejoindre Nadine et les danseurs.
— Peabody. (Elle dut planter les doigts dans le bras de Peabody pour obtenir une infime réaction.) Allons chercher à manger. Il faut les dessoûler un peu.
Peabody grogna.
— Je pourrais faire ça.
Suivant son regard, Eve aperçut Nadine, les cuisses nouées autour d’un type de deux mètres au corps peint.
— Sûrement. Mais, à vous deux, le bar risquerait de s’écrouler.
— J’ai juste ce petit ventre rond. (Elle oscilla.) Jake l’appelle mon petit ventre d’amour. Je vais me le faire enlever.
— Faites un peu plus d’abdos. La liposuccion, c’est écœurant.
— C’est héditaire.
— Héréditaire.
— C’est c’que j’disais. (Elle trébuchait tandis qu’Eve essayait de la traîner à travers la foule.) On l’a tous dans la famille. Jake, il les préfère maigres. Comme vous.
— Envoyez-le se faire voir ailleurs, alors.
— C’est c’que j’ai fait. (Peabody s’effondra sur un comptoir.) Vous savez, Evie, le sexe, ça suffit pas.
Eve soupira.
— Peabody, j’ai pas envie de cogner sur une collègue quand elle est bourrée. Alors ne m’appelez pas Evie.
— Vous savez c’qu’y faut ?
— A manger. (Elle passa commande à un serveur androïde.) N’importe quoi et beaucoup. Table trois. Que faut-il, Peabody ?
— Y faut c’que vous avez, Connors et vous. Des liens. Des liens à l’intérieur. Le sexe, c’est en plus.
— Bien sûr. Ça va pas bien entre Casto et vous ?
— Non. On n’a plus assez de liens maintenant que l’affaire est terminée. (Peabody secoua la tête et grimaça.) Seigneur, je vais exploser. J’dois aller au p’tit coin.
— Je vous accompagne.
— Je peux me débrouiller seule. (Peabody se redressa avec dignité.) Je n’ai pas envie de vomir devant ma supérieure si ça ne vous fait rien.
— Comme vous voulez.
Mais Eve ne la quitta pas des yeux tandis qu’elle se frayait péniblement un chemin à travers la salle. Elles étaient là depuis près de trois heures, estima-t-elle. Même à un litre l’heure, ça faisait une sacrée consommation.
Souriant, elle se retourna vers le bar. Nadine, toujours en sous-vêtements, était plongée dans une discussion intense avec le Dr Mira. Trina, la tête sur la table, devait être en communication mentale avec le dalaï-lama.
Mavis, les yeux brillants, improvisait sur scène un numéro qui déclenchait l’hystérie dans la salle.
Bon sang, se dit Eve, la gorge brûlante, elle aimait ces filles. Y compris Peabody. Elle se décida à aller jeter un œil aux toilettes pour s’assurer qu’elle ne s’était pas noyée.
Elle était au milieu de la salle quand on l’agrippa. Rien de plus naturel dans cette ambiance délirante. Machinalement, elle se libéra avec bonne humeur.
— Mauvais choix, mon gars. Je ne suis pas intéressée. Hé !
La petite piqûre sur son bras l’agaça plus qu’elle ne lui fit mal. Mais, très vite, sa vision se troubla. On la poussa à travers les danseurs jusqu’à un salon privé. La porte se referma.
— Hé, j’ai dit que ça m’intéressait pas.
Elle voulut sortir son insigne mais rata sa poche. On la poussa gentiment vers le lit.
— Reposez-vous, Eve. Nous avons à parler.
Casto s’accroupit à ses côtés, les chevilles croisées.
Connors n’était pas de bonne humeur. Mais Feeney s’était donné tant de mal pour créer une atmosphère de débauche qu’il tenait son rôle. Tous les hommes réunis là avaient été quelque peu surpris d’être invités à ce rituel païen. Feeney, profitant de ses talents en informatique, avait déniché la plupart des plus proches associés de Connors. Personne n’avait osé prendre le risque de refuser une invitation du grand homme.
Ils étaient donc là, les riches, les célèbres et les autres, entassés dans une pièce mal éclairée où des écrans géants montraient des corps nus emmêlés dans toutes les positions érotiques imaginables. Et il y avait assez de bière et de whisky pour submerger la Septième Flotte et tous ses canots de sauvetage.
Connors devait admettre que c’était un beau geste et il faisait de son mieux pour faire plaisir à Feeney et enterrer sa vie de célibataire avec le faste attendu.
— Hé, Connors, un autre whisky pour vous ! s’exclama Feeney en le rejoignant, trois verres à la main. Et, n’oubliez pas, les dames qui sont là ce soir sont simplement à regarder. Pour vous, pas touche.
— Ça va être dur de se retenir.
Feeney sourit et lui fila une bonne claque dans le dos.
— C’est un sacré numéro, hein, notre Dallas ?
— Oui, un sacré numéro.
— Elle va vous donner du fil à retordre. Elle leur donne à tous du fil à retordre. Elle a une cervelle comme une mâchoire de requin. Vous voyez, braquée sur un truc jusqu’à ce que ce truc soit mâché et digéré. Je vous le dis, cette dernière affaire l’a empoisonnée.
— Elle n’a pas encore laissé tomber, murmura Connors tout en souriant froidement à une blonde nue qui lui caressait la poitrine. Vous aurez plus de chance avec lui, dit-il en lui montrant un homme au regard hébété. Il possède Stoner Dynamics.
Comme elle ne semblait pas comprendre, Connors dénoua gentiment ses bras et la poussa vers l’autre.
— Il est plein aux as.
Elle s’éloigna sous le regard envieux de Feeney.
— Je suis heureux en ménage, Connors.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Mais je dois admettre que je suis plus qu’un peu tenté d’attirer un joli lot comme elle dans un coin sombre.
— Vous n’êtes pas assez idiot pour ça, Feeney.
— C’est vrai, soupira-t-il. Dallas va partir quelques semaines. A son retour, elle aura oublié.
— Elle n’aime pas perdre et elle pense avoir perdu.
Connors jura. Il n’avait pas envie de penser à ça la veille de son mariage mais il n’en attira pas moins Feeney à l’écart.
— Que savez-vous à propos de ce dealer retrouvé dans l’East End ?
— Cafard ? Pas grand-chose. Un dealer, assez malin, assez stupide. C’est incroyable, ils sont presque tous comme ça. Il se contentait de son petit boulot.
— C’était un indic, lui aussi ? Comme Boomer ?
— Avant, oui. Son flic a pris sa retraite l’an dernier.
— Que se passe-t-il quand un flic se retire ? Personne ne reprend ses indics ?
— Parfois si, parfois non. Pour notre Cafard, je n’ai trouvé personne.
Connors avait envie de laisser tomber, mais c’était plus fort que lui.
— Le flic qui a pris sa retraite ? Il travaillait avec quelqu’un ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? Que j’ai un ordinateur dans la tête ?
— Oui.
Flatté, Feeney se rengorgea.
— Pour tout dire, je crois me rappeler qu’il a fait équipe avec un vieux copain à moi, Danny Riley. Ce devait être en... quarante et un. Puis il s’est retrouvé avec Mari Dirscolli jusqu’en quarante-huit. Peut- être quarante-neuf.
— Peu importe, marmonna Connors.
— Puis, il a été avec Casto pendant un ou deux ans.
Connors sursauta.
— Casto ? Etait-il avec Casto quand Cafard travaillait pour lui ?
— Bien sûr. Mais chaque membre de l’équipe a ses propres indics. (Les sourcils broussailleux se rejoignirent.) Évidemment, en général, la procédure veut que votre partenaire reprenne vos indics. Mais, d’après les dossiers, Casto ne l’a pas fait. Il avait les siens.
Connors se disait que c’étaient ses préjugés, sa jalousie ridicule. Il s’en moquait.
— Tout n’est pas inscrit dans les dossiers. Vous ne trouvez pas bizarre que deux indics proches de Casto aient été tués ? Et que tous les deux avaient un lien avec l’Immortalité ?
— Je n’ai pas dit que Casto avait Cafard. Et ce n’est pas bizarre. Casto bosse aux Illégales.
— Quel autre lien avez-vous trouvé entre le meurtre de Cafard et les autres, en dehors de Casto ?
— Bon Dieu, Connors ! Vous êtes pire que Dallas. Écoutez, des tas de flics des Illégales finissent avec un problème de drogue. Casto est propre comme un bébé. On n’a jamais rien retrouvé dans ses examens. C’est un bon flic, il veut être capitaine et ce n’est un secret pour personne. Il ne va pas faire le con maintenant avec une pourriture pareille.
— Parfois, un homme ne résiste pas à la tentation, Feeney. N’allez pas me dire que ce serait la première fois qu’un flic des Illégales se ferait un peu d’argent de poche ?
Feeney soupira de nouveau. Cette discussion le dessoûlait et il n’aimait pas ça.
— Non, on n’a rien contre lui, Connors. Dallas a travaillé avec lui. Si c’était un flic pourri, elle l’aurait senti. Elle est comme ça.
— Elle était un peu déboussolée, murmura Connors, se rappelant les propres paroles d’Eve. Réfléchissez, Feeney. Aussi vite qu’elle agissait, elle était toujours en retard. Comme si quelqu’un avait deviné, connu ou anticipé chacun de ses gestes. Ce quelqu’un ne pouvait être qu’un flic.
— Vous ne l’aimez pas parce qu’il est presque aussi mignon que vous.
Connors ne releva pas.
— On peut fouiller sur lui ce soir ?
— Ce soir ? Seigneur, vous voulez que je remue la boue sur un autre flic, que je fouine dans ses dossiers personnels simplement parce que deux indics se sont fait buter ? Et vous voulez que je le fasse ce soir ?
Connors le prit par l’épaule.
— On peut utiliser mon terminal.
— Vous faites la paire, maugréa Feeney. Un vrai couple de requins.
La vision d’Eve se troubla comme si elle venait de plonger la tête dans l’eau. A travers les remous, elle vit Casto. Qu’est-ce qu’il fichait là ?
— Que se passe-t-il, Casto ? On a reçu un appel ? (Elle chercha Peabody, ne vit que des tentures rouges qui étaient censées donner à la pièce miteuse une atmosphère de sensualité.) Attendez une minute.
— Détendez-vous. (Il ne voulait pas lui injecter une autre dose, pas après ce qu’elle avait dû boire tout au long de la soirée.) La porte est verrouillée, Eve. Je vous ai shootée juste ce qu’il fallait pour que ça se passe à merveille. (Il s’assit plus confortablement.) Ah, pourquoi a-t-il fallu que vous insistiez ? Vous ne pouviez pas laisser tomber ? Seigneur, je n’arrive pas à croire que vous ayez déniché Lilligas.
— Lilli... Quoi ?
— Le fleuriste sur Vega II. Là, vous êtes vraiment trop près. C’est moi qui utilisais cette crapule.
Un goût de bile envahit soudain la gorge d’Eve. Elle se pencha en avant, se forçant à respirer profondément, calmement.
— Le Décharge provoque souvent des nausées. La prochaine fois, j’utiliserai autre chose.
— Vous m’avez eue. (Elle luttait de toutes ses forces pour ne pas vomir.) Vous m’avez eue.
— C’était facile. Vous ne cherchiez pas un autre flic. Pourquoi l’auriez-vous fait ? Et puis, vous aviez vos propres problèmes, Eve. Vous savez qu’un flic ne doit jamais s’investir émotionnellement dans ses enquêtes. Mais vous étiez trop inquiète pour votre amie. J’admire ça, vraiment, même si c’était stupide.
Il la saisit par les cheveux, lui tira la tête en arrière. Il vérifia rapidement ses pupilles. La dose initiale semblait suffire pour l’instant. Il ne voulait pas courir le risque d’une surdose. Pas avant d’en avoir terminé.
— Et je vous admire, Eve.
— Fils de pute, fit-elle d’une voix épaisse. Vous les avez tués.
— Jusqu’au dernier. Ça a été dur de ne rien dire pendant tout ce temps-là, je dois l’admettre. J’avais tellement envie de montrer à une femme comme vous ce qu’un homme intelligent peut accomplir. Vous savez, Eve, je me suis un peu inquiété quand j’ai appris qu’on vous chargeait de Boomer. (Il posa le bout de l’index sur son menton avant de le faire descendre entre ses seins.) Je pensais pouvoir vous charmer. Admettez que vous étiez tentée.
— Enlevez vos pattes de là.
Elle voulut balayer sa main, qu’elle rata d’un bon mètre.
— Vous n’avez plus la perception des distances. (Il gloussa.) Les drogues, ça vous bousille, Eve. Croyez-moi. Je vois ça tous les jours. Et ça me rend malade. Comme ça me rend malade de voir tous ces types à la coule qui se remplissent les poches sans jamais se salir les mains.
— Alors, c’était pour l’argent.
— Pour quoi d’autre ? Je suis tombé sur l’Immortalité il y a deux ans. Un vrai bonheur. C’était le début. J’ai pris mon temps. J’ai bien préparé le terrain, étudié la chose. Un contact sur Eden m’a procuré un échantillon. C’est ce pauvre vieux Boomer qui l’avait trouvé... mon contact sur Eden.
— Boomer est venu vous en parler.
— Bien sûr. Dès qu’il avait un tuyau sur une nouvelle Illégale, il venait me le dire. Il ne savait pas que j’étais déjà dans l’affaire. Pas encore. Je faisais ça discrètement. J’ignorais que Boomer avait une copie de cette foutue formule. Je ne savais pas qu’il la gardait dans l’espoir d’en tirer un bon prix.
— Vous l’avez tué. Vous l’avez mis en bouillie.
— Pas avant que ce soit nécessaire. Je ne fais jamais rien à moins que ce ne soit nécessaire. C’était Pandora, vous comprenez, cette belle salope.
Et il continua son histoire de sexe, de pouvoir et d’argent tandis qu’Eve luttait pour retrouver le contrôle de ses muscles, de sa cervelle.
Pandora l’avait appelé au club. Ou ils s’étaient repérés. L’idée qu’il était flic lui plaisait. Il devait pouvoir mettre les mains sur un tas de bonnes choses, pas vrai ? Et pour elle, il avait été heureux de le faire. Il était envoûté par elle, obsédé, accroché comme à une drogue. Il pouvait l’admettre à présent. Son erreur avait été de partager ce qu’il savait sur l’Immortalité avec elle, de l’écouter donner ses idées sur la façon d’en tirer profit. Une fortune incroyable, avait-elle prédit. Tellement d’argent qu’il leur faudrait trois vies pour le dépenser. Et la jeunesse, la beauté, le sexe. Elle avait vite été dépendante de la drogue. Elle en voulait toujours plus et elle l’avait utilisé pour en obtenir.
Mais elle aussi lui avait été utile. Sa carrière, sa gloire lui permettaient de voyager facilement, de transporter davantage de drogue qui était produite dans un unique laboratoire sur Starlight Station.
Puis il avait découvert qu’elle avais mis Paul Redford dans le coup. Il avait été furieux, mais elle était parvenue à le calmer avec des promesses et du sexe. Et de l’argent, aussi, bien sûr.
Les choses avaient commencé à prendre une mauvaise tournure. Boomer voulait plus d’argent. Il détenait un bon petit paquet de drogue.
— J’aurais dû m’occuper de lui. Cette petite verrue. Je l’ai filé ici. Il se pavanait, parlait trop, claquait l’argent que je lui avais donné à tort et à travers. Je ne pouvais pas savoir ce qu’il avait raconté à cette petite pute. (Casto haussa les épaules.) Vous aviez déjà deviné ça. Bon scénario, Eve, mauvaise personne. Je devais la supprimer. J’étais allé trop loin. Ce n’était qu’une pute.
Eve posa la tête contre le mur. Elle n’avait quasiment plus le vertige à présent. Elle remercia Dieu : il lui avait donné une dose légère. Casto était lancé. Si elle continuait à le faire parler, elle pourrait s’en sortir toute seule, et puis quelqu’un finirait bien par venir la chercher tôt ou tard.
— Ensuite, vous vous êtes occupé de Boomer.
— Je ne pouvais pas aller chez lui. Mon visage est trop connu par là-bas. Je lui ai laissé un peu de temps, puis je l’ai contacté. Je lui ai dit qu’on pourrait passer un marché. Qu’on avait besoin de lui. Il a été assez stupide pour me croire. Et je lui ai réglé son compte.
— Vous vous êtes un peu amusé avec lui d’abord.
— Il fallait que je sache ce qu’il avait raconté, et à qui. Il n’aimait pas la douleur, notre petit Boomer. Il a tout craché. J’ai appris, pour la formule. Ça m’a vraiment énervé. Je ne voulais pas lui mettre le visage en bouillie comme avec la pute, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. C’est aussi simple que ça. Disons que je m’investissais émotionnellement, moi aussi.
— Vous êtes un salaud, froid et sans pitié, marmonna Eve d’une voix volontairement faible.
— Ça, ce n’est pas vrai, Eve. Demandez à Peabody. (Il ricana, lui pinça le sein.) Je me suis rabattu sur DeeDee quand j’ai compris que vous ne craqueriez pas. Vous étiez trop folle de votre riche Irlandais pour regarder un homme, un vrai. Et DeeDee, bénie soit-elle, était mûre à souhait. Mais j’ai jamais réussi à lui tirer grand-chose sur votre enquête. DeeDee est un vrai bon flic. Alors, j’ai mis quelque chose dans son vin pour la rendre plus coopérative.
— Vous avez drogué Peabody ?
— De temps en temps, pour lui soutirer quelques détails que vous auriez oubliés dans votre rapport officiel. Et pour la faire dormir les nuits où j’avais besoin de sortir. C’était l’alibi parfait. Bon, vous savez déjà pour Pandora. Je l’ai ramassée à l’instant où elle sortait de chez elle. Elle tenait à aller chez ce styliste. Notre relation était devenue strictement professionnelle à cette époque. Je me suis dit : pourquoi ne pas l’emmener ? Je savais qu’elle essayait de me mettre à l’écart. Elle voulait tout pour elle. Elle estimait ne plus avoir besoin d’un petit flic, même si c’était lui qui l’avait mise dans la combine pour commencer. Et elle savait, pour Boomer. Mais elle s’en fichait. Elle n’a jamais cru, ni même imaginé que je pourrais lui faire du mal.
— Mais vous l’avez fait.
— Je l’ai emmenée là-bas. Sans trop savoir pourquoi, mais quand j’ai vu les caméras brisées, ça a été comme un signe. La place était vide. C’était juste elle et moi. C’est le couturier qui allait écoper, pas vrai ? Ou alors sa petite copine avec qui elle s’était disputée. Le premier coup l’a mise par terre, mais elle s’est relevée. Cette saloperie la rendait forte et vicieuse. J’ai dû continuer à la frapper. Y avait du sang partout. Enfin, elle est restée tranquille et votre amie est arrivée. Vous connaissez la suite.
— Oui, je connais la suite. Vous êtes retourné chez elle pour rafler la boîte avec les pilules. Pourquoi avez-vous pris son bracelet-com ?
— Elle s’en servait toujours pour m’appeler. Mon numéro était peut-être enregistré.
— Et Cafard ?
— Oh, c’était rien qu’un petit extra pour semer la confusion. Cafard était toujours prêt à goûter un nouveau produit. Vous commenciez à me serrer de trop près. Je voulais un meurtre pour lequel j’aurais un alibi en béton. J’avais DeeDee.
— Et vous avez aussi tué Jerry, n’est-ce pas ?
— C’était aussi facile qu’une promenade sur la plage. J’ai fait une petite piqûre à un des malades et j’ai attendu la panique. J’avais un réanimant pour Jerry. Je l’ai réveillée et fait sortir avant même qu’elle se rende compte de ce qui lui arrivait. Je lui ai promis une dose et elle s’est mise à pleurer comme un bébé. D’abord, la morphine, pour qu’elle coopère. Puis l’Immortalité, et enfin une goutte de Zeus. Elle est morte heureuse, Eve. Grâce à moi.
— Vous avez un grand cœur, Casto.
— Non, Eve, je suis un homme égoïste qui veut être le numéro un. Et je n’en ai pas honte. J’ai passé douze ans dans les rues à patauger dans le sang, le vomi et le sperme. J’ai droit à ma part. Cette drogue va me donner tout ce dont j’ai jamais rêvé. Je vais devenir capitaine et, grâce à mes relations, je vais écouler mon produit miracle pendant quatre ou cinq ans. Ça va me faire un joli paquet de fric. Après, j’achète une île tropicale et je me paie tout ce que je veux.
Il commençait à en avoir assez. Elle s’en rendait compte au ton de sa voix. L’exaltation, l’arrogance avaient laissé la place au sens pratique.
— Il faudra me tuer d’abord.
— Je le sais, Eve. Et c’est bien dommage. Je vous ai offert Fitzgerald, mais ça ne vous a pas suffi. (D’un geste presque affectueux, il lui effleura les cheveux.) Pour vous, ce sera facile. J’ai un truc là qui va vous emmener en douceur. Vous ne sentirez rien.
— C’est vraiment très gentil de votre part, Casto.
— Je vous dois bien ça, mon chou. De flic à flic. J’aurais aimé que ça se passe autrement, Eve. J’éprouvais vraiment quelque chose pour vous.
Il s’approcha, si près qu’elle sentit son souffle sur ses lèvres. Lentement, elle leva les cils, le contemplant droit dans les yeux.
— Casto, dit-elle doucement.
— Oui. Calmez-vous maintenant. Ça ne prendra pas longtemps.
Il mit la main dans sa poche.
— Je vous emmerde.
Elle cogna avec le genou. Son sens des distances était encore défaillant. Au lieu de l’atteindre à l’entrejambe, elle heurta violemment son menton. Il bascula en arrière et son injecteur à pression roula à terre.
Ils plongèrent en même temps.
— Où est-elle, bon sang ? Elle n’est quand même pas partie. (Mavis tapa du talon impatiemment tout en fouillant le club du regard.) Et c’est la seule d’entre nous qui est encore sobre.
— Aux toilettes ? suggéra Nadine en reboutonnant sans enthousiasme son corsage sur son soutien-gorge en dentelle.
— Peabody a déjà vérifié deux fois. Docteur Mira, elle ne s’est pas enfuie, n’est-ce pas ? Je sais qu’elle est nerveuse, mais...
— Elle n’est pas du genre à s’enfuir. Cherchons encore. Elle doit être ici quelque part. Il y a tellement de monde.
— Vous cherchez encore la mariée ? intervint Crack, un large sourire aux lèvres. On dirait bien qu’elle avait envie d’une dernière friandise. Le type là-bas l’a vue entrer dans un salon avec un cow-boy.
— Dallas ? (Mavis renifla d’un air méprisant.) Sûrement pas.
Crack haussa les épaules.
— Et alors ? Elle fait la fête.
— Dans quel salon ? demanda Peabody qui se sentait mieux maintenant qu’elle avait vomi tout ce qui lui encombrait l’estomac.
— Le numéro cinq. Hé, vous voulez que je vous envoie quelques jolis garçons ? Faites votre choix, il y a toutes les tailles, toutes les formes, toutes les couleurs.
Il secoua la tête tandis qu’elles se levaient comme une seule femme et décida de les accompagner pour préserver la paix dans son établissement.
Les doigts d’Eve glissèrent sur l’injecteur. Un coude lui heurta douloureusement la pommette. Mais c’était elle qui avait frappé la première et Casto était encore sous le choc de constater qu’elle était en état de se battre.
— Vous auriez dû me donner une dose plus forte. (Elle appuya la remarque d’un coup à la pomme d’Adam.) Je n’ai pas bu ce soir, connard. (Elle parvint à rouler sur lui.) Je me marie demain. (Elle lui éclata le nez.) Voilà pour Peabody.
Il la cogna sous les côtes, lui coupant le souffle. A son tour, il la fit basculer. Elle sentit l’injecteur passer sur son bras. Dans un geste désespéré, elle projeta ses pieds en avant. La chance lui sourit : elle avait visé sa poitrine, mais il voulut esquiver et elle le toucha en plein visage.
Les yeux de Casto roulèrent dans leurs orbites. Sa tête heurta le sol avec un choc sourd et plaisant.
Mais il était parvenu à lui injecter encore un peu plus de drogue. Elle rampa avec la sensation de nager dans un sirop épais et doré. Elle réussit à atteindre la porte ; la poignée et le code se trouvaient à trois ou quatre mètre au-dessus d’elle.
Puis la porte s’ouvrit brutalement, et ce fut la panique.
Elle se sentit soulevée, caressée. Quelqu’un ordonnait d’une voix débile qu’on la laisse respirer. Elle gloussa car elle était désormais persuadée qu’elle était en train de voler.
— Ce salaud les a tués, répétait-elle. Ce salaud les a tous tués. Il m’a eue. Où est Connors ?
On lui souleva les paupières et elle aurait juré que ses yeux l’abandonnaient pour s’envoler, eux aussi. Elle entendit le mot «hôpital » et commença à se débattre comme une tigresse.
Connors descendit l’escalier, un sourire lugubre aux lèvres. Feeney était toujours là-haut, soufflant et fumant, mais il était convaincu. Un trafic aussi gigantesque que celui de l’Immortalité nécessitait un expert et des relations. Casto était l’homme idéal.
Il descendit encore deux marches et aperçut soudain la bande de filles affolées.
— Que lui est-il arrivé, bon Dieu ? Elle saigne.
Ses yeux s’injectèrent de sang quand il arracha une Eve molle aux bras d’un énorme Noir en cache-sexe argenté.
Comme tout le monde se mettait à parler en même temps, Mira réclama le silence comme une maîtresse d’école à des enfants turbulents.
— Elle a besoin d’une chambre tranquille. Le medic la déjà traitée pour la drogue, mais elle va subir quelques effets résiduels. Les contusions ne sont pas graves.
Le visage de Connors devint de pierre.
— Quelle drogue ? (Il se tourna vers Mavis.) Que lui avez-vous fait ? Que s’est-il passé ?
— Pas sa faute. (Le regard encore vitreux, Eve l’enlaça.) Casto. C’était Casto, Connors. Tu te rends compte ?
— Eh bien, en fait...
— Idiote... j’ai été idiote. Imbécile. Je peux aller au lit maintenant ?
— Emmenez-la se coucher, Connors, fit Mira avec calme. Je vais la soigner. Croyez-moi, il n’y a rien de grave.
— Rien de grave, approuva Eve tandis qu’elle flottait dans l’escalier. Je vais tout te dire. Je peux toujours tout te dire, hein ? Parce que tu m’aimes, idiot.
Quelques minutes plus tard, il la déposait dans leur lit. Contemplant sa lèvre écorchée et sa joue enflée, Connors voulut un dernier renseignement.
— Il est mort ?
— Non. Je l’ai juste assommé. (Elle sourit, surprit l’expression dans son regard et secoua lentement la tête.) Non, non, pas question. N’y pense même pas. On se marie dans quelques heures.
Il lui caressa les cheveux.
— Vraiment ?
— J’ai réfléchi.
C’était difficile de se concentrer, mais ce qu’elle avait à dire était important. Elle leva les mains pour lui encadrer le visage et essaya de le dévisager.
— Ce n’est pas une formalité, dit-elle, ni un contrat.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une promesse. Ce n’est pas si dur de promettre de faire quelque chose qu’on a vraiment envie de faire. Et j’ai drôlement envie de devenir ta femme. Il faudra que tu t’y fasses. En général, je tiens mes promesses. Et puis, il y a encore une chose.
Il la sentait partir doucement.
— Quelle chose, Eve ?
— Je t’aime. Parfois, ça me tord le ventre, mais je crois que j’aime ça. Fatiguée, viens au lit... t’aime.
Il se tourna vers Mira.
— Elle peut dormir ?
— C’est ce qu’elle a de mieux à faire. Elle se sentira bien à son réveil. Elle aura peut-être une petite gueule de bois, ce qui n’est pas juste. C’est la seule qui n’a pas bu. Elle disait qu’elle voulait avoir l’esprit clair demain.
— Elle a dit ça ? (Elle ne semblait pas très calme dans son sommeil. Comme d’habitude.) Elle va se souvenir de tout ça ? De ce qu’elle m’a dit ?
— Peut-être pas, dit Mira, enjouée. Mais vous si et ça devrait suffire.
Il hocha la tête. Elle était vivante. Une fois de plus, elle s’en était sortie. Il se tourna vers Peabody.
— Je peux compter sur vous pour me donner les détails ?
Eve eut bien la gueule de bois, et cela ne lui fit pas plaisir. Son estomac se révoltait et sa mâchoire lui faisait mal. Grâce à l’habileté de Mira et de Trina, son visage maquillé semblait aussi lisse qu’une peau de bébé. Pour une mariée, jugea-t-elle en s’examinant, elle était passable.
— Tu es extra, Dallas, soupira Mavis en la tournant lentement autour d’elle.
La robe de Leonardo était une merveille. Elle coulait sur elle comme une rivière de bronze qui soulignait son teint, sa longue et mince silhouette. Sa simplicité affirmait que c’était la femme à l’intérieur qui comptait.
— Il y a une foule incroyable dans le jardin, enchaîna Mavis tandis que l’estomac d’Eve vibrait comme un moteur sur le point d’exploser. Tu as regardé par la fenêtre ?
— J’aime pas la foule.
— Il y avait des journalistes partout, tout à l’heure. Je ne sais pas comment il a fait, mais Connors s’est débrouillé pour qu’ils s’en aillent.
— Tant mieux.
— Tu vas bien, n’est-ce pas ? Le Dr Mira a dit qu’il ne devrait pas y avoir d’effets secondaires, mais...
— Je vais bien. (Ce qui n’était pas tout à fait vrai.) Maintenant que tout est clair, que l’affaire est close, ça va mieux. (Elle pensa à Jerry et éprouva de la douleur. Puis elle contempla Mavis, son visage rayonnant, ses cheveux aux pointes argentées.) Leonardo et toi, vous comptez toujours vous installer ensemble ?
— Pour le moment, on va vivre chez moi. On cherche un truc plus grand où il aura la place de travailler. Et je vais reprendre mes spectacles dans les clubs. (Elle prit une boîte.) Connors a envoyé ça pour toi.
— Ouais ?
En l’ouvrant, Eve éprouva un délicieux plaisir mâtiné de trouble. Le collier était parfait, bien sûr. Deux torsades de cuivre enchâssées de pierres de couleur.
— Euh... j’ai dû y faire allusion un jour.
— Je n’en doute pas.
Avec un soupir, Eve le mit ainsi que les boucles d’oreilles assorties. Puis elle se regarda. Elle se reconnut à peine : une étrangère, pensa-t-elle, une guerrière barbare.
— Il y a encore autre chose.
— Oh, Mavis, je ne crois pas que je pourrai supporter... Il doit comprendre que...
Elle s’interrompit quand Mavis lui présenta une longue boîte blanche et en sortit un bouquet de fleurs blanches... des pétunias sans prétention.
— Il sait toujours, murmura-t-elle.
Le nœud dans son ventre disparut, son appréhension s’envola.
— Il sait, répéta-t-elle.
— Quand quelqu’un vous comprend aussi bien, de façon aussi intime, je crois qu’on a vraiment de la chance.
— Oui.
Eve prit les fleurs, les serra contre elle. Le reflet dans le miroir ne lui montrait plus une étrangère. C’était bien Eve Dallas le jour de son mariage.
— Connors va en avaler sa langue quand il va me voir comme ça.
Elle éclata de rire, attrapa Mavis par le bras et se rua dehors pour prononcer ses vœux.
Fin