13

 

 

 

Il plongea son regard dans le sien, perçut les frissons qui la secouaient encore.

— Chérie, tu as eu un cauchemar.

— Non, c’était un souvenir.

Elle devait se calmer, il le fallait pour pouvoir en parler. Être calme et rationnelle. Elle devait penser comme un flic, pas comme une femme. Pas comme une enfant terrorisée.

— C’était si clair, Connors, que j’ai l’impression d’y être encore, que je le sens, lui, sur moi. La pièce à Dallas où il m’enfermait. Il m’enfermait toujours, où qu’on aille. Une fois, j’ai essayé de m’enfuir, et il m’a rattrapée. Après ça, il a toujours choisi des chambres en étages dont il verrouillait la porte. Je n’en sortais jamais. Je crois que personne ne se doutait même de ma présence. (Elle tenta d’éclaircir sa gorge irritée.) Je voudrais un peu d’eau.

Il lui tendit le verre que Summerset avait laissé près du fauteuil.

— Non, c’est un tranq. Je ne veux pas d’un tranq. Je n’en ai pas besoin.

— D’accord. Je vais te chercher de l’eau. (Il perçut le doute dans ses yeux.) De l’eau, rien d’autre, Eve. Je te le promets.

Lui faisant confiance, elle accepta le verre qu’il lui tendit peu après et but avec reconnaissance.

— Je me souviens de la chambre. Cela fait quelques semaines que ce rêve revient par bribes. Les détails commençaient à s’assembler. Je suis même allée voir le Dr Mira. (Elle leva les yeux.) Non, je ne t’ai rien dit. Je ne pouvais pas.

Il accusa le coup.

— D’accord. Mais, maintenant, tu vas me le dire.

— Je le dois... (Elle inspira à fond.) J’étais réveillée dans la chambre, espérant qu’à son retour il serait trop ivre pour me toucher. Il était tard.

Elle n’avait pas besoin de fermer les yeux pour tout revoir : la chambre minable, la lumière rouge à travers les vitres sales.

— Il faisait froid, murmura-t-elle. Il avait cassé la clim et il faisait froid. Il y avait de la buée qui sortait de ma bouche. Mais j’avais faim, aussi. Il fallait que je mange. Il n’y avait jamais grand-chose, j’avais tout le temps faim. J’enlevais le moisi d’un morceau de fromage quand il est rentré.

La porte qui s’ouvrait, la peur, le couteau qui tombait.

— J’ai tout de suite vu qu’il n’était pas assez soûl. Maintenant, je me souviens de son visage. Il avait des cheveux noirs et un visage que la boisson avait avachi. Peut-être avait-il été beau autrefois... mais il n’en restait rien. La peau couperosée, les yeux injectés... Et il avait des mains énormes. Elles me semblaient gigantesques... Peut-être parce que j’étais petite.

Connors lui massa doucement les épaules.

— Elles ne peuvent plus te faire de mal maintenant. Elles ne peuvent plus te toucher.

Sauf dans les rêves. Les rêves sont souffrance.

— Il est devenu furieux parce que je mangeais. Je n’étais pas censée manger quoi que ce soit sans demander la permission.

— Seigneur !

Il resserra la couverture autour d’elle, souhaitant lui donner quelque chose qui apaisât à jamais sa faim.

— Il s’est mis à me frapper. (Sentant sa voix monter dans les aigus, Eve s’efforça de retrouver un ton normal.) Il m’a envoyée par terre et il a continué à cogner. Le visage, le corps... Je pleurais, je hurlais, je le suppliais d’arrêter. Il a déchiré mes vêtements et il a mis ses doigts en moi. Ça faisait mal, horriblement mal, parce qu’il m’avait violée la veille et que j’avais encore mal. Puis il m’a violée de nouveau. Il me soufflait au visage, me disant d’être une bonne fille, et il me violait... J’avais l’impression que tout en moi se déchirait. La douleur était insupportable. Je n’en pouvais plus. Je l’ai griffé. Jusqu’au sang, je crois. Alors, il m’a cassé le bras.

Connors se leva brusquement et alla ouvrir les fenêtres. Soudain, il avait besoin d’air.

— Je ne sais pas... peut-être me suis-je évanouie. Mais je ne pouvais pas surmonter la douleur. Parfois, on peut.

— Oui, dit-il avec lassitude. Je sais.

— Mais c’était si énorme. La douleur... en vagues noires, visqueuses. Et il ne s’arrêtait pas. Et le couteau était là, dans ma main. Il était juste là, dans ma main. Je l’ai frappé avec. (Elle expira violemment.) Je l’ai poignardé, encore et encore. Il y avait du sang partout. Une odeur âcre, écœurante. J’ai rampé pour me dégager de lui. Il était peut-être déjà mort, mais je continuais à le poignarder. Connors, je me vois, à genoux, le couteau à la main, éclaboussée de sang. Et la rage, la souffrance qui battaient en moi comme un pouls. Rien n’aurait pu m’arrêter.

 »Je me suis réfugiée dans un coin de la pièce pour m’éloigner de lui parce que, quand il se lèverait, il allait me tuer. Je me suis évanouie, peut-être, parce que je ne me souviens plus de rien jusqu’à l’aube. Et j’avais mal... si mal partout. J’ai vomi. Et après, je l’ai vu. Je l’ai vu.

Connors lui prit la main, et elle était comme de la glace, mince et cassante.

— Ça suffit, Eve.

— Non, laisse-moi terminer. Il faut que je termine. J’ai vu. J’ai compris que je l’avais tué et qu’on allait venir me prendre et m’enfermer dans une cage. Une cage noire. C’est ce qu’il me disait toujours : si je n’étais pas sage, on viendrait me mettre dans une cage. Je suis allée dans la salle de bains et je me suis lavée de tout ce sang. Mon bras... il me faisait un mal de chien, mais je ne voulais pas aller dans une cage. Je me suis changée et j’ai mis tout ce qui m’appartenait dans un sac. Je ne cessais de me dire qu’il allait se relever et venir me punir, mais il restait mort. Je l’ai laissé là. Et j’ai marché. Il était très tôt. Il n’y avait presque personne dans les rues. J’ai jeté le sac ou je l’ai perdu. Je ne me le rappelle plus. J’ai marché longtemps, puis je suis entrée dans une ruelle et j’y suis demeurée jusqu’à la nuit.

Elle se passa la main sur la bouche. Elle se souvenait de ça aussi : la ruelle sombre, la puanteur, la peur qui dominait la douleur.

—Le lendemain, j’ai marché encore, jusqu’à l’épuisement de mes forces. J’ai trouvé une autre ruelle. J’ignore combien de temps j’y suis restée, mais c’est là qu’on m’a trouvée. A ce moment-là, je ne me souvenais plus de rien... ce qui était arrivé, qui j’étais. Je ne me souviens toujours pas de mon nom. Il ne m’appelait jamais par mon nom.

— Tu t’appelles Eve Dallas. (Il lui prit le visage entre les mains.) Et cette partie de ta vie est terminée. Tu as survécu, tu l’as surmontée. Maintenant, tu t’en souviens, et c’est terminé.

Le dévisageant, elle se dit que jamais elle n’avait aimé quiconque à ce point.

— Non, Connors, ce n’est pas fini. Je dois faire face à ce que j’ai fait. En accepter la réalité et les conséquences. Je ne peux plus t’épouser. Demain, je rendrai mon insigne.

— Quoi ?

— J’ai tué mon père, tu comprends ? Il faut qu’il y ait une enquête. Même si je suis innocentée, cela n’efface pas le fait que mon inscription à l’académie, mon dossier étaient frauduleux. Tant que l’enquête sera en cours, je ne pourrai pas faire mon métier de flic. Et je ne peux pas t’épouser. (Plus calme, elle se leva.) Je dois faire mes valises.

— Essaie !

Sa voix était sourde, dangereuse et cela l’arrêta.

— Connors, je dois me conformer aux règles.

— Non, tu dois être humaine. (Il se leva et ferma la porte d’un coup sec.) Tu crois que tu vas m’abandonner, abandonner ta vie parce que tu t’es défendue contre un monstre ?

— J’ai tué mon père.

— Tu as tué un monstre, un salaud. Tu étais une enfant. Tu vas oser me regarder droit dans les yeux et prétendre que cette enfant était coupable ?

Elle ouvrit la bouche, la referma.

— Ce que je crois ne compte pas, Connors. La loi...

— La loi aurait dû te protéger ! Au diable la loi ! A quoi nous a-t-elle servi à tous les deux quand on en avait besoin ? Tu veux rendre ton insigne parce que cette foutue loi est trop faible pour protéger les innocents, les enfants, vas-y, rends-le. Je m’en moque. Fous ta carrière en l’air. Mais tu ne te débarrasseras pas de moi.

Il voulut la saisir par les épaules, suspendit son geste.

— Je ne peux pas te toucher. (Bouleversé par la violence qui bouillonnait en lui, il recula.) J’ai peur de poser les mains sur toi ; je ne pourrais pas supporter que ça te rappelle ce qu’il t’a fait.

— Non. (Stupéfaite, ce fut elle qui alla vers lui.) Non. Cela n’arrivera jamais. Il n’y a que toi et moi quand tu me touches. Mais je dois faire face à ça.

— Seule ? (C’était, il s’en rendait compte, le plus amer des mots.) Comme tu as subi seule tes cauchemars ? Je ne peux pas remonter le temps et le tuer pour toi, Eve. Je donnerais tout ce que j’ai et plus encore pour pouvoir le faire. Mais c’est imposible. Je ne te laisserai pas affronter ça sans moi. On n’a pas le choix, ni toi, ni moi. Assieds-toi.

— Connors...

— S’il te plaît, assieds-toi. (Il se forçait à respirer profondément. Elle ne l’écouterait pas. Pas maintenant.) As-tu confiance dans le Dr Mira ?

— Oui, enfin...

— Autant que tu peux faire confiance à quelqu’un, acheva-t-il. Ça me suffit.

Il gagna le bureau.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je l’appelle.

— Au milieu de la nuit ?

— Je sais l’heure qu’il est. Je suis prêt à accepter son avis. Je te demande de faire pareil.

Elle voulut discuter, mais ne trouva pas d’argument à lui opposer. Elle céda avec lassitude.

— D’accord.

Quand il revint vers elle quelques instants plus tard, elle fixa la main qu’il lui tendait.

— Elle arrive. Tu veux bien descendre ?

— Je ne fais pas ça pour te faire du mal ou te mettre en colère.

— J’ai mal et je suis en colère, mais ça n’a aucune importance. (Il l’aida à se lever.) Je ne te laisserai pas partir, Eve. Si tu ne m’aimais pas, si tu ne me désirais pas, si tu n’avais pas besoin de moi, je l’accepterais. Mais tu m’aimes et tu me désires. Et même si tu as du mal à t’y faire, tu as besoin de moi.

Je ne veux pas l’utiliser, pensa-t-elle.

Mira ne tarda pas. Comme à son habitude, elle apparut avec une allure impeccable. Elle salua Connors sereinement, puis regarda Eve et s’assit.

— J’aimerais bien un cognac, si ça ne vous dérange pas. Je crois que le lieutenant devrait m’accompagner. (Comme Connors servait les boissons, elle détailla la pièce.) Quelle jolie maison ! Elle donne une impression de bonheur. (Elle sourit, inclina la tête.) Eve, vous avez changé de coiffure ? Cela vous va à ravir.

Interloqué, Connors se figea, la dévisagea.

— C’est vrai. Qu’est-ce que tu as fait ?

— Rien, vraiment, juste...

— Ah, les hommes ! (Mira prit son cognac et trinqua à la cantonade.) Pourquoi nous donnons-nous tant de mal ? Quand mon mari oublie de remarquer un changement, il dit toujours que c’est parce qu’il m’aime pour ce que je suis et non pour mon apparence. En général, je lui accorde le bénéfice du doute. Bon. Vous voulez bien me parler ?

— Oui.

Eve répéta tout ce qu’elle avait déjà dit à Connors. Mais, cette fois, elle avait sa voix de flic : froide, détachée, précise.

— Ça a été une nuit pénible pour vous. (Mira lança un regard à Connors par-dessus son verre.) Pour vous deux. Il vous sera peut-être difficile de croire que les choses vont aller mieux. Comprenez-vous que votre esprit était prêt à accepter ces événements ?

— Je le suppose. Les souvenirs ont commencé à revenir de plus en plus clairement, de plus en plus souvent après que je... (Elle ferma les yeux.) Il y a quelques mois, j’ai répondu à un appel d’urgence. Je suis arrivée trop tard. Le père était chargé au Zeus. Il avait frappé la petite fille à mort avant que je ne parvienne à entrer. Je l’ai... éliminé.

— Oui, je m’en souviens. Cette enfant, ç’aurait pu être vous. Mais vous avez survécu.

— Pas mon père.

— Et qu’éprouvez-vous ?

— De la joie. Et du malaise de savoir que j’ai autant de haine en moi.

— Il vous frappait. Il vous violait. C’était votre père et vous auriez dû être en sécurité avec lui. Ce n’était pas le cas. Que croyez-vous que vous devriez éprouver ?

— C’était il y a des années.

— C’était hier, corrigea Mira. C’était il y a une heure.

— Oui.

Eve baissa les yeux vers son cognac et refoula ses larmes.

— Avez-vous eu tort de vous défendre ?

— Non. Pas de me défendre. Mais je l’ai tué. Même après qu’il était mort, j’ai continué à le tuer. Cette... haine aveugle, cette rage incontrôlable, j’étais comme un animal.

— Il vous traitait comme un animal. Il avait fait de vous un animal. Oui, dit-elle tandis qu’Eve frissonnait. Plus que voler votre enfance, votre innocence, il vous avait arraché votre humanité. Dans notre jargon, nous avons des termes pour désigner un homme capable de telles choses. Mais dans le langage courant, ajouta-t-elle plus froidement, c’était un monstre.

Le regard d’Eve se posa un instant sur Connors.

— Il vous a pris votre liberté, poursuivit Mira. Il vous a marquée comme on marque une bête avec un fer rouge. Vous n’étiez pas humaine pour lui. Et si la situation n’avait pas changé, vous auriez pu ne jamais redevenir humaine. Pourtant, après votre fuite, vous vous êtes reconstruite. Qu’est-ce que vous êtes, aujourd’hui, Eve ?

— Un flic.

Mira sourit. Elle s’attendait à cette réponse.

— Et quoi d’autre ?

— Une personne.

— Responsable ?

— Ouais.

— Capable d’amitié, de loyauté, de compassion, d’humour. D’amour ?

Eve regarda Connors.

— Oui, mais...

— L’enfant était-elle capable de ça ?

— Non, elle... J’avais trop peur. Bon, d’accord, j’ai changé. (Eve pressa ses tempes, surprise et soulagée de sentir que sa migraine diminuait.) Je suis devenue quelqu’un d’assez normal, mais cela n’enlève rien au fait que j’ai tué. Il doit y avoir une enquête.

Mira haussa un sourcil.

— Naturellement, vous pouvez en faire une s’il est important pour vous de connaître l’identité de votre père. Est-ce le cas ?

— Non, je me fiche bien de ça. C’est la procédure...

— Excusez-moi, la coupa Mira. Vous voulez qu’il y ait une enquête sur un homme tué par vous quand vous aviez huit ans ?

— C’est la procédure, répéta obstinément Eve. Et elle exige ma suspension automatique jusqu’au terme de l’enquête. Il vaut mieux aussi mettre en suspens tous mes projets personnels jusqu’à ce que cette affaire soit réglée.

Sentant la fureur de Connors, Mira lui lança un regard d’avertissement.

— Réglée de quelle manière ? S’enquit-elle. Je ne voudrais pas avoir l’air de vous apprendre votre travail, lieutenant, mais nous parlons d’une affaire qui s’est déroulée il y a vingt-deux ans.

— C’était hier. (Eve éprouva un plaisir pervers à lui renvoyer ses propres paroles.) C’était il y a une heure.

— Émotionnellement, oui, répliqua Mira, sans se laisser déconcerter. Mais en termes pratiques, juridiques, cela s’est passé il y a deux décennies. Il n’y a plus de corps, plus de preuves matérielles à examiner. On a, évidemment, les rapports vous concernant quand on vous a retrouvée : les sévices, la malnutrition, la négligence, le traumatisme. Et puis, maintenant, il y a vos souvenirs. Votre histoire changera-t-elle durant un interrogatoire ?

— Non, bien sûr que non, mais... c’est la procédure.

— Vous êtes un très bon policier, Eve, dit Mira avec gentillesse. Si cette affaire atterrissait sur votre bureau, quelle serait, d’une façon objective et professionnelle, votre décision ? Pesez bien votre réponse et soyez honnête. Cela ne servirait à rien de vous punir ou bien de punir cette pauvre enfant. Que feriez-vous ?

— Je... (Vaincue, elle baissa la tête.) Je classerais l’affaire.

— Alors, classez-la.

— Ce n’est pas à moi de décider.

— Je serais ravie de m’occuper de cet aspect de la question avec votre commander, en privé. Je lui rapporterai les faits ainsi que mes recommandations. Vous savez déjà quelle sera sa décision, je crois. Nous avons besoin de gens comme vous pour faire respecter l’ordre, Eve. Et il y a un homme ici qui a besoin de votre confiance.

— J’ai confiance en lui. (Elle se força à regarder Connors.) Je ne veux pas l’utiliser. Peu importe ce que pensent les autres à propos de l’argent et du pouvoir. Mais je ne voudrais jamais lui donner une raison de penser que je l’utilise d’une manière ou d’une autre.

— Le pense-t-il ?

Eve referma la paume sur le diamant qui reposait sur sa gorge.

— Il est beaucoup trop amoureux de moi pour penser ça maintenant.

— Eh bien, voilà qui me semble heureux. Et avant longtemps, vous ferez la différence entre aimer, donner sa confiance et exploiter la force de l’autre. Bien. (Mira se leva.) Je vous dirais bien de prendre un sédatif et une journée de congé mais vous ne ferez ni l’un ni l’autre.

— Non. Je suis navrée de vous avoir obligée à venir ici au beau milieu de la nuit.

— Les flics et les toubibs. On en a l’habitude, pas vrai ? Vous reviendrez me parler ?

— Oui, répondit Eve, se surprenant elle-même.

Cédant à une impulsion, Mira l’embrassa sur la joue.

— Ça va aller, maintenant, Eve. (Elle se tourna vers Connors et lui tendit la main.) Je suis heureuse que vous m’ayez appelée. Le lieutenant me tient personnellement à cœur.

— A moi aussi. Merci.

— Ne me raccompagnez pas, je connais le chemin.

Connors rejoignit Eve, s’assit à ses côtés.

— Préférerais-tu que je donne mon argent, mes biens, mes sociétés et que je recommence de zéro ?

Elle s’attendait à tout sauf à ça. Elle ouvrit des yeux ronds.

— Tu le ferais ?

Il se pencha, l’effleura du bout des lèvres.

— Non.

Elle éclata de rire, et en fut la première étonnée.

— Je me sens idiote.

— Il y a de quoi. (Il noua ses doigts aux siens.) Laisse-moi t’aider à effacer ta douleur.

—C’est ce que tu fais depuis que tu es arrivé ce soir. (Avec un soupir, elle posa le front contre le sien.) Tolère-moi, Connors. Je suis un bon flic. Je sais ce que je fais quand je porte mon insigne. C’est quand je l’enlève que je ne suis plus trop sûre de moi.

— Je suis un homme tolérant. Je peux accepter les zones d’ombre, Eve. Comme tu acceptes les miennes. Viens, allons nous coucher. Tu vas dormir. (Il la souleva.) Et si tu fais des cauchemars, plus question de me les cacher.

— Non, plus maintenant. Qu’est-ce qu’il y a ?

Les yeux plissés, il lui passa les doigts dans ses cheveux.

— Tu as changé quelque chose. C’est subtil mais charmant. Et il y a autre chose...

Eve fit bouger ses sourcils, espérant qu’il remarquerait leur nouvelle forme, mais il se contenta de continuer à la fixer.

— Quoi ?

— Tu es belle. Vraiment très belle.

— Tu es fatigué.

— Non. (Il l’attira dans ses bras pour l’embrasser longuement.) Pas du tout.

 

 

Depuis son arrivée, Peabody ouvrait des yeux ronds. Eve l’avait convoquée chez elle  – ainsi que Feeney  – pour éviter la foule et les indiscrétions du Central. Et Peabody n’en revenait pas. D’abord, elle s’était extasiée sur la maison, puis elle avait remarqué sa nouvelle coiffure, sa peau translucide et ses sourcils redessinés. Eve avait dû la rappeler à l’ordre.

— Peabody, nous avons trois meurtres sur les bras.

— Euh... oui, chef. Mais je croyais que nous bavardions pour tuer le temps en attendant le capitaine Feeney.

— Je dois interroger Redford à dix heures. Je n’ai pas de temps à perdre. Dites-moi ce que vous avez trouvé au club.

Peabody sortit ses notes.

— Arrivée à dix-sept heures trente-cinq, lut-elle, approche du sujet nommé Crack. Je me suis identifiée comme votre assistante.

— Qu’avez-vous pensé de lui ?

— Un sacré personnage. Selon lui, je devrais faire danseuse de comptoir. Il trouve que j’ai de bonnes jambes. Je lui ai répondu que je ne songeais pas à une reconversion pour l’instant.

— Bien dit.

— Il s’est montré coopératif. Il m’a paru très en colère à cause de la mort de Hetta et des circonstances de cette mort. Elle ne travaillait pas là-bas depuis très longtemps, mais il la trouvait enjouée, efficace et prometteuse.

— Ce sont ses termes ?

— Non, Dallas. Son argot est noté dans mon rapport. Il n’a pas vu si elle avait parlé avec quelqu’un après le départ de Boomer, ce dernier soir. Il était occupé.

— A faire le ménage.

— Exactement. Il m’a néanmoins indiqué quelques employés et clients qui auraient pu la voir avec quelqu’un. J’ai leurs noms et leurs dépositions. Personne n’a rien remarqué d’anormal.

 »Elle est partie à deux heures et quart, soit une heure plus tôt qu’à son habitude. Elle a dit à une des autres filles qu’elle avait fait son quota et qu’elle avait envie de rentrer se reposer. Elle avait une grosse somme sur elle. Elle s’est vantée d’avoir eu un client qui savait apprécier la qualité. C’est la dernière fois qu’on l’a aperçue au club.

— Et on a retrouvé son corps trois jours plus tard, marmonna Eve.

— Tout le monde semblait bien l’aimer.

— Elle avait un petit ami ?

— Rien de sérieux, à ce qu’il semble.

— Elle se camait ?

— A l’occasion. Là aussi, ça n’avait pas l’air trop sérieux, selon les gens à qui j’ai parlé. J’ai vérifié son casier. En dehors de deux anciennes interpellations pour usage, elle était claire.

— Ça remonte à quand ?

— Cinq ans.

— Bon, continuez. Hetta est à vous. (Elle leva un œil vers Feeney qui s’avançait vers elles.) Ravie de voir que tu as pu te joindre à nous.

— Hé, la circulation est impossible, là-dehors. Des muffins ! Ça va, Peabody ?

— Bonjour, capitaine.

— Pas mal, la baraque, hein ? T’as mis une chemise propre, Dallas ?

— Non.

— T’as pas l’air comme d’habitude. (Il se servit du café tandis qu’elle levait les yeux au ciel.) J’ai trouvé notre serpent tatoué. Mavis a fait un tour au Niveau Zéro vers deux heures du matin, elle s’est payé un Hurleur et un danseur. J’ai parlé au type moi même hier soir. Il se souvient d’elle. D’après lui, elle était en orbite. Il lui a proposé une liste de ses services enregistrés, mais elle a décliné la proposition et est ressortie en titubant. (Il soupira, s’assit.) Si elle a été dans d’autres clubs, elle n’a pas utilisé sa carte de crédit. Je n’ai rien sur elle après trois heures moins le quart, quand elle a quitté le Niveau Zéro.

— Où est-ce ?

— A six blocs de chez Leonardo. Elle a toujours marché dans la même direction depuis le ZigZag. Elle s’est arrêtée dans cinq autres bars entre-temps. A boire des Hurleurs, des triples. Je me demande comment elle faisait pour tenir encore debout.

— Six blocs, murmura Dallas. Une demi-heure avant le meurtre.

— Désolée, petite. Ça ne s’arrange pas pour elle. Bon, passons aux bandes de surveillance. L’appareil chez Leonardo a été bousillé à vingt-deux heures cette nuit-là. Il y a pas mal de plaintes dans ce quartier à propos d’une bande de gosses qui cassent les caméras. C’est sans doute ce qui s’est passé. Celle de Pandora a été débranchée avec un code. Pas de trafic, pas de sabotage. Celui qui a fait ça était un familier.

— Il la connaissait, connaissait les lieux.

— Sûrement, approuva Feeney. J’ai rien trouvé sur les bandes du beau Justin. Ils sont rentrés à une heure et demie et elle est ressortie vers dix heures le lendemain matin. Rien entre-temps. Mais... (il fil une pause pour ménager son effet)... il y a une porte de service.

— Quoi ?

— Une porte de service qui mène à un monte-charge. De là, on peut descendre au rez-de-chaussée et passer par l’entrée des livreurs. La surveillance est pas terrible, là-bas.

— Ils auraient pu sortir sans qu’on s’en aperçoive ?

— Possible. (Feeney but une gorgée de café à grand bruit.) S’ils connaissent l’immeuble, le système de sécurité et s’ils ont fait gaffe à éviter l’équipe de maintenance.

— Ah, voilà qui démolit un peu leur bel alibi. Dieu te bénisse, Feeney.

— Ouais. Je préférerais qu’il m’envoie des sous. Ou, mieux encore, donne-moi ces muffins.

— Ils sont à toi. Nous allons devoir reparler à nos beaux tourtereaux. C’est une équipe intéressante que nous avons là. Justin couchait avec Pandora et sort à présent avec Jerry, sa plus grande rivale dans le rôle de reine des podiums. Jerry et Pandora désirent toutes les deux devenir aussi des reines de l’écran. Arrive Redford, le producteur. Il veut bien travailler avec Jerry, il a travaillé avec Justin et il couche avec Pandora. Ces quatre-là font la fête chez Pandora la nuit où elle est tuée. Pourquoi a-t-elle invité sa rivale, son ancien amant et le producteur ?

— Pour pimenter sa soirée, répondit Peabody.

— Possible. Et aussi pour leur faire passer un mauvais quart d’heure. Je me demande si elle n’avait pas quelque chose contre eux. Ils étaient tous très calmes quand on les a interrogés. Très sûrs d’eux, très faciles. On va essayer de les secouer un peu.

Le panneau séparant son bureau de celui de Connors s’ouvrit.

— Je dérange ?

— On était en train de terminer.

— Hé, Connors. (Feeney le salua avec son troisième muffin.) Prêt à vous faire passer la corde au cou ? C’est une blague, marmonna-t-il quand Eve lui lança un regard noir.

— La corde me plaît beaucoup.

Il haussa un sourcil en direction de Peabody.

— Désolée, dit Eve. Officier Peabody, Connors.

Il traversa la pièce en souriant.

— L’efficace officier Peabody. C’est un plaisir.

Essayant de garder ses yeux dans ses orbites, elle serra la main qu’il lui tendait.

— Ravie de vous rencontrer, monsieur.

— Si je peux vous enlever le lieutenant juste un instant...

La main posée sur l’épaule d’Eve, il l’invita à s’éloigner avec lui.

— Peabody, remettez votre langue dans votre bouche, dit Feeney. Bon sang, pourquoi les femmes se pâment-elles devant un type qui a le visage du diable et le corps d’un dieu ?

— C’est hormonal, maugréa Peabody tout en continuant à observer Eve et Connors.

— Ça va ? demandait celui-ci.

— Ça va.

Il lui souleva le menton du pouce.

— Oui, je vois ça. J’ai des rendez-vous ce matin mais j’ai pensé que cela t’intéresserait. (Il lui tendit une carte portant un nom et une adresse.) C’est l’expert que tu m’avais demandé. Elle te recevra sans problème. Elle a déjà l’échantillon que tu m’avais donné. Elle en voudrait un autre pour une contre-expertise.

— Merci. Vraiment.

— Quant à Starlight Station...

— Starlight Station ? (Il lui fallut un moment.) Seigneur, j’avais oublié ! J’ai plus ma tête à moi.

— Ta tête a beaucoup à faire ces temps-ci. Quoi qu’il en soit, mes sources m’ont dit que Pandora avait noué beaucoup de contacts au cours de son dernier voyage... comme à son habitude. Elle a rencontré des tas de gens, mais jamais pour plus d’une nuit.

— Quoi, encore le sexe ?

— Avec elle, c’était une priorité. (Il sourit devant, le regard spéculateur d’Eve.) Et, comme je l’ai déjà dit, notre brève liaison remonte à très longtemps. ! Elle a passé beaucoup d’appels. Toujours de son bracelet-com. Elle n’a jamais utilisé le circuit local.

— Donc, pas d’enregistrement, grommela Eve.

— Elle était là-bas pour une séance de pose qu’elle a faite avec son efficacité légendaire. Il paraît qu’elle se vantait à propos d’un nouveau produit qu’elle allait commercialiser et d’une vidéo dont elle serait la vedette.

Eve grogna et prit bonne note.

— J’apprécie que tu aies pris le temps.

— Toujours ravi d’aider notre police bien-aimée. Nous avons rendez-vous chez le fleuriste à quinze heures. Tu pourras y être ?

— Si toi, tu peux, je devrais pouvoir.

Nullement prêt à courir le risque, il s’empara de l’agenda qui dépassait de la poche de la chemise d’Eve et programma le rendez-vous lui-même.

— A tout à l’heure.

Il se pencha vers elle, la vit lancer un regard vers la table à l’autre bout de la pièce.

— Ce n’est pas ça qui va remettre en cause ton autorité, murmura-t-il en l’embrassant tendrement sur les lèvres. Je t’aime.

— Ouais, bon. D’accord.

— Poète. (Amusé, il lui ébouriffa les cheveux et  l’embrassa de nouveau pour le simple plaisir de  l’embarrasser.) Officier Peabody, Feeney.

Avec un hochement de tête, il repassa dans son bureau. Le panneau glissa derrière lui.

— Arrête de ricaner comme ça, Feeney, tu as l’air idiot. J’ai un boulot pour toi. (Elle lui tendit la carte.) Apporte un échantillon de la poudre trouvée dans l’appartement de Boomer chez cet expert.  C’est Connors qui nous l’a trouvée. Elle n’est pas  accréditée auprès de la police, alors sois discret.

— Aussi discret qu’une goutte d’eau dans la mer.

— J’irai la voir plus tard. Peabody, vous m’accompagnez.

— Oui, chef.

Peabody attendit d’être dans la voiture pour reprendre la parole.

— Ce ne doit pas être facile pour un flic de mener de front sa carrière et sa vie personnelle.

— Ne m’en parlez pas.

— Mais ça doit être possible, non ? Si on fait attention, si on ne se marche pas trop sur les pieds.

— Si vous voulez mon avis, les flics et le mariage, ça va pas ensemble. Mais qu’est-ce que j’en sais, en fait ? (Elle tapotait le volant.) Feeney est marié depuis l’aube des temps. Le commander est très heureux en ménage. Les autres y arrivent, J’y travaille. Vous avez quelque chose en vue, Peabody ?

— Peut-être. J’y songe.

— Quelqu’un que je connais ?

Peabody s’agita, mal à l’aise.

— Euh... c’est Casto.

— Casto ? Sans blague. Quand est-ce arrivé ?

— Eh bien, je suis tombée sur lui, hier soir. C’est-à-dire que je l’ai surpris en train de me filer, alors...

— Vous filer ? De quoi diable parlez-vous ?

— Il a du flair. Il a senti qu’on suivait une piste. J’étais assez furax quand je me suis aperçue qu’il me filait... mais j’ai dû admettre que j’en aurais fait autant.

Eve y réfléchit un instant.

— Ouais, moi aussi. Il a essayé de vous tirer les vers du nez ?

Peabody s’empourpra, bafouilla.

— Il a effectivement tenté de me soutirer quelques renseignements mais quand il a compris que ça ne marcherait pas, il l’a assez bien pris. Il connaît la musique. Les chefs parlent de coopération entre les services, et nous, on fait cavalier seul.

— Vous croyez qu’il avait quelque chose de son côté ?

— Possible. Il fouinait autour du club, lui aussi. C’est comme ça que je l’ai repéré. Quand je suis partie, il m’a suivie. Je l’ai baladé un peu, juste  pour voir. (Elle sourit.) Puis je l’ai surpris. Vous auriez dû voir sa tête quand j’ai surgi derrière lui !

— Bien joué.

— On s’est un peu frictionnés. Sur les chasses gardées et ainsi de suite. Et puis, on a décidé d’aller boire un verre. On s’est mis d’accord pour ne plus parler boutique. Nous avons beaucoup de points communs en dehors du travail. La musique, les films, ce genre de trucs... Et puis, heu... j’ai couché avec lui.

— Oh.

— Je sais que c’était idiot. Mais, bon, je l’ai fait.

Eve attendit un moment.

— Alors, comment c’était ?

— Fantastique ! Ce matin, il a dit qu’on pourrait peut-être dîner ensemble ce soir.

— Jusque-là, rien d’anormal.

Peabody secoua la tête.

— Les types comme lui ne sont pas attirés par moi, en général. Je sais qu’il a le béguin pour vous...

Eve leva la main.

— Stop !

— Allons, Dallas, vous le savez très bien. Il est attiré par vous. Il admire votre compétence, votre intelligence. Vos jambes.

— Vous avez parlé de mes jambes avec Casto !

— Seulement de votre intelligence. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas sûre d’avoir envie d’insister avec lui. Je dois me concentrer sur ma carrière et il est à fond dans la sienne. Cette affaire terminée, nous ne nous reverrons plus.

Eve n’avait-elle pas pensé exactement la même chose quand Connors lui avait tapé dans l’œil ?

— Vous êtes attirée par lui, il vous plaît, vous le trouvez intéressant.

— Oui.

— Et la nuit était bonne.

— Incroyable.

— Alors, en tant que votre supérieure hiérarchique, Peabody, je vous donne un conseil : foncez.

Peabody sourit à peine et se tourna vers la vitre.

— Je vais peut-être y réfléchir.