19
L’interrogatoire s’avéra long et laborieux. Sur les conseils de son avocat, le sénateur DeBlass refusait obstinément d’ouvrir la bouche. Mais son teint écarlate laissait entrevoir à Eve l’espoir de le faire craquer.
— Il a été établi que vous entreteniez une liaison incestueuse avec votre petite-fille, Sharon DeBlass, répéta-t-elle avec insistance.
— Mon client n’a pas confirmé ces allégations, intervint l’avocat d’une voix assurée.
Elle l’ignora et plongea son regard droit dans celui du sénateur.
— J’ai ici la transcription d’un extrait du journal que tenait Sharon DeBlass, daté du jour de sa mort, poursuivit-elle en glissant le document sur la table.
D’un geste posé, l’avocat le ramassa et le parcourut avec un calme olympien. Quelle que fût sa réaction, il se garda bien de la trahir.
— Ce papier ne prouve rien, lieutenant Dallas. Purs fantasmes autodestructeurs d’une femme à la réputation sulfureuse, depuis longtemps en froid avec sa famille.
— Ce n’est pas tout, sénateur DeBlass, poursuivit Eve avec obstination. Vous avez également abusé pendant des années de votre propre fille Catherine.
— Grotesque ! s’exclama le sénateur malgré le signe de son avocat.
— Je dispose d’une déclaration signée devant témoins de la main même de votre fille, insista Eve qui lui tendit le papier officiel.
L’avocat s’en saisit avant que son client n’ait pu esquisser un geste. Il l’étudia avec la plus grande attention, puis le plia entre ses mains manucurées.
— Vous ignorez peut-être que Catherine DeBlass est depuis longtemps traitée pour dépression, paranoïa et stress.
— Si cela se révèle exact, il sera aisé de prouver que ces symptômes découlent directement de votre harcèlement sexuel répété sur sa personne depuis son enfance, sénateur DeBlass. Nous allons également nous intéresser de près aux troubles de votre femme, actuellement sous surveillance médicale pour dépression nerveuse.
Bien décidée à accroître la pression, Eve se leva lentement de son fauteuil et s’appuya sur le bureau, soutenant avec défi le regard glacial lu sénateur.
— La nuit de la mort de Sharon DeBlass, vous étiez à New York, et non pas à Washington-Est comme vous le prétendez. Vous avez payé le pilote de votre navette afin qu’il falsifie le carnet de bord, poursuivit-elle sans se laisser perturber par l’intervention énergique de l’avocat. Vous vous êtes rendu à l’appartement de votre petite-fille et avez couché avec elle en enregistrant vos ébats. Vous aviez emporté une arme, un Smith & Wesson calibre 38. Vous l’avez abattue de trois balles parce que vous ne supportiez plus ses railleries et ses menaces.
Le regard mobile du sénateur et sa respiration rauque trahissaient une inquiétude de plus en plus vive.
— Mon client ne reconnaît pas posséder l’arme en question...
— C’était excitant, n’est-ce pas ? insista Eve, revenant à la charge sans prêter attention à l’avocat. Vous vous sentiez invulnérable. Qui irait imaginer qu’un sénateur des Etats-Unis puisse assassiner aussi sauvagement sa propre petite-fille ? Vous étiez parfait dans le rôle du grand-père indigné. Et vous avez recommencé. Quelle meilleure façon de dissimuler votre crime que de faire croire à l’œuvre d’un psychopathe ?
De plus en plus congestionné, le sénateur vida d’un trait le verre d’eau qu’il avait réclamé peu avant. Puis son teint passa du rouge écarlate au grisâtre. La respiration haletante et saccadée, il voulut boire à nouveau, mais sa main tremblait tant que le verre se fracassa sur le carrelage.
— L’interrogatoire est terminé, intervint l’avocat qui se leva d’un bond et aida le sénateur à se redresser. La santé de mon client est précaire Il lui faut une assistance médicale immédiate
Eve appuya sur un bouton. Aussitôt, la porte blindée s’ouvrit.
— Appelez l’équipe médicale, ordonna-t-elle au policier en uniforme qui montait la garde à l’entrée. Le sénateur ne se sent pas très bien.
Le regard mauvais, elle se tourna vers ce dernier.
— Il va falloir vous habituer. Je n’ai pas encore vraiment commencé.
Deux heures plus tard, après avoir classé son rapport et rencontré le procureur, Eve quitta enfin le Central et affronta les embouteillages. Après une journée aussi rude, elle avait besoin de décompresser un peu, de revenir sur les événements un par un avec quelqu’un qui saurait l’écouter et lui apporter son soutien. Elle prit la direction de la demeure de Connors. Lui seul saurait par sa présence réconfortante tenir à distance les spectres obsédants du passé.
Quand son vidéocom de bord bourdonna, elle pria le ciel pour que ce ne soit pas un appel de Whitney lui demandant de reprendre son service.
— Dallas, j’écoute.
Le visage fatigué de Feeney apparut à l’écran.
— Salut, fillette. Je viens de visionner les disquettes de l’interrogatoire. Beau travail.
— Avec ce maudit avocat, je n’ai pas pu aller aussi loin que je le souhaitais. Mais je vais faire craquer DeBlass, Feeney. Tu peux me croire.
— Le dossier est solide et madame le procureur est prête à te canoniser, mais pour le moment j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer : l’oiseau s’est envolé.
Sous le coup de la stupéfaction, Eve écrasa là pédale de frein. Dans un concert de klaxons furieux, elle se rangea en catastrophe sur le trottoir d’un brusque coup de volant à droite.
— Comment ça, l’oiseau s’est envolé ?
— Mise en liberté sous caution personnelle, expliqua Feeney avec une grimace. Tous les arguments y sont passés : sénateur des Etats — Unis, toute une vie de bons et loyaux services à la patrie, cœur fragile... Jusqu’au juge qui était dans sa poche.
— C’est insensé ! protesta-t-elle. Il est accusé de trois meurtres, bon sang ! Le procureur m’avait assuré qu’elle allait refuser toute mise en liberté sous caution !
— Elle se sera laissé attendrir. L’avocat de DeBlass a déployé toute son éloquence. Son plaidoyer aurait arraché des larmes à une pierre. A l’heure qu’il est, DeBlass est de retour à Washington-Est avec pour consigne des médecins le repos absolu. Il a obtenu un délai de trente-six heures avant le prochain interrogatoire.
— S’il croit m’échapper, il se trompe ! pesta Eve en frappant son volant du plat de la main. Il peut toujours jouer au vieux sénateur vénérable et malade, je ne le laisserai pas me glisser entre les doigts !
— Le commandant s’inquiète qu’il ne profite de ce report pour recharger ses batteries. Il veut que tu travailles sur le dossier avec le procureur dès demain matin, huit heures.
— J’y serai. Crois-moi, Feeney, il ne s’en sortira pas.
Bouillonnante de rage, elle s’inséra à nouveau dans la circulation dense de l’avenue. Elle fut tentée un instant de rentrer à son appartement et de passer la soirée plongée dans les méandres du dossier. Mais elle n’était plus qu’à cinq minutes de chez Connors.
La grille s’ouvrit devant sa voiture et elle se hâta de monter l’allée sinueuse. Comme elle gravissait les marches du perron, son cœur se mit à battre la chamade. Tu es une idiote, se réprimanda-t-elle, on dirait une adolescente énamourée. Mais quand Summerset ouvrit la porte, elle arborait un sourire rayonnant.
— Je dois voir Connors, dit-elle en pénétrant dans le vestibule.
— Désolé, lieutenant, mais il n’est pas ici.
— Oh... ne put que prononcer Eve, un peu honteuse de l’immense déception qui venait de l’envahir. Où puis-je le trouver ?
Le visage du majordome se ferma.
— Je crois qu’il est en réunion. Le voyage en Europe qu’il a dû annuler le contraint à travailler tard.
A cet instant, le chat dévala les escaliers et vint se frotter aux jambes d’Eve. Elle le prit dans ses bras et lui caressa le ventre.
— A quelle heure l’attendez-vous ?
— Monsieur consacre beaucoup de temps à ses affaires, lieutenant. Je ne suis pas censé l’attendre.
— Dites-moi, Summerset, rétorqua Eve qui commençait à perdre patience, pourquoi me traitez-vous comme un rongeur indésirable chaque fois que j’ai le malheur de pointer mon nez ici ?
Choqué, le majordome devint livide.
— Je n’ai pas l’habitude des manières frustes, lieutenant Dallas. Monsieur est un homme d’élégance et de goût. Il a l’oreille des présidents et des monarques. D’ordinaire, il ne fréquente que des femmes d’excellente famille au savoir-vivre irréprochable.
— Et moi, je n’ai ni haute lignée ni savoir vivre et cela vous rend malade, n’est-ce pas ?
Eve aurait pu trouver la force d’en rire si la pique ne l’avait pas atteinte si près du cœur.
— Il semble pourtant que la vulgaire Cendrillon ait réussi à attirer l’attention de votre patron. Dites-lui que j’ai repris le chat, ajouta-t-elle en sortant d’un pas indigné.
Quel snob imbuvable ! se dit Eve en démarrant en trombe. Durant le trajet jusqu’à son immeuble la complicité silencieuse du chat s’avéra étrangement réconfortante. Que lui importait après tout l’opinion d’un petit majordome coincé ? Comme pour lui donner raison, le chat sauta sur ses genoux et entreprit de lui pétrir les jambes avec un ronronnement de contentement Quand les griffes traversèrent son jean, elle esquissa une grimace, mais ne le repoussa pas.
— Il va falloir que je te donne un nom, lui murmura-t-elle. Je n’ai jamais eu d’animal toi. J’ignore comment Georgie t’avait baptisé, mais ne t’en fais pas, on va bien trouver quelque chose.
Elle entra dans le garage souterrain de son immeuble. Devant son emplacement, un voyant jaune clignotait. J’ai encore oublié de payer le loyer, songea-t-elle, réprimant un juron à l’idée de la forte amende qu’il lui faudrait verser si le signal virait au rouge. Avec l’affaire DeBlass, elle ne trouvait même plus le temps de régler ses factures. Peut-être allait-elle après tout profiter de sa soirée pour mettre un peu d’ordre dans ses comptes...
Eve jeta son sac en bandoulière sur son épaule et prit le chat sous le bras. Quel matou obèse, lui dit-elle, tu dois peser au moins dix kilos. Et si je t’appelais Hardy ? ajouta-t-elle en montant dans l’ascenseur. Dès qu’il fut dans l’appartement, le chat fonça droit à la cuisine. Prenant sa nouvelle responsabilité très au sérieux, Eve l’y suivit et lui proposa un reste de porc à la sauce aigre-douce, exhumé du réfrigérateur, accompagné d’une coupelle de lait. Apparemment peu difficile sur la nourriture, le matou se jeta sur sa gamelle avec voracité.
Eve le regarda manger un moment. Très vite, Connors vint occuper ses pensées. Elle aurait tellement voulu qu’il soit à ses côtés en cet instant... Il prétendait être amoureux d’elle, mais pouvait-elle vraiment le prendre au sérieux ? Il existait tant de conceptions de l’amour. Et puis c’était un sentiment qu’elle n’avait encore jamais connu. Eve se servit un demi-verre de vin et se contenta de le contempler, l’esprit ailleurs. Sans aucun doute, Connors lui inspirait une émotion nouvelle dont la force la déconcertait. Mieux valait pourtant ne pas bousculer les événements. Les décisions précipitées étaient presque toujours source de regrets. Eve exhala un long soupir. Pourquoi diable n’était-il pas chez lui ? Elle posa son verre sur la table de la cuisine et se passa une main dans les cheveux. Le gros problème quand on s’attache à quelqu’un, c’est la solitude qu’on éprouve en son absence, songea-t-elle avec mélancolie.
Allez, Eve, au travail, s’encouragea-t-elle, bien décidée à chasser son spleen. Un dossier à clore, une petite incursion dans ses comptes... Peut- être prendrait-elle le temps d’un bon bain chaud qui dissiperait le stress de la journée avant de préparer sa réunion avec le procureur. Laissant le chat à ses agapes, elle se rendit dans sa chambre. Les réflexes engourdis par une journée épuisante, elle réagit un quart de seconde trop tard. Sa main était déjà sur son laser, mais Eve la laissa retomber quand elle aperçut le long canon du revolver ancien braqué sur son cœur. Colt 45, pistolet à six coups, héros de la Conquête de l’Ouest, se surprit-elle à penser.
— Voilà qui ne va pas arranger votre cas, Rockman.
Sans cesser de tenir Eve en joue, Derrick Rockman sortit de derrière la porte.
— Sortez lentement votre arme, lieutenant, et lâchez-la par terre.
Eve s’exécuta sans quitter l’homme des yeux. A cette distance, la blessure qu’un Colt 45 lui infligerait ne serait pas belle à voir.
— Poussez-la du pied vers moi. Très bien... Ah, j’oubliais, ajouta-t-il avec un sourire en coin, voyant Eve glisser une main dans sa poche, donnez-moi aussi votre portable. Je préfère que tout ceci reste entre nous. Parfait.
— Certains trouveront votre loyauté envers le sénateur admirable. Moi, je la trouve stupide. Mentir pour lui fournir un alibi est une chose, menacer un agent de la force publique en est une autre.
— Vous faites fausse route. La loyauté n’a rien à voir ici. Otez donc votre veste au lieu de raconter des bêtises, lieutenant Dallas.
Les yeux toujours braqués sur Rockman, Eve dégagea une épaule d’un geste lent. Sans qu’il le remarque, elle enclencha son enregistreur caché dans sa poche.
— Si ce n’est pas par loyauté, alors pourquoi me tenez-vous en joue ?
— Je rêvais d’une occasion de vous descendre, lieutenant, mais je ne voyais pas trop comment l’intégrer dans mon plan.
— Votre plan ?
— Asseyez-vous sur le bord du lit, Dallas. Et enlevez vos chaussures. Après, nous pourrons bavarder. Je tiens ma première occasion, et sûrement la dernière, de discuter avec vous de mes exploits. Alors ces chaussures, ça vient ?
Eve choisit le côté du lit le plus proche du vidéocom.
— Vous avez manigancé tous ces crimes avec DeBlass, n’est-ce pas ?
— Pourquoi vous acharnez-vous ainsi sur lui ? Le sénateur DeBlass aurait pu devenir Président et ensuite accéder aux plus hautes fonctions à la Fédération mondiale des nations.
— Avec l’inévitable Rockman à ses côtés.
— Epargnez-moi vos sarcasmes,
A nous deux, nous aurions conduit le pays puis le monde tout entier sur une voie nouvelle. Ce pays a trop longtemps été dirigé par les diplomates. Nos généraux perdent leur temps à négocier au lieu de commander. Avec mon aide, le sénateur aurait mis un terme à cet insupportable laxisme. Mais vous avez ruiné toutes ses chances.
— C’est un détraqué sexuel, doublé d’un assassin. — Il avait l’étoffe d’un grand chef d’Etat. Jamais vous ne le tramerez devant un tribunal.
— Il sera jugé et condamné. Et ma mort n’y changera rien.
— Grossière erreur, lieutenant. Voyez-vous, quand je l’ai quitté il y a moins de deux heures, le sénateur DeBlass se trouvait dans son bureau à Washington-Est. J’étais à ses côtés lorsqu’il a choisi un Magnum 457, une arme très puissante. Je l’ai regardé placer le canon dans sa bouche et mourir en patriote.
— Seigneur, il s’est suicidé ! s’exclama Eve, effarée.
— Il a choisi de mourir dans l’honneur, à l’image d’un valeureux guerrier japonais, rectifia Rockman, la voix vibrante d’admiration. C’était le seul moyen. Jamais il n’aurait pu supporter l’humiliation d’un procès. L’enquête permettra d’établir qu’il est mort avant vous. Et comme la méthode sera identique à celle des meurtres précédents et que deux autres victimes viendront compléter la liste, le sénateur sera réhabilité. A titre posthume, certes, mais son honneur sera sauf. Il aura droit à des funérailles nationales et j’organiserai une campagne contre les autorités incompétentes coupables de cette odieuse erreur judiciaire à l’origine de sa mort. Ensuite, je reprendrai le flambeau et partirai à la conquête du pays.
Incapable d’en entendre davantage, Eve se leva d’un bond.
— Vous n’êtes qu’un pauvre fou mégalo ! s’écria-t-elle, écœurée.
La réplique ne se fit pas attendre. Du revers de la main, Rockman lui assena une claque magistrale. Sous la violence du choc, Eve pivota sur elle-même et s’affala sur la table de nuit. Le verre qu’elle y avait laissé se brisa sur le sol.
— Lève-toi ! ordonna Rockman, fou de rage.
A moitié assommée, la joue brûlante, Eve poussa un faible gémissement. Elle se redressa avec difficulté et se retourna, veillant à rester devant le vidéocom qu’elle avait réussi à allumer malgré le voile noir qui dansait devant ses yeux. Il s’agissait désormais de gagner du temps.
— A quoi bon me tuer, Rockman ?
— Vous n’imaginez pas la jouissance que va me procurer votre mort, lieutenant. Après une erreur judiciaire aussi révoltante, vos états de service et vos mobiles vont être passés au crible et l’opinion apprendra que vous avez enfoncé DeBlass pour protéger le suspect numéro un avec qui vous couchiez. Votre immoralité sera étalée sur la place publique. Quelle erreur de confier des responsabilités à une femme !
— Vous n’aimez pas les femmes, Rockman ? demanda Eve en essuyant le sang qui coulait à la commissure de ses lèvres.
— Elles ont parfois leur utilité, mais n’en restent pas moins des putains. Vous n’avez peut- être pas vendu votre corps à Connors, mais c’est lui qui vous a achetée. Ainsi votre assassinat restera dans la logique de mon plan d’élimination.
— Votre plan ?
— Croyez-vous donc DeBlass capable de planifier et d’exécuter une série de meurtres aussi méticuleux ?
Rockman marqua une pause lourde de sens. Eve écarquilla les yeux de stupeur.
— Il a bien tué Sharon, poursuivit-il avec une écœurante fatuité. Un coup de tête. Mais après, il a paniqué.
— Vous étiez là... Vous étiez avec lui la nuit où il a assassiné Sharon !
— Je l’attendais dans la limousine. C’était toujours moi, son homme de confiance, qui le conduisait, à ses rendez-vous galants.
— Sa propre petite-fille ! s’exclama Eve, espérant sans oser se retourner que la conversation était bien transmise. Cette liaison odieuse ne vous dégoûtait pas ?
— C’est Sharon qui me dégoûtait, lieutenant. Elle profitait de sa faiblesse. Chaque homme a le droit d’en avoir une, mais elle l’a exploitée par pure cupidité et a fini par proférer des menaces En réalité, la mort de cette garce m’a soulagé. Elle l’aurait trahi dès qu’il serait devenu Président.
— Donc, vous l’avez aidé à couvrir ses traces ?
— Bien sûr, confirma Rockman. Et je suis très heureux d’avoir pu lui rendre ce service, même si ma frustration était grande de devoir rester dans l’ombre.
Eve se remémora le profil établi par le docteur Mira. Un homme d’une intelligence supérieure, mais aussi d’une vanité presque pathologique.
— Vous avez dû agir très vite. Vite et avec brio, poursuivit-elle, cherchant à flatter son ego dans l’espoir de le pousser à parler.
Un sourire satisfait se dessina sur les lèvres de Rockman.
— En effet. Le sénateur m’a appelé sur le vidéocom de la voiture. Il était à moitié fou de peur. Si je ne l’avais pas calmé, cette garce aurait bien failli parvenir à ses fins.
— Parce que c’est Sharon que vous condamnez ? s’insurgea Eve.
— Elle n’était qu’une putain. Une putain morte, répondit-il avec un haussement d’épaules, son arme toujours braquée sur elle. J’ai donné un sédatif au sénateur, puis je suis allé saboter le système de surveillance. L’habitude du sénateur d’enregistrer ses ébats m’a donné l’idée d’utiliser la caméra pour une charmante mise en scène. J’ai effacé toutes les empreintes digitales dans la chambre et sur le revolver. Comme il avait pris soin d’utiliser une arme non déclarée, je l’ai laissée sur place. Puis nous sommes rentrés à Washington-Est. Malheureusement, le sénateur ne s’est souvenu que plus tard du journal de sa petite-fille. J’ai dû prendre le risque de retourner à son appartement. Mais comme nous le savons désormais, elle l’avait bien caché. Ensuite, ce fut un jeu d’enfant de manipuler cet imbécile de Simpson afin qu’il mette la pression sur vous.
— Puis vous avez décidé d’assassiner Lola Starr et Georgie Castle, dans le seul but de brouiller les pistes.
— Exact. Mais à la différence du sénateur, j’y ai pris un plaisir immense. Du début à la fin.
Ainsi, j’avais raison, songea Eve, déçue d’avoir suivi la conclusion erronée de son ordinateur. Il y avait bien deux assassins...
— Et vous avez choisi au hasard ? Vous ne les connaissiez même pas ?
Rockman éclata de rire.
— J’aurais dû, à votre avis ? Elles n’étaient que de vulgaires traînées. Les femmes qui affaiblissent les hommes en écartant les jambes me répugnent. Et vous aussi, vous me répugnez, lieutenant.
— Pourquoi m’avez-vous envoyé les disquettes ? poursuivit Eve qui commençait à être à court de questions.
Où était donc Feeney ? Pourquoi une unité d’assaut n’était-elle pas en train de défoncer la porte ?
— Je me suis délecté de vous voir vous démener, lieutenant Dallas. Une femme persuadée de pouvoir penser comme un homme, laissez-moi rire ! Je vous ai mise sur la piste de Connors, mais il vous a embobinée pour mieux vous sauter. Réaction féminine typique... Vous m’avez beaucoup déçu.
Derrick Rockman fit un pas de côté vers la caméra qu’il avait installée devant le lit et appuya sur la touche «enregistrement ».
— Déshabille-toi !
— Vous pouvez me tuer, répondit Eve, l’estomac serré. Mais je ne vous laisserai pas me violer.
— Tu te soumettras à mes fantasmes comme toutes les autres. Les femmes finissent toujours par céder.
Il pointa son arme droit sur son ventre.
— Avec les autres, j’ai d’abord visé la tête. Mort instantanée, probablement indolore. As- tu idée des souffrances atroces que tu vas endurer si je te tire une balle de 45 dans les tripes ? Tu me supplieras à genoux de t’achever. Déshabille-toi, j’ai dit ! ordonna-t-il à nouveau, une lueur lubrique dans le regard.
Les bras ballants, Eve n’esquissa pas le moindre geste. Elle était prête à affronter la douleur, mais à aucun prix elle ne laisserait le cauchemar recommencer.
A leur insu, le chat se glissa dans la chambre.
— Comme vous voulez, lieutenant, dit Rockman avec un sourire vicieux.
Il mit le doigt sur la détente. Au même instant, le chat se faufila entre ses jambes. Rockman sursauta. Profitant de l’effet de surprise, Eve fondit sur lui, tête baissée et de tout son poids le plaqua violemment contre le mur.