62.
Trahison
Persuadé d’avoir éliminé Onyx une fois pour toutes, Abnar balaya tout Enkidiev avec ses sens magiques. Cinq cents ans plus tôt, Parandar lui avait confié ce continent en lui demandant de protéger ses rivières, ses lacs, ses forêts, ses animaux et ses habitants. Le Magicien de Cristal avait d’abord éprouvé beaucoup d’affection pour les humains, mais le comportement belliqueux des premiers Chevaliers d’Émeraude l’avait déçu.
Ne ressentant aucun danger sur son territoire, l’Immortel décida de rendre à Nomar la visite qu’il lui avait promise. Il lui tardait de savoir pourquoi des hybrides continuaient d’errer sur Enkidiev, car Nomar avait promis aux dieux de mettre toutes ces créatures en sûreté, hors de portée de l’Empereur Noir. Il voulait aussi comprendre ce qui l’avait poussé à faire d’Onyx un magicien avec d’aussi grands pouvoirs.
Abnar jeta un dernier coup d’œil au porteur de lumière qui dormait paisiblement. Rassuré, il se dématérialisa pour réapparaître, quelques secondes plus tard, au sommet de la Montagne de Cristal. Le faîte de chaque pic d’Enkidiev était chargé d’une énergie surnaturelle que les Immortels pouvaient utiliser lorsqu’il leur était impossible de faire un saut dans leur domaine invisible.
Les pieds fermement plantés dans la neige, à l’entrée de sa caverne, Abnar ferma les yeux. Il augmenta sa puissance afin de repérer son aîné. Son attention fut immédiatement attirée par un rayonnement au milieu du Désert, vers le sud. Le Magicien de Cristal savait que cette immense étendue abritait plusieurs tribus, mais elles se concentraient surtout autour des oasis, à l’est. Son collègue Immortel avait donc choisi un autre lieu isolé pour dissimuler les derniers enfants du seigneur des insectes.
Abnar se concentra davantage et son esprit survola Enkidiev à la manière d’un aigle, très haut dans le ciel. Il s’arrêta à l’endroit où il continuait de capter la présence de Nomar, mais n’y trouva que du sable à perte de vue. Il tendit les bras, paumes vers le sol, et comprit que le protecteur des hybrides avait une fois de plus décidé de vivre sous la terre. L’Immortel prononça de douces paroles dans la langue des mages. Brusquement, le sol l’aspira.
Il aboutit dans une immense caverne aux murs polis comme des diamants. Au centre de la grotte, une source lumineuse d’origine inconnue se reflétait sur toutes les facettes de cristal, éclairant entièrement l’antre de Nomar. Intrigué, Abnar s’approcha de la paroi brillante et la caressa pour en comprendre la composition.
— C’est la terrible chaleur des anciens volcans qui a créé ce décor féerique, expliqua une voix familière.
Le Magicien de Cristal reconnut l’intonation de l’ancien seigneur du Royaume des Ombres. Il pivota vers lui avec une confiance naïve.
— C’est un refuge digne des dieux, admit Abnar. Quel nom lui avez-vous donné ?
— J’aurais aimé faire référence à l’aspect cristallin de cette caverne, mais je ne voulais pas vous offenser, alors j’ai opté pour le Royaume de Zircon. Cela lui va à merveille, avouez-le.
— C’est un bon choix. Et où sont vos protégés ?
— Cette caverne compte de nombreuses galeries. Je les ai installés dans un endroit moins accessible. Venez, je vais vous montrer.
Abnar marcha aux côtés de Nomar sur le sol parsemé de cailloux transparents. Ce lieu existait certainement depuis longtemps, alors pourquoi en avait-il toujours ignoré l’existence ?
— Est-ce une visite de courtoisie ? s’enquit l’aîné.
— J’ai plusieurs questions à vous poser au sujet des hybrides et d’un Chevalier d’Émeraude à qui vous auriez vraisemblablement enseigné une magie redoutable.
— Sire Wellan ?
— Non. Il s’agit d’un homme ayant participé à la première guerre ; Il s’appelait Onyx.
— Onyx ? s’étonna Nomar. Ne faisait-il pas partie des soldats dont vous aviez la responsabilité ?
— C’était un des lieutenants du Roi Hadrian lors de la première tentative d’invasion de l’Empereur Noir. Il m’a échappé lorsque j’ai voulu lui retirer ses pouvoirs.
— Il est mort depuis longtemps, alors pourquoi réveiller maintenant cette vieille histoire ?
— Parce que cet homme a survécu en transposant son esprit dans ses armes. Il a réussi à s’emparer du corps d’un innocent. Il s’agit d’un pouvoir que je ne possède pas, mais…
— Fréquent chez les sorciers, termina Nomar. Vous avez sûrement raison de vous inquiéter de son retour, Abnar, mais pourquoi me pointez-vous du doigt ?
D’un geste gracieux de la main, Nomar invita son jeune collègue à entrer dans une vaste galerie dont les murs étaient également recouverts de cristaux chatoyants.
— Je sais qu’il a été votre élève à Émeraude et l’un de vos protégés au Royaume des Esprits, répondit le Magicien de Cristal.
— Je lui ai enseigné à lire et à écrire, il est vrai.
Nomar s’immobilisa et laissa l’autre Immortel poursuivre seul sa route. Un sourire venimeux étira ses lèvres : il attendait que son hôte se rende compte du piège dans lequel il était tombé.
— Je l’ai vu à l’œuvre, poursuivait Abnar. Seul un très grand mage ou un sorcier aurait pu lui enseigner ce qu’il sait. Il n’a pas pu l’apprendre seul.
Constatant finalement que Nomar ne marchait plus près de lui, il se retourna et le vit à l’entrée de la galerie de verre.
— Il est regrettable qu’Onyx n’ait pas réussi à vous éliminer, déclara le traître sans sourciller, car je n’ai pas reçu des dieux la faculté de le faire moi-même.
— Mais que dites-vous là ? s’inquiéta Abnar en revenant sur ses pas.
Il se heurta à une barrière invisible et tituba vers l’arrière, ébranlé.
— Est-ce vous qui créez cet obstacle ?
— Votre innocence est vraiment touchante, Abnar.
— Les dieux vous ont-ils demandé de me traiter ainsi ?
— Les dieux ? se mit à rire l’hypocrite. Ils ne savent même pas ce qui se passe dans le merveilleux monde qu’ils ont façonné. Ils ne méritent sûrement pas de régner sur l’univers des êtres matériels !
— Dans ce cas, qui servez-vous ?
— Personne.
Nomar s’approcha du mur d’énergie qui les séparait, le visage déformé par la haine.
— On me connaît sous plusieurs noms, mon jeune ami. Pour les dieux et les Immortels, je suis Nomar. Pour les hommes-insectes et leur empereur, je suis Ucteth.
Sa tunique blanche devint entièrement noire et sa physionomie se transforma sous les yeux du Magicien de Cristal. Sa peau prit l’apparence de celle des reptiles, mais avec des traits plus délicats. Son long museau était parsemé de dents triangulaires particulièrement menaçantes. Un halo bleuâtre se forma autour de son corps. « Comme celui du renégat », se rappela Abnar.
— Parandar sera implacable lorsqu’il entendra parler de cette trahison ! le menaça-t-il.
— Et qui le lui dira ? persifla Nomar.
Abnar pivota pour étudier sa prison. L’Immortel félon n’avait pas choisi ces cavernes au hasard : le cristal qu’elles recelaient possédait une charge magique.
— Ne perdez pas votre temps, mon cher. Vous n’arriverez jamais à sortir d’ici. Vos jeunes protégés sont désormais sans défense. Il ne sera pas difficile de les éliminer.
— Kira vous démasquera avant que vous puissiez mettre vos plans à exécution.
— Elle n’aura plus aucune raison d’exister sans le porteur de lumière. Lorsque votre absence commencera à les effrayer tous, je me présenterai à Émeraude pour prendre votre place et ces pauvres imbéciles m’accueilleront à bras ouverts.
— Non ! hurla Abnar.
Nomar reprit sa forme d’Immortel et tourna les talons, laissant son captif en proie à une terrible vision de la fin d’Enkidiev.