49.
Les craintes de Lassa
Tandis que Farrell recevait ses premières leçons de magie dans la tour d’Élund, Wellan utilisait ses bracelets pour se rendre dans celle du Magicien de Cristal, auprès du petit Prince de Zénor. Assis dans les bras d’Armène, l’enfant était terrorisé.
— Pourquoi m’as-tu appelé, Lassa ? s’alarma le grand chef.
— Le Magicien de Cristal n’est pas revenu depuis qu’il a fait fuir le sorcier qui m’a attaqué ! J’ai peur qu’il lui soit arrivé malheur !
— Quel sorcier ?
— Je n’ai rien vu, témoigna gravement Armène, mais je suis certaine que maître Abnar ne se serait pas ainsi déplacé au beau milieu de la nuit s’il n’y avait pas eu de danger.
Wellan sonda plus profondément la pièce avec ses sens invisibles, mais ne détecta aucune présence maléfique.
— Vous ne me croyez pas ? s’offensa Lassa.
En apercevant la consternation dans ses grands yeux de saphir, Wellan s’accroupit devant lui.
— Tous les êtres humains laissent une trace d’énergie sur leur passage, Lassa, et celle des sorciers est particulièrement puissante, tout comme celle des maîtres magiciens.
— Et puisque vous ne ressentez rien dans ma chambre, vous pensez que c’était seulement un mauvais rêve, n’est-ce pas ?
Wellan soupira. Il ne voyait pas d’autres possibilités, mais il fallait l’expliquer à l’enfant sans lui causer de chagrin, puisqu’il croyait sincèrement avoir été victime d’un attentat nocturne.
— Cette tour est protégée par une puissante magie qui empêche le mal d’y pénétrer, lui rappela-t-il. Un mage noir n’aurait pas pu se rendre jusqu’à toi sans être réduit en cendres. Alors, il y a fort à parier que c’était un cauchemar qui t’a semblé un peu plus réel que les autres.
— Mais je me suis réveillé avant de voir le serpent de fumée ! protesta Lassa, fâché de ne pas être pris au sérieux.
— Où se trouvait-il ? demanda Wellan en fronçant les sourcils.
— Là, au pied de mon lit. Il flottait dans les airs et il me regardait !
— A-t-il tenté de te mordre ?
— Il n’en a pas eu le temps. Maître Abnar est arrivé et il a fait apparaître de la lumière. Le serpent s’est tout de suite sauvé par la fenêtre, sans toucher le sol.
Wellan se releva et marcha jusqu’à l’ouverture que lui indiquait le prince, par laquelle aurait effectivement pu se glisser un crotale. Il ne ressentit rien dans les pierres sous ses pieds, mais en touchant l’appui de la fenêtre, il reçut une violente décharge d’énergie qui le fit reculer. Onyx ! Il avait donc réussi à s’échapper ! En faisant bien attention de ne rien laisser paraître, Wellan se retourna vers l’enfant.
— Je ne sais pas ce que c’était au juste, Lassa, mais je ne crois pas que cette bête était un serviteur de l’ennemi.
— Mais les serpents ne volent pas, sire Wellan, répliqua la servante qui craignait pour la vie de son protégé.
— Vous oubliez que vous vivez dans un château où l’on enseigne la magie, Armène, lui reprocha le Chevalier aussi sérieusement que possible. Cette créature a sans doute été matérialisée accidentellement par l’un de nos élèves.
— Alors, elle ne me voulait aucun mal ? conclut Lassa, un brin rassuré.
— Non. C’était seulement une illusion très convaincante. Il faudra féliciter son auteur pour son adresse.
Le grand chef revint vers le petit prince et lui ébouriffa les cheveux avec affection. Un large sourire de reconnaissance apparut sur le visage maintenant détendu de Lassa.
— Pardonnez-moi de vous avoir importuné, s’excusa-t-il en baissant la tête.
— Regarde-moi quand tu me parles, ordonna Wellan sur le ton d’un maître.
Lassa leva vers lui ses yeux bleus, avec crainte et vénération à la fois, soulagé de bénéficier de la protection de ce grand héros dont on chantait les exploits.
— Je serai toujours là pour te défendre, lui promit le Chevalier, que ce soit contre les créatures de la nuit ou les sorciers. Tu ne dois jamais hésiter à m’appeler, même en présence du Magicien de Cristal. Compris ?
L’enfant hocha doucement la tête. Wellan se pencha pour l’embrasser sur le front, comme s’il était son Écuyer. Puis, il quitta la tour sur ses deux jambes plutôt qu’en utilisant le vortex. Il descendit l’escalier de pierre, curieux d’appendre où pouvait bien se trouver Abnar. Il s’arrêta dans la grande cour, de plus en plus animée, et dirigea ses sens magiques vers la montagne qui se dressait derrière le Château d’Émeraude.
Il la sonda dans les moindres recoins, jusqu’à son sommet enneigé à demi voilé par les nuages. Il régnait à cette altitude une énergie tourbillonnante comme il n’en avait jamais sentie ailleurs. Les légendes racontaient que c’était le sanctuaire de l’Immortel, l’endroit d’où il dirigeait tout le continent. Impossible de dire s’il s’y trouvait, par contre. Sans doute était-il sur la piste de l’être maléfique qui avait visité Lassa pendant la nuit.
Wellan laissa son esprit parcourir tout le pays, mais il ne repéra ni Abnar, ni l’ennemi. Un mystère de plus à ajouter à tous les casse-têtes qu’il tentait de solutionner en même temps. Il s’installa dans le hall maintenant désert pour écrire une autre page de son journal, certain que cela suffirait à attirer l’Immortel.
« Nous étions si jeunes, sept enfants provenant de tous les coins d’Enkidiev, n’ayant en commun que nos merveilleuses facultés magiques. Comme Jasson, j’étais un enfant turbulent qui préférait le jeu aux études, mais les premières leçons d’histoire du continent me passionnèrent au point que j’acceptai finalement de demeurer sagement assis sur les bancs d’école. »
Wellan résuma ensuite les liens qui s’étaient formés entre les futurs Chevaliers d’Émeraude et parla de l’affection qu’il avait toujours éprouvée pour Santo. Il remplit ainsi plusieurs pages, mais Abnar ne vint pas l’interrompre. « C’est étrange qu’il ait abandonné Lassa tout de suite après cette attaque », pensa Wellan. Il referma le journal et appela le Magicien de Cristal avec son esprit, en vain : Abnar semblait être disparu de la surface de la terre.