7.
Un petit Prince sensible
Ayant entendu l’appel d’Abnar, Lassa utilisa ses pouvoirs pour retourner dans la grande tour de son protecteur immortel. L’enfant savait qu’il ne devait jamais quitter son cocon magique, mais la peine de Bridgess l’avait profondément ému. Il apparut devant le Magicien de Cristal qui l’attendait, les bras croisés. Son visage austère mit le petit prince en garde. Cette fois, Abnar était vraiment fâché.
— C’était seulement une petite visite de rien du tout, s’excusa Lassa en fixant le plancher. Je n’ai pas été parti longtemps et je n’ai pas quitté l’enceinte du château. Je suis allé chez le Chevalier Wellan qui m’aurait défendu si…
— Sur ton lit, il y a un livre que tu dois avoir terminé avant le repas du soir, le coupa l’Immortel sur un ton cassant. Je serai de retour à ce moment-là pour vérifier que tu m’as obéi.
Sur ces mots, Abnar se dématérialisa. Le prince risqua alors un œil dans la pièce. Immobile devant l’escalier, Armène tenait un plateau de nourriture. Elle ne savait plus si elle devait gronder l’enfant ou le réconforter.
— Es-tu aussi allé voir Kira pour t’excuser ? demanda-t-elle.
Lassa secoua négativement la tête. Il se dirigea vers son lit, découragé par la taille du document que lui assignait son mentor. Il n’aurait jamais le temps de jouer aux figurines avec toutes ces pages à lire ! Il donna un coup de pied à la base du lit avant d’y grimper en poussant un bruyant soupir. La servante l’observa un moment puis déposa son repas sur la table. Pourquoi l’Immortel se montrait-il si dur envers Lassa alors qu’il avait été si tendre avec Kira ? Elle mit le couvert et somma le gamin de venir prendre place.
— Je n’ai pas faim, Mène.
— Tu ne vas pas recommencer à bouder tes repas, soupira la gouvernante. Le Chevalier Wellan est rentré au château et tu sais que tu es parfaitement en sécurité, ici.
— Ma gorge est serrée parce que le monde est rempli de souffrances.
— Que racontes-tu là ?
— Il y a beaucoup d’hommes et de femmes qui sont malheureux dans ce château et dans la campagne d’Émeraude aussi. Et quand je suis allé avec Abnar au Royaume de Zénor, j’ai ressenti la même chose.
Le petit garçon sauta du lit et se traîna jusqu’à son tabouret en baissant un regard découragé sur les plats. Il aurait aimé recommencer à zéro son repas avec Kira. Elle était humaine comme lui, sauf qu’elle avait la peau mauve et les yeux violets, et, surtout, elle était le meilleur soldat de tout Enkidiev.
— Dis-moi ce que tu ressens, Lassa, l’enjoignit la servante en s’asseyant devant lui.
— Ce ne sont pas mes émotions à moi, Mène. Ce sont celles des autres, mais elles se rendent jusqu’à mon cœur. C’est difficile à expliquer.
— Connais-tu ceux à qui elles appartiennent ?
— Certains, oui, mais pas tous. Je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer beaucoup de gens depuis que je vis à Émeraude.
« Évidemment, puisqu’il est enfermé depuis sa naissance », pensa Armène. Mais comment pouvait-elle, simple humaine, s’opposer à la volonté des dieux et des Immortels ?
— C’est la douleur du Chevalier Bridgess qui est la plus forte, continua Lassa en promenant un morceau de pain dans son bol sans y toucher.
— Tu veux m’en parler ?
— Elle ne peut pas avoir de bébé à cause du Chevalier Wellan. Je ne comprends pas exactement pourquoi, mais cela lui cause un grand chagrin. J’ai tenté de la consoler tout à l’heure, mais le maître m’a rappelé ici.
— Je ne devrais pas encourager tes désobéissances, mon poussin, mais selon moi, tu as bien fait. La pauvre femme méritait un peu de réconfort.
— Les dieux aiment beaucoup le Chevalier Wellan, alors je pense bien qu’ils leur trouveront un enfant abandonné qu’ils pourront adopter.
— Tu es petit, Lassa, mais tu as le plus grand cœur du monde.
Le prince leva ses yeux de saphir sur la gouvernante et déchiffra ses sentiments.
— Si au moins je pouvais m’en servir plus souvent pour aider les autres…
— Un jour, maître Abnar sera obligé de te laisser sortir de cette tour.
— Mais quand, Mène ?
— Quand tu sauras tes leçons et que tu maîtriseras ta magie, sans doute.
Le visage du porteur de lumière s’illumina enfin. Armène venait de lui montrer le chemin de sa délivrance. A partir de cet instant, il allait devenir un élève modèle et il pourrait bientôt sortir de sa prison !