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Sans afficher la moindre émotion, Cédric Orléans écouta, de la bouche même de Vincent, le récit de son étrange soirée de la veille. Pourtant, l’ordinateur n’avait signalé aucune activité spéciale dans les Laboratoires ou ailleurs dans la base, sauf qu’il avait dû servir un avertissement à l’informaticien qui travaillait depuis bien trop longtemps. Ce qui étonnait le plus le directeur sortant, c’était le calme avec lequel son agent lui racontait ses terribles découvertes. Cela ne lui ressemblait pas du tout.
— Nous devons absolument sortir Océane de là, conclut finalement le jeune savant.
— Je l’avais déjà compris, assura Cédric, et je ferai tout ce que je pourrai pour que la division internationale intervienne, car elle est désormais sous sa juridiction. D’ici là, j’aimerais bien lire ce texte moi-même.
— Oui, bien sûr. Toutefois, sans vouloir paraître paranoïaque, j’apprécierais que tu le gardes ensuite dans ton coffre-fort personnel.
— Cela va de soi.
Vincent décrocha le vieux livre de sa poitrine et le tendit à son patron. Avec plus de curiosité que de déférence, Cédric tourna les premières pages. Il haussa aussitôt les sourcils.
— Ce n’est pas du tout ce que tu viens de me raconter, apprit-il à Vincent.
— Quoi ?
L’informaticien contourna la table de travail du directeur et se pencha sur le texte qu’il avait sous les yeux.
— Il a disparu ! s’exclama-t-il, désarçonné.
Cédric leva un regard inquiet vers lui.
— Je te jure que tout ce que je t’ai dit est vrai, se défendit Vincent.
— Je ne mets nullement ta parole en doute.
— Cette Bible sous la Bible n’est peut-être pas destinée à être lue par tout le monde…
— C’est exactement ce à quoi je pensais. Reprends-la et vois si le texte change. Sinon, écris sans tarder ce dont tu te souviens, même si ce ne sont que des résumés succincts de chaque passage. Il est important que nous ayons un compte-rendu écrit de ton expérience.
— Tout de suite.
Vincent quitta le bureau en emportant son trésor avec lui. Cédric demeura songeur un instant. Était-ce en raison de son sang reptilien que le livre sacré n’avait pas voulu se révéler à lui ? Il vérifia une seconde fois les données de l’ordinateur concernant les activités de la veille à travers toute la base, puis visionna les images captées dans les Laboratoires. Vincent était demeuré debout un long moment devant la Bible ouverte, mais il semblait surtout réfléchir. Il n’y avait aucune caméra dans les petites chambres que l’ANGE mettait à la disposition de son personnel en cas d’urgence, mais on y avait laissé des micros pour que l’ordinateur central puisse capter tout bruit suspect. Cédric demanda à ce dernier de démarrer la bande audio de toutes ces pièces.
— IL N'Y A AUCUN ENREGISTREMENT POUR LA DATE DEMANDEE.
Vincent avait pourtant conversé avec le révérend Sinclair.
— Y a-t-il eu des visiteurs ?
— AUCUN, MONSIEUR ORLEANS.
Mais les anges avaient-ils vraiment besoin d’emprunter les entrées normales de la base ?
— Si une présence divine se manifestait dans la base, les capteurs en garderaient-ils la trace, par quelque moyen que ce soit ?
— IL N'Y A AUCUNE DEFINITION DE « PRESENCE DIVINE » DANS MES BASES DE DONNEES.
Cela étonna Cédric, compte tenu de tout ce que Yannick avait intégré au système sur les textes sacrés et l’histoire biblique.
— Cela comprend toute créature immatérielle, comme les démons enregistrés sur les dernières bandes vidéo de la base de Montréal.
L’ordinateur mit un certain temps à répondre au directeur, mais Cédric ne s’en inquiéta pas, car il s’agissait d’une requête plutôt inhabituelle.
— PLUSIEURS BASES DE L’ANGE SONT MAINTENANT EQUIPEES DE SENSEURS CAPABLES DE DETECTER DES ETRES INVISIBLES QUI LAISSENT UNE TRACE D'ENERGIE.
— Dont celle de Toronto ?
— NON, MONSIEUR ORLEANS. VOTRE PREDECESSEUR A FAIT SAVOIR A LA DIVISION INTERNATIONALE QU'IL N'EN AVAIT NUL BESOIN.
— Évidemment, soupira Cédric.
Les rois serpents étaient d’abord et avant tout des entités immatérielles avant de s’emparer d’un corps humain. Il n’était pas impossible qu’Andrew Ashby ait planifié une invasion reptilienne de ses installations.
— Faites savoir à la division internationale que j’apprécierais que ce système soit installé dans la base de Toronto et dans la nouvelle base de Montréal.
— CE SERA FAIT A L'INSTANT, MONSIEUR ORLEANS.
Cédric allait se renseigner sur les déplacements de Cindy Bloom et d’Aodhan Loup Blanc, lorsque son téléphone cellulaire personnel joua une des symphonies de Wagner, programmée en guise de sonnerie. Il sentit son corps se figer, car personne ne possédait le numéro de cet appareil sauf Andromède et Thierry Morin, tous deux reliés à Océane. « Lui est-il arrivé malheur ? » se demanda le directeur en fouillant dans la poche de son veston accroché à la patère.
— Allô…, fit-il d’une voix peu assurée.
— Êtes-vous Cédric Orléans ? s’enquit un homme dont il ne reconnaissait pas la voix.
— Qui le demande ?
— Un ami de Thierry Morin. On me connaît sous le nom de Damalis.
— Comment avez-vous eu ce numéro ?
— Thierry Morin a programmé un renvoi d’appel de son cellulaire au vôtre. Par conséquent, j’ignore votre numéro, monsieur Orléans.
— Pourquoi a-t-il agi ainsi ?
— Il est parti traquer celui qu’il croit être l’Antéchrist et ne peut pas communiquer avec nous. Il nous a dit que vous étiez la seule personne qui puisse nous venir en aide.
— Je ne sais même pas qui vous êtes et ce que vous faites. Et pourquoi dites-vous « nous » ?
— Mes cinq frères et moi sommes des Nagas.
Cédric sentit le poil de ses bras se hérisser.
— Nous traquons la reine des Dracos en Colombie-Britannique, poursuivit Damalis.
— Je ne me trouve pas dans cette province. Comment pourrais-je vous être utile ?
— Pour éviter d’être persécutés par les Dracos, mes frères et moi nous sommes arraché la glande qui leur permet de nous retrouver. Mais cette glande nous aurait été utile pour repérer la reine sans difficultés.
— J’ignore ce que monsieur Morin vous a dit à mon sujet, mais je ne suis pas un varan.
— J’allais justement vous le demander.
Cédric n’allait tout de même pas leur révéler ses origines.
— Je possède toutefois d’importantes ressources pour localiser les gens, lui dit-il, mais j’ai besoin d’un minimum d’informations.
Damalis lui raconta alors que Perfidia s’était enfuie du Québec par avion avec un roi serpent et qu’elle semblait maintenant se diriger vers le mont Hoodoo.
— C’est une contrée sauvage où elle ne risque pas d’utiliser de cartes de crédit, ajouta le chef des Spartiates.
— Je vais voir ce que je peux faire.
— Vous pouvez me rappeler en utilisant la fonction recomposition.
En ne lui donnant pas directement son numéro au téléphone, le mercenaire ne risquait pas d’être repéré si d’autres personnes venaient à intercepter ses appels.
— Cela ne devrait pas tarder, monsieur Damalis, assura Cédric.
Il raccrocha et prit en note le numéro qui apparaissait sur l’afficheur. Puis il l’entra sur le clavier de son ordinateur personnel.
— Un appel vient d’être placé sur mon téléphone cellulaire à partir de ce numéro. Je veux en connaître l’origine.
— J’EFFECTUE TOUT DE SUITE LA RECHERCHE, MONSIEUR ORLEANS.
Cédric s’adossa profondément dans son fauteuil, songeur.
Il n’acceptait pas d’être lui-même reptilien, alors comment pourrait-il venir en aide à une meute de traqueurs ? Mais tuer Perfidia n’était-il pas un but louable ?
— L’APPEL A ETE PASSE D'UN PREMIER CELLULAIRE A UN AUTRE APPARTENANT A MONSIEUR THIERRY MORIN.
— À qui est le premier ?
— A MONSIEUR JORDAN MARTELL.
— Trouvez tout ce que vous pouvez sur cet homme. C’est urgent.
— TOUT DE SUITE, MONSIEUR ORLEANS.
Pourquoi Martell avait-il choisi de s’appeler Damalis ? Il s’agissait d’un nom grec, de toute évidence, mais surtout porté par des filles… « Une brillante façon de brouiller sa piste », songea Cédric.
— JORDAN MARTELL EST UN NOM PORTE PAR PLUSIEURS INDIVIDUS AU CANADA ET AUX ETATS-UNIS, lui apprit l’ordinateur. IL EST TOUTEFOIS IMPORTANT DE VOUS SIGNALER L'EXISTENCE D'UN JORAN MARTELL, MAINTENANT AGE DE TRENTE-NEUF ANS, DONT LE DOSSIER A ETE CLASSE CONFIDENTIEL PAR LE GOUVERNEMENT AMERICAIN.
— Voyez si vous pouvez obtenir ces renseignements de la part de notre base de Washington.
— UN INSTANT JE VOUS PRIE.
« C’est sûrement le traqueur », songea Cédric.
— MONSIEUR KEEL AIMERAIT S'ENTRETENIR AVEC VOUS RELATIVEMENT A VOTRE REQUETE.
— Mettez-nous en communication.
Cédric ne connaissait Dennis Keel que de réputation. Avant de diriger la base de l’ANGE à Washington, il avait travaillé comme agent aux Indes et en Russie. Possédant un flair infaillible pour dépister les complots, il avait fait échouer au moins sept tentatives d’assassinat dans ces deux pays. Le visage de Keel apparut sur l’écran mural.
— Je vous salue, monsieur Orléans. Puisque vous vous adressez directement à moi sans passer par votre directeur national, j’ai décidé de faire de même. J’espère que cela ne nous causera pas d’ennuis.
— Il s’agit d’une simple demande de renseignements, monsieur Keel.
— Qui concerne cependant un homme qui a jadis rendu de précieux services à son pays.
— Est-il toujours vivant ?
— Personne ne le sait. Il a cessé de se rapporter au Pentagone il y a environ trois ans.
— J’imagine que sa description physique n’apparaît nulle part.
— Le gouvernement conserve le moins d’informations possible sur les mercenaires qu’il emploie, même lorsque ces derniers disparaissent mystérieusement.
— Je vous remercie de votre collaboration, monsieur Keel.
— Dites-moi au moins pourquoi vous vous intéressez à cet homme.
— J’ai vu son nom dans un rapport émanant de la police de Toronto et j’ai voulu savoir qui il était exactement, mentit Cédric.
— Si jamais vous découvrez où il se cache, la base de Washington serait certainement intéressée de l’apprendre.
— Oui, bien sûr. Merci encore.
Cédric mit fin à la communication et se rendit dans la vaste salle des Renseignements stratégiques. Il se posta aussitôt derrière le meilleur technicien, après Vincent McLeod.
— Donnez-moi une image satellitaire du mont Hoodoo, en Colombie-Britannique, ordonna le directeur.
L’homme pianota sur son clavier en surveillant le large écran devant lui.
— Cela nécessitera quelques minutes, monsieur.
— Je ne suis pas pressé.
Un satellite ne se manipulait évidemment pas de la même façon qu’un avion. Il fallait prendre le temps de bien le positionner.
— La voilà, monsieur Orléans.
L’image apparut sur l’écran, du haut des airs. Le mont Hoodoo était un volcan plat de mille huit cent soixante-dix mètres d’altitude, sur la crête nord de la rivière Iskut, à environ cent kilomètres de la ville de Stewart, dans le nord-ouest de la Colombie-Britannique. Il était recouvert d’une calotte glacière de trois kilomètres de diamètre. Plusieurs grands champs miniers se trouvaient à moins de quinze kilomètres du versant sud du volcan. Il y avait au moins sept mille ans qu’il n’était pas entré en éruption.
— Vous serait-il possible de repérer des êtres humains sur le flanc même de la montagne ?
— Oui, en utilisant le système de thermographie du satellite. Les détecteurs d’infrarouge nous indiqueront aussi la présence de tout mammifère dans la région visée. Je leur demanderai ensuite d’isoler les signatures humaines. Il y a tout de même une différence entre un homme et un lapin.
« Et un dragon ? » se demanda Cédric. Pour pouvoir repérer Perfidia et son nouveau prince consort au moyen de cet équipement, il fallait à tout le moins qu’ils n’aient pas adopté définitivement leur forme reptilienne.
Une multitude de petits points rouges apparurent à la base du volcan, aussitôt analysés par l’ordinateur central.
— Il y a un groupe d’êtres humains dans ce camp établi à l’orée de la forêt, indiqua le technicien.
— Et à l’intérieur de la montagne ?
— Le laser pourrait sans doute nous le dire, mais pourquoi y aurait-il du monde dans un volcan ?
— Je suis à la recherche de deux fugitifs qui aiment se cacher dans des grottes. Nos derniers renseignements indiquent qu’ils se dirigeaient vers le mont Hoodoo.
— C’est en Colombie-Britannique, alors pourquoi la base de Vancouver ne fait-elle pas elle-même cette enquête ?
— Je l’ignore, Michael, dut lui mentir Cédric. Je ne fais que suivre mes ordres.
La réponse du directeur sembla satisfaire le technicien, qui transmit aussitôt les nouveaux paramètres à l’ordinateur du satellite. Cédric détestait mentir à ses employés, mais il ne pouvait pas non plus mettre en péril la mission de Damalis et de ses frères. La reine des Dracos devait périr.
— Vous avez raison, monsieur Orléans. Les deux fuyards sont bel et bien dans le volcan, à ces coordonnées. Il y a plusieurs grottes sur le flanc nord.
— Merci, Michael. Envoyez-moi cette image télémétrique sur mon ordinateur personnel et mettez fin au contact avec le satellite, au cas où d’autres bases auraient besoin de ses services.
— Oui, monsieur.
Cédric retourna dans son bureau. Dès qu’il eut reçu l’image, il la transmit à son téléphone cellulaire, puis rappela Damalis.
— J’ai obtenu l’information que vous m’avez demandée, monsieur Martell, lâcha le directeur sans aucune émotion dans la voix.
— Vous savez donc qui je suis.
— Je ne connais que votre nom. Le gouvernement américain est plutôt avare de détails à votre sujet.
— En réalité, il était censé détruire mon dossier après notre dernière mission en territoire ennemi, mais les Dracos ont le bras long.
— Êtes-vous des mercenaires ?
— Nous le sommes devenus lorsque l’oncle Sam nous a abandonnés à notre sort en Irak. Nous avons réussi à survivre en offrant nos services à ceux qui nous payaient comptant et à l’avance. Cela ne veut pas dire que nous sommes fiers de ce que nous avons fait, mais c’était la seule façon de nous en sortir. Cela vous empêchera-t-il de nous venir en aide ?
— Non, car je déteste les Dracos autant que vous. Avez-vous la capacité de recevoir une image télémétrique ?
— Je possède un téléphone cellulaire qui accepte ce genre de données.
— Bonne chance, monsieur Damalis.
Cédric appuya sur le bouton d’envoi, puis raccrocha, espérant de tout cœur que ces soldats pourraient mettre fin au règne des Dracos sur Terre.