CHAPITRE VII
LE CAMP DE PRISONNIERS
Eloï est partie rouvrir la boutique de Gragor. Drôle de fille ! Elle ne vit que dans l’espoir de fuir la cité achirienne et comme je vais peut-être lui en fournir la possibilité, a trouvé tout naturel de coucher avec moi.
Après son départ, je n’ai rien eu d’autre à faire que de me rendormir en attendant le soir.
Ma montre indique maintenant la vingt-deuxième heure, heure terrienne, mais elle correspond approximativement à l’heure almadienne.
Je me décide à sortir. De toute façon, à moins de retomber sur le chasseur qui espionne pour le compte des Achiriens ou sur les policiers qui ont voulu m’arrêter à La Galaxie Blanche, personne ne me connaît.
Descendu de ma pile de tissus, je gagne la porte de l’entrepôt. Avant de partir, Eloï a tout de même eu le temps de me donner des points de repère à l’intérieur de la cité afin que je puisse me diriger et revenir ensuite à l’entrepôt.
Pour l’instant, j’enfile une large avenue en direction du palais de Bergano et d’Ixias. Dommage que je ne connaisse même pas leurs bobines, à ces deux-là.
Voici le palais ; j’effectue un large détour de façon à le contourner et me perds plusieurs fois dans de petites rues avant d’aboutir dans le dos du bâtiment, juste en face d’une porte de service.
J’essaye la poignée ; elle tourne, mais le battant s’écarte dans un effroyable grincement des gonds. Aussitôt, un homme se dresse devant moi. Un serviteur du palais, tout étonné de voir quelqu’un entrer par cette issue.
— Qui va là ?
J’avance d’un pas, me rapprochant suffisamment pour lui coller mon rayonnant dans les côtes en prévenant :
— Un mot, un geste, et je tire, compris ?
Je m’enquiers ensuite :
— Bergano et Ixias sont au palais ?
Il acquiesce d’un hochement de tête.
— Où sont leurs appartements ?
— Au… au premier étage. Bergano oc… cupe le couloir de gauche. Son… frère, celui de droite !
Parfait ! Pour le remercier de son concours, je lui assène un magistral coup de crosse sur la nuque. Il s’écroule à mes pieds et je le dissimule derrière des doubles rideaux.
J’avance ensuite à l’intérieur du palais. Personne au rez-de-chaussée. J’arrive à un escalier de pierre menant au premier étage, gravis les marches prudemment, en prêtant l’oreille au moindre bruit, mais le palais est silencieux. On se couche tôt à Achir, ma parole !
Quoique le palais de Bergano et d’Ixias n’est tout de même pas une place forte. Couloir de droite pour dénicher le premier ! Il y a trois portes. La première donne dans une bibliothèque déserte. La deuxième sur une chambre à coucher, tout aussi inoccupée. Par contre, j’aperçois un rai de lumière sous la troisième. Une conversation me parvient de l’intérieur de la pièce.
Bergano et Ixias ? Cueillir les deux en même temps serait un coup de chance !
J’ouvre la porte brusquement et fais irruption dans un bureau où deux hommes se font face, assis de chaque côté d’une immense table de travail.
Celui qui est assis devant trois fenêtres très hautes, est sans doute Bergano. Un individu d’une maigreur anormale, presque chauve et dont le visage trop lisse témoigne de mauvais liftings. Il est vêtu d’un vêtement d’intérieur rouge.
Face à lui, un homme plus jeune, svelte, me tourne le dos. Un rayonnant pend à son ceinturon. Lui est vêtu d’une combinaison de cuir grise.
— Qu’est-ce que c’est ? s’écrie Bergano. Je contourne la table de travail et l’empoigne pour l’obliger à se lever. Je l’expédie ensuite d’une bourrade vers un fauteuil libre, à un mètre de celui qu’occupe l’homme armé.
— Qui êtes-vous ? questionne celui-ci.
— Un ton plus bas, d’abord… Si quelqu’un rapplique ici, je flinguerai tout le monde.
Je m’approche pour lui retirer son rayonnant et vérifie qu’il n’a pas d’autres armes. En même temps, un simple coup d’œil sur le bracelet d’identité magnétique de son poignet me renseigne sur son identité. Ravi, je m’exclame :
— Rissien, le chef de la police d’Achir, je n’en espérais pas tant !
— Que voulez-vous ? Tranquillement, je gagne la porte du bureau pour la boucler d’un tour de clé. Ensuite, je retourne derrière la table de travail et m’assois à la place qu’occupait Bergano. Sur le sous-main, un papier à entête de la S.I.O.N.A.S.
Bergano sue littéralement de trouille. J’explique d’un ton calme :
— Il y a un mois, Rau le Grégeois, qui tient un lupanar à Alcyon, vous a vendu un jeune garçon nommé Jalen. Je viens le chercher.
Rissien hausse les épaules :
— Ce n’est que cela !
Un silence, puis je questionne :
— Comment voyez-vous la libération de Jalen se faire, dites-moi ?
Bergano presse aussitôt Rissien :
— Il faut le libérer, vous m’entendez ! On ne va pas risquer de mourir pour un de ces…
Il s’arrête juste à temps avant de prononcer le mot fatal que j’articule à sa place.
— … Un de ces esclaves, c’est bien ça ! C’est vrai. Un de plus, un de moins…
Rissien fait un mouvement pour se lever.
— Je vais donner les ordres nécessaires.
— Assis !
J’ai levé le canon de mon rayonnant et il se laisse retomber dans son fauteuil.
— Je ne… comprends pas, c’est la seule façon de…
— Pas question de nous séparer, tous les trois. C’est ensemble que nous allons nous rendre au camp de prisonniers.
— Mais !… s’exclame Bergano.
Je le regarde avec une moue ironique :
— Quoi ? Tu n’aimes pas mettre tes pieds, là-bas ? Tant pis, je n’y peux rien. Tu demanderas à tes maîtres de la S.I.O.N.A.S., une prime de risques.
Je me lève en indiquant :
— Quel moyen de transport allons-nous prendre pour nous rendre là-bas ?
— Je suis venu avec un terro-jet, soupire Rissien.
— Très bien… Tu es venu seul ?
— Oui !
Je les préviens :
— J’ai le coup de feu facile, paraît-il… Alors, pas de bêtises, tous les deux !
Je vais ouvrir la porte du bureau et m’efface pour les laisser passer. Ils ont l’air de s’être fait une raison. L’air seulement, car je ne doute pas que Rissien, en tout cas, attende la première occasion de renverser la situation à son avantage.
À moi de ne pas la lui offrir.
Rissien, oui… Bergano, pour sa part, tremble tout ce qu’il sait !
Nous avons traversé le palais pour sortir dans une cour intérieure sans rencontrer personne. On nous a peut-être vus, mais j’ai pris soin de dissimuler mon arme sous le pan du manteau de Gragor et l’obscurité m’aura été propice. L’alerte ne devrait être donnée que si l’on découvre le serviteur que j’ai assommé… ou que si celui-ci revient à lui !
Rissien est effectivement venu avec un terro-jet, mais sur une planète comme Almadia, ils sont d’un modèle périmé depuis longtemps. Ce qu’ils nomment terro-jet est en fait un simple véhicule de déplacement sur coussin d’air à l’intérieur duquel on prend place à quatre ou cinq en se serrant.
Le chef de la police s’installe aux commandes, tandis que je m’assois derrière lui, à côté de Bergano. Fort opportunément, je découvre dans un casier derrière le siège du conducteur, une paire de liens magnétiques. J’immobilise sur-le-champ le prospecteur.
Le terro-jet s’approche d’un portail donnant sur la rue. À l’aide d’un boîtier magnétique, Rissien fait coulisser un des battants.
— Tu as tes entrées au palais de Bergano et d’Ixias, je vois. Vous faites une sacrée brochette de coquins, tous les trois. Je plains les Achiriens qui doivent vous supporter.
— Ils n’ont pas l’air de trop se plaindre, rétorque, acerbe, Rissien.
— Ça, c’est toi qui le dis.
Avant qu’il ne s’installe, j’ai vérifié qu’il n’y avait aucune arme cachée à sa portée… et ai déniché un rayonnant. Avec les deux autres, pris aux policiers venus m’arrêter à La Galaxie Blanche, cela me fait cinq armes, maintenant. Un véritable arsenal à moi tout seul, mais une fois au camp, je compte distribuer ces armes aux prisonniers désirant se faire la belle en même temps que Jalen. Non pas que je tienne à jouer au bon Samaritain, mais quelques alliés ne seront pas de trop.
Rissien conduit assez vite à travers les rues d’Achir. Nous parvenons bientôt aux portes du camp de prisonniers.
— Nous sommes arrivés, me confirme Rissien.
Un poste de garde, aux vitres de rétoglass, est construit autour du portail d’entrée. À l’intérieur, la sentinelle reconnaît sans doute le terro-jet de Rissien, car il abaisse un levier pour ouvrir le portail. Nous entrons dans le camp où tout le monde semble dormir.
Une seule lumière, dans un baraquement en planches, au bout du camp. C’est devant lui que Rissien va stopper notre véhicule.
J’examine un instant le camp… Des baraquements sur trois côtés, encadrant l’entrée des mines de xornium. Je m’étonne :
— Beaucoup d’habitants d’Achir travaillent dans les mines, mais ils sont payés pour cela, n’est-ce pas ?
— En effet, me confirme Rissien… Bergano et son frère n’ont qu’une trentaine de prisonniers à leur disposition. Cette mine-là leur est réservée.
Il me la désigne. Je ne fais pas de commentaires et soudain, assomme Bergano d’un coup de poing, avant de faire signe à Rissien de descendre du terro-jet. Je l’accompagne ensuite dans le baraquement éclairé après avoir rengainé mon rayonnant. Une seule pièce, un bureau avec plusieurs chaises et une table de travail sur laquelle un garde dort, la tête posée dans ses bras repliés. Il n’a même pas entendu arriver le terro-jet.
Il n’ouvre les yeux que lorsque nous sommes devant lui. Tout de suite, il sursaute et se lève d’un bond.
— Nous venons chercher un des prisonniers, explique Rissien. Un nommé Jalen.
Le garde devient livide… Il fixe le chef de la police avec des yeux exorbités et articule d’une voix angoissée :
— Ce… ce prisonnier s’est… enfui !
— Quoi ?
Rissien est aussi abasourdi que moi. Nous écoutons tous les deux le gardien expliquer :
— Cela s’est passé pendant une corvée de coupage de bois, hier. Ce… Jalen a profité d’un moment d’inattention d’un garde pour se jeter sur lui, le tuer avec une pierre et lui voler son arme. Il a abattu un autre garde avant de s’enfuir avec deux prisonniers.
— Et vous n’avez pas fait entreprendre de recherches ?
— Si, murmure le garde… Aussitôt ! Lorgra et deux compagnons sont sur leurs traces.
Le garde reprend avec excitation :
— Faut faire confiance à Lorgra, il n’a jamais laissé échapper quelqu’un. Et comme il a ordre de tirer à vue pour buter ces salopards, c’est comme si qu’y z’étaient déjà morts !
Il est tout heureux de nous dire cela, surtout à moi qu’il ne connaît pas et qu’il considère sans doute comme quelqu’un de très important.
Rissien me regarde avec un sourire ironique :
— Tu arrives trop tard ; ce qu’il vient de nous dire à propos de Lorgra est juste : Jalen n’a aucune chance de lui échapper. À cette heure-ci, il est même peut-être déjà mort.
Il se retourne vers le garde :
— Il y a un moyen de joindre Lorgra ?
— Non… Il faut attendre qu’il nous appelle avec son transmetteur.
J’interviens :
— Sait-on quelle direction a prise Jalen et les autres fuyards ?
Le garde répond aussitôt :
— Il est parti en direction d’Alcyon, mais à pied, ils en ont au moins pour une bonne semaine.
— Sans aucun moyen de se repérer, ils ne peuvent que se diriger vers la chaîne de montagnes qui coupe le continent en deux ?
— En effet, acquiesce Rissien.
— Et ainsi, Lorgra pourra les retrouver encore plus facilement, ricane le garde.
Tout à coup, nous entendons des éclats de voix à l’extérieur. Nom d’une étoile, le terro-jet ! À l’intérieur, j’ai laissé Bergano inanimé et attaché par des liens magnétiques. Je m’approche précipitamment de la fenêtre et aperçois trois gardes en train de le sortir du véhicule.
Au même moment, Rissien se jette vers un râtelier d’armes, accroché au mur du baraquement. Je tire et l’atteins à l’épaule avant qu’il ait saisi une arme.
Quant au garde, voyant que j’ai ouvert le feu sur Rissien, il dégaine son rayonnant, mais je suis le plus rapide et mon tir le touche en plein visage. Il s’écroule derrière son bureau.
Je m’approche de Rissien pour l’empoigner par le bras :
— Dehors, on a découvert Bergano. L’alerte va être donnée. À toi de calmer tout le monde et de permettre que nous quittions le camp.
— Impossible ! Les propriétaires du camp, ce sont Bergano et Ixias. Puisque le premier est libre, il va ordonner qu’on t’arrête ou qu’on te tue, par tous les moyens.
— En te sacrifiant ?
— Il trouvera un autre chef de la police pour me remplacer. Quelqu’un de peut-être moins gourmand que moi sur les bénéfices des mines.
Je le conduis jusqu’à la fenêtre… Dehors, les gardes ne sont plus devant le terro-jet. Ils ont emmené Bergano avec eux. Aucun n’a osé entrer dans notre baraq…
Si ! Une porte s’ouvre soudain dans notre dos et sans la présence de Rissien à côté de moi, j’aurais certainement été abattu. À cause de lui, les deux gardes hésitent à ouvrir le feu et c’est moi qui tire, en me jetant en même temps au sol.
J’en tue un ; le second, après m’avoir raté, n’insiste pas et déguerpit.
Je me relève. Rissien n’a pas bronché. Il se contente de m’avertir :
— Tu es fichu, rends-toi. Tu as ma parole de pouvoir quitter Achir librement.
— Ta parole ? Plutôt avoir confiance dans une larue d’Almor ! Quant à savoir si je suis fichu ou non, c’est encore à voir.
J’avise un sac de toile qui devait appartenir à l’homme de garde dans le baraquement, le vide, puis m’approche du râtelier d’armes. Il y a là trois fusils-rayonnants et une douzaine d’armes de poing. Je les range dans le sac, puis pousse Rissien vers la porte d’entrée.
— Tu espères provoquer un soulèvement ? Tu n’as aucune chance.
— Tant pis… Allez, dépêche-toi ! Foutu pour foutu, je te promets que tu ne t’en sortiras pas davantage que moi !
Nous sortons dans la cour du camp. Sur notre gauche, plusieurs gardes quittent un baraquement pour se regrouper. Bergano est avec eux. Il a repris connaissance et donne ses ordres.
J’ai gardé un fusil-rayonnant en main. J’épaule et abats un garde. Eux ne sont armés que de simples rayonnants. Ils sont trop loin pour que leurs tirs soient suffisamment précis.
Le baraquement où sont enfermés les prisonniers du camp est tout proche, heureusement. Je pousse Rissien à l’intérieur du terro-jet et m’installe aux commandes de l’appareil. Avant que j’aie démarré, une silhouette jaillit soudain de l’obscurité.
— Rendez-vous ! hurle le garde.
J’ai posé le fusil et dégainé mon rayonnant. Je tire sans même viser, au jugé, et fais mouche. L’homme part en arrière avec un cri rauque.
Derrière nous, les gardes se mettent à courir pour nous rattraper. Bergano a dû donner l’ordre de ne pas se préoccuper de Rissien. Plusieurs tirs rayonnants nous sifflent aux oreilles et le chef de la police s’écroule tout à coup dans le terro-jet.
Je démarre sur les chapeaux de roues et file en direction du baraquement des prisonniers. Je stoppe, saute à terre en empoignant le sac où sont les armes. Le baraquement est fermé par trois énormes serrures électroniques. Je les fais sauter les unes après les autres par des tirs rayonnants.
À l’intérieur, les prisonniers ont entendu l’effervescence dans le camp. Lorsque la porte s’ouvre, deux d’entre eux sortent immédiatement.
— Je viens vous libérer, prenez ces armes.
Je leur distribue les rayonnants que j’avais passés dans les poches du manteau de Gragor. Ils comprennent immédiatement la situation et ouvrent le feu sur les gardes qui se sont approchés dangereusement. Le terro-jet leur offre un abri. Deux autres prisonniers s’avancent, auxquels je lance des rayonnants, puis j’ouvre le sac et le lance dans le baraquement.
C’est tout ce que je peux faire pour les prisonniers. Certains parviendront peut-être à s’enfuir, mais je ne peux plus m’occuper d’eux.
Je m’élance vers le poste de garde, commandant la porte extérieure du camp.
La rapidité des événements joue tout de même en ma faveur, mais cela ne durera pas. Je ne doute pas que la révolte des prisonniers ne soit bientôt matée, seulement dans l’immédiat, ceux à qui j’ai distribué des armes retiennent les gardes, me laissant ainsi le champ libre pour m’enfuir.
Voilà la porte extérieure et son poste de garde. La sentinelle qui nous a ouvert est toujours à l’intérieur. L’homme me tourne heureusement le dos et quand il pivote, il est trop tard. Je l’assomme dans l’élan de ma course, manipule le levier pour ouvrir les portes du camp et ensuite tire dessus pour bloquer le système. Ainsi, les portes resteront-elles ouvertes.
Avant de quitter le camp, je jette un coup d’œil sur la situation. Les prisonniers, malgré des pertes énormes, ont réussi à s’éparpiller dans tout le camp, ce qui rend plus difficile la position des gardiens. Il n’est pas certain qu’ils parviennent à reprendre la situation en main, mais ils vont sans doute recevoir des renforts sous peu.
Des prisonniers s’élancent pour fuir le camp. Avec un peu de chance, ils parviendront à quitter Achir et à ne pas être repris. Je ne peux rien faire de plus pour eux.
Je m’éloigne du camp…