La colline aux couleurs
La Sainte-Victoire n’est pas le point culminant de la Provence mais, à ce qu’on dit, le plus escarpé. Elle n’est pas faite d’un seul sommet mais d’une longue chaîne dont la crête dessine une ligne à peu près droite, à une hauteur constante d’environ mille mètres. Elle n’a l’air d’un sommet escarpé que vue d’en bas, du bassin d’Aix qui, à une demi-journée de marche, est situé assez exactement à l’ouest : ce qui vu de là apparaît comme le sommet proprement dit n’est que le début de la crête qui se prolonge vers l’est sur la distance d’une autre demi-journée de marche.
Cette chaîne, qui s’élève vers le nord en pente douce et retombe presque verticalement en plateau vers le sud, est un puissant plissement calcaire dont l’arête est l’axe longitudinal supérieur. Vues de l’ouest, ces trois pointes prennent quelque chose de dramatique, car elles figurent en quelque sorte une vue en coupe de l’ensemble du massif et de ses divers plissements, au point que quelqu’un qui ne saurait rien de cette montagne en devinerait la genèse, sans même le vouloir, et y verrait quelque chose d’exceptionnel.
Autour de ce bloc vertigineusement dressé dans le ciel il y en a beaucoup d’autres plus aplatis que les cassures ont détachés les uns des autres et que l’on peut distinguer par les changements de couleur de la roche et du dessin de la pierre ; plissés eux aussi aux endroits où ils avaient été compressés latéralement et prolongeant ainsi dans la plaine, en modèle réduit, la forme de la montagne.
L’étonnant et l’étrange dans la Sainte-Victoire, ce sont surtout la clarté et l’éclat dolomitique du calcaire, « un rocher de la qualité la meilleure », comme le dit une brochure pour alpinistes. Il n’y a pas de route. La montagne tout entière et même le flanc nord peu incliné sont dépourvus de tout chemin carrossable et de toute maison habitée (sur la crête se trouve encore un prieuré abandonné du XVIIe siècle). Le flanc n’est accessible qu’aux alpinistes ; mais par tous les autres côtés on monte sans difficulté et on peut continuer encore longtemps sur la crête. Même depuis le village le plus proche, c’est une entreprise d’une journée entière.
Oui, lorsque ce jour de juillet j’allais, en direction de l’est, sur la route Paul Cézanne, à peine avais-je quitté Aix, je me mis à jouer avec l’idée de donner des conseils de voyage à une foule d’inconnus (et pourtant je n’étais que l’un de ceux qui après beaucoup d’autres avaient suivi ce chemin depuis le début du siècle).
Voir la montagne au naturel c’était resté longtemps un jeu. Que l’objet, motif chéri d’un peintre fut déjà en soi quelque chose de particulier n’était-ce pas une idée fixe ? – Ce n’est que le jour où cette idée avec laquelle je jouais envahit brusquement l’imaginaire que la résolution, tout à coup, se trouva prise (accompagnée aussitôt d’une sensation de plaisir) : oui, je vais voir la Sainte-Victoire de près ! Et c’est ainsi que j’allai non tant sur la trace des motifs de Cézanne, je savais, au demeurant, que la plupart d’entre eux sont dénaturés par les constructions, mais je suivais bien plutôt mon sentiment : c’était la montagne qui m’attirait comme rien encore dans ma vie ne m’avait attiré.
Le matin à Aix, il avait littéralement fait sombre sous les platanes du cours Mirabeau qui forment une toiture. La porte au bout de la longue allée avec les panaches blancs des jets d’eau étincelait à l’arrière-plan comme un petit miroir. Ce n’est qu’aux limites de la ville que la lumière devint un jour d’un gris tendre.
Il faisait chaud et brumeux mais je marchais dans une chaleur pleine de vent. On ne voyait pas encore la montagne. La route tournait, montait et descendait, s’élevant légèrement. Elle était étroite et le trottoir avait cessé aux limites de la ville, de sorte qu’il devenait difficile d’éviter les voitures. Mais après une bonne heure de marche, après le Tholonet, le chemin se trouva dégagé.
Malgré la circulation, j’avais une impression de silence ; tout comme j’avais senti le silence, la veille, au milieu du vacarme de Paris, dans la rue où nous avions un jour habité. Je m’étais encore demandé si je ne devais pas emmener quelqu’un – maintenant j’étais content d’être seul. Je marchais sur « la route », je voyais « le ruisseau » dans l’ombre du fossé. J’étais debout sur « le pont de pierre ». Et voilà les fentes dans le rocher. Et voilà les pins qui bordaient un chemin sur le côté ; au bout du chemin, grand, le blanc-noir d’une pie.
J’aspirais l’odeur des arbres et je pensais « Pour toujours ». Je m’arrêtai et notai : « Il y en a des choses possibles, maintenant – Silence sur la route de Cézanne. »
Une pluie d’été passa, un bref miroitement de gouttes au soleil ; après, la route seule parut être mouillée et les petites pierres dans l’asphalte très colorées.
Ce fut pour moi une époque intermédiaire. L’histoire de l’homme aux bras croisés, je l’avais surtout écrite dans une chambre d’hôtel, en Amérique, et la couleur de base en était devenue le gris-matin de l’eau d’un petit lac vu tous les jours (il m’arrivait alors d’avoir l’impression que j’avais « labouré sous la terre »). L’histoire aussi, par son déroulement, avait décidé que je retournerais dans mon pays de départ – bien qu’une phrase du philosophe ne cessât de me préoccuper : en déraciner d’autres est le pire des crimes, se déraciner soi-même, la conquête la plus haute.
Jusqu’à l’Autriche il me restait encore quelques mois. Pendant ce temps je n’habitai nulle part ou chez d’autres. Anticipation joyeuse et angoisse alternaient.
J’en avais souvent déjà fait l’expérience, un endroit tout à fait inconnu, même si l’on n’y avait pas vécu de moment caractéristique ou heureux, prodigue après coup calme et ampleur. J’ouvre ici un robinet et déjà s’étend devant moi un large boulevard gris à la Porte de Clignancourt, à Paris. Aussi quelque chose me poussait-il, selon une expression de Ludwig Hohl, « à rentrer à grands détours » et à tracer un grand cercle à travers l’Europe.
À cette occasion mon héros, comme pour bien d’autres avant moi, ce fut l’Ulysse d’Homère : comme lui je m’étais mis (provisoirement) en sûreté dans la mesure où je pouvais dire que j’étais Personne ; et je m’étais un jour imaginé que le personnage principal de mon histoire, tel Ulysse, aurait, pendant son sommeil, été débarqué par les Phéaciens dans son pays d’origine, sans le reconnaître.
Et de fait, plus tard, je passai une nuit à Ithaque dans une baie d’où un chemin menait à l’intérieur sombre de l’île. Dans l’obscurité on emporte un enfant dont on entend les pleurs encore longtemps. Les ampoules brûlent dans les feuillages d’eucalyptus et le matin la rosée s’évapore sur les palissades.
À Delphes, où l’on supposait jadis le centre du monde, partout, dans l’herbe du stade, voletaient les papillons dans lesquels le poète Christian Wagner a vu « les pensées délivrées des morts sacrés ». Devant la Sainte-Victoire cependant, lorsque, dans l’espace libre entre Aix et le Tholonet, je me trouvai au milieu des couleurs, je pensai : « Le centre du monde n’est-il pas là où a travaillé un grand artiste plutôt qu’en des endroits comme Delphes ?»